Contenu connexe
Similaire à Badinter3 (20)
Plus de Barbara Lambert (7)
Badinter3
- 1. «Comment continuer à définir
la féminité par la maternité
quand 15 % des femmes décident
de ne pas avoir d’enfant?»,
s’interroge Élisabeth Badinter.
IL EST URGENT, dites-vous, de revoir
la définition de l’identité féminine…
Il y a encore vingt ans, on pouvait s’en tenir
à une approche pathologique des femmes
sans enfant. Une femme qui ne voulait pas
d’enfant,celaparaissait immédiatementsus-
pect. On se disait: quelque chose ne va pas
chezelle,elleestégoïste,elleaeuuneenfance
épouvantable… À partir du moment où ce
chiffre a doublé dans la plupart des pays
industrialisés,saufenFrance,onnepeutplus
renvoyer globalement au pathologique.
Commentcontinueràdéfinirlaféminitépar
lamaternitéquand10,15,20%desfemmes
décident de ne pas avoir d’enfant? On va les
tenir hors de la gent féminine? Maintenant
que les femmes peuvent ne pas vouloir d’en-
fant, on est forcé de remettre en question la
définitiondelaféminitéparlamaternité.Ce
n’est pas rien…
La maternité entre donc en ligne
de compte, mais n’est pas déterminante…
Exactement. Comment définir une femme
qui n’est pas mère? Est-ce que je l’exclue de
lagentféminine?C’estimpossible!D’autant
quenombred’entreellessetrouventbienplus
fémininesquelamammaquis’occupedeses
rejetons. Elles ont une vie sexuelle plus épa-
nouie,ontdutempspourl’autre,pourséduire,
êtreplusattentiveàleurféminité.Cesfemmes
suscitent une sacrée interrogation.
Dans son nouveau livre, l’historienne et philosophe
prend position contre un «féminisme
réactionnaire» qui place la maternité au cœur
de la féminité. Propos recueillis par Barbara Lambert
ÉLISABETH
BADINTER
Cela veut dire que l’on peut être
totalement femme sans être mère…
Évidemment! Qui peut nier cela aujourd’-
hui? Si la maternité est vraiment un critère
de la féminité, on se retrouve à dire comme
Diderot au XVIIIe siècle que les femmes
ménopausées ne sont plus des femmes…
Il faut repenser tout cela. Or nous n’en
sommes pas capables. On ne trouve nulle
part une théorie de la féminité qui tienne
debout. Je ne veux pas évacuer la mater-
nité. Je dis seulement: la maternité n’est
pas toute la vie des femmes et n’est sûre-
ment pas toute l’identité féminine.
La mère, en fait, tue un peu la femme…
En quelque sorte. C’est ça, le conflit fémi-
nin! L’identification de la femme à la mère
en Allemagne a provoqué un rejet sensible
de la maternité chez les jeunes Allemandes.
En alourdissant constamment la barque
des devoirs maternels, de plus en plus de
femmes, et parmi les plus favorisées, disent
non à la maternité. Ce faisant, elles créent
un nouveau style de vie: il n’est plus aber-
rant d’avoir une vie sans enfant, comme ce
pouvait l’être il y a cinquante ans.
Mais cela est toujours aussi mal perçu…
De moins en moins. En Thaïlande ou au
Japon, les taux de natalité sont en chute
libre, précisément parce que dans ces socié-
tés traditionnelles, la mère ne laisse aucune
place à la femme et à ses intérêts particuliers.
Dans la société française, nous sommes plus
nonchalantsdufaitdecettelonguetradition
qui veut que la femme n’est pas identifiable
à la mère. Le nombre d’enfants par femme
n’a quasiment pas bougé depuis cinquante
ans, parce qu’il y a moins de culpabilité qui
pèse sur elles, et parce que, contrairement
aux Italiens et aux Allemands, nous consi-
dérons que l’État est coresponsable de
l’éducation de l’enfant. Nous avons intégré
qu’une femme n’a pas à tout abandonner
pour être une bonne mère à temps complet.
Cette exception française remonte, dites-
vous, au XVIIIe et même au XIIIe siècle…
Cela commence effectivement au XIIIe chez
les aristocrates qui, les premiers, décident
que la mère ne doit pas nourrir son enfant.
Le premier bureau de nourrice date de
cette époque. Au XVIIIe siècle, cette habi-
tude s’est répandue dans la haute bour-
geoisie avant de s’étendre à toutes les
classes sociales. Il y avait cette idée qu’une
femme a souvent d’autres devoirs que
d’être la nourrice de son enfant. On trouve
de nombreux témoignages de femmes qui
ne voulaient pas d’enfant et qui se trou-
vaient beaucoup plus féminines du fait de
ne pas être mères. Pour elles, le sein n’était
pas destiné en priorité à l’enfant, mais au
mari ou à l’amant.
Vous dites que les rôles de parents
et d’amants sont antithétiques…
Quand on a passé une journée à jouer les
rôles de papa et maman, et qu’on referme
la porte après avoir couché les enfants, on
ne passe pas si aisément des rôles de parents
à ceux d’amants.
Est-ce que ce n’est pas cela
le plus difficile à entendre?
[Soupirs] Je crois qu’il faut beaucoup s’ai-
mer! Même si c’est un propos rarement
tenu, on sait bien qu’on ne met pas si faci-
lement une guêpière le dimanche soir
[rires]. Je pense toujours qu’un couple sur-
vit grâce à trois types de dialogues: le dia-
logue des cœurs, le dialogue des corps et le
dialogue au quotidien. Avec le stress, la pré-
sence et les exigences des enfants, le couple
moderne est fragilisé.
Votre démonstration vient à l’appui
d’une idée à laquelle vous tenez:
celle de l’indistinction des sexes…
Ce n’est pas que j’y tiens, je la constate. En
1986, quand j’ai publié L’un est l’autre,
j’avais une représentation non pas de l’in-
distinction homme-femme, mais d’une
grande ressemblance. Je sais qu’un homme
n’est pas une femme. À partir de là, je
n’arrive pas pour autant à définir une spé-
cificité radicale de l’un et de l’autre sexe per-
mettant de déterminer une identité. Pour
ma part, j’ai toujours vu les êtres humains
comme un mixte de féminin et de mascu-
lin qui change beaucoup d’un individu à
l’autre, d’ailleurs. Ça ne me panique pas,
je trouve cette révolution identitaire très
exaltante, en tous les cas, libératoire.
Vous êtes une féministe à la Beauvoir…
Oui, une féministe universaliste, qui pense
d’abord aux libertés des femmes et à l’éga-
lité des sexes. Comme Beauvoir, je consi-
dère que ce qui nous unit aux hommes est
plus important que ce qui nous sépare. Je
suis dans ce féminisme très culturaliste qui
est aujourd’hui en guerre avec le féminisme
maternaliste, qui me semble marquer un
véritable retour en arrière.
Dans Elle, Simone Veil disait
il y a quelque temps qu’elle n’était pas
une féministe à la Beauvoir, qu’elle
ne croyait pas à l’égalité des sexes…
…ni à leur ressemblance. Beaucoup de
femmes pensent comme elle, je respecte
son point de vue, mais je raisonne diffé-
remment. Chacune d’entre nous a un
point de vue déterminé par son histoire. À
la lire, on constate que Simone Veil avait
une vision très différenciée de ses parents.
Dans la même interview, Simone Veil
disait que les femmes d’aujourd’hui
ont plus de liberté, mais qu’elles
sont moins protégées…
Le féminisme victimaire m’horripile. Il
tend constamment à présenter les femmes
comme les victimes passives des hommes.
Qu’est-ce qu’on voit à la télévision le jour
de la Journée des femmes? Des bilans sur
les femmes battues, les inégalités, etc. Les
petites filles de 10 ans ne peuvent que s’an-
goisser: «Voilà le destin qui m’est pro-
mis!». Ce que je reproche au féminisme
victimaire, c’est qu’au lieu d’apprendre
à la nouvelle génération la conquête du
monde, on les habitue à s’en protéger. C’est
toute la différence entre Beauvoir et le
féminisme actuel. C’est vrai que le monde
est beaucoup plus dur qu’au temps de
Beauvoir, mais je pense qu’on offre un
modèle de destin et de statut féminins
épouvantables. Oui, il y a des femmes bat-
tues. Mais ce que j’aimerais entendre face
à cela, c’est: «Gagnez votre vie pour pou-
voir, s’il le faut, prendre vos enfants sous le
bras». Le 8 mars, ce que je voudrais, c’est
qu’on souligne l’importance des nouveaux
territoires conquis par les femmes ces qua-
rante dernières années. On ne peut pas
tout le temps s’identifier à une femme bat-
tue. C’est presque devenu la parabole de la
condition féminine. G
LIRE «Le conflit, la femme et la mère»
par Élisabeth Badinter,
Flammarion, 256 pages, 18€.
«Onpeutêtretotalement
femmesansêtremère»
PGINT DE VUE 39
©ARNAUDBAUMANN
38 PGINT DE VUE
INTERVIEW