2. Nationalismes, autoritarismes, crises
et conflits : retour de la géopolitique ?
dossier
10 / avril 2015 / n°450
Par Jean-Yves Archer
Léonard de Vinci 1985
Économiste
La grille de lecture communément admise
de la période de l’entre-deux-guerres
conduit la plupart des historiens à établir un
lien presque mécanique entre la survenue
de la dépression des années 1930 et la
montée des nationalismes autoritaires. Les
soubresauts de la « révolution culturelle »
initiée par Mao Zedoung conduisent aussi
à lier, dans une relation de cause à effet,
les déconvenues économiques et le pouvoir
fort – jusqu’à la répression – et national.
Nourri de ces exemples non négligeables
et profondément avérés, l’observateur
contemporain pourrait en conclure à la
simplicité de la question des relations entre
les deux items du titre de cette contribution.
Une cohorte de chômeurs alliée à une armée
de travailleurs soumis à la loi d’Airain des
salaires suffiraient à expliciter la survenue
d’un pouvoir fort replié sur son espace
national.
Pourtant, trois lézardes significatives doivent
être rapportées et énoncées.
En premier lieu, si le
président Poutine était
consulté à titre informel,
il ne nierait certainement
pas le caractère autoritaire
de son régime et reven-
diquerait d’évidence sa
fierté nationale, donc hic
et nunc nationaliste. Or, il
aurait pu tenir ce propos
il y a quelques années
lorsque la crise n’avait pas
entamé un travail d’érosion des fondements
de l’économie russe. Ainsi, le lien suggéré
par les années 1930 semble se distendre et
est d’autant plus complexe à décrypter que
nous voyons, jour après jour, les effets de la
reprise de l’expansionnisme russe. En fait,
derrière le duo nationalisme autoritaire et
contextes économiques peut se masquer une
trilogie où le troisième terme n’est autre que
le recours à la force armée. C’est d’ailleurs
ce que pensait et a dit avec force François
Mitterrand (discours au Parlement européen
du 17 janvier 1995) : « Le nationalisme,
c’est la guerre ! ». Notre avenir collectif
nous dira si des sanctions strictes envers la
Russie l’ont fait évoluer diplomatiquement
ou, à l’opposé, ont cristallisé le nationalisme,
crispé l’autoritarisme du régime et convoyé
des risques géopolitiques d’envergure tels
que ceux abordés par le Traité de stratégie
(Economica, 2003) de feu notre camarade
Hervé Coutau-Bégarie.
Dans les méandres de l’Histoire
Le fait que la Russie ait été, sous l’ère
Poutine, un pays nationaliste et marqué
par un pouvoir central autoritaire est
antérieur à l’effondrement du rouble et
autres points de mini-chaos (récession) que
traverse désormais le pays. Le nationalisme
autoritaire peut donc être en amont du
champ économique et de sa configuration
éventuellement dégradée.
En deuxième lieu, les nationalismes
autoritaires peuvent être amenés à se
dissoudre dans les méandres de l’Histoire
sans pour autant que le
contexte économique soit
une valeur primordiale, une
variable de premier rang
comme les économètres
les quantifient. Je songe
ici à l’exemple des régimes
grec (1974), portugais (la
« révolution des œillets »
1974) et espagnol (1975).
Le chercheur et politologue
Nikos Poulantzas, disciple
de Louis Althusser, a démontré, dans La Crise
des dictatures : Portugal, Grèce, Espagne
(Maspero, 1975), que ces trois pays ont
retrouvé la voie démocratique sans rien
abdiquer de leur fierté nationale respective
ni de leur essor économique d’alors. Le lien
est donc plus subtil, car il peut donc y avoir
de profondes modifications institutionnelles
à périmètre économique quasi-stable. Le
contexte économique s’efface provisoirement
au profit de la quête de liberté des peuples
trop longtemps restés sous le joug de régimes
nationalistes autoritaires.
Nationalismesautoritaires
etcontextes économiques
Un contexte économique
dégradé suffit-il à
justifier l’émergence
d’un nationalisme
autoritaire ? Des cas
illustres l’attestent,
mais est-ce pour autant
un lien logique
indépassable ?
« Le nationalisme,
c’est la guerre ! »
François Mitterrand
(discours au
Parlement européen
du 17 janvier 1995)
3. dossier
11/ avril 2015 / n°450
En troisième lieu, il est fondé d’appuyer
son raisonnement sur un mot célèbre
d’Edouard Herriot : « Les doctrines ont
cet avantage, qu’elles dispensent d’avoir
des idées ». On évoque souvent l’idée
nationaliste – y compris dans la France
contemporaine – alors que c’est une doctrine
peu évolutive et qui rêve de faire table rase
du passé comme tenta de le faire la funeste
Révolution nationale de Vichy. René Rémond
a clairement démontré que le corpus
idéologique nationaliste est quasiment
étriqué au regard de ses prétentions de
bouleversement de l’ordre social. D’aucuns
qui circulent sur les plateaux de télévision
en prétendant qu’être patriote peut être gage
de prospérité économique omettent de dire
au peuple (dont ils se revendiquent avec
sonorité) que certains passages de leurs
objectifs économiques remontent en fait au
cardinal de Bernis : « La plus méprisable
des nations est aujourd’hui la nôtre parce
qu’elle n’a nulle espèce d’honneur et
qu’elle ne songe qu’à l’argent et au repos.
Nous touchons à la dernière période de
la décadence ». (Lettres, « Au comte de
Choiseul », 1758).
Ainsi, le nationalisme érigé au rang de
doctrine amplective met vite la société en
strates avec des rejetés et des reconnus ce qui
n’est pas un terreau propice à la paix sociale
et à l’expansion économique. D’autant
que, par ces temps de mondialisation
économique, chacun peut convenir de la
pertinence de l’analyse de Michel Foucault :
« Désormais, les identités ne se définissent
plus par des positions
mais par des
trajectoires ». Dès lors, le nationalisme
autoritaire est condamné à s’inscrire dans
une perspective attentatoire aux libertés
publiques.
Chasse-neige et voiture-balai
Au terme de ces trois lézardes significatives,
qui établissent la comp-lexité historique
du lien entre l’économie et le pouvoir, il
s’agit d’apporter quatre précisions qui
complèteront la vision personnelle du
lectorat.
De prime abord, il faut énoncer que le
nationalisme peut parfois se cacher derrière
un discours économique
cohérent. Songeons ici au
Buy British de Mme
T h a t c h e r o u a u x
Abenomics du Premier
ministre japonais Shinzo
Abe. Dans ces deux cas –
distincts – on note que le
contexte économique est le
lieu d’une prise de parole
du leader charismatique,
qui excite la fibre nationale,
sans penchant autoritaire et dans un cadre
démocratique. Cela indique qu’il y a donc
un curseur politique à manier face à un
contexte économique considéré.
En deuxième lieu, l’exacerbation de la
fibre patriotique peut se dérouler dans
un contexte évidemment nationaliste
mais démocratique. Reportons-nous, à
titre d’exemple crédible, à la « bataille du
charbon » et aux propos de Maurice Thorez
dans l’immédiat après-guerre.
Troisième point, le natio-nalisme
peut servir de paravent
à une pratique auto-
ritaire et à un relatif
échec économique.
Pendant des
décennies, Fidel
Castro a assis
son pouvoir
en flattant le
nationalisme
cubain et en
se reposant
sur l’anti-améri-
canisme au point
de l’ériger en bouc-
émissaire cher à René
Girard. Lucide sur son
incapacité à gérer le contexte
économique, un pouvoir peut donc masquer
des déconvenues par un théâtre d’ombres
chinoises sur la scène politique. Dans ce cas,
c’est le maintien au pouvoir qui prime sur
l’idée nationale contrairement au président
Poutine, qui vise son maintien mais surtout
le changement et la grandeur de son pays.
Certains nationalistes autoritaires ont
emprunté – usurpé – la devise de Pierre
de Coubertin : « Plus vite, plus haut, plus
fort » (Citius, Altius, Fortius) non pas pour
se contenter d’un protectionnisme soft ou
d’évolutions à la marge, mais pour fonder
un régime souvent clanique. Le temps des
empires immuables a fait
place à des situations
historiques proches de
la vigueur d’antan du
pangermanisme.
Une chose est certaine :
c o m m e C o r n e l i u s
Castoriadis est parvenu
à l’établir, nous avons
quitté un monde où les
déterminations sont
ordonnées et cohérentes
voire placées sous une toise unique. Ce
brillant auteur avait inventé le terme
d’organisations « ensidiques » (contraction
d’ensembliste identitaire), qui sont des
structures évolutives dont l’agrégation
fournit un cadre institutionnel à la société.
« D’où sa conception de l’histoire selon
laquelle aucune société ne peut exister
sans institutions explicites de pouvoir
(’’imaginaire institué’’), mais doit (au sens
d’une nécessité ontologique) poser dans
le même temps la possibilité de son auto-
altération (’’imaginaire instituant’’), que
celle-ci soit reconnue comme telle (cas
des sociétés autonomes), ou bien déniée
(cas des sociétés hétéronomes). » Article
de Nicolas Poirier, (Revue du Mauss, n°21,
2003/1)
Or précisément, une des failles majeures du
nationalisme autoritaire qui recouvre encore
bien des pays du globe, est de gommer le
sens de l’Histoire et d’entrer dans le déni. Si
le contexte économique est nécessairement
la matrice de cheminement d’une société,
le nationalisme autoritaire en est parfois
– pour un temps – le chasse-neige avant
d’en redevenir un groupuscule à valeur de
voiture-balai des pulsions liberticides qui
lui sont consubstantielles. ■
Edouard Herriot :
« Les doctrines
ont cet avantage,
qu’elles dispensent
d’avoir des idées »