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Ando
- 1. ©DJAMELDINEZITOUT,PIERREVILLARDAP/SIPA,WILLIAMSTEVENS/GAMMA
34 POINT DE VUE
TADAO ANDO
FRANÇOIS PINAULT LUI A CONFIÉ LE CHANTIER DE SON MUSÉE D’ART CONTEMPORAIN DANS L’ÎLE SEGUIN.
RETOUR SUR L’INCROYABLE ITINÉRAIRE D’UN ARCHITECTE CONSACRÉ QUE LA NAISSANCE CONDAMNAIT
A PRIORI À L’OBSCURITÉ PAR BARBARA LAMBERT
LEZENETLAFORCE
PORTRAIT3
JEUXDEREFLETS
detransparence,
l’élémentliquide
estpartoutprésent
dansl’œuvre
deTadaoAndo.Ici,
àlaFondationLangen
enAllemagne.
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- 2. POINT DE VUE 35
©DJAMELDINEZITOUT,PIERREVILLARDAP/SIPA,WILLIAMSTEVENS/GAMMA
POINT DE VUE 35
A
QUOI TIENT UN DESTIN? Autodi-
dacte grandi à l’ombre du Soleil-
Levant, dans un pays ne recon-
naissantquelavaleurdesdiplômes,
TadaoAndoestleseularchitecteaumondeà
avoirétédistinguéparlescinqprixinternationaux
lesplusprestigieuxdesaprofession.Invitéàensei-
gneren1987àl’universitédeYale,auxEtats-
Unis,lesans-diplômea,ultimeconsécration,
éténomméen1991professeurtitulaireàlapres-
tigieuseuniversitédeTokyo.Architectemodè-
le,TadaoAndo?Laparfaitemaîtrisequedon-
nent à voir ses créations –leur confondante p
beauté– reflètent en vérité bien plus qu’un
simplesavoir-faire,siaboutisoit-il.Atravers
ellessemesureeneffetlaforced’unhommeque
lesort,d’emblée,avaitcondamnéaumalheur.
Et qui, d’emblée, a refusé de s’y résigner. A le
voirs’avancerversnous,têtebaissée,œild’ai-
gle aux aguets, par ce beau matin où il nous a
fixérendez-vous,onlecroiraitpresqueprêtà
charger,incroyablechevaliersanglédansson
armure Issey Miyake. Attaquer avant d’être
frappé,sebattreetsedéfendre,l’architecteen
atrèstôt,ilestvrai,apprislanécessité.
TadaoAndoestnéàOsakale13septem-
bre 1941, quelques minutes avant son frère
jumeau.Quandilatteintl’âgededeuxans,ses
parents,choisissantdeseconsacreràl’éduca-
tiondeleurfilscadet,décidentdel’abandon-
neràsagrand-mère.Propriétaired’unmodes-
tecommerce,lavieilledamen’aguèreletemps
de s’occuper de l’enfant. Livré à lui-même,
Tadaodevientbientôt«leaderdescancresdeson
quartier.Magrand-mèren’étaitpastrèsstric-
tesurlechapitrescolaire,avoue-t-il.Pourelle,
unechosecomptaitpar-dessustout:laparole
donnéedontonnesedéditjamais».Lesgestes
d’affection, de tendresse sont un luxe dont
ÎLESEGUIN
Le25octobre2001,
FrançoisPinault
etTadaoAndo
présentaient
ensembleleprojetde
laFondationPinault
d’artcontemporain
surl’îleSeguin.C’estle
jeunePhilippeVergne
quidirigeralemusée
dontl’ouvertureest
annoncéefin2007.
PROTÉGER
Inauguréefin2004
àNeuss,près
deDüsseldorf,
laFondationd’art
moderneViktor
etMarianneLangen,
commetousles
bâtimentssignés
Ando,s’ouvreàl’abri
d’unmurquiprotège
del’extérieur
etdubruit.
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- 4. «l’orphelin» doit malheureusement appren-
dreàsepasser.Alaveilled’uneinterventionchi-
rurgicale,legarçonnetâgéde11ansàpeines’en-
tenddirequ’iln’anulbesoind’êtreaccompagné
àl’hôpital,qu’ilestassezgrandpourypasserla
nuit seul et rentrer par ses propres moyens :
«Surlecheminduretour,jesaignaisbeaucoup,
raconte-t-il.Cejour-là,j’aicomprisqu’ilfallait
savoirvivreensolitaire.»
En solitaire, l’enfant traîne, observe. La
nature,lesarbres,surtout.«Jelesregar-
dais grandir, changer en fonction du
temps.J’étudiaislafaçondontlesoleil
altérait leur couleur, la qualité de leur
bois.»SurlesbergesdelarivièreYodo,
Tadaodécouvre«descabanesdemis-
èreconstruitespardepauvresgensjusteaprès
laguerre».Unchoc.«J’aiétéfrappé,explique-
t-il,parcetamoncellementdepetitsvolumes
simples.»Desimplescubesdebois,pareilsàdes
boîtes, suffisant pourtant à faire un refuge.
Unabri.Unendroitprotégé,commeilaime-
raittantenavoirun.
Comment trouver, fonder un toit pro-
tecteur? Voilà ce qui le tient et l’intrigue. Et
l’éloigne de plus en plus de l’école. Le travail
dubois,lesmétiersdelaconstructionoccupent
bientôt tout son temps. Dans les ateliers de
menuiserie, de ferronnerie et de verrerie du
quartier où il vit,Tadao apprend à manier le
ciseau,àtailler,sculpterdesavions,desbateaux
miniatures.Ilapprendégalementàposerdes
fondations, bâtir une charpente, fabriquer
unefenêtre.Lecancreexcelledanssanouvel-
lepassion.Aseulement14ans,ildessinelesplans
d’uneextensiondel’appartementdesagrand-
mère et participe aactivement aux travaux
avec lesartisansduquartier.
Enmêmetempsqu’ilconstruit,Tadaose
construit.Al’heuredesapremièreréalisation,
l’enfantabandonnéaapprisàsedéfendre.Aatta-
quer aussi. Marchant dans les pas de son frè-
re,ildécidededevenirboxeurprofessionnel.
Ildisputesespremiersmatchesàl’âgededix-
sept ans : «J’avais peur de monter sur le ring,
reconnaît-il,maislatensionetl’angoisseétaient
nécessaires pour affronter l’adversaire. »
Entre la boxe et l’architecture, Ando dresse
auresteunétrangeparallèle:«Avoirpeuraudépart
pourcréeresttrèspositif,dit-il.S’iln’yapasde
POINT DE VUE 37
p
POINT DE VUE 37
tension,iln’yapasd’architecturepossible.»Arme
de combat, l’architecture? Comme la boxe,
elle ne vise qu’à une chose: se protéger des
agressionsdumondeextérieur.
Enfaisantlechoixdelaboxe,TadaoAndo
s’estaussidotéduplussûrmoyendevoyager.
Dans le Japon des années cinquante, seuls les
sportifssonteneffetautorisésàpasserlafron-
tière. Ainsi, en Thaïlande, sitôt les combats
terminés, l’adolescent, armé d’un carnet de
croquis, s’échappe pour étudier l’ar-
chitecturedesbâtiments,leurstyle,les
matériauxutiliséspourleurconstruc-
tion. Emerveillé, il découvre la sobre
beautédestemplesbouddhistesdontle
souvenir ne le quittera plus jamais.
Résolu à devenir architecte, le boxeur rangé
des rings choisit de faire son apprentissage à
samanière:ensolitaire.«Jen’avaisrienàper-
dre, dit-il. J’étais isolé, mes copains avaient
rejointlesuniversitésdeTokyooudeKyoto.»
Etpersonne,danslescabinetsd’architectureoù
Andoétaitpassé,nesemblaitdisposéàcomposer
avecunstagiaireauxidéesetconceptionsdéjà
bienarrêtées–etsouventplusséduisantesque
cellesdesesaînés.S’étantprocurélalistedesouvra-
gesinscritsauprogrammedesquatreannéesdu
diplômed’architecture,l’adolescentrebellese
«AVOIRPEURAUDÉPARTPOURCRÉER
ESTTRÈSPOSITIF.SANSTENSION,IL
N’YAPASD’ARCHITECTURE POSSIBLE»
©SHINKENCHIKU-SHA,MITSUOMATSUOKA(PHOTOSEXTRAITESDULIVRE“ANDO,COMPLETESWORKS-TACSHEN),KATSUMIKASAHARA/AP/SIPA,RENÉBURRI/MAGNUM
LEMUSÉESUNTORY
d’Osakaabriteune
salledecinéma
sphériquede32m
dediamètre.
L’empereurAkihitoet
l’impératriceMichiko
encompagnie
deTadaoAndolors
d’unegarden-party
auprintempsdernier.
L’églisedelumière
traduitlafascination
del’architectepour
lespiritueletlesacré.
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- 5. ©MITSUOMATSUOKA(PHOTOSEXTRAITESDULIVRE“ANDO,COMPLETESWORKS-TACSHEN)
38 POINT DE VUE
©SOULABAILLE/URBAIMAGES
fitundevoirdeleslire.Cequifutfaitaubout
d’unanàpeine.Chezunbouquinisted’Osa-
ka, un ouvrage français consacré à Le Corbu-
sierattireunjoursonregard,dontlecontenu
ne tarde pas à le captiver. Ne pouvant en faire
l’acquisition, le jeune homme cache l’exem-
plairesousunepiledelivresletempsd’avoirréuni
lasommenécessaireàsonachat.L’objetsacré
enfinensapossession,Tadaon’aplusqu’uneidée
entête:rencontrerLeCorbusier.«Saperson-
nalité m’intriguait beaucoup, explique-t-il.
J’étaistrèsimpressionnéparlefaitqu’ilétaitauto-
didacteetqu’ilavaitmalgrétoutréussiàcréer
unmondenouveau.»
Profitant de l’ouverture du Japon, le jeu-
ne homme embarque en 1965 à bord d’un
bateaureliantYokohamaàNakhodkaenRus-
sie,rejointMoscou,puisBerlinparleTranssi-
bérien.Quand,àlami-septembre,ildébarque
à Paris après dix jours de voyage, c’est pour
apprendre,hélas,queLeCorbusiers’estnoyé
unmoisplustôtaulargedeRoquebrune-Cap-
Martin.Abattu,ilserésoutnéanmoinsàvisi-
tersesbâtiments.Seul,etàpied:«J’étaishabi-
tuéàlamarche,etlesoleilsecouchaittard,se
souvient-il.J’étaisfauché…Celagra-
veleschosesdanslecerveau.»Aprèsla
VillaSavoyeàPoissyetl’Unitéd’habi-
tationdeMarseille,ilserendàl’abbaye
de Sénanque, puis décide d’aller voir
le Panthéon à Rome : «C’est le bâti-
mentquipossèdelesproportionslespluspar-
faitesdetoutel’histoiredel’architecture,dit-
il.L’utilisationdramatiquedelalumièrequise
répand depuis le ciel à travers le dôme est sai-
sissante. Et avec elle, la façon dont le son se
réverbère à travers l’espace. Je me souviens
qu’aucoursd’unedemesvisites,tandisqueje
restaislà,émerveillé,àcontemplerlalumière,
un prêtre est apparu, suivi d’une procession
defidèlesquisesontmisàentonnerunhym-
ne. Je n’oublierai jamais la force émotionnel-
lequisedégageaitdecesvoixfortesetvibran-
tesréverbéréesàtraversl’espace.Quelquechose
s’estalorsgravédansmamémoire,uneimpres-
sionquiallaitbienau-delàduvisible.»
Spirituelle,l’architecturedeTadaoAndo
l’est absolument. Et depuis ses toutes pre-
mières créations, réalisées à son retour d’Eu-
rope, d’Afrique et d’Asie, quelque
temps avant qu’il n’ouvre, à 28 ans,
sonpremiercabinetd’architecteàOsa-
ka,oùiltravailletoujoursaujourd’hui
avec sa femme Yumiko. Dès la cons-
tructionde«lamaisonAzuma»,qui,en
1979, valait à l’architecte la première de ses
trèsnombreusesdistinctions,lesélémentsqui
ont fait la marque Ando étaient en effet là,
traduisanttous«sarecherched’unespaced’u-
ne grande intériorité». De petite dimension,
p HOMMAGEÀLANATURE
etauxarbresdécimés
pendantladernière
guerre,leMuséedu
boisestinstalléen
pleinemontagne.
Unepasserellele
traverse,au-dessus
d’unefontaine.
Alacroiséedes
valeursdel’Orient
etdel’Occident,
lePavillonduJapon
àl’Exposition
universelledeSéville
combineleboisbrut
etlesmatériaux
contemporains.
LeYumebutai,
àHuogo,abriteune
immensecascade
dejardinières.
SOUSLESDOIGTSD’ANDO,LEBÉTON,
DEVENUDOUXCOMMEUNEPEAU,
S’ESTLITTÉRALEMENTTRANSFIGURÉ
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- 6. PORTRAIT3TADAO ANDO
©MITSUOMATSUOKA(PHOTOSEXTRAITESDULIVRE“ANDO,COMPLETESWORKS-TACSHEN)
POINT DE VUE 39
©SOULABAILLE/URBAIMAGES
monde», dit l’architecte Jean Nouvel. Pour
ce béton, pour la spiritualité de ses construc-
tions –dont les superbes «Eglise sur l’eau» et
«Eglisedelumière»d’Hokkaidofigurentsans
douteàcejourlesplusbellesillustrations–,les
plusgrandsnomsetlesplusprestigieusesinsti-
tutionsrivalisentdecommandesdepuisvingt
ans.AprèslePavillonVitradeWeilamRhein
en Allemagne et le Pavillon du Japon à l’Ex-
position universelle de Seville, Tadao Ando
s’est vu notamment confier les chantiers de
l’Usine Benetton de Trévise, de l’Espace de
méditationdel’Unesco,duThéâtreArmanide
Milanjusqu’àceluiduMuséed’artcontemporain
deFrançoisPinaultquidoitouvrirsesportes
surl’îleSeguinen2007.Entrecesdeuxauto-
didactes, l’entente s’est faite pour ainsi dire
desoi,synthétiséeautourd’uneseuleetmême
idée:«créerunlieudepaixdontonpuissesor-
tirgrandietmeilleur».Uneéglise-musée?«Je
nedistinguepasentrel’uneetl’autre,répond
TadaoAndo.Unmusée,uneéglise,sontcom-
meunemaison.Ilsrem-
plissentlesmêmesfonc-
tions:protéger,etprocurer
delՎmotion.Ȥ
Alire:«Ando,
CompleteWorks»,par
PhilipJodidio,éditions
Taschen,492p.,99€.
àl’imagedescabanesdelarivièreYodo,lamai-
sonAzumaestbâtiesurlemodèled’uncloît-
re,sespiècesprincipalesétantséparéesparun
atriumouvertauciel,auventetàlapluie.De
sorte que l’habitant, confronté aux caprices
delanatureenpassantd’unepièceàl’autre,est
obligéde«prendrelamesuredesaplacedans
lemonde».Lamaisonestaussiunespaceiso-
lépardepuissantsmursdebéton.Considéré
jusque-làcommebrut,grossieretsansâme,ce
matériauva,souslesdoigtsd’Ando,littérale-
ment se transfigurer. Car le béton de Tadao
estdouxcommeunepeau,changeantcomme
l’écorcedesarbresofferteauxintempériesqu’il
observaitenfant.«C’estleplusbeaubétondu
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