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carrière


                                                       Michel Juvet, Bordier & Cie


                       «Je suis passé d’employé
                            à entrepreneur»
                             Michel Juvet explique comment il est devenu associé
                        chez Bordier et Cie. Une nomination atypique dans le monde
                                      de la banque privée.  Patrick Oberli
                Comment s’est passée votre                 de ma vie et de ma carrière. Ma philo-    l’analyse qui est mis en valeur.
                nomination comme associé de                sophie a toujours été d’améliorer mes         C’est en tout cas une des pre-
                Bordier? Avez-vous dû postuler?            compétences en regardant devant et        mières fois qu’une personne qui a fait
                    Je n’ai jamais postulé. Sincère-       avec toute la modestie qu’il faut. Je     sa carrière dans l’analyse parvient à
                ment, je pensais que c’était trop          considère que c’est une suite logique,    ce statut. Pour moi, c’est un signal.
                compliqué. En revanche, j’ai toujours      un aboutissement.                         On donne ainsi de l’importance à ce
                voulu être impliqué dans la vie de                                                   métier dans la stratégie de la banque.
                l’entreprise, participer aux décisions.    N’avez-vous pas de craintes?              On reconnaît que l’analyse financière
                Je me suis toujours senti responsable          Je reconnais une inquiétude           est un vrai métier nécessaire à sa ges-
                de l’avenir de cette banque et de son      certaine. Toutefois celle-ci n’est pas    tion, que ce n’est pas qu’un alibi.
                environnement, même si je n’en étais       personnelle, même si la fonction
                pas copropriétaire.                        induit une responsabilité illimitée.      Avez-vous parfois eu ce sentiment?
                                                           Mon inquiétude naît du passage                 Pas chez nous. Mais à Genève,
                Comment cela s’est-il passé?               d’une étape. Désormais, j’ai aussi        clairement. Quand j’ai commencé,
                     Un jour, les associés m’ont convo-    une forte responsabilité envers les       tout le monde s’improvisait un peu
                qué. Ils m’ont indiqué qu’ils avaient      200 personnes qui travaillent dans        analyste. Puis, il y a eu une phase où
                réfléchi à l’évolution de la banque et     le groupe. L’environnement actuel         le monde bancaire s’est dit qu’il fallait
                qu’ils voulaient prendre un nouvel         est difficile et développer la banque     professionnaliser l’activité. Plusieurs
                associé. Ils m’ont alors demandé si        en maintenant sa bonne santé, tout        certificats ont vu le jour, comme le
                j’étais d’accord d’être celui-là.          en créant des emplois en Suisse           CFPI ou le CFA. Ce qui a entraîné,
                                                           constituent des défis. Je ne suis pas     dans les années 1980, la séparation
                Est-ce que vous vous y attendiez?          défaitiste et ne crains pas de ne pas     des activités d’analyse et de gestion
                    Non, pas du tout. Cela a été une       être à la hauteur. Simplement, c’est      privée. Dans les années 1990, les éta-
                vraie surprise. Je n’ai pas pu répondre    une chose à laquelle je ne pensais pas    blissements ont considéré qu’il n’était
                immédiatement, j’ai demandé à réflé-       autant auparavant.                        pas nécessaire d’avoir des analystes
                chir. Car une telle décision implique                                                spécialisés dans tous les domaines.
                de grandes responsabilités et des          Vous êtes passé du statut                 La stratégie s’est alors orientée vers
                engagements financiers et moraux!          d’employé à celui d’entrepreneur...       l’achat de produits ou de fonds. Ce fut
                                                              Absolument. Ce changement de           le retour de bâton pour les analystes.
                En quoi cela a-t-il été une surprise?      perspectives nourrit des inquiétudes,     Ils ne servaient plus à grand-chose.
                     Parce que je ne m’attendais pas       mais alimente aussi une énorme
                à ce que l’on me demande d’inté-           envie de se dépasser.                     Et aujourd’hui?
                grer le Collège des associés. Mais je                                                    Je pense que nous sommes
                l’ai pris comme une récompense et          L’attrait du statut a-t-il joué un rôle   dans une troisième phase où l’on
                une énorme marque de confiance             dans votre décision?                      remarque que l’on a besoin des deux
                par rapport à tout ce que j’avais fait,        Ce qui m’intéresse, c’est le chal-    orientations. Les événements sont
                même si cela fait vingt-cinq ans que je    lenge, pas le statut, bien que je me      plutôt macroéconomiques et il faut
                suis dans l’entreprise et que j’ai eu le   rende déjà compte qu’à l’extérieur        des avis forts pour les comprendre.
                temps de montrer mes compétences           ce dernier est très important. C’est
                et ma solidité. C’est aussi une fierté.    presque le regard de l’autre qui est      Votre cellule d’analyse financière
                                                                                                                                                 Photo: S. Liphardt




                                                           le plus troublant. Je sens que l’on me    comprend combien de personnes?
                Est-ce que vous en rêviez?                 considère différemment.                      Nous sommes 12. La prochaine
                    Je n’y songeais pas, mais j’ai tou-                                              étape dans la recherche financière
                jours eu l’ambition d’être responsable     Avec vous, c’est le métier de             sera probablement de développer de  »


36    janvier 2012    |    LA BANQUE SUISSE
Stratégie et management




Profil
Michel Juvet (51 ans) est
entré chez Bordier & Cie
en 1985. Fin 2011, il intègre
le Collège des associés.
Passionné de photo, il vient  
de publier un livre de portraits
de femmes de la région des
Grands-Lacs. Plus d’infos:
http://memelecielnepleureplus.
eklablog.com



                                   La banque Suisse  |    janvier 2012    37
carrière


             »  la compétence sur les marchés asia-         l’occasion. C’était en 1985. J’ai suivi en   messes doivent être tenues.
                tiques. Car nous avons ouvert une           direct la création d’une bulle, suivie
                banque à Singapour. Nous sommes             d’un krach. Un scénario qui se répète        Revenons à votre nomination.
                confrontés à des clients locaux qui         depuis dans le monde entier.                 Qu’espérez-vous apporter?
                veulent aussi des avis sur leur région.                                                     Difficile de répondre. On dit tou-
                L’aspect macroéconomique peut très          Vous n’êtes donc pas surpris.                jours que la situation fait l’homme.
                bien être traité depuis Genève. En               Non, l’histoire se répète toujours.
                revanche, pour des avis précis sur des      Il y a à chaque fois un excès de cré-        Et encore...?
                sociétés, il est plus pertinent d’être      dits. Les banques prêtent beaucoup               J’aimerais d’abord soutenir la
                sur place.                                  d’argent, parce que tout paraît facile,      continuité, car ce qui existe a été
                                                            et prennent trop de risques. En face,        très bien fait. Notre développement
                L’environnement actuel est très             il y a des gens qui empruntent parce         est basé sur le durable et sur le meil-
                incertain. Ressentez-vous une plus          que tout est facile et qu’ils ne voient      leur service possible à nos clients.
                grande responsabilité?                      pas le risque. On se retrouve avec           Je ne vois aucune raison de faire de
                    Il y a toujours des incertitudes. En    une économie financièrement sur-             l’expansion pour l’expansion qui
                vingt-cinq ans, il y a bien eu cinq ou      dimensionnée et des banques sans             fragiliserait ces deux notions. Le
                six périodes où l’on s’est demandé si le    provision. Finalement tout s’écroule.        contrôle des risques et des coûts res-
                monde allait s’en sortir. La différence                                                  tera à l’ordre du jour. Plus spécifique-
                est qu’aujourd’hui, cela se passe en        Qu’est-ce qui vous a le plus frappé          ment, j’aimerais développer encore
                Europe, près de chez nous.                  dans l’évolution de votre métier?            notre processus d’investissement,
                                                                La vitesse et la masse gigan-            car nous sommes dans un métier
                Comment gérer cette incertitude?            tesque d’informations. Dans les              de connaissance et nos clients ne
                    Comme presque tout le monde:            années 1980, celles-ci existaient            peuvent être qu’intéressés par des
                en prenant plus de temps pour la            aussi, mais il y avait moins de réac-        avis de référence. Surtout dans ce
                réflexion et l’analyse et en prenant        tions en chaîne. Pourtant, le monde          nouvel environnement qui vise la
                moins de risques. Tout en essayant          sortait de la crise d’endettement de         clientèle déclarée.
                d’être le plus objectif possible. Sur les   l’Amérique latine et l’inquiétude était          Nous devons également encore
                marchés, le niveau d’incertitude va         immense. La preuve: la question              mieux clarifier les notions de per-
                de pair avec la quantité d’émotions.        était de savoir s’il fallait garder les      formance absolue ou relative. En
                C’est là qu’il faut essayer de prendre      obligations de la Banque mondiale.           tout cas, l’utilisation de produits
                le plus grand recul pour avoir la meil-     On envisageait sérieusement que              financiers restera minoritaire et ne
                leure objectivité. Aujourd’hui, ce qui      celle-ci ne puisse pas rembourser            devra se faire que dans l’intérêt des
                est vraiment difficile à gérer dans la      ses créanciers! Le monde financier           clients. D’autres banques n’avaient
                crise européenne, c’est la vitesse.         fuyait la BM et le FMI. C’était un truc      pas compris ce respect des intérêts
                Nous n’avons pas le temps de finir          incroyable. Ces institutions s’étaient       des clients en privilégiant avec ces
                une analyse stratégique qu’il faut          tellement engagées en Amérique               produits leurs marges immédiates et
                déjà l’adapter. C’est un challenge que      latine que le surendettement était           elles en paient le prix aujourd’hui.
                je n’avais jamais connu auparavant.         colossal. Néanmoins, le rythme était         Le client est la priorité. Il n’est pas un
                                                            moins élevé qu’aujourd’hui. J’ai aussi       laboratoire pour tester des solutions.
                Cela vous empêche-t-il de dormir?           l’impression qu’il existe un nouveau
                    On y pense en permanence, mais          cercle vicieux. Celui où les acteurs         Quel regard portez-vous sur les
                cela a toujours été le cas pour moi.        financiers inquiets veulent se reti-         changements de réglementation?
                Quand je m’occupais des marchés             rer d’un marché dans une situation               Il est toujours difficile d’accepter
                asiatiques, j’y pensais le week-end et      grave, mais qui, en le faisant, aggrave      des changements surtout lorsque
                la nuit. Dès lors que l’on est dans un      encore la situation générale. Au bout        nous n’en sommes pas à l’origine.
                métier d’anticipation, nous sommes          du compte, le pays se retrouve en            Nous ne sommes pas une grande
                au front en permanence.                     péril. Avant, cela n’était pas aussi         banque, mais sommes considérés
                                                            clair.                                       comme telle. Mais nous devons obli-
                Comment êtes-vous arrivé chez                                                            gatoirement suivre ces réglementa-
                Bordier?                                    Comment casser ce cercle vicieux?            tions. Cela aura des coûts, notamment
                    En fait, c’est mon deuxième poste.           La réponse la plus simple est de        informatiques. Nous devrons donc
                J’avais d’abord travaillé quelques          dire que ceux qui créent le problème         nous impliquer encore plus dans la
                mois chez un autre banquier privé de        le résolvent aussi, de manière à res-        maîtrise des charges. Si aujourd’hui
                la place. Puis j’ai vu une annonce de       ter crédibles aux yeux des créanciers.       des banques souffrent, c’est parce
                Bordier dans les journaux. La banque        C’est aussi le problème de l’Europe,         que leur rapport coût/revenu est
                recherchait un jeune universitaire          qui n’a pas réussi à imposer des solu-       déséquilibré. Nous avons les capa-
                qui souhaitait pratiquer à mi-temps         tions. Il lui est arrivé de proposer des     cités de maîtriser le choc. Mais il y
                l’analyse financière sur le marché          actions, mais elle a rarement tenu ses       a forcément une limite d’adaptation
                japonais et assister le directeur de        promesses. Les créanciers ne sont pas        aux réglementations. Espérons que
                la gestion de fortune. J’ai sauté sur       comme les citoyens : pour eux les pro-       le pouvoir législatif le comprendra.  

38    janvier 2012    |    LA BANQUE SUISSE

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La banque suisse interview michel juvet janvier 2012

  • 1. carrière Michel Juvet, Bordier & Cie «Je suis passé d’employé à entrepreneur» Michel Juvet explique comment il est devenu associé chez Bordier et Cie. Une nomination atypique dans le monde de la banque privée.  Patrick Oberli Comment s’est passée votre de ma vie et de ma carrière. Ma philo- l’analyse qui est mis en valeur. nomination comme associé de sophie a toujours été d’améliorer mes C’est en tout cas une des pre- Bordier? Avez-vous dû postuler? compétences en regardant devant et mières fois qu’une personne qui a fait Je n’ai jamais postulé. Sincère- avec toute la modestie qu’il faut. Je sa carrière dans l’analyse parvient à ment, je pensais que c’était trop considère que c’est une suite logique, ce statut. Pour moi, c’est un signal. compliqué. En revanche, j’ai toujours un aboutissement. On donne ainsi de l’importance à ce voulu être impliqué dans la vie de métier dans la stratégie de la banque. l’entreprise, participer aux décisions. N’avez-vous pas de craintes? On reconnaît que l’analyse financière Je me suis toujours senti responsable Je reconnais une inquiétude est un vrai métier nécessaire à sa ges- de l’avenir de cette banque et de son certaine. Toutefois celle-ci n’est pas tion, que ce n’est pas qu’un alibi. environnement, même si je n’en étais personnelle, même si la fonction pas copropriétaire. induit une responsabilité illimitée. Avez-vous parfois eu ce sentiment? Mon inquiétude naît du passage Pas chez nous. Mais à Genève, Comment cela s’est-il passé? d’une étape. Désormais, j’ai aussi clairement. Quand j’ai commencé, Un jour, les associés m’ont convo- une forte responsabilité envers les tout le monde s’improvisait un peu qué. Ils m’ont indiqué qu’ils avaient 200 personnes qui travaillent dans analyste. Puis, il y a eu une phase où réfléchi à l’évolution de la banque et le groupe. L’environnement actuel le monde bancaire s’est dit qu’il fallait qu’ils voulaient prendre un nouvel est difficile et développer la banque professionnaliser l’activité. Plusieurs associé. Ils m’ont alors demandé si en maintenant sa bonne santé, tout certificats ont vu le jour, comme le j’étais d’accord d’être celui-là. en créant des emplois en Suisse CFPI ou le CFA. Ce qui a entraîné, constituent des défis. Je ne suis pas dans les années 1980, la séparation Est-ce que vous vous y attendiez? défaitiste et ne crains pas de ne pas des activités d’analyse et de gestion Non, pas du tout. Cela a été une être à la hauteur. Simplement, c’est privée. Dans les années 1990, les éta- vraie surprise. Je n’ai pas pu répondre une chose à laquelle je ne pensais pas blissements ont considéré qu’il n’était immédiatement, j’ai demandé à réflé- autant auparavant. pas nécessaire d’avoir des analystes chir. Car une telle décision implique spécialisés dans tous les domaines. de grandes responsabilités et des Vous êtes passé du statut La stratégie s’est alors orientée vers engagements financiers et moraux! d’employé à celui d’entrepreneur... l’achat de produits ou de fonds. Ce fut Absolument. Ce changement de le retour de bâton pour les analystes. En quoi cela a-t-il été une surprise? perspectives nourrit des inquiétudes, Ils ne servaient plus à grand-chose. Parce que je ne m’attendais pas mais alimente aussi une énorme à ce que l’on me demande d’inté- envie de se dépasser. Et aujourd’hui? grer le Collège des associés. Mais je Je pense que nous sommes l’ai pris comme une récompense et L’attrait du statut a-t-il joué un rôle dans une troisième phase où l’on une énorme marque de confiance dans votre décision? remarque que l’on a besoin des deux par rapport à tout ce que j’avais fait, Ce qui m’intéresse, c’est le chal- orientations. Les événements sont même si cela fait vingt-cinq ans que je lenge, pas le statut, bien que je me plutôt macroéconomiques et il faut suis dans l’entreprise et que j’ai eu le rende déjà compte qu’à l’extérieur des avis forts pour les comprendre. temps de montrer mes compétences ce dernier est très important. C’est et ma solidité. C’est aussi une fierté. presque le regard de l’autre qui est Votre cellule d’analyse financière Photo: S. Liphardt le plus troublant. Je sens que l’on me comprend combien de personnes? Est-ce que vous en rêviez? considère différemment. Nous sommes 12. La prochaine Je n’y songeais pas, mais j’ai tou- étape dans la recherche financière jours eu l’ambition d’être responsable Avec vous, c’est le métier de sera probablement de développer de  » 36    janvier 2012    |    LA BANQUE SUISSE
  • 2. Stratégie et management Profil Michel Juvet (51 ans) est entré chez Bordier & Cie en 1985. Fin 2011, il intègre le Collège des associés. Passionné de photo, il vient   de publier un livre de portraits de femmes de la région des Grands-Lacs. Plus d’infos: http://memelecielnepleureplus. eklablog.com La banque Suisse  |    janvier 2012    37
  • 3. carrière »  la compétence sur les marchés asia- l’occasion. C’était en 1985. J’ai suivi en messes doivent être tenues. tiques. Car nous avons ouvert une direct la création d’une bulle, suivie banque à Singapour. Nous sommes d’un krach. Un scénario qui se répète Revenons à votre nomination. confrontés à des clients locaux qui depuis dans le monde entier. Qu’espérez-vous apporter? veulent aussi des avis sur leur région. Difficile de répondre. On dit tou- L’aspect macroéconomique peut très Vous n’êtes donc pas surpris. jours que la situation fait l’homme. bien être traité depuis Genève. En Non, l’histoire se répète toujours. revanche, pour des avis précis sur des Il y a à chaque fois un excès de cré- Et encore...? sociétés, il est plus pertinent d’être dits. Les banques prêtent beaucoup J’aimerais d’abord soutenir la sur place. d’argent, parce que tout paraît facile, continuité, car ce qui existe a été et prennent trop de risques. En face, très bien fait. Notre développement L’environnement actuel est très il y a des gens qui empruntent parce est basé sur le durable et sur le meil- incertain. Ressentez-vous une plus que tout est facile et qu’ils ne voient leur service possible à nos clients. grande responsabilité? pas le risque. On se retrouve avec Je ne vois aucune raison de faire de Il y a toujours des incertitudes. En une économie financièrement sur- l’expansion pour l’expansion qui vingt-cinq ans, il y a bien eu cinq ou dimensionnée et des banques sans fragiliserait ces deux notions. Le six périodes où l’on s’est demandé si le provision. Finalement tout s’écroule. contrôle des risques et des coûts res- monde allait s’en sortir. La différence tera à l’ordre du jour. Plus spécifique- est qu’aujourd’hui, cela se passe en Qu’est-ce qui vous a le plus frappé ment, j’aimerais développer encore Europe, près de chez nous. dans l’évolution de votre métier? notre processus d’investissement, La vitesse et la masse gigan- car nous sommes dans un métier Comment gérer cette incertitude? tesque d’informations. Dans les de connaissance et nos clients ne Comme presque tout le monde: années 1980, celles-ci existaient peuvent être qu’intéressés par des en prenant plus de temps pour la aussi, mais il y avait moins de réac- avis de référence. Surtout dans ce réflexion et l’analyse et en prenant tions en chaîne. Pourtant, le monde nouvel environnement qui vise la moins de risques. Tout en essayant sortait de la crise d’endettement de clientèle déclarée. d’être le plus objectif possible. Sur les l’Amérique latine et l’inquiétude était Nous devons également encore marchés, le niveau d’incertitude va immense. La preuve: la question mieux clarifier les notions de per- de pair avec la quantité d’émotions. était de savoir s’il fallait garder les formance absolue ou relative. En C’est là qu’il faut essayer de prendre obligations de la Banque mondiale. tout cas, l’utilisation de produits le plus grand recul pour avoir la meil- On envisageait sérieusement que financiers restera minoritaire et ne leure objectivité. Aujourd’hui, ce qui celle-ci ne puisse pas rembourser devra se faire que dans l’intérêt des est vraiment difficile à gérer dans la ses créanciers! Le monde financier clients. D’autres banques n’avaient crise européenne, c’est la vitesse. fuyait la BM et le FMI. C’était un truc pas compris ce respect des intérêts Nous n’avons pas le temps de finir incroyable. Ces institutions s’étaient des clients en privilégiant avec ces une analyse stratégique qu’il faut tellement engagées en Amérique produits leurs marges immédiates et déjà l’adapter. C’est un challenge que latine que le surendettement était elles en paient le prix aujourd’hui. je n’avais jamais connu auparavant. colossal. Néanmoins, le rythme était Le client est la priorité. Il n’est pas un moins élevé qu’aujourd’hui. J’ai aussi laboratoire pour tester des solutions. Cela vous empêche-t-il de dormir? l’impression qu’il existe un nouveau On y pense en permanence, mais cercle vicieux. Celui où les acteurs Quel regard portez-vous sur les cela a toujours été le cas pour moi. financiers inquiets veulent se reti- changements de réglementation? Quand je m’occupais des marchés rer d’un marché dans une situation Il est toujours difficile d’accepter asiatiques, j’y pensais le week-end et grave, mais qui, en le faisant, aggrave des changements surtout lorsque la nuit. Dès lors que l’on est dans un encore la situation générale. Au bout nous n’en sommes pas à l’origine. métier d’anticipation, nous sommes du compte, le pays se retrouve en Nous ne sommes pas une grande au front en permanence. péril. Avant, cela n’était pas aussi banque, mais sommes considérés clair. comme telle. Mais nous devons obli- Comment êtes-vous arrivé chez gatoirement suivre ces réglementa- Bordier? Comment casser ce cercle vicieux? tions. Cela aura des coûts, notamment En fait, c’est mon deuxième poste. La réponse la plus simple est de informatiques. Nous devrons donc J’avais d’abord travaillé quelques dire que ceux qui créent le problème nous impliquer encore plus dans la mois chez un autre banquier privé de le résolvent aussi, de manière à res- maîtrise des charges. Si aujourd’hui la place. Puis j’ai vu une annonce de ter crédibles aux yeux des créanciers. des banques souffrent, c’est parce Bordier dans les journaux. La banque C’est aussi le problème de l’Europe, que leur rapport coût/revenu est recherchait un jeune universitaire qui n’a pas réussi à imposer des solu- déséquilibré. Nous avons les capa- qui souhaitait pratiquer à mi-temps tions. Il lui est arrivé de proposer des cités de maîtriser le choc. Mais il y l’analyse financière sur le marché actions, mais elle a rarement tenu ses a forcément une limite d’adaptation japonais et assister le directeur de promesses. Les créanciers ne sont pas aux réglementations. Espérons que la gestion de fortune. J’ai sauté sur comme les citoyens : pour eux les pro- le pouvoir législatif le comprendra.   38    janvier 2012    |    LA BANQUE SUISSE