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cet été sur Arte.
La vie solitaire
de l’ermite de Budelli
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BRUNOERPICUM
N°338 SUPPLÉMENT HEBDOMADAIRE À LA LIBRE BELGIQUE DU 18 AU 24 JUILLET 2015
http://momento.blogs.lalibre.be/
REPORTERS
AVEC LES GRILLES TÉLÉ COMPLÈTES
DU WEEK-END ET DE LA SEMAINE
2. 4
Ermite4
Ermite
Le dernier des Robinson
P Fatigué de lutter parmi les hommes, Mauro prévoyait de se retirer sur une île déserte en Polynésie.
Mais, ne l’entendant pas de cette oreille, l’âme universelle a interrompu son voyage entre la Sardaigne et la Corse.
Le vieil anarchiste, échoué sur l’île de Budelli il y a 27 ans, en est encore aujourd’hui le gardien et l’unique habitant.
Sur l’île de Budelli Baptiste Erpicum
MAURO, 76 ANS, S’ALLUME son énième cigarette
de la journée. Il est assis sous la tonnelle qui pro
longe sa maison de pierres, en direction de la plage.
Tandis que son regard dérive au large, il raconte le
grand tournant de sa vie : “Avant, je vivais à Modène,
en Italie. J’étais professeur d’éducation physique pour
les premières années du collège. Entre la fin des années
70 et le début des années 80, tous les cours devaient se
ressembler. Alors que je voulais enseigner en musique,
on me disait que ce n’était pas dans le pro
gramme, que c’était interdit, comme s’il fal
lait inévitablement se soumettre à l’institu
tion. Je voulais pourtant faire ces choses
parce qu’elles me semblaient importantes.
D’une certaine manière, j’étais en avance
sur mon époque. Alors, j’ai, peu à peu, été
considéré comme une personne ‘dange
reuse’. À tel point que j’ai ditbasta – ça suffit
comme ça ! Et j’ai quitté l’école.”
“Je n’ai pas directement fui sur l’île de Bu
delli. Pendant un temps, j’ai défendu mon
point de vue politique, militant contre l’institution qui
ne tient jamais compte de l’individu, non ? Tu es seule
ment voué à respecter des règles qui ne sont pas les tien
nes, qui sont simplement celles du pouvoir en place. Et si
ce dernier vient à changer, les règles varient mais elles
ne tiennent toujours pas compte de l’individu. En tant
que personne libre, j’ai eu du mal à l’accepter. À tel point
qu’à l’époque, j’ai été las de tout cela.
Je me suis complètement désintéressé de la politique,
cette dernière ne s’intéressant pas davantage à moi.”
“J’ai alors pris la décision de me rendre sur une île dé
serte, en Polynésie, pour commencer une nouvelle vie,
changer de manière d’être et de penser. Avant le grand
départ, je devais toutefois effacer mes dettes auprès de
la banque.”
Une rencontre fortuite
“J’avais un gros catamaran comme celui que vous
voyez làbas. (Mauro montre, au loin, une embarca
tion d’une dizaine de mètres de long,
NdlR.) Je suis venu sur la côte, promener des
touristes, sous le soleil, pour rembourser peu
à peu ce que je devais.”
“Ceci en passe d’être réglé, et alors que j’al
lais enfin lever les voiles vers la Polynésie, ce
qu’on appelle le destin, ce que les prêtres ap
pellent la Providence et ce que moi je nomme
l’âme universelle, s’est interrogé à mon su
jet: ‘Mais regardezmoi ce couillon,
vaisje l’envoyer en Polynésie, sur une île
déserte, alors qu’il risque de se blesser,
s’infecter et mourir loin de chez lui ? Non, j’ai une
meilleure idée.’ Et l’âme universelle a, dès lors, mis sur
mon chemin, à peine deux jours avant mon grand dé
part, l’ancien gardien de Budelli qui s’apprêtait à quit
ter l’île, comme un fait du hasard. J’ai bien sûr sauté sur
l’occasion de le remplacer, je me suis dit que c’était
l’idéal. La Polynésie ? C’est pareil qu’ici. Et Budelli, c’est
beaucoup plus proche de mon foyer à Modène, non ? De
mes filles, de ma compagne, et désormais, de mes six pe
titsenfants…”
“L’ancien gardien a donc à peine eu plié bagage, que
j’emménageais sur l’île. Et vous ne savez pas encore le
comble de l’histoire : il y a onze ans, un étudiant de
l’université de Sassari a découvert que la composition
du sable de la Plage rose de Budelli, riche de 80% de bi
carbonate de calcium, est, en fait, très similaire à la
composition du sable des îles de Polynésie, là où devait
initialement s’achever mon voyage.”
“Étrange, n’estce pas ? C’est l’âme universelle qui a ar
rangé les choses ainsi. Moi, j’en éprouve du contente
ment : je vis presque au paradis, même si, indubitable
ment, ce n’est pas le vrai paradis parce que l’homme y a
posé les pieds. Le vrai paradis, lui, est vierge de toute
présence humaine.”
Polémique autour de l’île
En février 2013, la compagnie privée propriétaire de
l’île a déposé son bilan, ce qui a entraîné une vente
aux enchères. Celleci a été remportée pour
2,94 millions d’euros par le banquier néozélandais
Michael Harte, directeur général de la Com
monwealth Bank of Australia. La nouvelle a soulevé
un vif émoi en Italie. En novembre 2013, le Sénat
italien a voté une ligne budgétaire extraordinaire de
3 millions d’euros pour permettre à l’État d’exercer
son droit de préemption sur ce patrimoine national.
Et Mauro de commenter brièvement : “C’est une po
lémique encore en cours. L’État travaille toujours sur le
dossier.”
Sur l’île de Budelli, face à la Plage rose, le dernier des Robinson
profite de la plénitude de la solitude. Il interroge la nature
humaine, et reste persuadé que la beauté est là pour nous sauver.
“Le vrai
paradis
est vierge
de toute
présence
humaine.”
BRUNOERPICUM
3. 5
24h avec
SEMAINE DU 18 AU 24 JUILLET 2015 LIBRE MOMENTO
5
24h avec
SEMAINE DU 18 AU 24 JUILLET 2015 LIBRE MOMENTO
SUR LE SITE DE LALIBRE.BE
“Le dernier des Robinson
et la Plage rose”
Découvrez le reportage intégral
ainsi que toutes les photos sur lalibre.be.
+ Le “plus” de Momento
Les deux
saisons
de l’ermite
EN ÉTÉ, MAURO SE LÈVE TÔT. Avec son ami Enrico,
qui vient l’aider sur l’île lors de la belle saison, ils tra
vaillent en ce moment à la réalisation d’un fauteuil
qui a des allures de trône sauvage. Des branches de
pin séchées en constituent l’armature, mais il reste à
perfectionner l’assise. “Quand on me commande de
tels objets, comme c’est le cas pour ce fauteuil”, expli
que Mauro, “je reverse généralement les bénéfices à des
associations non gouvernementales. En l’occurrence, le
fruit de cette commande ira probablement à une Tibé
taine qui s’occupe d’enfants lépreux, et dont j’ai affiché
la photo à côté de la grande table sur la terrasse.”
D’un été animé au calme de l’hiver
Les travaux en tout genre, les amis qui passent dire
bonjour, un café, une cigarette, un poisson grillé et
quelques verres de vin. Tout cela fait que la vie de
Mauro est bien remplie sur son île, pendant les
beaux mois de l’année. Sans compter les appels télé
phoniques à sa compagne et les séjours dont il pro
fite auprès de sa famille, deux fois par an, à Modène,
tandis qu’Enrico est là pour garder un œil sur l’île.
C’est seulement l’hiver, alors que seuls quelques
pécheurs ainsi qu’un gars de la Maddalena passent
l’approvisionner de temps en temps et qu’il est seul
avec ses quatre chats et ses deux poules, que le gar
dien de Budelli peut goûter à la plénitude de la soli
tude.
“– J’aime beaucoup la solitude, et celui qui en a peur
craint, en fait, de se connaître soimême, de découvrir
la brutta bestia (la bête hideuse NdlR) qui se cache au
tréfonds de nousmême, non ? Quand tu vas te regar
der dans le miroir, le matin, tu peux l’apercevoir briè
vement. Mais tu ne la rencontreras pas si tu es tout le
temps distrait, si tu vas parler avec tes amis, si tu vas
au stade, si tu vas jouer aux cartes, au ballon, si tu vas
en discothèque… Au contraire, accepter qui on est, sa
voir qu’on n’est pas fondamentalement bon, blanc et
immaculé, permet de vivre avec soimême, dans la soli
tude.
– En 27 ans, vous avez dû en passer du temps à appri
voiser cette bête hideuse dont vous parlez ?
– Oui, je ne cesse de scruter ce qu’elle est, pour décou
vrir qui je suis mais c’est une entreprise infinie telle
l’exploration d’un abîme; et seul vaut le voyage.”
Par ailleurs, Mauro écoute de la musique. Il aime
surtout Bach puis Mozart, quoiqu’il ait récemment
découvert une chanteuse du nom d’Amy Wine
house, “d’une sensualité à couper le souffle”.
Il lit aussi beaucoup de livres. Justement, nous trou
vons le dernier roman de Guillaume Musso, glissé
dans l’armoire, sur la terrasse. “Ah non ! Ça n’est pas
à moi”, s’écrie Mauro, “c’est à Enrico. Moi, je lis de la
littérature : Ernst Jünger, Émile Cioran, Fernando Pes
soa, Emily Dickinson, LouisFerdinand Céline… Enrico
dit que ce sont de ‘mauvais maîtres’ parce que ces
auteurs sont peu appréciés du public. Je crois plutôt
qu’Enrico n’a pas les capacités de les comprendre.(Rire
essoufflé d’un fumeur impénitent.) Jünger, mon
auteur préféré, a vécu jusqu’à 103 ans, dans une mai
son au milieu de la ForêtNoire, en Allemagne. Il m’a
entre autres appris que l’anarchiste est conscient qu’il
ne peut pas échapper au pouvoir en place. Toutefois, il
reste parmi les hommes et tente de rester libre, et ce en
ne contribuant pas au pouvoir. Ce qui est extrêmement
difficile, surtout en continuant de vivre en société. Et
même isolé comme je le suis : j’ai, par exemple, reçu des
amendes parce que, selon la réglementation du parc, je
remontais mon bateau trop haut dans les terres de l’île.
Alors qu’il y avait certainement du vent et que je l’abri
tais simplement pour qu’il ne parte à la dérive.”
Et Mauro de conclure en nous lisant, dans son car
net de notes, une phrase du poète portugais, Pes
soa : “Que les Dieux me changent mes rêves, mais non
pas le don de rêver”.
B.E.
BRUNOERPICUM
Mauro teste le fauteuil qu’on lui a commandé, avant
de le vendre et d’en reverser les bénéfices à une ONG.
Sous le soleil,
la Plage rose
P Les reflets qui flottent sur
la rive de la plage rose sont
un phénomène unique, sans
cesse menacé par les touristes.
Parmi l’archipel de la Maddalena, l’île de
Budelli est la plus fameuse d’entre toutes.
Au fond d’une anse appelée Cala di Roto, se
trouve la Plage rose. Celleci doit son nom à
la teinte unique que prend sa rive sous l’ef
fet du soleil, alors que s’y mêlent un sable à
haute teneur en carbonate de calcium ainsi
que des coquilles de foraminifères rouges,
des arbuscules semblables à de petits co
raux. Mais, l’été de notre visite, malheu
reusement, il y a peu de ces particules de
microorganismes rouges et rosés qui ont
échoué sur le rivage, en raison du vent et
des courants marins perturbés. C’est pour
quoi, en ce jour, il faut vraiment deviner la
couleur particulière de la plage.
Mauro, le gardien de l’île de Budelli, se
désole que, de toute façon, le phénomène
tend à disparaître: “Pendant 20 ans, de
nombreux touristes ont emporté du sable
dans des bouteilles en plastique, en guise de
souvenir, d’autres en ont simplement em
porté avec eux, collé à leur maillot et leurs
sandales. Au total, cela fait des tonnes de sa
ble. Avant que la plage ne retrouve ses cou
leurs d’antan, je parie que la race humaine
aura disparu depuis longtemps.”
Pour tenter néanmoins de sauver ce pa
trimoine, la Plage rose fait désormais par
tie des zones les plus protégées du parc na
tional de l’archipel de la Maddalena.
Ainsi, depuis 1994, son accès est légale
ment interdit au public.
“Mais, précise encore Mauro, les forces de
l’ordre ne peuvent pas être toujours présentes
pour faire respecter la réglementation. Par
esprit civique, je limite à l’occasion les incur
sions trop abusives des touristes sur la plage
et sur l’île. Même si je tiens à dire que je ne
suis pas le protecteur de la plage mais bien le
gardien de l’île.”
B.E.
BRUNOERPICUM
Cette année, il faut vraiment deviner
la couleur particulière du sable.