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Université Paris III Sorbonne Nouvelle
Master 1 Sciences de l’information et de la communication




                    Sujet du mémoire :

     Constitution et saillance d’un problème public :
   La question de la dangerosité de la téléphonie mobile




           Sous la direction de : Eric MAIGRET




                                                           WEHRUNG Claire
                                                              2008 – 2009
« Comment peut-on comprendre, saisir dans le cadre d'une pensée sociologiquement
informée et inspirée, les incertitudes dont est frappé l'esprit du temps, incertitudes qu'il serait
cynique de nier d'un point de vue idéologico-critique, et dangereux d'abandonner sans
distance ? »


Ulrich Beck, La société du risque, 1986.




                                                                                                 2
Introduction                                                                       4

I – L’espace public et ses problèmes                                              7
   A - L’espace public                                                            7
     1) L’espace public vu par Habermas                                           7
     2) La sphère publique de Nancy Fraser                                        8
     3) La conflictualité selon Dewey                                             9

  B - Les premières tentatives de définition du problème public                   10
    1) la position fonctionnaliste                                                11
    2) La position constructiviste                                                11
    3) Le compromis de Fuller et Myers                                            12
    4) La tentation du subjectivisme                                              12

  C - Outils d’analyse d’un problème public                                       14
    1) Eléments de classification, par Dominique Raynaud                          14
    2) L’importance des facteurs sociaux : Simmel et Coser                        19
    3) L’historicité d’un problème public : définir les étapes de son évolution   21

II – Evaluation de la saillance d’un problème public                              24
   A - Une arène publique cloisonnée                                              24
     1) La non-transversalité des arènes                                          24
     2) L’exception de l’arène scientifique                                       30

  B - L’échec de la seconde modernité                                             32
    1) Une semi-modernité                                                         32
    2) Une objectivité entravée                                                   37

  C - Le principe de précaution, une notion floue                                 42
    1) Un principe, plusieurs définitions                                         42
    2) Le principe de précaution : déjà appliqué, et pourtant réclamé             45

III – Des acteurs et des discours                                                 50
   A - La représentation médiatique des risques liés à la téléphonie mobile       50

  B - Confrontations de discours                                                  52
    1) Entretien avec Stéphen Kerckhove                                           52
    2) Entretien avec Danielle Salomon                                            54

  C - Pistes de réflexion pour un mémoire approfondi                              55

Conclusion                                                                        57
Bibliographie                                                                     59
English Summary                                                                   60
Introduction




       Allumé 16h par jour, chaque jour, chez plus de 56 millions de Français, le téléphone
portable s’est introduit dans notre quotidien depuis les années 2000. Symbole de liberté pour
certains, outil de travail, ou accessoire de mode pour d’autres, force est de lui reconnaître son
côté pratique. Néanmoins, la technologie du « sans fil » est pointée du doigt depuis quelques
années et est accusée de favoriser l’apparition de certaines maladies. Fabricants de téléphone,
opérateurs mobiles, politiques, médecins, juristes... ou utilisateurs : qui est responsable ? Qui
doit agir ? Quand et comment ? « Mieux vaut prévenir que guérir » répètent les contra-
portables. De suite, le principe de précaution s’impose à l’esprit. Mais quelles conditions
présupposent sa mise en place ? Que signifie-t-il exactement ? Quelles précautions prendre ?
Quelles limites à ce principe ? Autant de questions qui très vite nous indiquent la direction de
la sociologie du risque.


Parfaite incarnation de la figure hybride d’Ulrich Beck, auteur de la Société du risque (1986),
les ondes électromagnétiques émises par le téléphone portable sont une « instance de la
civilisation transformée en puissance naturelle ». Peu après la catastrophe nucléaire de
Tchernobyl, Beck livre ainsi ses réflexions sur cette société industrielle qu’il appelle « la
société du risque ». Du risque , car « la nature est soumise et exploitée, et elle qui était un
phénomène externe s'est transformée en phénomène interne, elle qui était du donné est
devenue du construit (…) Nous nous sommes livrés quasiment sans défense aux menaces
industrielles de cette seconde nature intégrée au système industriel. Les dangers deviennent
les passagers aveugles de la consommation normale ». Les passagers aveugles de la
consommation normale ici, ce sont les ondes. En effet, le risque est selon cet auteur le destin,
et la normalité de la seconde modernité. A savoir une société réflexive, où l’individu s’est
arraché aux chaînes des carcans familiaux, ecclésiastiques, patronaux, pour n’être autre que
lui-même, celui qu’il se sent être, profondément.
Cette société de la seconde modernité est donc aussi celle du risque, et doit dès lors composer
avec un environnement nouveau, sans barrières ni frontières, où les menaces sont devenues
invisibles. Nuages radioactifs, pollution chimique, contamination par l’alimentation… et
ondes électromagnétiques, sur lesquelles nous allons nous concentrer au cours de ce travail.
Quand leur dangerosité a-t-elle été soulevée ? De quelle communication ont-elles fait l’objet ?
Quelles réactions ont-elles été observées ? Au-delà de la sociologie du risque, c’est celle du


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problème social qui apportera une large contribution à ce mémoire. Car c’est là que réside le
cœur de notre recherche.
Son but ? Résoudre une question : Quels facteurs déterminent la durée d’un problème public ?
Quelles en sont les étapes ? Pourquoi un problème public ne prend-il pas toute l’ampleur,
toute la force qu’il contient en puissance ? Quels obstacles empêchent-ils sa saillance ? A quel
stade de son évolution le problème public du danger des téléphones portables se trouve-t-il
actuellement ? Nous avancerons trois hypothèses :
Tout d’abord, nous étudierons le concept de l’arène dessiné par Ervin Goffman, ou celui du
Framing (les cadres) de Nancy Fraser, afin de dresser un schéma actanciel des groupes en jeu
dans le problème public des téléphones portables. Ainsi, nous tenterons de montrer que les
différents acteurs évoluent dans des sphères cloisonnées, qui, à ce jour, ne partagent pas la
même définition du risque. Le problème ne rencontrerait donc pas la transversalité nécessaire
à la mobilisation de la sphère publique.
Ensuite, recourant à la théorie d’Ulrich Beck, reprise par Bruno Latour dans Nous n’avons
jamais été modernes, nous nous intéresserons à l’essence de cette deuxième modernité qui est
notre contemporanéité. Cette société postindustrielle qui ne serait en fait que semi-moderne.
Car les Français « pensent encore qu'une maîtrise par la science et la technologie restera
possible. Leur confiance dans l'administration savante et dans l'avancée inéluctable d'un
front de modernisation n'a pas varié ». Par ces propos, Bruno Latour dénonce le sempiternel
recours à la science, et la suprématie que celle-ci en tire. Ainsi, nous tenterons de démontrer
que l’arène scientifique est la seule à avoir pénétré l’ensemble des autres arènes, imposant la
rationalité scientifique, et empêchant l’expression de la rationalité sociale.
Enfin, nous nous intéresserons au principe de précaution, un arsenal juridico-politique qui, par
le flou et l’anomie qui l’entourent, constitue un sujet de confrontation supplémentaire pour les
différentes arènes. Nous comparerons ainsi les différentes acceptions de cette loi, et les
actions qui sont menées en son nom, de différentes parts.
Trois hypothèses donc, que nous exploiterons au cours d’un état de l’art où seront confrontés
une dizaine d’auteurs spécialistes de la question. Nous tenterons ainsi d’évaluer le niveau de
saillance de la question du danger des téléphones portables.
Mais avant cela, une première partie nous permettra d’éclaircir les différentes définitions
proposées par les grands auteurs de la sociologie du problème public et du conflit.
Constructiviste, fonctionnaliste ? Doit-on considérer la définition du public ou des éléments
extérieurs ? Doit-on étudier les médias, les discours politiques ou les actions de
revendication ? Faut-il préférer définir un problème public selon ses modes de résolution, ses


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causes ? Ces réflexions sont en effet nécessaires car elles serviront d’outils pour la deuxième
partie de ce travail, dans laquelle nous tenterons de poser un cadrage autour de la controverse
des ondes émises lors de l’usage des téléphones portables.
Ainsi, nous étudierons au cours de notre deuxième partie les discours et répertoire d’actions
des différents acteurs en présence dans cette controverse, puis nous tenterons de définir les
enjeux qui se posent autour de l’application du principe de précaution.
Pour finir, nous nous intéresserons à la représentation médiatique des risques liés à l’usage de
la téléphonie mobile, et nous confronterons les discours de plusieurs des acteurs en jeu dans
cette controverse.




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I – L’espace public et ses problèmes


Il s’agira ici de nous interroger sur la façon dont une question d’ordre public parvient à se
hisser au rang de problème public ? Et qu’est un problème public, avant tout ? Comment se
construit-il, se développe-t-il, se résolve-t-il ? Existe-t-il d’ailleurs une typologie applicable à
l’ensemble des problèmes publics ? Quelle différence doit-on faire entre une controverse, un
débat, et un problème public ? L’un précède-t-il ou induit-il l’autre ? Autant de questions qui
nous obligeront, dans cette première étape de notre mémoire, à nous pencher sur
l’épistémologie de la sociologie du problème public, et, en préliminaire, à celle de l’espace
public.


    A - L’espace public


Jurgen Habermas, Nancy Fraser, Axel Honneth, John Dewey, et plus récemment Daniel
Cefaï : autant d’auteurs qui ont consacré une partie de leur réflexion à définir l’espace public,
un concept complexe, comme le laisse penser Cefaï dans son introduction à La construction
des problèmes publics, définitions de situations dans les arènes publiques :
« Est public ce qui détient une parcelle de l’autorité de l’Etat, ce qui est au service de (…). Est
public encore ce qui est assorti de publicité (…). Le public peut donc caractériser l’Etat, par
opposition au particulier ou au privé, et l’on retrouve la notion d’impartialité et de
désintéressement de la fonction publique (…). Le public peut encore signifier ce qui est
notoire, qu’il s’agisse d’une rumeur ou d’une opinion (…). L’espace public est une totalité
ouverte d’écarts d’hétérogénéité, hors de laquelle il n’y aurait pas d’être-en-commun, ou
d’agir-de-concert, qui reste irréductible à l’intégrale des motivations personnelles, des
intentions privées, des convictions intimes, des intérêts et des options des individus. »

A en croire ces quelques lignes, l’espace public est en partie constituée des institutions, mais
pas seulement. Il est également constitué de l’ensemble des individus, mais pas uniquement
non plus... Qu’est-il alors exactement ? Si cette définition de Cefai, caractérisée par
l’hétérogénéité, domine aujourd’hui la sociologie de l’espace public, il n’en a pas toujours été
ainsi.


               1) L’espace public vu par Habermas


Ainsi, Jurgen Habermas, au 20ème siècle, considère l’espace public comme « quelque chose
d’intermédiaire », entre les institutions et les individus. En parlant d’intermédiaire, Habermas
essaie de palper cette abstraction qu’est le mélange entre projection et dialogue des individus.


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En effet le dialogue, comme lieu de cristallisation des points de vue, est le terreau de la
démocratie selon le philosophe. Cependant le dialogue doit être dépassionné. S’inspirant de
Kant et de sa « raison pure », Habermas ne conçoit pas un espace public dans lequel on puisse
parler des problèmes privés. Ceux-ci doivent le rester. Seul le dialogue raisonné, visant le
bien commun, est admis, car c’est par la publicisation et la confrontation des opinions que
l’on accède à l’espace public. L’intersubjectivité, tant qu’elle est décentrée, permettrait un
travail de réflexion commune, aboutissant à des compromis et à une prise de décisions qui,
bien souvent, dépassent les points de vue initiaux. Ainsi, les individus se délestent de leurs
intérêts personnels pour créer un espace de dialogue rationnel, visant le bien universel.
Innovante mais insuffisante : telle a été la critique exprimée à l’encontre de la théorie
d’Habermas. Innovante, pour la place qu’elle donne au pouvoir du dialogue, comme condition
de la démocratie, mais insuffisante, voire élitiste, pour sa conception du public. En effet
Jürgen Habermas conçoit l’espace public comme le lieu d’échange d’une société bourgeoise,
rêvant aux salons tenus dans la période pré-révolutionnaire. Femmes, jeunes, et classes
ouvrières, sont exclus de cet espace public élitiste. L’espace public habermassien se voit donc
très vite opposer d’autres modèles, plus démocratiques.


               2) La sphère publique de Nancy Fraser


La diversité des publics, leur force de lecture et de négociation : voici la clef de théorie de
Nancy Fraser qui, directement inspirée de Stuart Hall, croit fermement à la nécessite de
l’intervention de ceux qu’elle appelle les publics faibles. Lieu de tentatives de définition du
monde, l’espace public est autant celui des acteurs légitimes de la démocratie (les parlements,
les institutions), que celui à qui l’on refuse le droit d’entrée. Ces contre-publics subalternes,
par leurs actions de revendication, leurs stratégies de monstration, enrichissent l’espace public
de leur problèmes privés. Passionnés, personnels, conversationnels, les discours ne sont pas
irrationnels, mais relèvent de la rationalité émotionnelle, narrative.
La confrontation des publics forts, institutionnels ou bourgeois, avec les publics faibles,
représente l’essence de l’espace public fraserien. Il s’agit en effet de confronter les points de
vue, de les mettre en scène, pour parvenir à des compromis. L’accès à la démocratie doit sans
cesse se démocratiser, et ce au travers d’une participation plurielle, et conflictuelle. Pour
mettre en relief l’importance de la collision entre les publics, Nancy Fraser emprunte à Erving
Goffman la théorie du « framing », ou, autrement dit, de la production de cadres. Ainsi, les
publics faibles se heurteraient aux cadres dominants, avec lesquels ils ne partagent pas la


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même définition du monde. Chez Fraser, la sphère publique consiste donc en cette
concurrence entre les cadres, les heurts qui se produisent entre les différents publics. Or, c’est
par le processus de monstration qu’un public accède à la reconnaissance de son cadre, et donc
à l’espace public, dont il peut alors modifier les contours et les schèmes interprétatifs. On voit
se dessiner ici l’idée de la démocratie participative. Il s’agit en effet chez Fraser de relier
l’Etat et la société civile en traitant des problèmes privés qui vont alors dessiner les contours
de cette sphère publique, en perpétuelle évolution, puisqu’à la recherche d’une définition du
monde. Dès lors, la confrontation des cadres interprétatifs fondent l’acte communicationnel
qui seul permet la recherche d’un compromis, aboutissant à une « démocratisation de la
démocratie ».
Si la théorie fraserienne est encore très présente dans la sociologie de l’espace public, il
n’empêche que sa modélisation des publics faibles a été critiquée car la philosophe n’a traité
que les groupes déjà étiquetés comme étant des communautés, avec une culture à part. Sont
donc absents de cette théorie innovante les groupes éphémères, qui n’ont en commun qu’une
revendication, dont ils espèrent obtenir satisfaction, avant de se diviser et de se fondre dans la
société civile, où ils peuvent ne plus appartenir à un contre-public subalterne. Néanmoins,
l’importance de la rencontre et de du heurt entre les différents cadres et publics a été
justement exploitée par Nancy Fraser, mettant ainsi en relief la conflictualité qui, déjà chez
John Dewey, cinquante ans auparavant, apparaissait comme la voie d’une démocratie plus
ouverte, et plurielle.


                3) La conflictualité selon Dewey

Ainsi, dès 1946, l’un des philosophes phare du pragmatisme américain, John Dewey, met en
avant l’intelligence des publics et l’importance de la collision des opinions : le public, selon
lui, est avant tout ce vers quoi convergent toutes les luttes. En effet, le conflit préexiste à la
démocratie, dans la mesure où il met en place une querelle de faits et d’argumentation qui
structurent des schèmes interprétatifs et cognitifs, d’où un élargissement de l’espace public,
voire un enrichissement, puisqu’il intègre une nouvelle controverse. Ainsi, l’espace public de
Dewey est très hétérogène, puisqu’il accepte en son sein une série de conflits très divers.
Or, dès qu’il y a un conflit, toute une rhétorique et un plan d’actions se mettent en place entre
les différents acteurs. Les « revendicateurs » doivent passer par la monstration pour exprimer
leur mécontentement. Et qui dit monstration, dit spectateurs : la controverse devient alors un
problème public, puisque exposée au centre d’un champ communicationnel situé entre les



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protagonistes et ces « spectateurs ». Ce champ communicationnel devient alors le lieu d’une
discussion sans cesse réorientée, remodelée, selon les acteurs qui s’en emparent, de telle sorte
que les points de vue, à force de confrontation, se renforcent, ou s’effilochent, pour
finalement donner lieu à l’espace public, espace interactionnel absolu.
Dewey met également un point d’honneur à expliquer que chaque individu, à chaque instant
vit ce qu’il appelle de « l’expérience ». Ainsi, lorsque l’on parle d’espace public chez Dewey,
il ne s’agit pas des institutions ni de l’opinion publique, mais de ce que construisent ensemble
les différents individus au cours de controverses qui permettent la structuration d’un point de
vue. S’inspirant des théories de l’évolution de Darwin, John Dewey fait ainsi le pari de la
perceptibilité de l’homme. La recherche d’une définition commune du monde, et du bien,
passe par l’expérimentation collective de la démocratie, et donc de la conflictualité des points
de vue. Bruno Latour, dans une introduction au catalogue de l’exposition La chose publique –
Atmosphères de la démocratie, dont il a été commissaire en 2005, reprend ainsi le concept
d’expérience de Dewey :
« le public pour Dewey n'est pas la volonté générale qui se forme d'un coup par la conversion
soudaine des citoyens à l'altruisme ou par la confiance faite à la sagesse des experts. Le public
est constitué par ce qui affecte tout le monde mais que personne ne connaît –surtout pas les
experts– puisque les causes et les conséquences inattendues de leur action collective sont
précisément inattendues. Pour devenir visibles à nos yeux, les connections inattendues
doivent être lentement explorées, éprouvées et fréquemment représentées à travers une
myriade de petites inventions ».




   B - Les premières tentatives de définition du problème public


Habermas, Fraser, et dernièrement Dewey, ont été l’occasion de confronter plusieurs théories
de l’espace public. Il convient désormais de nous intéresser plus particulièrement aux
définitions du problème public. Mais pour commencer, il est nécessaire de s’attarder sur les
termes que nous utiliserons au fil de cette étude, et sur les particularités qu’ils recouvrent.
Dans son ouvrage Sociologie des controverses scientifiques (2003), Dominique Raynaud
définit la controverse scientifique comme un « débat organisé se donnant pour but des valeurs
de connaissance », avant de préciser que s’il s’agit bien là d’une sorte de conflit, mais que la
controverse ne consiste elle « ni à nuire à son adversaire, ni à le surpasser par sa finesse ; il
s’agit de le convaincre, de lui faire adopter son propre point de vue ».




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En considération de cette définition, les éventuels risques représentés par l’utilisation du
téléphone mobile relèvent bien d’une controverse scientifique. C’est en effet la connaissance
qui est visée, celle des risques réels encourus par les utilisateurs. De plus, il n’est pas question
pour les acteurs de cette controverse de nuire à l’un d’entre eux, mais plutôt de convaincre
l’ensemble des protagonistes de la position que l’on défend.
Controverse signifie-t-il problème public ? Pour le savoir, il est nécessaire de s’intéresser à la
sociologie des conflits et aux différentes théories qui ont eu cours au fil du temps, et des
auteurs.




               1) la position fonctionnaliste
Par fonctionnalisme, on entend le recours à des normes, à des valeurs, comme outils
d’analyse. Ainsi Hornell Hart, en 1923, décide de prendre comme éléments d’analyse et de
classification des problèmes publics « le type de traitements que l’on doit appliquer pour
œuvrer à sa résolution ». Ainsi distingue-t-il les problèmes économiques (comment réduire les
inégalités entre les classes ?), des problèmes de santé (comment faire vivre les gens mieux, et
plus longtemps ?), des problèmes politiques (comment parvenir à une meilleure coordination
des relations humaines ?) et enfin des problèmes éducatifs (comment élever le niveau
culturel ?). On remarque que les problèmes soulevés concernent des causes collectives et non
individuelles. En plus de cela, Hornell Hart explique qu’un problème devient social dès lors
que sa résolution s’exécute autour d’une action commune et collective. Cette définition
fonctionnaliste est donc également objective. En effet, ici, le sentiment du public concerné n’a
aucune espèce d’importance.
Une telle définition du problème public induit donc que le sociologue, grâce aux outils
analytiques qu’il a développés, peut repérer un problème public en puissance, qui ne soit pas
encore pressenti par la société. Ce qui signifierait qu’un problème public peut exister, sans
même que la société ne l’ait détecté. Quels en seraient alors les acteurs ? Les stratégies ?…
Cette conception s’oppose en plusieurs points aux définitions qui lui succèderont, ainsi qu’à la
définition contemporaine avec laquelle nous travaillerons.


       2) La position constructiviste


Ainsi, la position constructiviste est, elle, d’un tout autre avis. Il ne saurait y avoir de
problème public sans l’élaboration d’un processus dont les citoyens aient pleine conscience,


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selon Clarence Case. Il critique d’ailleurs la définition objectiviste et écrit en 1936 dans What
is a Social Problem ? Journal of Applied Sociology : « en essayant d’exclure les jugements de
valeur de leur discussion, les sociologues ont sans le savoir écarté le critère essentiel qui
permet d’identifier les problèmes sociaux ». Car en quoi un problème serait-il public si la
société ne s’en saisit pas, si elle n’émet pas des discours dessus, si elle n’engage pas d’actions
qui le fassent évoluer ? Parfois taxée de populiste, en tous cas de sujectivisme, cette
conception a, à son tour, suscité des critiques. Pour les détracteurs du constructivisme, écouter
les plaintes de la société ne peut être un moyen de déceler les problèmes publics, car les
différents mécontentements qui naissent de la vie sociale, nombreux, et aussi rassembleurs
qu’ils soient, n’ont pas l’étoffe du problème public.




       3) Le compromis de Fuller et Myers


Les sociologues anglo-saxons discutent ainsi la définition du problème public jusqu’à ce que
Fuller et Myers, en 1941, dans The Natural History of a Social Problem, énoncent la
nécessaire concomitance d’une condition objective et d’une définition subjective pour qu’un
problème puisse être qualifié de public. La condition objective étant « une situation vérifiable
dans son existence et dans son ampleur par des observateurs impartiaux et spécialement
formés », tandis que la définition subjective est « la conscience de certains individus que la
condition constitue un obstacle pour certaines valeurs défendues ». Pour résumer, un
problème public pourra être ainsi qualifié si et seulement si les sociologues outillés en
conséquence l’identifient comme tel, et ce après analyse en recourant à un ensemble de
données, normes et valeurs les plus objectives possible. Alors seulement intervient la
définition subjective : il s’agit de recueillir au sein de la société le jugement porté sur le sujet
en question.


       4) La tentation du subjectivisme


Ce compromis ne mettra pas fin pour autant au conflit de définition qui oppose les différents
courants sociologiques. En effet, en 1966, c’est Howard Becker qui pointe du doigt le manque
de précisions de la définition de Fuller et Myers. Car au sein même de l’espace public, la
question peut ne pas être pareillement perçue. Certains seront sensibles au problème posé, et
l’élèveront de suite au rang de problème public. D’autres nuanceront davantage. Qui écouter,


                                                                                                 12
qui croire ? C’est cette critique qui vaudra cette conclusion à Becker : « les problèmes sociaux
sont ce que les parties intéressées pensent qu’elles sont ».
Par ces mots, on voit se dessiner ce que Daniel Cefaï qualifie un peu plus tard de processus
d’étiquetage. Avec cette théorie, les versant subjectiviste et constructiviste sont privilégiés
dans la mesure où le problème public est considéré comme résultant d’une activité collective.
Cependant, nuance importante, l’attention du public est un effet du processus de construction
du problème public, et non la cause de cette construction, comme l’expliquent Pierre-Benoît
Joly et Claire Marris, sociologues à l’INRA, Institut de Recherche Agronomique, et auteurs
de l’étude : La constitution d'un "problème public" : la controverse sur les OGM et ses
incidences sur la politique publique aux Etats-Unis.
Historicité, étiquetage, carrière, trajectoire, chronique, processus de publicisation… Autant de
termes pour autant de propositions d’analyse du problème public, que nous étudierons dans un
troisième point.




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C - Outils d’analyse d’un problème public



Les années passant, les sociologues ont aiguisé leur analyse du problème public, et nous
livrent aujourd’hui plusieurs cadres d’analyse, nous permettant de les mesurer, disséquer et
ainsi d’évaluer leur saillance.


             1) Eléments de classification, par Dominique Raynaud


Sociologue spécialiste des controverses scientifiques, Dominique Raynaud a étudié de
nombreux auteurs de la sociologie du conflit, pour extraire de ce savoir un cadre d’analyse
composé de huit traits, déclinés comme suit :


        1. L’objet :
Selon McMullin, qui écrit en 1987 La controverse scientifique et sa terminologie, les débats
scientifiques peuvent être distingués selon leur sujet. Il existe ainsi les controverses de fait, les
controverses de principes (ou méthodes), et les controverses théoriques.
Dans le cas du débat sur les risques représentés par l’usage du téléphone portable, en restant à
l’échelle scientifique, et non publique, il semblerait que ce soit les méthodes qui fassent
l’objet du débat. En effet, les scientifiques « officiels », missionnés par l’Etat, critiquent les
chercheurs indépendants et leurs résultats, souvent alarmants, sur leur méthode. L’étude de
plusieurs communiqués a révélé en effet que l’argument premier servi par les scientifiques
missionnés par les instances publiques consiste à invalider les résultats de leurs collègues,
prétextant que les effets de l’usage des téléphones portables ne peuvent être étudiés
correctement dans l’immédiat, le comportement des utilisateurs ayant considérablement
évolué, et le portable n’ayant pénétré l’ensemble de la société depuis quelques années
seulement.
Si l’on considère la controverse qui concerne les antennes-relais des opérateurs mobiles,
controverse qui oppose elle les associations de défense de consommateurs, les politiques et les
scientifiques, il s’agirait alors d’une controverse de fait. Car dans ce cas, les différents acteurs
s’opposent sur le taux limite à fixer concernant l’exposition aux ondes électromagnétiques.
Non sur la méthode pour le calculer, ni sur les théories des ondes, mais sur le fait qu’un taux
limite doit préserver la santé de l’ensemble des citoyens, et non seulement des adultes. Car
protéger les enfants, plus vulnérables, obligerait à réduire encore ce taux limite.



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Dominique Raynaud adresse une critique à cette catégorisation des controverses : « elles
n’ont de sens sociologique qu’indirect ». En effet, cette différenciation n’a de sens pour les
sociologues que si les conduites sociales qui en découlent sont elles aussi différentes.
Raynaud suppose alors que les controverses de méthode et de théorie donnent lieu à des
débats plus long que les controverses de fait, dans la mesure où les faits sont « testables » et
peuvent être vérifiés au cours d’expérimentations qui tranchent sur l’hypothèse à privilégier.




           2. La polarité
C’est à Lewis Coser et à ses Fonctions du conflit social, que Raynaud emprunte la notion de
polarité. Il s’agit ici de définir « le nombre de camps qui s’affrontent au cours du débat ».
Dans notre cas, nous semblons être en présence d’un cas de controverse multipolaire avec :
d’une part les industriels et opérateurs de la téléphonie mobile, d’une autre les scientifiques,
puis les politiques, et enfin les associations de défense des consommateurs. S’il est tentant de
rapprocher l’acception de camps à celle d’acteurs, il convient de bien faire la différence,
puisque un groupe peut faire partie du processus de problématisation d’un sujet public, sans
faire partie des camps qui s’affrontent. Nous y reviendrons plus tard, mais il s’agit par
exemple des discours médiatiques, ou de la sphère publique.


           3. L’extension
« Prise au temps t, une controverse peut être plus ou moins généralisée, selon qu’elle naît
entre des chercheurs isolés, ou qu’elle anime de vastes ensembles de chercheurs », écrit
Dominique Raynaud. Dans le cas de la controverse sur la dangerosité des téléphones
portables, il semble qu’elle soit de grande extension, puisque les ensembles de chercheurs
mobilisés sont assez importants, et, quelle que soit leur position, ces groupes sont parfois
internationaux, ou transnationaux, comme dans le cas de l’étude Interphone, réalisée à travers
13 pays. Cancérologues, membres de l’Académie de médecine, ou association de chercheurs
indépendants, ces pôles sont assez importants et étendus pour que la controverse des
téléphones portables soit dite étendue.


           4. L’intensité
Alors que certaines controverses se règlent sans bruit, d’autres sont parfois virulentes.
Raynaud explique que l’intensité d’une controverse est fonction de plusieurs facteurs. Le
premier, primordial : « pour que la controverse soit de quelque intensité, il faut qu’elle


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s’accompagne d’une reconnaissance réciproque des adversaires. Sans quoi, l’escalade n’a
aucune chance de se produire ». Ce facteur est particulièrement pertinent dans la controverse
sur la dangerosité des téléphones portables, puisque les échanges entre les acteurs en jeu ne
sont pas encore très intenses, ni virulents, même si ces rapports évoluent, comme nous le
verrons plus tard. Néanmoins, l’observation de cette controverse sur quelques mois permet de
relever le peu d’importance qu’accordent les décideurs politiques et les chercheurs aux voix
des « contra » antennes et téléphones. S’ils les entendent, ils les écoutent peu, et la récurrence
de leur réponse montre le peu de reconnaissance qu’ils leur portent : agitants les résultats des
études officielles, politiques et scientifiques répètent que « aucune preuve formelle de la
nocivité du portable » n’ayant été apportée, l’inquiétude de ces associations serait nulle et non
avenue. Le dialogue est donc difficile, et la reconnaissance des différents camps semble être
l’une des étapes vers laquelle le problème public est présentement en train de s’engager,
comme le montre le Grenelle des Ondes du 23 avril, en prémisse duquel la Ministre de la
Santé Mme Bachelot avait organisé une table ronde, à laquelle était conviée, en première
partie uniquement, les associations.


           5. La durée
« Les controverses peuvent être ponctuelles, mais celles qui touchent à des problèmes d’une
nature complexe ou partiellement soustraits à l’expérimentation peuvent être longues en se
perpétuant à travers plusieurs générations de chercheurs ». Si la controverse sur la dangerosité
des téléphones portables n’a pas encore essoufflé la première génération de chercheurs, reste
que le camp des contra existe déjà depuis quelques années, et les revendications n’ont cessé
de gagner en visibilité depuis 2003. Notons d’ailleurs que les résultats de l’étude Interphone,
commandée par l’OMS, et qui devaient mettre un terme à cette controverse, sont attendus
depuis 2006. Si le problème public est actuellement en pleine évolution, comme nous le
verrons plus loin, il convient néanmoins de pointer du doigt les années qui ont été nécessaires
à son émergence.


           6. Le type de forum
Il s’agit ici d’identifier les « ressources et instances par lesquelles les contradicteurs peuvent
faire valoir leur point de vue ». S’inspirant de Collins et Pinch, qui écrivent en 1991 La
science telle qu’elle se fait, Dominique Raynaud explique qu’il existe deux sortes de forum.
Soit constituant, via    « la théorisation, l’expérimentation, la publication de revues, des
congrès », soit officieux, en passant par des « articles de vulgarisation, ou des actions


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publicitaires ». Cependant, « toutes les controverses appartiennent au foum constituant ».
C’est lorsqu’elles se développent et s’amplifient que les controverses atteignent ensuite le
forum officieux, qui s’avère en fait être ce que d’autres auteurs appellent l’étape de
publicisation. Au regard de ces données, le problème de la nocivité des portables semble avoir
pris place sur le forum officieux depuis quelques années déjà, avec la multiplication de
campagnes de sensibilisation, de « dépliants d’information » fournis à l’achat d’un nouveau
mobile, de reportages journalistiques, etc.


           7. Le type de reconnaissance
Selon le nombre de camps qui reconnaît l’existence de la controverse, celle-ci peut être
qualifiée d’unilatérale ou de bilatérale. La controverse sur le danger des ondes
électromagnétiques émises par les téléphones portables est aujourd’hui bilatérale, mais ce
depuis peu. Peu intense, comme on l’a vu dans le quatrième point, la controverse n’était pas
considérée comme telle par les politiques et scientifiques des instituts officiels, qui
qualifiaient les inquiétudes de nulles et non avenues, aucun danger n’ayant été prouvé.
Cependant, la récente organisation d’un grenelle des ondes, en avril 2009, a fait entrer la
controverse dans la bilatéralité. Pour preuve, ces quelques mots de Roselyne Bachelot,
interviewée par le Figaro, le 23 avril : « Nous avons organisé cette table ronde, car nous
souhaitons que toutes les pièces du dossier soient mises sur la table et que des personnalités et
organismes d'horizons divers puissent se parler. La controverse doit être levée avec la
participation de tous les acteurs. »


           8. Le type de règlement
« Collins et Pinch proposent de distinguer la façon dont certaines thèses initiales seront
finalement considérées comme inadéquates ». Coup d’arrêt de la controverse, le règlement par
l’adoption ou le rejet d’une hypothèse, paraît encore loin en ce qui concerne celle de la
nocivité des mobiles. Néanmoins, il est intéressant de se pencher sur les deux types de rejet
d’hypothèse que formule ici Dominique Raynaud : lors du rejet explicite, « les hypothèses
avancées suscitent des tests expérimentaux, des expertises », alors que dans le cas du rejet
implicite, « les hypothèses avancées suscitent seulement l’incrédulité ». Impossible à ce jour
de deviner quelle hypothèse sera rejetée lors du règlement du problème, et si ce rejet sera
explicite ou implicite. Cependant, l’observation des discours et des interactions entre les
différents acteurs nous ont permis de relever un certain mépris des politiques et chercheurs
envers, par exemple, les riverains d’antennes-relais qui, armés de certificats médicaux,


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accusaient les opérateurs de les surexposer aux ondes électromagnétiques et ainsi d’avoir
causé maux de têtes et autres pathologies. De même, face aux manifestes et autres
communiqués alarmants émanant de scientifiques indépendants, les instances publiques
feignent souvent l’incrédulité. Le rejet implicite nous apparaît donc probable. Néanmoins, la
multiplication d’études scientifiques commandées par les instances publiques et sanitaires, le
rejet explicite n’est pas exclu.
Par ailleurs, Dominique Raynaud rappelle les travaux d’autres sociologues, notamment
Mendelsohn et McMullin, qui en 1987, proposent une autre dichotomie : celle de la résolution
« qui suppose la découverte d’une solution rationnelle », et de la clôture « qui implique une
procédure formelle de règlement qui n’aboutit pas nécessairement à un accord des parties. ».
Au regard des réunions multipartites que tentent d’organiser les différents acteurs en vue d’un
accord, il semble que le problème public des éventuels dangers du téléphone portable
s’oriente vers une clôture, et non une résolution. En effet, pour de multiples raisons que nous
étudierons dans une deuxième partie, il est peu probable qu’une solution rationnelle soit
trouvée, tandis qu’un règlement formel, via une nouvelle loi et une nouvelle réglementation,
imposant des contraintes équitables à chacune des parties, est la voie que semble prendre la
controverse.
Une autre terminologie, cette fois soumise par Engelhart et Caplan, également en 1987, reçoit
la préférence de Dominique Raynaud : ces auteurs ont analysé les issues de différentes
controverses, pour établir cinq modes de règlement : la perte d’intérêt, la force, le consensus
(la controverse se termine par l’adoption d’une croyance non scientifique), l’argument fondé
(un accord est trouvé à partir de critères scientifiques standards), et la négociation (si la
controverse ne correspond à aucun des modes précédents). Bien que la controverse sur la
dangerosité de la téléphonie mobile semble encore loin d’un quelconque règlement, son
évolution actuelle, et ses caractéristiques, nous incitent à formuler l’hypothèse que le
consensus et la négociation sont les deux modes de règlement les plus probables. Voyons tout
d’abord ce que serait le consensus. L’adoption d’une croyance non scientifique : il pourrait
s’agir de la mise en place d’une réglementation, juridique qui contraigne chaque partie à un
faire des concessions, puisque l’argument fondé, c’est à dire l’accord à partir de critères
scientifiques, nous paraît compromis. La négociation, telle qu’Engelhart et Caplan la
définissent, est elle aussi envisageable : « les agents poursuivent le débat en mettant en place
des règles de procédure permettant de parvenir à un accord probable ». La négociation, en ces
termes, rappelle le principe de précaution, qui, juridiquement, impose que le doute sur
l’innocuité d’un produit ou d’un phénomène entraîne la poursuite des recherches


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scientifiques. Le principe de précaution serait alors ces « règles de procédure », qui
permettent, à terme, de parvenir à un règlement explicite, avec la reconnaissance de l’une des
hypothèses scientifiques.
Dans tous les cas, le règlement par perte d’intérêt nous paraît peu envisageable, en
considération de le part qu’occupe la téléphonie mobile dans notre vie quotidienne. Enfin, le
règlement par la force paraît quasiment impossible, au vu de l’émoi que cette controverse
suscite dans les discours médiatiques et publics.




           2) L’importance des facteurs sociaux : Simmel et Coser


En plus des éléments de classification précédemment énumérés ci-dessus, Raynaud agrémente
son ouvrage sur les controverses d’éléments d’analyse fournis, entre autres, par Georg
Simmel et Lewis Coser, deux auteurs majeurs de la sociologie du conflit.
Nous avons relevé au fil de nos lectures quelques unes de leurs idées, permettant une analyse
fine des controverses.
Pour commencer, c’est dans Le conflit, en 1992, que Simmel met en valeur l’importance de
certains facteurs sociaux dans l’étude d’une controverse, et de son évolution. Ainsi explique-t-
il que la force de l’antagonisme entre les acteurs est plus grande encore lorsqu’ils partagent
des caractéristiques communes, telles que « des qualités similaires » et « l’appartenance à un
contexte commun ». Or, l’analyse du problème public de la téléphonie mobile révèle que les
acteurs en jeu viennent d’arènes aussi diverses que celles de l’industrie, de la politique, de la
recherche scientifique, de la défense de l’environnement… Ces acteurs ont peu de chose en
commun, ce qui expliquerait peut être le peu d’intensité de la controverse, du moins à ses
débuts, aux alentours de 2003.
Cette notion de facteur social exprimée ici par Simmel semble être héritée de Lewis Coser,
qui, dans Les fonctions du conflit social, en 1982, expliquait déjà qu’ « un conflit est d’autant
plus violent que les adversaires sont liés ». Il explique même cette donnée en incriminant la
« société moderne », qui « empêche, jusqu’à un certain point, les clivages fondamentaux »,
tant les acteurs proviennent de sphères éloignées. Par la suite, Coser est allé plus loin encore,
mettant en relief toutes les dynamiques en jeu dans un conflit, au sein d’un groupe et entre les
groupes. Ainsi, il explique que, quelque soit l’intensité d’un conflit, dès son émergence, celui-
ci « renforce la cohésion à l’intérieur de chaque groupe ». Cette théorie trouve une résonnance
dans notre travail, puisque nous avons observé le rapprochement de certains membres d’un


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groupe au fil de l’évolution du problème. Ainsi, les associations de défense de
l’environnement et de défense des consommateurs, rassemblées du côté des « contra », ont
accordé leurs discours, puis leurs actions, missionnant chacune un de leurs délégués pour
aller, au côté de leur homologue d’une association semblable, au devant d’une ministre ou
d’un institut sanitaire.
En outre, Coser a mis en parallèle la dimension d’un groupe et le degré d’engagement de ses
membres, entre lesquels « il existerait une corrélation négative » : plus le groupe est étendu,
moins il exige un engagement de chacun de ses membres. Or il semble que le rapport entre
ces ceux variables se vérifie lors de l’observation de notre controverse, concernant la nocivité
de l’usage des téléphones portables. En effet, le groupe des chercheurs officiels, nombreux et
rassemblés au sein d’un réseau étendu à l’international, semblent se contenter de leur parution
officielle de résultats, tandis que les chercheurs indépendants, moins nombreux, se montrent
plus visible dans l’espace visible, et plus engagés. Cependant, il convient d’apporter une
critique à cette corrélation : l’engagement d’un groupe et donc de ses membres est également
très dépendant de leur rôle dans la controverse, de leurs actions et de leurs alliés. Ainsi, il
paraît évident que les chercheurs affiliés à des études scientifiques officielles, puisque
mandatés par des institutions publiques, s’expriment peu hors de ce cadre.
En plus de ces différents facteurs, Lewis Coser a démontré que « la fin d’un conflit est
d’autant plus rapide que le conflit se déroule dans un cadre institutionnalisé ». Ainsi, si une
controverse s’épanouit et évolue sans le cadrage d’un représentant ou d’une institution
publique, « le perdant n’est pas obligé de reconnaître qu’il a perdu, ni même de s’en rendre
compte ». Si les pouvoirs publics se sont aujourd’hui saisis du problème public de la
téléphonie mobile, il semble que la reconnaissance de la controverse n’ait pas toujours été
« bilatérale », pour en revenir éléments de classification de Raynaud. En effet, pendant
quelques années, les demandes de réglementation et de recherches complémentaires émanant
d’associations de défense de l’environnement ou de consommateurs, n’ont reçu aucune
attention des pouvoirs publics, d’où, peut-être, un début d’explication quant au temps qu’a
nécessité l’émergence de ce problème public, nouvellement institutionnalisé, mais ceci selon
un cadrage encore flou, comme nous le verrons plus tard (en II – 3).




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3) L’historicité d’un problème public : définir les étapes de son évolution

« Le problème public acquiert les dimensions cognitives et normatives par le processus
social » : Christian Rinaudo, dans son texte Qu’est-ce qu’un problème social ?, pose
clairement la dimension de processus. Ainsi un problème public se construit et est le résultat,
en évolution permanente, d’un ensemble de définitions et d’actions auxquelles contribuent ses
acteurs. Citons ici Spector et Kitsuse, qui, en 1987, dans Constructing Social Problems,
définissent le problème public comme « les activités d’individus ou de groupes qui expriment
des griefs et des revendications par rapport à des conditions supposées. L’émergence d’un
problème social est contingente à l’organisation des activités affirmant le besoin de réduire,
d’améliorer ou de changer des conditions. Le problème central d’une théorie des problèmes
sociaux est de rendre compte de l’émergence, de la nature et du maintien des activités de
revendications et de leurs réponses ». Rinaudo explicite ces propos en définissant ce que sont
les activités de revendication : « déposer des plaintes, intenter des procès, organiser des
réunions, des conférences de presse, rédiger des lettres de protestation, organiser des boycotts,
des grèves, etc. ». Nous sommes ici en présence d’une pensée constructiviste, ou subjective,
puisqu’il s’agit de mesurer les actions et revendications du public. Cependant, les valeurs du
fonctionnalisme ne sont pas abandonnées, car ce sont elles qui vont donner le cadre d’analyse
de ce fameux processus.
Ainsi, parmi les premiers à avoir écrit une « histoire » du problème public, nous retrouvons
Fuller et Myers qui déclinent le processus en trois étapes : une « prise de conscience », suivie
d’une « détermination de politiques publiques », et enfin d’une « mise en place des
réformes ». Rapidement critiquée car insuffisante, cette première analyse du processus sera
suivie de propositions plus détaillées.
Ainsi, Howard Becker, puis Robert K. Merton développent la notion d’ « étiquetage » :
d’abord attribuée à la sociologie de la déviance pour expliquer la formation du statut de
« outsider », l’étiquetage est entendu dans les théories interactionnistes comme un ensemble
d’actions par lesquelles des individus vont « publiquement disqualifier » une personne en la
définissant comme déviante par rapport aux normes du groupe. La sociologie des problèmes
publics a donc repris le concept d’étiquetage a son compte pour expliquer le processus par
lequel un conflit accède au rang de problème public, en s’armant des dimensions cognitives et
normatives nécessaires à son déploiement dans l’espace public. Ainsi, les protagonistes
« étiquettent » un phénomène comme problématique dès lors qu’il montre « un décalage




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substantiel antre les normes socialement partagées et les conditions réelles de la vie
sociales », comme l’écrit Merton.
Par ailleurs, le concept de l’étiquetage est développé plus tard, en 1991, par Felstiner, Abel et
Sarat qui y voient trois étapes. La première, « naming », consiste à étiqueter une situation, un
état de fait, comme non conforme aux normes, et donc comme problématique. Il s’agit ensuite
d’étiquetter des groupes ou individus comme responsables de cette situation, c’est la phase du
« blaming », qui précède le claiming : il s’agit alors de la publicisation des revendications,
visant la mise en place de solutions.
Au travers de ces différents cadres d’analyse, on saisit l’importance du processus de
publicisation des revendications. Ainsi, Joseph Gusfield, dans son ouvrage La culture des
problèmes publics : l’alcool au volant (1981),             développe cette idée en parlant
« d’expériences individuellement vécues en ressources publiques », qui investissent l’espace
public, et ce via une mise en scène des « qualités dramaturgiques, cérémonielles et rituelles ».
Les scènes de discours et d’actions doivent donc être les principaux terrains d’exploration du
sociologue.
Daniel Cefaï intègre d’ailleurs ce principe lorsqu’il énonce dans La construction des
problèmes publics, définitions de situations dans les arènes publiques (1996), son propre
cadre d’analyse, qu’il appelle « histoire naturelle ».
La première phase correspond à la « conversion de difficultés d’ordres publics en problèmes
publics », de la part d’un premier groupe d’acteurs, les revendicateurs, qui vont désigner des
responsables, et formuler des « griefs » à leur encontre. Ensuite, vient la phase de
l’établissement du problème public, qui requiert une confrontation de définitions et de
discours. En effet, l’arène publique ne vient à exister que si les différentes scènes publiques
s’entrechoquent dans un concours d’actions de revendication et de stratégie de
communication. Cefaï énonce ensuite « l’intervention des pouvoirs publics » comme étant la
troisième phase de « l’histoire naturelle » d’un problème public, qui est alors
« institutionnalisé », ce qui, comme le précise l’auteur, « n’abolit pas sa dimension
conflictuelle et polémique ». Il s’agit durant cette phase de « reformuler » les revendications
dans un langage judiciaire et administratif, et de nommer des personnels délégués à
différentes tâches (par exemple la création d’un poste de médiateur) : autant d’actions qui
participent de la « bureaucratisation » du problème public, qui va permettre de fixer les
objectifs à atteindre en vue de la résolution du conflit. Enfin, une quatrième phase consiste à
clôturer le problème public, à l’aide d’un plan d’actions, ou, au moins, de promesses, visant à



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répondre aux demandes des différents protagonistes, et ce dans un consensus parfois très
relatif.
Ces différents canevas proposés, pour l’instant encore abstraits, restant, comme le précise
Daniel Cefaï, de simples « orientations pour le regard du sociologue », qui devra étudier les
champs d’actions et de discours des différents protagonistes pour évaluer la « carrière » d’un
problème public, car la variété des cas est telle, qu’aucun ne saurait se laisser réduire à une
« modélisation » aussi figée.
Désormais armé de ces différents concepts, nous pouvons aborder la deuxième partie de notre
mémoire qui, sera l’occasion d’évaluer la « carrière » et la saillance du problème public de la
téléphonie mobile.




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II – Evaluation de la saillance d’un problème public

Pour comprendre et étudier l’évolution d’un           problème public, il est nécessaire de le
déconstruire, étape par étape, acteur par acteur, et discours par discours. Ainsi, cette deuxième
partie de notre mémoire sera l’occasion de vérifier une à une les hypothèses posées en
introduction. Nous commencerons ainsi par l’analyse des différentes arènes et de leurs
discours, après quoi nous nous intéresserons plus particulièrement à l’arène scientifique, avant
de finir, dans un troisième temps, sur le rôle du principe de précaution dans l’évolution de ce
problème public qu’est la question de la dangerosité des ondes électromagnétiques émises par
la téléphonie mobile.



       A - Une arène publique cloisonnée


Scientifiques,   politiques,   industriels,   opérateurs,   citoyens,   associations,   administrés
juridiques… Les acteurs en jeu dans la controverse sur le danger de la téléphonie mobile sont
nombreux, et originaires de différents corps professionnels et sociaux, d’où des valeurs et des
schémas de pensée souvent bien différents.
Afin d’analyser les protagonistes de cette controverse sur les téléphones portables, nous
utiliserons le concept des « arènes », emprunté aux sciences politiques pour désigner « des
lieux symboliques de confrontation qui influencent les décisions collectives et les politiques
publiques », comme l’écrit Pierre-Benoît Joly, sociologue à l’Inra, dans son étude sur la
controverse des OGM aux Etats-Unis.



       1) La non-transversalité des arènes

Pour commencer, nous pouvons reprendre la théorie de Daniel Cefaï qui explique dans
Construction des problèmes publics que l’arène publique ne se forme qu’à travers la
construction du problème public : « [la sphère publique] se constitue transversalement à
différents champs d’institutions, se joue sur diverses scènes publiques, relève de multiples
sphères d’action publique où des acteurs spécialisés usent de stratégies, recourent à des
savoir-faire et à des savoir-dire, appliquent des règles et des réglementations (…), se meuvent
dans des registres de discours et d’action distincts ».




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A travers cette citation, on comprend que l’arène publique dans laquelle peut s’ancrer un
problème public, n’existe finalement que lorsque ses différents protagonistes ont trouvé un
champ de communication, où la confrontation des idées puisse se faire sur la base du partage
des mêmes données et du même langage. Le problème est que dans le cas de la controverse
sur la téléphonie mobile, les différentes arènes semblent évoluer dans une arène publique
cloisonnée, où chaque acteur reste figé sur sa définition du monde et du risque que représente
la téléphonie mobile.
Ainsi, l’une des premières étapes de « l’historicité » ou de la « carrière » d’un problème
public consiste en une compétition pour imposer sa propre vision de la controverse, ou son
propre « cadre » d’analyse, comme l’a écrit Ervin Goffman dans sa « Frame Analysis ».


                        1. L’arène scientifique


Expériences, communiqués de presse, ouverture de leurs laboratoires lors de visites
organisées sont les principaux modes d’action et d’expression des experts scientifiques, tandis
que les normes, taux, et statistiques sont leurs principaux, sinon uniques outils d’analyse.
Voyons plutôt ces quelques extraits du Communiqué de l’Académie de Médecine du 17 juin
2008 :
« Les risques potentiels des téléphones portables ont fait l’objet de très nombreuses études,
justifiées par le développement massif de la téléphonie mobile depuis 1993. Ces études
relèvent soit d’une approche expérimentale (sur l’animal, sur des cultures cellulaires, voire sur
des végétaux) soit d’une approche épidémiologique fondée sur des études cas-témoins. (…)
Les résultats de ces études partielles sont pour le moment rassurants :
    - Les six études qui examinent les cas de neurinomes de l’acoustique ne montrent pas
        d’augmentation du risque, avec une incertitude à lever pour les utilisateurs depuis plus
        de dix ans ;
    - Les cinq études sur les méningiomes ne montrent pas d’augmentation du risque ;
    - Aucune des six études concernant les gliomes ne montre de risque significatif
        d’utilisation du portable mais le regroupement des études anglaises et nordiques
        montre un risque relatif de 1,39, à peine significatif (intervalle de confiance à 95% :
        1,01 – 1,92) pour une utilisation du portable supérieure à 10 ans et du même côté que
        la tumeur. »

On note ici l’habile rhétorique employée pour parler des risques : les résultats utilisées ne sont
ceux d’études restées « partielles », et les risques sont « à peine significatifs ». De même
concernant ces « neurinomes », il reste « une incertitude à lever », alors que, pas moins de
quelques mots plus tôt, les « six études qui examinent les cas de neurinomes de l’acoustique
ne montrent pas d’augmentation du risque ». Les lecteurs les moins avertis, ou les plus



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pressés, tels que les journalistes de certains rédactions, passent aisément à côté de cette
« incertude à lever » qui concerne les utilisateurs depuis plus de dix ans, soit la majorité des
adultes qui atteindront bientôt leurs trente ans.
Le cadrage des scientifiques, du moins ceux qui tentent de rassurer les utilisateurs, est on ne
peut plus clair. Pour eux, le problème public est nul et non avenu, preuve ayant été faite par
« de nombreuses études » de l’innocuité de l’usage des portables, en tous cas dans les
conditions d’évaluation, d’ailleurs établies par ces seuls et mêmes experts.
Avant de passer au cadrage fait par la sphère politique, citons Jeanne Chabbal qui a publié
dans la revue Politix, en 2005, une étude sur une usine chimique, intitulée Le risque invisible,
la non émergence d’un problème public : « Pour les autorités technicoadministratives, le
risque industriel [représenté par les ondes électromagnétiques] existe mais « il ne fait pas
problème » dans la mesure où il est déjà repéré et encadré grâce au classement Seveso
[principe de précaution]et à la prise en charge que ce dernier implique ».




                       2. L’arène politique


Pour les responsables politiques, il s’agit de composer avec d’une part les inquiétudes
énoncées par les consommateurs, d’une autre, les exigences des opérateurs et des industriels,
et enfin avec les discours purement scientifiques des experts. Premier destinataire visé par ces
différentes revendications ou ces discours, les politiques ne peuvent renier l’existence de la
controverse, mais affichent en revanche leur volonté d’y mettre un terme. D’ailleurs, résoudre
une controverse semble simple dans la bouche des politiques. Ils énoncent la nécessité
d’entendre chaque protagoniste, puis rappellent que les décisions leurs reviennent de droit.
Voyons ces quelques lignes d’interviews de Madame Bachelot, Ministre de la Santé, extraites
d’un article publié dans l’édition du Figaro du 22 avril 2009, veille de l’ouverture du Grenelle
des Ondes :
« Nous avons organisé cette table ronde, car nous souhaitons que toutes les pièces du dossier
soient mises sur la table et que des personnalités et organismes d'horizons divers puissent se
parler. La controverse doit être levée avec la participation de tous les acteurs. Je suis élue dans
une circonscription dont le nord est en zone blanche, les portables ne passent pas. Les
habitants me réclament sans arrêt d'être équipés. Eux aussi doivent être entendus. Nous avons
décidé que toutes les questions concernant les téléphones portables, les antennes relais et le
WIFI devaient être abordées. Même si les antennes-relais cristallisent aujourd'hui l'attention,
le téléphone mobile, par sa très grande proximité avec l'utilisateur, expose davantage au
rayonnement électromagnétique ».



                                                                                                26
Preuve de son habileté rhétorique, la Ministre de la Santé parvient ici à tenir le discours d’un
acteur neutre, réceptif, tout en glissant que, quelles que soient les revendications des
associations, certains consommateurs, eux, réclament le droit à la couverture mobile. Ainsi,
avant même que la rencontre avec les différents protagonistes n’ait lieu, cette responsable
politique impose son cadrage, que l’on pourrait résumer ainsi : j’organise un grenelle pour
parler des ondes, certes, mais sachez qu’en tant que décideuse politique, je suis en charge de
deux obligations : protéger les consommateurs, mais aussi veiller à l’uniformité de la
couverture réseau du territoire français ». Dès lors, la question des risques représentés par les
ondes électromagnétiques ne saurait être perçue par cette arène avec le même cadrage que
celui, par exemple, des associations.



                       3. L’arène associative


Quelles sont les armes des associations ? Quelle est leur définition du problème ? Comment
énoncent-elles leurs revendications face à des arènes dont les systèmes de pensée et de valeurs
divergent ? L’étude de la controverse nous a permis de noter que l’arène des « contra »
s’appuie beaucoup sur des laboratoires d’experts indépendants pour réaliser des contre-études.
Ainsi, les normes, les taux limites, les mesures d’exposition aux ondes sont une grammaire
bien connue des associations, qui se sont ainsi emparées des outils scientifiques. Ce qu’il est
intéressant d’analyser ici, c’est la façon dont ces contra détournent les outils scientifiques
pour servir leur cadrage du problème. Livrons ici quelques lignes extraites d’une tribune
publiée le 24 avril dernier sur le site d’information www.rue89.com par Stéphen Kerckhove,
délégué général de l’association Agir pour l’Environnement :
« Depuis 2001, date de la publication du premier rapport d'expertise sur le sujet, la situation
n'a cessé de se dégrader, lentement mais sûrement. Le tête-à-tête entre les riverains d'antennes
relais et les opérateurs s'est progressivement doublé d'un casse-tête pour le gouvernement !
Cette controverse démontre par l'absurde que l'absence circonstanciée de la puissance
publique en matière de politique sanitaire finit toujours par rejaillir d'une façon ou d'une autre
sur la scène publique. Le pourrissement de la situation est né, notamment, de l'incapacité de
l'expertise officielle à penser la complexité et reconnaître l'incertitude ambiante, amenant
certains scientifiques à énoncer doctement une vérité, LA vérité ; une sorte de vérité révélée,
incontestable, unilatérale. (…)
La France dispose ainsi de l'une des réglementations les plus laxistes au monde. Les seuils
d'exposition respectivement de 41 et 58 volts par mètre pour les bandes de fréquences 900
MHz et 1800 MHz furent fixés par un décret paru le 03 mai 2002.
Nombre de pays européens ont d'ores et déjà modifié leur réglementation en adoptant des
seuils plus protecteurs. La Suisse devrait ainsi bénéficier d'un seuil de 0,6 V/m en 2012 pour
les sites sensibles. ».


                                                                                               27
Si l’expertise officielle se contente d’énoncer « une sorte de vérité incontestable et
unilatérale », les associations s’appliquent ici à les analyser d’un point de vue « social ». En
effet, si les lecteurs ne voyaient pas le problème d’un taux de 41 volt/mètre sur le territoire
français, tel qu’il est énoncé par les experts français, en revanche, une fois ces informations
comparées aux données d’autres pays, l’enjeu apparaît beaucoup plus clairement. En publiant
ces informations, et énonçant les taux d’expositions aux ondes, les associations se saisissent
de données scientifiques pour les démocratiser, les recontextualiser dans un espace public et
social, ici l’Union Européenne.


                      4. l’arène des opérateurs


L’étude du discours des opérateurs de téléphonie mobile nous offre encore une nouveau
cadrage du problème. Ici, seule la réglementation compte, comme le montre cet extrait de la
rubrique « mon téléphone et ma santé » du site Internet de l’Afom : l’Association Française
des Opérateurs Mobiles :
« L’exposition aux ondes radio doit toujours être inférieure au seuil correspondant à
l’émetteur : 28 V/m pour la radio FM, 31 V/m pour la télévision, 41 V/m pour la téléphonie
mobile à 900 MHz, 58 V/m pour la téléphonie mobile à 1800 MHz et 61 V/m pour la
téléphonie mobile UMTS (3ème génération).
Toutes les antennes-relais de téléphonie mobile en service en France respectent cette
réglementation.
Quelques pays ont fixé des seuils plus faibles. Ces seuils sont arbitraires et sans fondement
scientifique. Ils ne sont recommandés ni par l’OMS, ni par les groupes d’experts sanitaires
consultés par les pouvoirs publics ».

A la lecture de ces quelques lignes, on note que les opérateurs ne parlent ni de risque, ni de
cancer, ni d’électro-sensibilité ou encore d’incertitude sur l’augmentation de « neurinomes »,
comme le font les autres acteurs. Seule la législation importe, puisque c’est elle seule qui
pourrait punir les opérateurs en les désignant responsables. Dès lors, prouver leur conformité
à la réglementation semble être l’obsession la seule obsessions de cette arène. Peu importe,
d’ailleurs, si d’autres pays ont choisi des taux plus faibles pour protéger la société civile,
puisque cette décision repose sur des expertises scientifiques qui n’ont pas été commandées
par les institutions sanitaires… On comprend donc que pour les opérateurs, seules les études
commandées et exécutées par des organismes institutionnels sont crédibles. Avec un tel
raisonnement, l’arène associative et les experts indépendants sont de suite évacués de la
discussion.


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Ainsi donc, cette rapide comparaison nous a permis de mettre en exergue la différence, et
même parfois l’incompatibilité des systèmes de pensée et de valeurs en place dans ces arènes.
Pierre-Benoît Joly et Claire Marris, sociologues à l’INRA, et auteurs de l’étude : La
constitution d'un "problème public" : la controverse sur les OGM et ses incidences sur la
politique publique aux Etats-Unis, mettent d’ailleurs en mots l’effet de cloisonnement qui
découlent de telles différences de définition :
« Chacune des arènes est caractérisée par sa propre logique de sélection des problèmes, par
des ressources, des référents symboliques et une grammaire spécifique. Selon les arènes dans
lesquelles sont portés les débats, les ressources dont bénéficient les différents protagonistes
auront plus ou moins d'importance. (…) Dans l'arène scientifique, c'est la preuve
expérimentale et la statistique; dans l'arène juridique, les principes juridiques et la
jurisprudence; dans l'arène économique, l'argent et le profit; dans l'arène médiatique les
montées en généralité et la référence aux valeurs ».
Dans ce contexte, les différentes arènes apparaissent donc cloisonnées. Elles ne partagent pas
les mêmes définitions du problème, du risque, des normes, n’utilisent pas les mêmes outils, ou
alors pas de la même façon, d’où la difficile mobilisation de l’arène publique, celle-même
dont Cefaï rappelle qu’elle ne préexiste pas le problème public, mais se constitue à travers lui,
dès lors que la confrontation et les échanges opèrent entre les différentes arènes.
Or ici, l’arène publique semble être seulement au début de sa constitution, comme nous le
verrons plus tard. Cependant, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que ce cloisonnement des
arènes empêche la circulation du problème dans une arène publique qui est normalement le
lieu de résolution de la controverse. Cette théorie a également été posée au cours d’autres
études sociologiques : Jeanne Chabbal, auteure de l’étude Le risque invisible. La non-
émergence d’un problème public a ainsi écrit : « Les définitions du problème des risques
industriels produites par les différents acteurs évoqués ne peuvent se rejoindre tant elles
renvoient à des ordres de valeurs incompatibles et à des univers sociaux cloisonnés. Cette
hétérogénéité est un des premiers facteurs de blocage de l’émergence du problème ».
Ainsi, au lieu de passer transversalement d’arène en arène, en suivant le fil d’une grammaire
et d’un ensemble de valeurs partagées, le problème public stagne dans chacune des arènes, qui
sont positionnées verticalement, certaines en dominant d’autres, aujourd’hui encore. Ulrich
Beck, auteur de la Société du risque, s’est d’ailleurs intéressé aux conditions d’évolution d’un
problème public, et écrivait déjà en 1987 : « La démarche présuppose une interaction qui
transcende les frontières entre disciplines, entre catégories de citoyens, entreprises,
administrations et domaines politiques ou – ce qui est plus vraisemblable, - elle finit par se


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répartir entre les différents domaines en prenant la forme de définitions contradictoires et de
conflits de définition ».



               2) L’exception de l’arène scientifique

Nous venons de le démontrer, le problème public de la téléphonie mobile souffre d’un
cloisonnement des arènes. En effet, les différents protagonistes n’ont pas la même conception
des enjeux ni la même définition du risque. Cependant, il convient de nous attarder sur le cas
de l’arène scientifique, qui semble elle faire exception puisque c’est la seule à traverser
l’ensemble de l’arène publique. Ses outils, son vocabulaire, ses mesures : autant d’éléments
scientifiques dont se saisissent les autres acteurs du problème public pour en parler.


                       1. L’omniprésence de l’arène scientifique


Ainsi, pour parler des risques de la téléphonie mobile, chaque arène commande ses propres
expertises, puis brandit ses propres chiffres d’exposition aux ondes électromagnétiques.
Le recours aux outils scientifiques semble donc traverser l’ensemble des modes d’actions des
protagonistes. Cependant, nous l’avons déjà évoqué un peu plus haut, les différents acteurs ne
manquent pas d’adapter ces outils à leur propre systèmes de valeurs :


  a. L’arène politique, lorsqu’elle parle de taux ou de normes, s’empresse de préciser que ces
      données sont objectives et proviennent de sources fiables : «[les normes d’exposition]
      suivent exactement les standards préconisés par la Commission internationale de
      protection contre les rayonnements non ionisants (ICNIRP), organisation non
      gouvernementale reconnue officiellement par l'Organisation mondiale de la santé
      (OMS), évaluant les résultats scientifiques du monde entier ».
  b. L’arène associative se sert elle aussi des taux, certes, mais pour les comparer aux taux
      fixés dans d’autres pays, et ainsi faire ressortir le laxisme de la politique sanitaire
      française en comparaison avec celle des ses homologues.
  c. L’arène des opérateurs, quant à elle, lorsqu’elle utilise les outils scientifiques, le fait
      pour légitimer l’émission d’ondes par ses antennes-relais, et pour se décharger de toute
      responsabilité, puisque « les seuils en vigueur en France sont recommandés par la
      Commission Européenne, le Parlement Européen et le Conseil de l’Union Européenne ».
      (Source : Site de l’AFOM : Association Française des Opérateurs Mobiles). Les


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2. Le transcodage de Lascoumes, inversé


On l’a démontré, le vocabulaire et les outils scientifiques sont largement exploités par les
autres arènes, même celles qui lui sont concurrentes. Cependant, elles savent les détourner
pour leur donner une fonction autre que celle de la preuve.
Cet aspect est particulièrement intéressant car il se rapproche de la théorie du « transcodage »
formulée par Pierre Lascoumes, auteur de Agir dans l’indécision. A ceci près que lorsqu’il
parle de transcodage, le sociologue définit la capacité d’un acteur à « intervenir dans
différentes arènes afin de redéfinir les problèmes et les enjeux par un jeu de valorisation
différentielle des ressources » qu’il maîtrise suffisamment pour « les utiliser de la façon dont
elles sont définies et utilisées dans chaque arène ».
Or ici, c’est un phénomène similaire, mais inversé, qui semple opérer. En effet, politiques,
associatifs et opérateurs mobiles recourent aux ressources scientifiques en les inscrivant dans
leur propre arène, mais en conservant leur définition des enjeux et des problèmes.
Cependant, chez Lascoumes, la capacité de transcodage d’un acteur lui permet souvent de
s’installer sur l’ensemble des arènes et ainsi de faire régner ses définitions sur l’arène
publique et donc sur le devenir du problème public.
Or ici, il convient de faire remarquer que chacune des arènes ne fait qu’emprunter sa
grammaire, ses outils, à l’arène scientifique, et conserve sa propre définition et son propre
système de valeurs. L’arène scientifique est donc transversale, mais n’emmène pas pour
autant l’arène publique avec elle. En effet, le conflit de définitions demeure, et les arènes
restent cloisonnées.
Cependant, cette opération de « transcodage inversé » nous guide vers une nouvelle
hypothèse : celle de la suprématie de la science au cœur de ce problème public.




                                                                                             31
B - L’échec de la seconde modernité



«Si nous avons de la peine, en France, à absorber la leçon de Beck, c'est parce que les
Français se pensent toujours modernes sans voir la discontinuité béante entre société
industrielle et société postindustrielle. Ils pensent encore qu'une maîtrise par la science et la
technologie restera possible. Leur confiance dans l'administration savante et dans l'avancée
inéluctable d'un front de modernisation n'a pas varié ».
Par ces mots, Bruno Latour, dans Nous n’avons jamais été modernes, explique ce qui selon
Ulrich Beck représente l’échec de la société contemporaine.
Car avec l’industrialisation, l’individu a gagné en liberté, s’est affranchi des carcans de la
famille nucléaire, de la foi, pour élire lui-même les racines auxquelles il veut se rattacher. La
seconde modernité était donc l’occasion d’un cadre de vie plus large, d’une liberté accrue. Or,
selon Beck, l’individu de la seconde modernité a raté son envol, et est resté lié à « l’Etat
savant ».


                     1) Une semi-modernité


« Les débats sur les risques encourus mettent en lumière les fractures et les gouffres qui, dans
le rapport aux potentiels de danger produits par la civilisation, séparent rationalité scientifique
et rationalité sociale. On ne parle pas des mêmes choses. D'un côté, on pose des questions
auxquelles l'autre côté ne répond pas, de l'autre, on répond à des questions qui, formulées
ainsi, passent à coté de ce qui est réellement demandé et de ce qui est cause des angoisses ».
Cet extrait de La société du risque, montre l’écart existant entre les deux types de rationalités
énoncés par Beck.


                       1. L’institutionnalisation de la science


L’industrialisation de la société s’est accompagnée d’une institutionnalisation de la science,
qui est pour Beck une véritable « contre-modernité ». En effet, au lieu de penser par lui-
même, l’individu s’en remet perpétuellement aux « experts », à la démonstration
mathématique. Au lieu d’appliquer les nouveaux schémas de libre pensée que lui offrent la
seconde modernité, l’homme moderne se retourne toujours vers ceux que Latour appellent
« les blouses blanches ».



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Or, dans le cas du problème public de la téléphonie mobile, comme dans n’importe quelle
situation de risque, s’en remettre à la rationalité scientifique plutôt qu’à la rationalité sociale
est lourd de conséquences. En effet, les scientifiques se limitent à « des estimations de risques
quantifiables précis survenant à l'occasion d'accidents probables. D'emblée, le risque se trouve
réduit à sa seule dimension de maniabilité technique. Or, pour les larges pans de la
population, c'est au contraire le potentiel de catastrophe (…) qui est au cœur du problème. La
probabilité pour que se produise un accident, si infime soit-elle, est toujours trop grande
lorsqu'un seul accident a l'extermination pour conséquence », explique Ulrich Beck.
Si ce n’est ici pas « l’extermination » qui est en jeu, l’écart entre les deux rationalités reste tel
que la société civile peut voir un danger là où les scientifiques n’en verront aucun , sinon très
peu.
Ainsi, en fixant des seuils, des normes, les scientifiques ne voient là rien d’extravagant ou
d’anti-naturel. Ils ont fait des expériences, ont confronté pendant des mois les résultats, pour
pouvoir assurer qu’en dessous de tel taux, une substance, ici les ondes électromagnétiques,
restent inoffensives pour l’homme.
C’est le problème des fameux « taux limites » que l’on retrouve dans toutes les controverses
scientifiques, et que l’auteur de La société du risque met très bien en lumière ici : « Les taux
limites de présence « acceptable » de substances polluantes (…) réussissent le tour de force
d’autoriser les émissions polluantes tout en légitimant leur existence, tant qu’elle se cantonne
en deçà des valeurs établies. (…) Il est possible que les taux limite permettent d’éviter le pire,
mais ils servent aussi à « blanchir » les responsables : ils peuvent se permettre d’empoisonner
« un peu » la nature et les hommes. [Ceci] met en valeur le principe autrefois évident selon
lequel il ne faut pas s’intoxiquer les uns les autres. Il serait d’ailleurs plus juste de dire : ne
pas s’intoxiquer totalement. (…) Il n’est pas question d’empêcher l’intoxication, mais de la
cantonner dans des limites acceptables. L’exigence de non-intoxication, qui paraît pourtant le
fait du bon sens le plus élémentaire, est donc rejetée parce que utopique. Avec les taux
limites, ce petit peu d’intoxication qu’il s’agit de fixer devient normalité. Les taux limites
ouvrent la voie à une ration durable d’intoxication collective normale ».
A première vue, les taux limites nous paraissent un compromis intéressant pour tirer partie du
confort proposé par les technologies du sans fil, sans en subir les méfaits, puisque nous avons
les moyens de contrôler notre exposition et de surveiller que celle-ci reste en-deçà du seuil
limite fixé par les instances scientifiques et politiques.
Pourtant, à bien y penser, notre environnement est saturé de toute part de substances et de
radiations. Que nous acceptons puisque les technologies et l’industrie restent en conformité


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avec les taux limites fixés au préalable. Il s’agit donc bien, de la part de la société civile, d’un
déni du principe selon lequel on ne tue pas, pas même un peu.
C’est précisément dans ce type de situation que se dessine la société du risque de Beck. Une
société que la modernité a conduit à accepter la menace, tout en cherchant à s’en protéger :
«l'exigence de survie et la reconnaissance du danger sont contradictoires. Et c'est cette fatalité
qui donne tout son poids existentiel au débat sur les critères de mesure ou de distinction, sur
les effets à court et à long terme. On diagnostique le danger au moment même où on établit un
constat d'impuissance, où on comprend qu'on ne peut y échapper ».
Avec l’institutionnalisation de la science, la société civile se retrouve imbriquée dans un
système de pensée où domine la rationalité scientifique. Ainsi, même lorsqu’il s’agit
d’adresser des critiques à l’arène scientifique, l’arène associative n’a d’autre choix que
d’emprunter son langage et ses outils. Car comment prouver la présence d’un risque
autrement qu’en recourant aux outils de mesure que la science a rationalisés ?


                       2. Le nécessaire retour à la rationalité sociale


S’il nous paraît difficile de parler du problème public des téléphones portables sans recourir
aux instruments scientifiques, c’est parce que la société de la seconde modernité a accepté de
baigner dans une société de l’expérimentation et de la rationalisation mathématique, logique.
Nous avons laissé s’imposer la rationalité scientifique, trop heureux de pouvoir nous en
remettre à des sciences « exactes ». En effet, comme l’explique Ulrich Beck, ‘on s'est mis à
adopter un modèle dans lequel la modernité est ramenée à une opposition entre technique et
nature, opposition dans laquelle la première et le bourreau et la seconde la victime. D'emblée,
cette façon de penser fait abstraction des réalités et des conséquences sociales, politiques et
culturelles des risques liés à la modernisation ».
C’est ainsi que les experts scientifiques ont été faits « propriétaires » du problème public de la
téléphonie mobile sans même l’avoir demandé. Car à peine la question de la dangerosité des
ondes soulevée, les politiques se sont tournés vers les chercheurs, et leur ont demandé des
chiffres, des preuves, précisément lorsqu’il aurait fallu se tourner vers la rationalité sociale,
populaire, pour obtenir, enfin, une autre grille de lecture du problème, et se le réapproprier.
En effet, être modernes signifierait, toujours selon la théorie de Beck ou de Latour, recourir à
la rationalité sociale qui est en nous, et d’ailleurs bien plus profondément ancrée que
l’institutionnalisation de la science.



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Car refuser les dogmes scientifiques n’a rien d’irrationnel, contrairement à ce que soupirent
les scientifiques. La rationalité sociale existe. C’est donc aux « techniciens du risque », que
revient le devoir d’entendre les critiques, et de réviser leur définition du risque, pour
reconsidérer la situation à la lumière de la culture et de l’opinion populaire, dont les valeurs
n’ont rien à envier à celles de l’arène scientifique.
Sans cela, « on risque d'aboutir à un débat sur la nature qui se fasse sans l'homme, qui évacue
toute dimension sociale et culturelle ».
Qu’est la rationalité scientifique, seule ? Un amas de données stériles, selon ce même Beck :
« [les experts] se sont contentés de brasser des chiffres sur la présence des polluants dans l'air,
l'eau et l'alimentation, (…) avec une ferveur et une exhaustivité qui laisseraient supposer que
jamais personne – par exemple, un certain Max Weber – n'ait manifestement perdu son temps
à démontrer que si l'on ne tient pas compte des structures de pouvoir de pouvoir et de
répartition sociale, des bureaucraties, des normes et des types de rationalité dominants, tout
cela est soit stérile, soit absurde, et vraisemblablement les deux à la fois ».
Si la rationalité scientifique n’a aucune valeur seule, il en est de même pour la rationalité
sociale, comme le rappelle Beck : « Dans leur façon d'appréhender les risques liés à
l'évolution industrielle, les scientifiques dépendent des attentes et des horizons de valeurs de
la société, de même qu'inversement la réaction sociale et la perception des risques dépendent
d'arguments scientifiques. Sans la rationalité sociale, la rationalité scientifique reste vide, sans
la rationalité scientifique, la rationalité sociale reste aveugle. Il ne faut pas pour autant
conclure à l’harmonie généralisée. Au contraire : il s’agit de prétentions à la rationalité
concurrentielles et conflictuelles à bien des égards ».
Si la rationalité sociale est nécessaire pour réhumaniser et ainsi moderniser le débat public, la
rationalité scientifique ne doit néanmoins pas être évacuée, puisque sans elle, nous serions
« aveugles ». Mener des expériences, analyser les résultats, et se laisser guider par les énoncés
scientifiques doit donc rester à l’ordre du jour. En revanche, il convient de savoir découpler
les décisions sociales et politiques des résultats des chercheurs. C’est ainsi que la rationalité
sociale doit opérer. Culture et impressions, sentiments, n’ont rien d’irrationnels, et c’est à
l’individu de la seconde modernité de rendre à la rationalité sociale ce qu’elle a de moderne.
Car, comme le rappelle Dominique Vinck dans son Manuel de la sociologie des sciences, « la
définition de la nature est un enjeu social ; Il arrive cependant que les protagonistes perdent de
vue les visées sociales de leurs adversaires au fur et à mesure que les querelles se font plus
précises autour des questions scientifiques ».



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Pour terminer sur cette question, penchons-nous un instant sur l’ouvrage de Dominique Vinck
et sur les mots que lui inspire un chapitre intitulé « Où est la différence ?», (p. 221),
comprenez, entre la rationalité sociale et la rationalité scientifique : la différence résulte des
multiples différences qui tiennent à la construction et à la mobilisation de réseaux plus ou
moins longs (…) : dans un cas, l’énoncé circule, dans l’autre, pas. (…) L’information [de la
rationalité scientifique] est transformée de telle sorte que d’autres à distance, puissent agir. La
logique scientifique ne se comprend pas seule ; elle est liée à une société. Le fait devient
universel non pas parce qu’il est rationnel, mais parce qu’il est multiplié et distribué auprès
d’autres qui utilisent les mêmes instruments et les mêmes codes ».
Citant ensuite les travaux du sociologue Barry Barnes sur l’idée de l’incommensurabilité des
paradigmes sociaux et scientifiques, Dominique Vinck démontre l’égalité des deux
rationalités, qui ne sont autre que deux systèmes de croyances distincts. Or, « chacun
correspond à une forme de société et n’a de sens que dans ce cadre-là ». Dès lors, « il n’y a
pas de critère absolu et universel qui permette de les comparer, et il est donc impossible de
déterminer s’il en est de meilleurs que les autres. »
Rationalité sociale d’un côté, rationalité scientifique de l’autre : les auteurs et sociologues ont
beau les sous-peser, les deux se valent, et c’est parce qu’aucune des deux ne saurait se passer
de l’autre qu’il serait temps d’insuffler de la culture et du social dans la définition du monde
et de ses problèmes.
Ainsi, Pierre Lascoumes rappelle dans son Essai sur la démocratie technique : agir dans un
monde incertain, la maxime citée en 1933 à l’Exposition Universelle de Chicago : « la science
découvre, l’industrie applique et l’homme suit ». Or pour Lascoumes, « cette maxime ne
s’applique plus. Les temps ont changé, la société des hommes réfute cette maxime. Ce refus
s’appelle l’acceptabilité sociale des technologies. (…) Ce qui compte, ce n’est pas
l’accumulation d’informations qui éclaire un décideur hésitant, mais c’est la mise en place du
mouvement de va et vient entre exploration des mondes possibles et exploration du collectif.
C’est la fabrication et la conception d’un monde commun qui constitue la force des
procédures dialogiques ».
Concernant le problème public de la téléphonie mobile, il semblerait que « l’homme suit »
encore un peu trop la rationalité scientifique, et les temps n’ont pas autant changé que la
seconde modernité pouvait le laisser espérer, comme l’expliquent Beck et Latour.
C’est pourquoi ce mouvement de va et vient » entre rationalité sociale et scientifique doit
s’instaurer au plus vite, car à ce jour, c’est le collectif de la société civile qui paie un lourd



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tribut pour avoir délégué le problème public de la téléphonie mobile aux scientifiques.




                     2) Une objectivité entravée

L’arène scientifique : transversale, omniprésente dans l’ensemble des arènes, transcodée, et
privée de rationalité sociale… Tous les facteurs sont réunis pour expliquer une montée en
puissance d’une « scientificisation » du problème public de la téléphonie mobile, qui n’est
pas sans conséquence.


                       1. Des experts… en communication


« Les scientifiques sont des orateurs et des écrivains », écrit Dominique Vinck dans son
manuel de Sociologie des Sciences, en 1995, pointant du doigt l’habileté et l’aise avec
laquelle ils «mettent en scène et en discours leur activité ».
Ainsi, selon leurs destinataires, les scientifiques opèrent une « modélisation » des énoncés.
Leurs comptes rendus de recherche ne seront donc pas tout à fait les mêmes selon qu’ils
s’adressent à un public profane, à des scientifiques travaillant dans d’autres domaines, ou à
des collègues spécialisés dans le même domaine qu’eux.
Les articles destinés au grand public contiennent selon Vinck « des termes généraux
susceptibles de retenir l’attention des lecteurs : par exemple les bienfaits de la science et les
choses merveilleuses qu’elle découvre pour le grand public, les applications potentielles pour
les industriels, les défis nationaux pour les pouvoirs publics… [Tandis que] les détails du
contexte de la production de la connaissance sont largement absents ».
En outre, les scientifiques déploient toute une stratégie rhétorique dans leurs publications : le
scientifique ne dit jamais « je », rarement « nous » ou « on », mais utilise bien plus volontiers
la forme passive, évacuant ainsi tout subjectivité. Quand bien même les résultats et les
conclusions énoncées sont les siennes, le scientifique donne ainsi l’impression qu’il s’exprime
ici au nom de La Science, rationalité pure et intouchable.
Dominique Vinck a dressé une liste très intéressante de ces procédés :
   -   « les instructions préliminaires : (…) la mention de l’institution à laquelle est attaché
       l’auteur, et les organismes qui soutiennent son travail, suggèrent au lecteur que [le
       scientifique] n’est pas seul lorsqu’il parle. (…) Il y a derrière lui un réseau. Si le


                                                                                              37
-   des dispositifs d’externalisation : il s’agit de produire sur le lecteur un effet, à savoir
       qu’il ait l’impression d’une non implication de l’agent humain. Le phénomène est
       appréhendé comme n’ayant jamais été construit par l’activité du chercheur. Pour ce
       faire, l’auteur utilise la voix passive [de telle façon que] le sujet de l’action
       scientifique soit absent ou implicite. Aucun nom personnel n’apparaît dans le corps du
       texte, de même que les pronoms personnels sont bannis ».


A nous d’observer un court extrait du Communiqué de l’Académie de Médecine du 17 juin
2008 : « Les risques potentiels des téléphones portables ont fait l’objet de très nombreuses
études, justifiées par le développement massif de la téléphonie mobile depuis 1993. Ces
études relèvent soit d’une approche expérimentale(…). Les six études qui examinent les cas
de neurinomes de l’acoustique ne montrent pas d’augmentation du risque, avec une
incertitude à lever pour les utilisateurs depuis plus de dix ans ».
On relève bien ici la forme passive : « ont fait l’objet ». Et les formules externalisantes « ces
études relèvent ; les six études qui examinent ». On voit dans cette dernière phrase que
l’auteur a préféré une tournure alambiquée (une étude peut-elle « examiner » un cas ?!) plutôt
que de devoir utiliser un pronom personnel, ce qui aurait pu donner : « les six études que nous
avons menés ; les cas que nous avons étudiés ».


En recourant à de tels procédés d’écriture, Vinck le dit très bien, le lecteur, le citoyen profane,
a l’impression que « la nature parle d’elle-même ».
Vinck n’est pas le seul à avoir mis en évidence les stratégies éditoriales mises en place par les
chercheurs. Yannick Barthes, dans sa thèse pour le doctorat de sociologie en 2000, écrit au
sujet de La mise en politique des déchets nucléaires, que : « la production d’une information
sur le projet répond à une demande sociale qui est d’abord construite par les responsables du
projet eux-mêmes, à travers le postulat selon lequel ils sont les plus à même de définir les
attentes des populations concernées ». Il nous livre également un extrait de l’entretien que lui
a accordé l’un des experts scientifiques concerné dans son étude : « l’opposition du public est
caractérisée par une réaction émotive, psychologique essentiellement due à l’ignorance.
L’origine de ces réactions est alors associée à un manque de connaissance […] Il y a très peu
d’opposants selon ce schéma d’interprétation, il n’y a que des victimes involontaires



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  • 1. Université Paris III Sorbonne Nouvelle Master 1 Sciences de l’information et de la communication Sujet du mémoire : Constitution et saillance d’un problème public : La question de la dangerosité de la téléphonie mobile Sous la direction de : Eric MAIGRET WEHRUNG Claire 2008 – 2009
  • 2. « Comment peut-on comprendre, saisir dans le cadre d'une pensée sociologiquement informée et inspirée, les incertitudes dont est frappé l'esprit du temps, incertitudes qu'il serait cynique de nier d'un point de vue idéologico-critique, et dangereux d'abandonner sans distance ? » Ulrich Beck, La société du risque, 1986. 2
  • 3. Introduction 4 I – L’espace public et ses problèmes 7 A - L’espace public 7 1) L’espace public vu par Habermas 7 2) La sphère publique de Nancy Fraser 8 3) La conflictualité selon Dewey 9 B - Les premières tentatives de définition du problème public 10 1) la position fonctionnaliste 11 2) La position constructiviste 11 3) Le compromis de Fuller et Myers 12 4) La tentation du subjectivisme 12 C - Outils d’analyse d’un problème public 14 1) Eléments de classification, par Dominique Raynaud 14 2) L’importance des facteurs sociaux : Simmel et Coser 19 3) L’historicité d’un problème public : définir les étapes de son évolution 21 II – Evaluation de la saillance d’un problème public 24 A - Une arène publique cloisonnée 24 1) La non-transversalité des arènes 24 2) L’exception de l’arène scientifique 30 B - L’échec de la seconde modernité 32 1) Une semi-modernité 32 2) Une objectivité entravée 37 C - Le principe de précaution, une notion floue 42 1) Un principe, plusieurs définitions 42 2) Le principe de précaution : déjà appliqué, et pourtant réclamé 45 III – Des acteurs et des discours 50 A - La représentation médiatique des risques liés à la téléphonie mobile 50 B - Confrontations de discours 52 1) Entretien avec Stéphen Kerckhove 52 2) Entretien avec Danielle Salomon 54 C - Pistes de réflexion pour un mémoire approfondi 55 Conclusion 57 Bibliographie 59 English Summary 60
  • 4. Introduction Allumé 16h par jour, chaque jour, chez plus de 56 millions de Français, le téléphone portable s’est introduit dans notre quotidien depuis les années 2000. Symbole de liberté pour certains, outil de travail, ou accessoire de mode pour d’autres, force est de lui reconnaître son côté pratique. Néanmoins, la technologie du « sans fil » est pointée du doigt depuis quelques années et est accusée de favoriser l’apparition de certaines maladies. Fabricants de téléphone, opérateurs mobiles, politiques, médecins, juristes... ou utilisateurs : qui est responsable ? Qui doit agir ? Quand et comment ? « Mieux vaut prévenir que guérir » répètent les contra- portables. De suite, le principe de précaution s’impose à l’esprit. Mais quelles conditions présupposent sa mise en place ? Que signifie-t-il exactement ? Quelles précautions prendre ? Quelles limites à ce principe ? Autant de questions qui très vite nous indiquent la direction de la sociologie du risque. Parfaite incarnation de la figure hybride d’Ulrich Beck, auteur de la Société du risque (1986), les ondes électromagnétiques émises par le téléphone portable sont une « instance de la civilisation transformée en puissance naturelle ». Peu après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, Beck livre ainsi ses réflexions sur cette société industrielle qu’il appelle « la société du risque ». Du risque , car « la nature est soumise et exploitée, et elle qui était un phénomène externe s'est transformée en phénomène interne, elle qui était du donné est devenue du construit (…) Nous nous sommes livrés quasiment sans défense aux menaces industrielles de cette seconde nature intégrée au système industriel. Les dangers deviennent les passagers aveugles de la consommation normale ». Les passagers aveugles de la consommation normale ici, ce sont les ondes. En effet, le risque est selon cet auteur le destin, et la normalité de la seconde modernité. A savoir une société réflexive, où l’individu s’est arraché aux chaînes des carcans familiaux, ecclésiastiques, patronaux, pour n’être autre que lui-même, celui qu’il se sent être, profondément. Cette société de la seconde modernité est donc aussi celle du risque, et doit dès lors composer avec un environnement nouveau, sans barrières ni frontières, où les menaces sont devenues invisibles. Nuages radioactifs, pollution chimique, contamination par l’alimentation… et ondes électromagnétiques, sur lesquelles nous allons nous concentrer au cours de ce travail. Quand leur dangerosité a-t-elle été soulevée ? De quelle communication ont-elles fait l’objet ? Quelles réactions ont-elles été observées ? Au-delà de la sociologie du risque, c’est celle du 4
  • 5. problème social qui apportera une large contribution à ce mémoire. Car c’est là que réside le cœur de notre recherche. Son but ? Résoudre une question : Quels facteurs déterminent la durée d’un problème public ? Quelles en sont les étapes ? Pourquoi un problème public ne prend-il pas toute l’ampleur, toute la force qu’il contient en puissance ? Quels obstacles empêchent-ils sa saillance ? A quel stade de son évolution le problème public du danger des téléphones portables se trouve-t-il actuellement ? Nous avancerons trois hypothèses : Tout d’abord, nous étudierons le concept de l’arène dessiné par Ervin Goffman, ou celui du Framing (les cadres) de Nancy Fraser, afin de dresser un schéma actanciel des groupes en jeu dans le problème public des téléphones portables. Ainsi, nous tenterons de montrer que les différents acteurs évoluent dans des sphères cloisonnées, qui, à ce jour, ne partagent pas la même définition du risque. Le problème ne rencontrerait donc pas la transversalité nécessaire à la mobilisation de la sphère publique. Ensuite, recourant à la théorie d’Ulrich Beck, reprise par Bruno Latour dans Nous n’avons jamais été modernes, nous nous intéresserons à l’essence de cette deuxième modernité qui est notre contemporanéité. Cette société postindustrielle qui ne serait en fait que semi-moderne. Car les Français « pensent encore qu'une maîtrise par la science et la technologie restera possible. Leur confiance dans l'administration savante et dans l'avancée inéluctable d'un front de modernisation n'a pas varié ». Par ces propos, Bruno Latour dénonce le sempiternel recours à la science, et la suprématie que celle-ci en tire. Ainsi, nous tenterons de démontrer que l’arène scientifique est la seule à avoir pénétré l’ensemble des autres arènes, imposant la rationalité scientifique, et empêchant l’expression de la rationalité sociale. Enfin, nous nous intéresserons au principe de précaution, un arsenal juridico-politique qui, par le flou et l’anomie qui l’entourent, constitue un sujet de confrontation supplémentaire pour les différentes arènes. Nous comparerons ainsi les différentes acceptions de cette loi, et les actions qui sont menées en son nom, de différentes parts. Trois hypothèses donc, que nous exploiterons au cours d’un état de l’art où seront confrontés une dizaine d’auteurs spécialistes de la question. Nous tenterons ainsi d’évaluer le niveau de saillance de la question du danger des téléphones portables. Mais avant cela, une première partie nous permettra d’éclaircir les différentes définitions proposées par les grands auteurs de la sociologie du problème public et du conflit. Constructiviste, fonctionnaliste ? Doit-on considérer la définition du public ou des éléments extérieurs ? Doit-on étudier les médias, les discours politiques ou les actions de revendication ? Faut-il préférer définir un problème public selon ses modes de résolution, ses 5
  • 6. causes ? Ces réflexions sont en effet nécessaires car elles serviront d’outils pour la deuxième partie de ce travail, dans laquelle nous tenterons de poser un cadrage autour de la controverse des ondes émises lors de l’usage des téléphones portables. Ainsi, nous étudierons au cours de notre deuxième partie les discours et répertoire d’actions des différents acteurs en présence dans cette controverse, puis nous tenterons de définir les enjeux qui se posent autour de l’application du principe de précaution. Pour finir, nous nous intéresserons à la représentation médiatique des risques liés à l’usage de la téléphonie mobile, et nous confronterons les discours de plusieurs des acteurs en jeu dans cette controverse. 6
  • 7. I – L’espace public et ses problèmes Il s’agira ici de nous interroger sur la façon dont une question d’ordre public parvient à se hisser au rang de problème public ? Et qu’est un problème public, avant tout ? Comment se construit-il, se développe-t-il, se résolve-t-il ? Existe-t-il d’ailleurs une typologie applicable à l’ensemble des problèmes publics ? Quelle différence doit-on faire entre une controverse, un débat, et un problème public ? L’un précède-t-il ou induit-il l’autre ? Autant de questions qui nous obligeront, dans cette première étape de notre mémoire, à nous pencher sur l’épistémologie de la sociologie du problème public, et, en préliminaire, à celle de l’espace public. A - L’espace public Jurgen Habermas, Nancy Fraser, Axel Honneth, John Dewey, et plus récemment Daniel Cefaï : autant d’auteurs qui ont consacré une partie de leur réflexion à définir l’espace public, un concept complexe, comme le laisse penser Cefaï dans son introduction à La construction des problèmes publics, définitions de situations dans les arènes publiques : « Est public ce qui détient une parcelle de l’autorité de l’Etat, ce qui est au service de (…). Est public encore ce qui est assorti de publicité (…). Le public peut donc caractériser l’Etat, par opposition au particulier ou au privé, et l’on retrouve la notion d’impartialité et de désintéressement de la fonction publique (…). Le public peut encore signifier ce qui est notoire, qu’il s’agisse d’une rumeur ou d’une opinion (…). L’espace public est une totalité ouverte d’écarts d’hétérogénéité, hors de laquelle il n’y aurait pas d’être-en-commun, ou d’agir-de-concert, qui reste irréductible à l’intégrale des motivations personnelles, des intentions privées, des convictions intimes, des intérêts et des options des individus. » A en croire ces quelques lignes, l’espace public est en partie constituée des institutions, mais pas seulement. Il est également constitué de l’ensemble des individus, mais pas uniquement non plus... Qu’est-il alors exactement ? Si cette définition de Cefai, caractérisée par l’hétérogénéité, domine aujourd’hui la sociologie de l’espace public, il n’en a pas toujours été ainsi. 1) L’espace public vu par Habermas Ainsi, Jurgen Habermas, au 20ème siècle, considère l’espace public comme « quelque chose d’intermédiaire », entre les institutions et les individus. En parlant d’intermédiaire, Habermas essaie de palper cette abstraction qu’est le mélange entre projection et dialogue des individus. 7
  • 8. En effet le dialogue, comme lieu de cristallisation des points de vue, est le terreau de la démocratie selon le philosophe. Cependant le dialogue doit être dépassionné. S’inspirant de Kant et de sa « raison pure », Habermas ne conçoit pas un espace public dans lequel on puisse parler des problèmes privés. Ceux-ci doivent le rester. Seul le dialogue raisonné, visant le bien commun, est admis, car c’est par la publicisation et la confrontation des opinions que l’on accède à l’espace public. L’intersubjectivité, tant qu’elle est décentrée, permettrait un travail de réflexion commune, aboutissant à des compromis et à une prise de décisions qui, bien souvent, dépassent les points de vue initiaux. Ainsi, les individus se délestent de leurs intérêts personnels pour créer un espace de dialogue rationnel, visant le bien universel. Innovante mais insuffisante : telle a été la critique exprimée à l’encontre de la théorie d’Habermas. Innovante, pour la place qu’elle donne au pouvoir du dialogue, comme condition de la démocratie, mais insuffisante, voire élitiste, pour sa conception du public. En effet Jürgen Habermas conçoit l’espace public comme le lieu d’échange d’une société bourgeoise, rêvant aux salons tenus dans la période pré-révolutionnaire. Femmes, jeunes, et classes ouvrières, sont exclus de cet espace public élitiste. L’espace public habermassien se voit donc très vite opposer d’autres modèles, plus démocratiques. 2) La sphère publique de Nancy Fraser La diversité des publics, leur force de lecture et de négociation : voici la clef de théorie de Nancy Fraser qui, directement inspirée de Stuart Hall, croit fermement à la nécessite de l’intervention de ceux qu’elle appelle les publics faibles. Lieu de tentatives de définition du monde, l’espace public est autant celui des acteurs légitimes de la démocratie (les parlements, les institutions), que celui à qui l’on refuse le droit d’entrée. Ces contre-publics subalternes, par leurs actions de revendication, leurs stratégies de monstration, enrichissent l’espace public de leur problèmes privés. Passionnés, personnels, conversationnels, les discours ne sont pas irrationnels, mais relèvent de la rationalité émotionnelle, narrative. La confrontation des publics forts, institutionnels ou bourgeois, avec les publics faibles, représente l’essence de l’espace public fraserien. Il s’agit en effet de confronter les points de vue, de les mettre en scène, pour parvenir à des compromis. L’accès à la démocratie doit sans cesse se démocratiser, et ce au travers d’une participation plurielle, et conflictuelle. Pour mettre en relief l’importance de la collision entre les publics, Nancy Fraser emprunte à Erving Goffman la théorie du « framing », ou, autrement dit, de la production de cadres. Ainsi, les publics faibles se heurteraient aux cadres dominants, avec lesquels ils ne partagent pas la 8
  • 9. même définition du monde. Chez Fraser, la sphère publique consiste donc en cette concurrence entre les cadres, les heurts qui se produisent entre les différents publics. Or, c’est par le processus de monstration qu’un public accède à la reconnaissance de son cadre, et donc à l’espace public, dont il peut alors modifier les contours et les schèmes interprétatifs. On voit se dessiner ici l’idée de la démocratie participative. Il s’agit en effet chez Fraser de relier l’Etat et la société civile en traitant des problèmes privés qui vont alors dessiner les contours de cette sphère publique, en perpétuelle évolution, puisqu’à la recherche d’une définition du monde. Dès lors, la confrontation des cadres interprétatifs fondent l’acte communicationnel qui seul permet la recherche d’un compromis, aboutissant à une « démocratisation de la démocratie ». Si la théorie fraserienne est encore très présente dans la sociologie de l’espace public, il n’empêche que sa modélisation des publics faibles a été critiquée car la philosophe n’a traité que les groupes déjà étiquetés comme étant des communautés, avec une culture à part. Sont donc absents de cette théorie innovante les groupes éphémères, qui n’ont en commun qu’une revendication, dont ils espèrent obtenir satisfaction, avant de se diviser et de se fondre dans la société civile, où ils peuvent ne plus appartenir à un contre-public subalterne. Néanmoins, l’importance de la rencontre et de du heurt entre les différents cadres et publics a été justement exploitée par Nancy Fraser, mettant ainsi en relief la conflictualité qui, déjà chez John Dewey, cinquante ans auparavant, apparaissait comme la voie d’une démocratie plus ouverte, et plurielle. 3) La conflictualité selon Dewey Ainsi, dès 1946, l’un des philosophes phare du pragmatisme américain, John Dewey, met en avant l’intelligence des publics et l’importance de la collision des opinions : le public, selon lui, est avant tout ce vers quoi convergent toutes les luttes. En effet, le conflit préexiste à la démocratie, dans la mesure où il met en place une querelle de faits et d’argumentation qui structurent des schèmes interprétatifs et cognitifs, d’où un élargissement de l’espace public, voire un enrichissement, puisqu’il intègre une nouvelle controverse. Ainsi, l’espace public de Dewey est très hétérogène, puisqu’il accepte en son sein une série de conflits très divers. Or, dès qu’il y a un conflit, toute une rhétorique et un plan d’actions se mettent en place entre les différents acteurs. Les « revendicateurs » doivent passer par la monstration pour exprimer leur mécontentement. Et qui dit monstration, dit spectateurs : la controverse devient alors un problème public, puisque exposée au centre d’un champ communicationnel situé entre les 9
  • 10. protagonistes et ces « spectateurs ». Ce champ communicationnel devient alors le lieu d’une discussion sans cesse réorientée, remodelée, selon les acteurs qui s’en emparent, de telle sorte que les points de vue, à force de confrontation, se renforcent, ou s’effilochent, pour finalement donner lieu à l’espace public, espace interactionnel absolu. Dewey met également un point d’honneur à expliquer que chaque individu, à chaque instant vit ce qu’il appelle de « l’expérience ». Ainsi, lorsque l’on parle d’espace public chez Dewey, il ne s’agit pas des institutions ni de l’opinion publique, mais de ce que construisent ensemble les différents individus au cours de controverses qui permettent la structuration d’un point de vue. S’inspirant des théories de l’évolution de Darwin, John Dewey fait ainsi le pari de la perceptibilité de l’homme. La recherche d’une définition commune du monde, et du bien, passe par l’expérimentation collective de la démocratie, et donc de la conflictualité des points de vue. Bruno Latour, dans une introduction au catalogue de l’exposition La chose publique – Atmosphères de la démocratie, dont il a été commissaire en 2005, reprend ainsi le concept d’expérience de Dewey : « le public pour Dewey n'est pas la volonté générale qui se forme d'un coup par la conversion soudaine des citoyens à l'altruisme ou par la confiance faite à la sagesse des experts. Le public est constitué par ce qui affecte tout le monde mais que personne ne connaît –surtout pas les experts– puisque les causes et les conséquences inattendues de leur action collective sont précisément inattendues. Pour devenir visibles à nos yeux, les connections inattendues doivent être lentement explorées, éprouvées et fréquemment représentées à travers une myriade de petites inventions ». B - Les premières tentatives de définition du problème public Habermas, Fraser, et dernièrement Dewey, ont été l’occasion de confronter plusieurs théories de l’espace public. Il convient désormais de nous intéresser plus particulièrement aux définitions du problème public. Mais pour commencer, il est nécessaire de s’attarder sur les termes que nous utiliserons au fil de cette étude, et sur les particularités qu’ils recouvrent. Dans son ouvrage Sociologie des controverses scientifiques (2003), Dominique Raynaud définit la controverse scientifique comme un « débat organisé se donnant pour but des valeurs de connaissance », avant de préciser que s’il s’agit bien là d’une sorte de conflit, mais que la controverse ne consiste elle « ni à nuire à son adversaire, ni à le surpasser par sa finesse ; il s’agit de le convaincre, de lui faire adopter son propre point de vue ». 10
  • 11. En considération de cette définition, les éventuels risques représentés par l’utilisation du téléphone mobile relèvent bien d’une controverse scientifique. C’est en effet la connaissance qui est visée, celle des risques réels encourus par les utilisateurs. De plus, il n’est pas question pour les acteurs de cette controverse de nuire à l’un d’entre eux, mais plutôt de convaincre l’ensemble des protagonistes de la position que l’on défend. Controverse signifie-t-il problème public ? Pour le savoir, il est nécessaire de s’intéresser à la sociologie des conflits et aux différentes théories qui ont eu cours au fil du temps, et des auteurs. 1) la position fonctionnaliste Par fonctionnalisme, on entend le recours à des normes, à des valeurs, comme outils d’analyse. Ainsi Hornell Hart, en 1923, décide de prendre comme éléments d’analyse et de classification des problèmes publics « le type de traitements que l’on doit appliquer pour œuvrer à sa résolution ». Ainsi distingue-t-il les problèmes économiques (comment réduire les inégalités entre les classes ?), des problèmes de santé (comment faire vivre les gens mieux, et plus longtemps ?), des problèmes politiques (comment parvenir à une meilleure coordination des relations humaines ?) et enfin des problèmes éducatifs (comment élever le niveau culturel ?). On remarque que les problèmes soulevés concernent des causes collectives et non individuelles. En plus de cela, Hornell Hart explique qu’un problème devient social dès lors que sa résolution s’exécute autour d’une action commune et collective. Cette définition fonctionnaliste est donc également objective. En effet, ici, le sentiment du public concerné n’a aucune espèce d’importance. Une telle définition du problème public induit donc que le sociologue, grâce aux outils analytiques qu’il a développés, peut repérer un problème public en puissance, qui ne soit pas encore pressenti par la société. Ce qui signifierait qu’un problème public peut exister, sans même que la société ne l’ait détecté. Quels en seraient alors les acteurs ? Les stratégies ?… Cette conception s’oppose en plusieurs points aux définitions qui lui succèderont, ainsi qu’à la définition contemporaine avec laquelle nous travaillerons. 2) La position constructiviste Ainsi, la position constructiviste est, elle, d’un tout autre avis. Il ne saurait y avoir de problème public sans l’élaboration d’un processus dont les citoyens aient pleine conscience, 11
  • 12. selon Clarence Case. Il critique d’ailleurs la définition objectiviste et écrit en 1936 dans What is a Social Problem ? Journal of Applied Sociology : « en essayant d’exclure les jugements de valeur de leur discussion, les sociologues ont sans le savoir écarté le critère essentiel qui permet d’identifier les problèmes sociaux ». Car en quoi un problème serait-il public si la société ne s’en saisit pas, si elle n’émet pas des discours dessus, si elle n’engage pas d’actions qui le fassent évoluer ? Parfois taxée de populiste, en tous cas de sujectivisme, cette conception a, à son tour, suscité des critiques. Pour les détracteurs du constructivisme, écouter les plaintes de la société ne peut être un moyen de déceler les problèmes publics, car les différents mécontentements qui naissent de la vie sociale, nombreux, et aussi rassembleurs qu’ils soient, n’ont pas l’étoffe du problème public. 3) Le compromis de Fuller et Myers Les sociologues anglo-saxons discutent ainsi la définition du problème public jusqu’à ce que Fuller et Myers, en 1941, dans The Natural History of a Social Problem, énoncent la nécessaire concomitance d’une condition objective et d’une définition subjective pour qu’un problème puisse être qualifié de public. La condition objective étant « une situation vérifiable dans son existence et dans son ampleur par des observateurs impartiaux et spécialement formés », tandis que la définition subjective est « la conscience de certains individus que la condition constitue un obstacle pour certaines valeurs défendues ». Pour résumer, un problème public pourra être ainsi qualifié si et seulement si les sociologues outillés en conséquence l’identifient comme tel, et ce après analyse en recourant à un ensemble de données, normes et valeurs les plus objectives possible. Alors seulement intervient la définition subjective : il s’agit de recueillir au sein de la société le jugement porté sur le sujet en question. 4) La tentation du subjectivisme Ce compromis ne mettra pas fin pour autant au conflit de définition qui oppose les différents courants sociologiques. En effet, en 1966, c’est Howard Becker qui pointe du doigt le manque de précisions de la définition de Fuller et Myers. Car au sein même de l’espace public, la question peut ne pas être pareillement perçue. Certains seront sensibles au problème posé, et l’élèveront de suite au rang de problème public. D’autres nuanceront davantage. Qui écouter, 12
  • 13. qui croire ? C’est cette critique qui vaudra cette conclusion à Becker : « les problèmes sociaux sont ce que les parties intéressées pensent qu’elles sont ». Par ces mots, on voit se dessiner ce que Daniel Cefaï qualifie un peu plus tard de processus d’étiquetage. Avec cette théorie, les versant subjectiviste et constructiviste sont privilégiés dans la mesure où le problème public est considéré comme résultant d’une activité collective. Cependant, nuance importante, l’attention du public est un effet du processus de construction du problème public, et non la cause de cette construction, comme l’expliquent Pierre-Benoît Joly et Claire Marris, sociologues à l’INRA, Institut de Recherche Agronomique, et auteurs de l’étude : La constitution d'un "problème public" : la controverse sur les OGM et ses incidences sur la politique publique aux Etats-Unis. Historicité, étiquetage, carrière, trajectoire, chronique, processus de publicisation… Autant de termes pour autant de propositions d’analyse du problème public, que nous étudierons dans un troisième point. 13
  • 14. C - Outils d’analyse d’un problème public Les années passant, les sociologues ont aiguisé leur analyse du problème public, et nous livrent aujourd’hui plusieurs cadres d’analyse, nous permettant de les mesurer, disséquer et ainsi d’évaluer leur saillance. 1) Eléments de classification, par Dominique Raynaud Sociologue spécialiste des controverses scientifiques, Dominique Raynaud a étudié de nombreux auteurs de la sociologie du conflit, pour extraire de ce savoir un cadre d’analyse composé de huit traits, déclinés comme suit : 1. L’objet : Selon McMullin, qui écrit en 1987 La controverse scientifique et sa terminologie, les débats scientifiques peuvent être distingués selon leur sujet. Il existe ainsi les controverses de fait, les controverses de principes (ou méthodes), et les controverses théoriques. Dans le cas du débat sur les risques représentés par l’usage du téléphone portable, en restant à l’échelle scientifique, et non publique, il semblerait que ce soit les méthodes qui fassent l’objet du débat. En effet, les scientifiques « officiels », missionnés par l’Etat, critiquent les chercheurs indépendants et leurs résultats, souvent alarmants, sur leur méthode. L’étude de plusieurs communiqués a révélé en effet que l’argument premier servi par les scientifiques missionnés par les instances publiques consiste à invalider les résultats de leurs collègues, prétextant que les effets de l’usage des téléphones portables ne peuvent être étudiés correctement dans l’immédiat, le comportement des utilisateurs ayant considérablement évolué, et le portable n’ayant pénétré l’ensemble de la société depuis quelques années seulement. Si l’on considère la controverse qui concerne les antennes-relais des opérateurs mobiles, controverse qui oppose elle les associations de défense de consommateurs, les politiques et les scientifiques, il s’agirait alors d’une controverse de fait. Car dans ce cas, les différents acteurs s’opposent sur le taux limite à fixer concernant l’exposition aux ondes électromagnétiques. Non sur la méthode pour le calculer, ni sur les théories des ondes, mais sur le fait qu’un taux limite doit préserver la santé de l’ensemble des citoyens, et non seulement des adultes. Car protéger les enfants, plus vulnérables, obligerait à réduire encore ce taux limite. 14
  • 15. Dominique Raynaud adresse une critique à cette catégorisation des controverses : « elles n’ont de sens sociologique qu’indirect ». En effet, cette différenciation n’a de sens pour les sociologues que si les conduites sociales qui en découlent sont elles aussi différentes. Raynaud suppose alors que les controverses de méthode et de théorie donnent lieu à des débats plus long que les controverses de fait, dans la mesure où les faits sont « testables » et peuvent être vérifiés au cours d’expérimentations qui tranchent sur l’hypothèse à privilégier. 2. La polarité C’est à Lewis Coser et à ses Fonctions du conflit social, que Raynaud emprunte la notion de polarité. Il s’agit ici de définir « le nombre de camps qui s’affrontent au cours du débat ». Dans notre cas, nous semblons être en présence d’un cas de controverse multipolaire avec : d’une part les industriels et opérateurs de la téléphonie mobile, d’une autre les scientifiques, puis les politiques, et enfin les associations de défense des consommateurs. S’il est tentant de rapprocher l’acception de camps à celle d’acteurs, il convient de bien faire la différence, puisque un groupe peut faire partie du processus de problématisation d’un sujet public, sans faire partie des camps qui s’affrontent. Nous y reviendrons plus tard, mais il s’agit par exemple des discours médiatiques, ou de la sphère publique. 3. L’extension « Prise au temps t, une controverse peut être plus ou moins généralisée, selon qu’elle naît entre des chercheurs isolés, ou qu’elle anime de vastes ensembles de chercheurs », écrit Dominique Raynaud. Dans le cas de la controverse sur la dangerosité des téléphones portables, il semble qu’elle soit de grande extension, puisque les ensembles de chercheurs mobilisés sont assez importants, et, quelle que soit leur position, ces groupes sont parfois internationaux, ou transnationaux, comme dans le cas de l’étude Interphone, réalisée à travers 13 pays. Cancérologues, membres de l’Académie de médecine, ou association de chercheurs indépendants, ces pôles sont assez importants et étendus pour que la controverse des téléphones portables soit dite étendue. 4. L’intensité Alors que certaines controverses se règlent sans bruit, d’autres sont parfois virulentes. Raynaud explique que l’intensité d’une controverse est fonction de plusieurs facteurs. Le premier, primordial : « pour que la controverse soit de quelque intensité, il faut qu’elle 15
  • 16. s’accompagne d’une reconnaissance réciproque des adversaires. Sans quoi, l’escalade n’a aucune chance de se produire ». Ce facteur est particulièrement pertinent dans la controverse sur la dangerosité des téléphones portables, puisque les échanges entre les acteurs en jeu ne sont pas encore très intenses, ni virulents, même si ces rapports évoluent, comme nous le verrons plus tard. Néanmoins, l’observation de cette controverse sur quelques mois permet de relever le peu d’importance qu’accordent les décideurs politiques et les chercheurs aux voix des « contra » antennes et téléphones. S’ils les entendent, ils les écoutent peu, et la récurrence de leur réponse montre le peu de reconnaissance qu’ils leur portent : agitants les résultats des études officielles, politiques et scientifiques répètent que « aucune preuve formelle de la nocivité du portable » n’ayant été apportée, l’inquiétude de ces associations serait nulle et non avenue. Le dialogue est donc difficile, et la reconnaissance des différents camps semble être l’une des étapes vers laquelle le problème public est présentement en train de s’engager, comme le montre le Grenelle des Ondes du 23 avril, en prémisse duquel la Ministre de la Santé Mme Bachelot avait organisé une table ronde, à laquelle était conviée, en première partie uniquement, les associations. 5. La durée « Les controverses peuvent être ponctuelles, mais celles qui touchent à des problèmes d’une nature complexe ou partiellement soustraits à l’expérimentation peuvent être longues en se perpétuant à travers plusieurs générations de chercheurs ». Si la controverse sur la dangerosité des téléphones portables n’a pas encore essoufflé la première génération de chercheurs, reste que le camp des contra existe déjà depuis quelques années, et les revendications n’ont cessé de gagner en visibilité depuis 2003. Notons d’ailleurs que les résultats de l’étude Interphone, commandée par l’OMS, et qui devaient mettre un terme à cette controverse, sont attendus depuis 2006. Si le problème public est actuellement en pleine évolution, comme nous le verrons plus loin, il convient néanmoins de pointer du doigt les années qui ont été nécessaires à son émergence. 6. Le type de forum Il s’agit ici d’identifier les « ressources et instances par lesquelles les contradicteurs peuvent faire valoir leur point de vue ». S’inspirant de Collins et Pinch, qui écrivent en 1991 La science telle qu’elle se fait, Dominique Raynaud explique qu’il existe deux sortes de forum. Soit constituant, via « la théorisation, l’expérimentation, la publication de revues, des congrès », soit officieux, en passant par des « articles de vulgarisation, ou des actions 16
  • 17. publicitaires ». Cependant, « toutes les controverses appartiennent au foum constituant ». C’est lorsqu’elles se développent et s’amplifient que les controverses atteignent ensuite le forum officieux, qui s’avère en fait être ce que d’autres auteurs appellent l’étape de publicisation. Au regard de ces données, le problème de la nocivité des portables semble avoir pris place sur le forum officieux depuis quelques années déjà, avec la multiplication de campagnes de sensibilisation, de « dépliants d’information » fournis à l’achat d’un nouveau mobile, de reportages journalistiques, etc. 7. Le type de reconnaissance Selon le nombre de camps qui reconnaît l’existence de la controverse, celle-ci peut être qualifiée d’unilatérale ou de bilatérale. La controverse sur le danger des ondes électromagnétiques émises par les téléphones portables est aujourd’hui bilatérale, mais ce depuis peu. Peu intense, comme on l’a vu dans le quatrième point, la controverse n’était pas considérée comme telle par les politiques et scientifiques des instituts officiels, qui qualifiaient les inquiétudes de nulles et non avenues, aucun danger n’ayant été prouvé. Cependant, la récente organisation d’un grenelle des ondes, en avril 2009, a fait entrer la controverse dans la bilatéralité. Pour preuve, ces quelques mots de Roselyne Bachelot, interviewée par le Figaro, le 23 avril : « Nous avons organisé cette table ronde, car nous souhaitons que toutes les pièces du dossier soient mises sur la table et que des personnalités et organismes d'horizons divers puissent se parler. La controverse doit être levée avec la participation de tous les acteurs. » 8. Le type de règlement « Collins et Pinch proposent de distinguer la façon dont certaines thèses initiales seront finalement considérées comme inadéquates ». Coup d’arrêt de la controverse, le règlement par l’adoption ou le rejet d’une hypothèse, paraît encore loin en ce qui concerne celle de la nocivité des mobiles. Néanmoins, il est intéressant de se pencher sur les deux types de rejet d’hypothèse que formule ici Dominique Raynaud : lors du rejet explicite, « les hypothèses avancées suscitent des tests expérimentaux, des expertises », alors que dans le cas du rejet implicite, « les hypothèses avancées suscitent seulement l’incrédulité ». Impossible à ce jour de deviner quelle hypothèse sera rejetée lors du règlement du problème, et si ce rejet sera explicite ou implicite. Cependant, l’observation des discours et des interactions entre les différents acteurs nous ont permis de relever un certain mépris des politiques et chercheurs envers, par exemple, les riverains d’antennes-relais qui, armés de certificats médicaux, 17
  • 18. accusaient les opérateurs de les surexposer aux ondes électromagnétiques et ainsi d’avoir causé maux de têtes et autres pathologies. De même, face aux manifestes et autres communiqués alarmants émanant de scientifiques indépendants, les instances publiques feignent souvent l’incrédulité. Le rejet implicite nous apparaît donc probable. Néanmoins, la multiplication d’études scientifiques commandées par les instances publiques et sanitaires, le rejet explicite n’est pas exclu. Par ailleurs, Dominique Raynaud rappelle les travaux d’autres sociologues, notamment Mendelsohn et McMullin, qui en 1987, proposent une autre dichotomie : celle de la résolution « qui suppose la découverte d’une solution rationnelle », et de la clôture « qui implique une procédure formelle de règlement qui n’aboutit pas nécessairement à un accord des parties. ». Au regard des réunions multipartites que tentent d’organiser les différents acteurs en vue d’un accord, il semble que le problème public des éventuels dangers du téléphone portable s’oriente vers une clôture, et non une résolution. En effet, pour de multiples raisons que nous étudierons dans une deuxième partie, il est peu probable qu’une solution rationnelle soit trouvée, tandis qu’un règlement formel, via une nouvelle loi et une nouvelle réglementation, imposant des contraintes équitables à chacune des parties, est la voie que semble prendre la controverse. Une autre terminologie, cette fois soumise par Engelhart et Caplan, également en 1987, reçoit la préférence de Dominique Raynaud : ces auteurs ont analysé les issues de différentes controverses, pour établir cinq modes de règlement : la perte d’intérêt, la force, le consensus (la controverse se termine par l’adoption d’une croyance non scientifique), l’argument fondé (un accord est trouvé à partir de critères scientifiques standards), et la négociation (si la controverse ne correspond à aucun des modes précédents). Bien que la controverse sur la dangerosité de la téléphonie mobile semble encore loin d’un quelconque règlement, son évolution actuelle, et ses caractéristiques, nous incitent à formuler l’hypothèse que le consensus et la négociation sont les deux modes de règlement les plus probables. Voyons tout d’abord ce que serait le consensus. L’adoption d’une croyance non scientifique : il pourrait s’agir de la mise en place d’une réglementation, juridique qui contraigne chaque partie à un faire des concessions, puisque l’argument fondé, c’est à dire l’accord à partir de critères scientifiques, nous paraît compromis. La négociation, telle qu’Engelhart et Caplan la définissent, est elle aussi envisageable : « les agents poursuivent le débat en mettant en place des règles de procédure permettant de parvenir à un accord probable ». La négociation, en ces termes, rappelle le principe de précaution, qui, juridiquement, impose que le doute sur l’innocuité d’un produit ou d’un phénomène entraîne la poursuite des recherches 18
  • 19. scientifiques. Le principe de précaution serait alors ces « règles de procédure », qui permettent, à terme, de parvenir à un règlement explicite, avec la reconnaissance de l’une des hypothèses scientifiques. Dans tous les cas, le règlement par perte d’intérêt nous paraît peu envisageable, en considération de le part qu’occupe la téléphonie mobile dans notre vie quotidienne. Enfin, le règlement par la force paraît quasiment impossible, au vu de l’émoi que cette controverse suscite dans les discours médiatiques et publics. 2) L’importance des facteurs sociaux : Simmel et Coser En plus des éléments de classification précédemment énumérés ci-dessus, Raynaud agrémente son ouvrage sur les controverses d’éléments d’analyse fournis, entre autres, par Georg Simmel et Lewis Coser, deux auteurs majeurs de la sociologie du conflit. Nous avons relevé au fil de nos lectures quelques unes de leurs idées, permettant une analyse fine des controverses. Pour commencer, c’est dans Le conflit, en 1992, que Simmel met en valeur l’importance de certains facteurs sociaux dans l’étude d’une controverse, et de son évolution. Ainsi explique-t- il que la force de l’antagonisme entre les acteurs est plus grande encore lorsqu’ils partagent des caractéristiques communes, telles que « des qualités similaires » et « l’appartenance à un contexte commun ». Or, l’analyse du problème public de la téléphonie mobile révèle que les acteurs en jeu viennent d’arènes aussi diverses que celles de l’industrie, de la politique, de la recherche scientifique, de la défense de l’environnement… Ces acteurs ont peu de chose en commun, ce qui expliquerait peut être le peu d’intensité de la controverse, du moins à ses débuts, aux alentours de 2003. Cette notion de facteur social exprimée ici par Simmel semble être héritée de Lewis Coser, qui, dans Les fonctions du conflit social, en 1982, expliquait déjà qu’ « un conflit est d’autant plus violent que les adversaires sont liés ». Il explique même cette donnée en incriminant la « société moderne », qui « empêche, jusqu’à un certain point, les clivages fondamentaux », tant les acteurs proviennent de sphères éloignées. Par la suite, Coser est allé plus loin encore, mettant en relief toutes les dynamiques en jeu dans un conflit, au sein d’un groupe et entre les groupes. Ainsi, il explique que, quelque soit l’intensité d’un conflit, dès son émergence, celui- ci « renforce la cohésion à l’intérieur de chaque groupe ». Cette théorie trouve une résonnance dans notre travail, puisque nous avons observé le rapprochement de certains membres d’un 19
  • 20. groupe au fil de l’évolution du problème. Ainsi, les associations de défense de l’environnement et de défense des consommateurs, rassemblées du côté des « contra », ont accordé leurs discours, puis leurs actions, missionnant chacune un de leurs délégués pour aller, au côté de leur homologue d’une association semblable, au devant d’une ministre ou d’un institut sanitaire. En outre, Coser a mis en parallèle la dimension d’un groupe et le degré d’engagement de ses membres, entre lesquels « il existerait une corrélation négative » : plus le groupe est étendu, moins il exige un engagement de chacun de ses membres. Or il semble que le rapport entre ces ceux variables se vérifie lors de l’observation de notre controverse, concernant la nocivité de l’usage des téléphones portables. En effet, le groupe des chercheurs officiels, nombreux et rassemblés au sein d’un réseau étendu à l’international, semblent se contenter de leur parution officielle de résultats, tandis que les chercheurs indépendants, moins nombreux, se montrent plus visible dans l’espace visible, et plus engagés. Cependant, il convient d’apporter une critique à cette corrélation : l’engagement d’un groupe et donc de ses membres est également très dépendant de leur rôle dans la controverse, de leurs actions et de leurs alliés. Ainsi, il paraît évident que les chercheurs affiliés à des études scientifiques officielles, puisque mandatés par des institutions publiques, s’expriment peu hors de ce cadre. En plus de ces différents facteurs, Lewis Coser a démontré que « la fin d’un conflit est d’autant plus rapide que le conflit se déroule dans un cadre institutionnalisé ». Ainsi, si une controverse s’épanouit et évolue sans le cadrage d’un représentant ou d’une institution publique, « le perdant n’est pas obligé de reconnaître qu’il a perdu, ni même de s’en rendre compte ». Si les pouvoirs publics se sont aujourd’hui saisis du problème public de la téléphonie mobile, il semble que la reconnaissance de la controverse n’ait pas toujours été « bilatérale », pour en revenir éléments de classification de Raynaud. En effet, pendant quelques années, les demandes de réglementation et de recherches complémentaires émanant d’associations de défense de l’environnement ou de consommateurs, n’ont reçu aucune attention des pouvoirs publics, d’où, peut-être, un début d’explication quant au temps qu’a nécessité l’émergence de ce problème public, nouvellement institutionnalisé, mais ceci selon un cadrage encore flou, comme nous le verrons plus tard (en II – 3). 20
  • 21. 3) L’historicité d’un problème public : définir les étapes de son évolution « Le problème public acquiert les dimensions cognitives et normatives par le processus social » : Christian Rinaudo, dans son texte Qu’est-ce qu’un problème social ?, pose clairement la dimension de processus. Ainsi un problème public se construit et est le résultat, en évolution permanente, d’un ensemble de définitions et d’actions auxquelles contribuent ses acteurs. Citons ici Spector et Kitsuse, qui, en 1987, dans Constructing Social Problems, définissent le problème public comme « les activités d’individus ou de groupes qui expriment des griefs et des revendications par rapport à des conditions supposées. L’émergence d’un problème social est contingente à l’organisation des activités affirmant le besoin de réduire, d’améliorer ou de changer des conditions. Le problème central d’une théorie des problèmes sociaux est de rendre compte de l’émergence, de la nature et du maintien des activités de revendications et de leurs réponses ». Rinaudo explicite ces propos en définissant ce que sont les activités de revendication : « déposer des plaintes, intenter des procès, organiser des réunions, des conférences de presse, rédiger des lettres de protestation, organiser des boycotts, des grèves, etc. ». Nous sommes ici en présence d’une pensée constructiviste, ou subjective, puisqu’il s’agit de mesurer les actions et revendications du public. Cependant, les valeurs du fonctionnalisme ne sont pas abandonnées, car ce sont elles qui vont donner le cadre d’analyse de ce fameux processus. Ainsi, parmi les premiers à avoir écrit une « histoire » du problème public, nous retrouvons Fuller et Myers qui déclinent le processus en trois étapes : une « prise de conscience », suivie d’une « détermination de politiques publiques », et enfin d’une « mise en place des réformes ». Rapidement critiquée car insuffisante, cette première analyse du processus sera suivie de propositions plus détaillées. Ainsi, Howard Becker, puis Robert K. Merton développent la notion d’ « étiquetage » : d’abord attribuée à la sociologie de la déviance pour expliquer la formation du statut de « outsider », l’étiquetage est entendu dans les théories interactionnistes comme un ensemble d’actions par lesquelles des individus vont « publiquement disqualifier » une personne en la définissant comme déviante par rapport aux normes du groupe. La sociologie des problèmes publics a donc repris le concept d’étiquetage a son compte pour expliquer le processus par lequel un conflit accède au rang de problème public, en s’armant des dimensions cognitives et normatives nécessaires à son déploiement dans l’espace public. Ainsi, les protagonistes « étiquettent » un phénomène comme problématique dès lors qu’il montre « un décalage 21
  • 22. substantiel antre les normes socialement partagées et les conditions réelles de la vie sociales », comme l’écrit Merton. Par ailleurs, le concept de l’étiquetage est développé plus tard, en 1991, par Felstiner, Abel et Sarat qui y voient trois étapes. La première, « naming », consiste à étiqueter une situation, un état de fait, comme non conforme aux normes, et donc comme problématique. Il s’agit ensuite d’étiquetter des groupes ou individus comme responsables de cette situation, c’est la phase du « blaming », qui précède le claiming : il s’agit alors de la publicisation des revendications, visant la mise en place de solutions. Au travers de ces différents cadres d’analyse, on saisit l’importance du processus de publicisation des revendications. Ainsi, Joseph Gusfield, dans son ouvrage La culture des problèmes publics : l’alcool au volant (1981), développe cette idée en parlant « d’expériences individuellement vécues en ressources publiques », qui investissent l’espace public, et ce via une mise en scène des « qualités dramaturgiques, cérémonielles et rituelles ». Les scènes de discours et d’actions doivent donc être les principaux terrains d’exploration du sociologue. Daniel Cefaï intègre d’ailleurs ce principe lorsqu’il énonce dans La construction des problèmes publics, définitions de situations dans les arènes publiques (1996), son propre cadre d’analyse, qu’il appelle « histoire naturelle ». La première phase correspond à la « conversion de difficultés d’ordres publics en problèmes publics », de la part d’un premier groupe d’acteurs, les revendicateurs, qui vont désigner des responsables, et formuler des « griefs » à leur encontre. Ensuite, vient la phase de l’établissement du problème public, qui requiert une confrontation de définitions et de discours. En effet, l’arène publique ne vient à exister que si les différentes scènes publiques s’entrechoquent dans un concours d’actions de revendication et de stratégie de communication. Cefaï énonce ensuite « l’intervention des pouvoirs publics » comme étant la troisième phase de « l’histoire naturelle » d’un problème public, qui est alors « institutionnalisé », ce qui, comme le précise l’auteur, « n’abolit pas sa dimension conflictuelle et polémique ». Il s’agit durant cette phase de « reformuler » les revendications dans un langage judiciaire et administratif, et de nommer des personnels délégués à différentes tâches (par exemple la création d’un poste de médiateur) : autant d’actions qui participent de la « bureaucratisation » du problème public, qui va permettre de fixer les objectifs à atteindre en vue de la résolution du conflit. Enfin, une quatrième phase consiste à clôturer le problème public, à l’aide d’un plan d’actions, ou, au moins, de promesses, visant à 22
  • 23. répondre aux demandes des différents protagonistes, et ce dans un consensus parfois très relatif. Ces différents canevas proposés, pour l’instant encore abstraits, restant, comme le précise Daniel Cefaï, de simples « orientations pour le regard du sociologue », qui devra étudier les champs d’actions et de discours des différents protagonistes pour évaluer la « carrière » d’un problème public, car la variété des cas est telle, qu’aucun ne saurait se laisser réduire à une « modélisation » aussi figée. Désormais armé de ces différents concepts, nous pouvons aborder la deuxième partie de notre mémoire qui, sera l’occasion d’évaluer la « carrière » et la saillance du problème public de la téléphonie mobile. 23
  • 24. II – Evaluation de la saillance d’un problème public Pour comprendre et étudier l’évolution d’un problème public, il est nécessaire de le déconstruire, étape par étape, acteur par acteur, et discours par discours. Ainsi, cette deuxième partie de notre mémoire sera l’occasion de vérifier une à une les hypothèses posées en introduction. Nous commencerons ainsi par l’analyse des différentes arènes et de leurs discours, après quoi nous nous intéresserons plus particulièrement à l’arène scientifique, avant de finir, dans un troisième temps, sur le rôle du principe de précaution dans l’évolution de ce problème public qu’est la question de la dangerosité des ondes électromagnétiques émises par la téléphonie mobile. A - Une arène publique cloisonnée Scientifiques, politiques, industriels, opérateurs, citoyens, associations, administrés juridiques… Les acteurs en jeu dans la controverse sur le danger de la téléphonie mobile sont nombreux, et originaires de différents corps professionnels et sociaux, d’où des valeurs et des schémas de pensée souvent bien différents. Afin d’analyser les protagonistes de cette controverse sur les téléphones portables, nous utiliserons le concept des « arènes », emprunté aux sciences politiques pour désigner « des lieux symboliques de confrontation qui influencent les décisions collectives et les politiques publiques », comme l’écrit Pierre-Benoît Joly, sociologue à l’Inra, dans son étude sur la controverse des OGM aux Etats-Unis. 1) La non-transversalité des arènes Pour commencer, nous pouvons reprendre la théorie de Daniel Cefaï qui explique dans Construction des problèmes publics que l’arène publique ne se forme qu’à travers la construction du problème public : « [la sphère publique] se constitue transversalement à différents champs d’institutions, se joue sur diverses scènes publiques, relève de multiples sphères d’action publique où des acteurs spécialisés usent de stratégies, recourent à des savoir-faire et à des savoir-dire, appliquent des règles et des réglementations (…), se meuvent dans des registres de discours et d’action distincts ». 24
  • 25. A travers cette citation, on comprend que l’arène publique dans laquelle peut s’ancrer un problème public, n’existe finalement que lorsque ses différents protagonistes ont trouvé un champ de communication, où la confrontation des idées puisse se faire sur la base du partage des mêmes données et du même langage. Le problème est que dans le cas de la controverse sur la téléphonie mobile, les différentes arènes semblent évoluer dans une arène publique cloisonnée, où chaque acteur reste figé sur sa définition du monde et du risque que représente la téléphonie mobile. Ainsi, l’une des premières étapes de « l’historicité » ou de la « carrière » d’un problème public consiste en une compétition pour imposer sa propre vision de la controverse, ou son propre « cadre » d’analyse, comme l’a écrit Ervin Goffman dans sa « Frame Analysis ». 1. L’arène scientifique Expériences, communiqués de presse, ouverture de leurs laboratoires lors de visites organisées sont les principaux modes d’action et d’expression des experts scientifiques, tandis que les normes, taux, et statistiques sont leurs principaux, sinon uniques outils d’analyse. Voyons plutôt ces quelques extraits du Communiqué de l’Académie de Médecine du 17 juin 2008 : « Les risques potentiels des téléphones portables ont fait l’objet de très nombreuses études, justifiées par le développement massif de la téléphonie mobile depuis 1993. Ces études relèvent soit d’une approche expérimentale (sur l’animal, sur des cultures cellulaires, voire sur des végétaux) soit d’une approche épidémiologique fondée sur des études cas-témoins. (…) Les résultats de ces études partielles sont pour le moment rassurants : - Les six études qui examinent les cas de neurinomes de l’acoustique ne montrent pas d’augmentation du risque, avec une incertitude à lever pour les utilisateurs depuis plus de dix ans ; - Les cinq études sur les méningiomes ne montrent pas d’augmentation du risque ; - Aucune des six études concernant les gliomes ne montre de risque significatif d’utilisation du portable mais le regroupement des études anglaises et nordiques montre un risque relatif de 1,39, à peine significatif (intervalle de confiance à 95% : 1,01 – 1,92) pour une utilisation du portable supérieure à 10 ans et du même côté que la tumeur. » On note ici l’habile rhétorique employée pour parler des risques : les résultats utilisées ne sont ceux d’études restées « partielles », et les risques sont « à peine significatifs ». De même concernant ces « neurinomes », il reste « une incertitude à lever », alors que, pas moins de quelques mots plus tôt, les « six études qui examinent les cas de neurinomes de l’acoustique ne montrent pas d’augmentation du risque ». Les lecteurs les moins avertis, ou les plus 25
  • 26. pressés, tels que les journalistes de certains rédactions, passent aisément à côté de cette « incertude à lever » qui concerne les utilisateurs depuis plus de dix ans, soit la majorité des adultes qui atteindront bientôt leurs trente ans. Le cadrage des scientifiques, du moins ceux qui tentent de rassurer les utilisateurs, est on ne peut plus clair. Pour eux, le problème public est nul et non avenu, preuve ayant été faite par « de nombreuses études » de l’innocuité de l’usage des portables, en tous cas dans les conditions d’évaluation, d’ailleurs établies par ces seuls et mêmes experts. Avant de passer au cadrage fait par la sphère politique, citons Jeanne Chabbal qui a publié dans la revue Politix, en 2005, une étude sur une usine chimique, intitulée Le risque invisible, la non émergence d’un problème public : « Pour les autorités technicoadministratives, le risque industriel [représenté par les ondes électromagnétiques] existe mais « il ne fait pas problème » dans la mesure où il est déjà repéré et encadré grâce au classement Seveso [principe de précaution]et à la prise en charge que ce dernier implique ». 2. L’arène politique Pour les responsables politiques, il s’agit de composer avec d’une part les inquiétudes énoncées par les consommateurs, d’une autre, les exigences des opérateurs et des industriels, et enfin avec les discours purement scientifiques des experts. Premier destinataire visé par ces différentes revendications ou ces discours, les politiques ne peuvent renier l’existence de la controverse, mais affichent en revanche leur volonté d’y mettre un terme. D’ailleurs, résoudre une controverse semble simple dans la bouche des politiques. Ils énoncent la nécessité d’entendre chaque protagoniste, puis rappellent que les décisions leurs reviennent de droit. Voyons ces quelques lignes d’interviews de Madame Bachelot, Ministre de la Santé, extraites d’un article publié dans l’édition du Figaro du 22 avril 2009, veille de l’ouverture du Grenelle des Ondes : « Nous avons organisé cette table ronde, car nous souhaitons que toutes les pièces du dossier soient mises sur la table et que des personnalités et organismes d'horizons divers puissent se parler. La controverse doit être levée avec la participation de tous les acteurs. Je suis élue dans une circonscription dont le nord est en zone blanche, les portables ne passent pas. Les habitants me réclament sans arrêt d'être équipés. Eux aussi doivent être entendus. Nous avons décidé que toutes les questions concernant les téléphones portables, les antennes relais et le WIFI devaient être abordées. Même si les antennes-relais cristallisent aujourd'hui l'attention, le téléphone mobile, par sa très grande proximité avec l'utilisateur, expose davantage au rayonnement électromagnétique ». 26
  • 27. Preuve de son habileté rhétorique, la Ministre de la Santé parvient ici à tenir le discours d’un acteur neutre, réceptif, tout en glissant que, quelles que soient les revendications des associations, certains consommateurs, eux, réclament le droit à la couverture mobile. Ainsi, avant même que la rencontre avec les différents protagonistes n’ait lieu, cette responsable politique impose son cadrage, que l’on pourrait résumer ainsi : j’organise un grenelle pour parler des ondes, certes, mais sachez qu’en tant que décideuse politique, je suis en charge de deux obligations : protéger les consommateurs, mais aussi veiller à l’uniformité de la couverture réseau du territoire français ». Dès lors, la question des risques représentés par les ondes électromagnétiques ne saurait être perçue par cette arène avec le même cadrage que celui, par exemple, des associations. 3. L’arène associative Quelles sont les armes des associations ? Quelle est leur définition du problème ? Comment énoncent-elles leurs revendications face à des arènes dont les systèmes de pensée et de valeurs divergent ? L’étude de la controverse nous a permis de noter que l’arène des « contra » s’appuie beaucoup sur des laboratoires d’experts indépendants pour réaliser des contre-études. Ainsi, les normes, les taux limites, les mesures d’exposition aux ondes sont une grammaire bien connue des associations, qui se sont ainsi emparées des outils scientifiques. Ce qu’il est intéressant d’analyser ici, c’est la façon dont ces contra détournent les outils scientifiques pour servir leur cadrage du problème. Livrons ici quelques lignes extraites d’une tribune publiée le 24 avril dernier sur le site d’information www.rue89.com par Stéphen Kerckhove, délégué général de l’association Agir pour l’Environnement : « Depuis 2001, date de la publication du premier rapport d'expertise sur le sujet, la situation n'a cessé de se dégrader, lentement mais sûrement. Le tête-à-tête entre les riverains d'antennes relais et les opérateurs s'est progressivement doublé d'un casse-tête pour le gouvernement ! Cette controverse démontre par l'absurde que l'absence circonstanciée de la puissance publique en matière de politique sanitaire finit toujours par rejaillir d'une façon ou d'une autre sur la scène publique. Le pourrissement de la situation est né, notamment, de l'incapacité de l'expertise officielle à penser la complexité et reconnaître l'incertitude ambiante, amenant certains scientifiques à énoncer doctement une vérité, LA vérité ; une sorte de vérité révélée, incontestable, unilatérale. (…) La France dispose ainsi de l'une des réglementations les plus laxistes au monde. Les seuils d'exposition respectivement de 41 et 58 volts par mètre pour les bandes de fréquences 900 MHz et 1800 MHz furent fixés par un décret paru le 03 mai 2002. Nombre de pays européens ont d'ores et déjà modifié leur réglementation en adoptant des seuils plus protecteurs. La Suisse devrait ainsi bénéficier d'un seuil de 0,6 V/m en 2012 pour les sites sensibles. ». 27
  • 28. Si l’expertise officielle se contente d’énoncer « une sorte de vérité incontestable et unilatérale », les associations s’appliquent ici à les analyser d’un point de vue « social ». En effet, si les lecteurs ne voyaient pas le problème d’un taux de 41 volt/mètre sur le territoire français, tel qu’il est énoncé par les experts français, en revanche, une fois ces informations comparées aux données d’autres pays, l’enjeu apparaît beaucoup plus clairement. En publiant ces informations, et énonçant les taux d’expositions aux ondes, les associations se saisissent de données scientifiques pour les démocratiser, les recontextualiser dans un espace public et social, ici l’Union Européenne. 4. l’arène des opérateurs L’étude du discours des opérateurs de téléphonie mobile nous offre encore une nouveau cadrage du problème. Ici, seule la réglementation compte, comme le montre cet extrait de la rubrique « mon téléphone et ma santé » du site Internet de l’Afom : l’Association Française des Opérateurs Mobiles : « L’exposition aux ondes radio doit toujours être inférieure au seuil correspondant à l’émetteur : 28 V/m pour la radio FM, 31 V/m pour la télévision, 41 V/m pour la téléphonie mobile à 900 MHz, 58 V/m pour la téléphonie mobile à 1800 MHz et 61 V/m pour la téléphonie mobile UMTS (3ème génération). Toutes les antennes-relais de téléphonie mobile en service en France respectent cette réglementation. Quelques pays ont fixé des seuils plus faibles. Ces seuils sont arbitraires et sans fondement scientifique. Ils ne sont recommandés ni par l’OMS, ni par les groupes d’experts sanitaires consultés par les pouvoirs publics ». A la lecture de ces quelques lignes, on note que les opérateurs ne parlent ni de risque, ni de cancer, ni d’électro-sensibilité ou encore d’incertitude sur l’augmentation de « neurinomes », comme le font les autres acteurs. Seule la législation importe, puisque c’est elle seule qui pourrait punir les opérateurs en les désignant responsables. Dès lors, prouver leur conformité à la réglementation semble être l’obsession la seule obsessions de cette arène. Peu importe, d’ailleurs, si d’autres pays ont choisi des taux plus faibles pour protéger la société civile, puisque cette décision repose sur des expertises scientifiques qui n’ont pas été commandées par les institutions sanitaires… On comprend donc que pour les opérateurs, seules les études commandées et exécutées par des organismes institutionnels sont crédibles. Avec un tel raisonnement, l’arène associative et les experts indépendants sont de suite évacués de la discussion. 28
  • 29. Ainsi donc, cette rapide comparaison nous a permis de mettre en exergue la différence, et même parfois l’incompatibilité des systèmes de pensée et de valeurs en place dans ces arènes. Pierre-Benoît Joly et Claire Marris, sociologues à l’INRA, et auteurs de l’étude : La constitution d'un "problème public" : la controverse sur les OGM et ses incidences sur la politique publique aux Etats-Unis, mettent d’ailleurs en mots l’effet de cloisonnement qui découlent de telles différences de définition : « Chacune des arènes est caractérisée par sa propre logique de sélection des problèmes, par des ressources, des référents symboliques et une grammaire spécifique. Selon les arènes dans lesquelles sont portés les débats, les ressources dont bénéficient les différents protagonistes auront plus ou moins d'importance. (…) Dans l'arène scientifique, c'est la preuve expérimentale et la statistique; dans l'arène juridique, les principes juridiques et la jurisprudence; dans l'arène économique, l'argent et le profit; dans l'arène médiatique les montées en généralité et la référence aux valeurs ». Dans ce contexte, les différentes arènes apparaissent donc cloisonnées. Elles ne partagent pas les mêmes définitions du problème, du risque, des normes, n’utilisent pas les mêmes outils, ou alors pas de la même façon, d’où la difficile mobilisation de l’arène publique, celle-même dont Cefaï rappelle qu’elle ne préexiste pas le problème public, mais se constitue à travers lui, dès lors que la confrontation et les échanges opèrent entre les différentes arènes. Or ici, l’arène publique semble être seulement au début de sa constitution, comme nous le verrons plus tard. Cependant, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que ce cloisonnement des arènes empêche la circulation du problème dans une arène publique qui est normalement le lieu de résolution de la controverse. Cette théorie a également été posée au cours d’autres études sociologiques : Jeanne Chabbal, auteure de l’étude Le risque invisible. La non- émergence d’un problème public a ainsi écrit : « Les définitions du problème des risques industriels produites par les différents acteurs évoqués ne peuvent se rejoindre tant elles renvoient à des ordres de valeurs incompatibles et à des univers sociaux cloisonnés. Cette hétérogénéité est un des premiers facteurs de blocage de l’émergence du problème ». Ainsi, au lieu de passer transversalement d’arène en arène, en suivant le fil d’une grammaire et d’un ensemble de valeurs partagées, le problème public stagne dans chacune des arènes, qui sont positionnées verticalement, certaines en dominant d’autres, aujourd’hui encore. Ulrich Beck, auteur de la Société du risque, s’est d’ailleurs intéressé aux conditions d’évolution d’un problème public, et écrivait déjà en 1987 : « La démarche présuppose une interaction qui transcende les frontières entre disciplines, entre catégories de citoyens, entreprises, administrations et domaines politiques ou – ce qui est plus vraisemblable, - elle finit par se 29
  • 30. répartir entre les différents domaines en prenant la forme de définitions contradictoires et de conflits de définition ». 2) L’exception de l’arène scientifique Nous venons de le démontrer, le problème public de la téléphonie mobile souffre d’un cloisonnement des arènes. En effet, les différents protagonistes n’ont pas la même conception des enjeux ni la même définition du risque. Cependant, il convient de nous attarder sur le cas de l’arène scientifique, qui semble elle faire exception puisque c’est la seule à traverser l’ensemble de l’arène publique. Ses outils, son vocabulaire, ses mesures : autant d’éléments scientifiques dont se saisissent les autres acteurs du problème public pour en parler. 1. L’omniprésence de l’arène scientifique Ainsi, pour parler des risques de la téléphonie mobile, chaque arène commande ses propres expertises, puis brandit ses propres chiffres d’exposition aux ondes électromagnétiques. Le recours aux outils scientifiques semble donc traverser l’ensemble des modes d’actions des protagonistes. Cependant, nous l’avons déjà évoqué un peu plus haut, les différents acteurs ne manquent pas d’adapter ces outils à leur propre systèmes de valeurs : a. L’arène politique, lorsqu’elle parle de taux ou de normes, s’empresse de préciser que ces données sont objectives et proviennent de sources fiables : «[les normes d’exposition] suivent exactement les standards préconisés par la Commission internationale de protection contre les rayonnements non ionisants (ICNIRP), organisation non gouvernementale reconnue officiellement par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), évaluant les résultats scientifiques du monde entier ». b. L’arène associative se sert elle aussi des taux, certes, mais pour les comparer aux taux fixés dans d’autres pays, et ainsi faire ressortir le laxisme de la politique sanitaire française en comparaison avec celle des ses homologues. c. L’arène des opérateurs, quant à elle, lorsqu’elle utilise les outils scientifiques, le fait pour légitimer l’émission d’ondes par ses antennes-relais, et pour se décharger de toute responsabilité, puisque « les seuils en vigueur en France sont recommandés par la Commission Européenne, le Parlement Européen et le Conseil de l’Union Européenne ». (Source : Site de l’AFOM : Association Française des Opérateurs Mobiles). Les 30
  • 31. 2. Le transcodage de Lascoumes, inversé On l’a démontré, le vocabulaire et les outils scientifiques sont largement exploités par les autres arènes, même celles qui lui sont concurrentes. Cependant, elles savent les détourner pour leur donner une fonction autre que celle de la preuve. Cet aspect est particulièrement intéressant car il se rapproche de la théorie du « transcodage » formulée par Pierre Lascoumes, auteur de Agir dans l’indécision. A ceci près que lorsqu’il parle de transcodage, le sociologue définit la capacité d’un acteur à « intervenir dans différentes arènes afin de redéfinir les problèmes et les enjeux par un jeu de valorisation différentielle des ressources » qu’il maîtrise suffisamment pour « les utiliser de la façon dont elles sont définies et utilisées dans chaque arène ». Or ici, c’est un phénomène similaire, mais inversé, qui semple opérer. En effet, politiques, associatifs et opérateurs mobiles recourent aux ressources scientifiques en les inscrivant dans leur propre arène, mais en conservant leur définition des enjeux et des problèmes. Cependant, chez Lascoumes, la capacité de transcodage d’un acteur lui permet souvent de s’installer sur l’ensemble des arènes et ainsi de faire régner ses définitions sur l’arène publique et donc sur le devenir du problème public. Or ici, il convient de faire remarquer que chacune des arènes ne fait qu’emprunter sa grammaire, ses outils, à l’arène scientifique, et conserve sa propre définition et son propre système de valeurs. L’arène scientifique est donc transversale, mais n’emmène pas pour autant l’arène publique avec elle. En effet, le conflit de définitions demeure, et les arènes restent cloisonnées. Cependant, cette opération de « transcodage inversé » nous guide vers une nouvelle hypothèse : celle de la suprématie de la science au cœur de ce problème public. 31
  • 32. B - L’échec de la seconde modernité «Si nous avons de la peine, en France, à absorber la leçon de Beck, c'est parce que les Français se pensent toujours modernes sans voir la discontinuité béante entre société industrielle et société postindustrielle. Ils pensent encore qu'une maîtrise par la science et la technologie restera possible. Leur confiance dans l'administration savante et dans l'avancée inéluctable d'un front de modernisation n'a pas varié ». Par ces mots, Bruno Latour, dans Nous n’avons jamais été modernes, explique ce qui selon Ulrich Beck représente l’échec de la société contemporaine. Car avec l’industrialisation, l’individu a gagné en liberté, s’est affranchi des carcans de la famille nucléaire, de la foi, pour élire lui-même les racines auxquelles il veut se rattacher. La seconde modernité était donc l’occasion d’un cadre de vie plus large, d’une liberté accrue. Or, selon Beck, l’individu de la seconde modernité a raté son envol, et est resté lié à « l’Etat savant ». 1) Une semi-modernité « Les débats sur les risques encourus mettent en lumière les fractures et les gouffres qui, dans le rapport aux potentiels de danger produits par la civilisation, séparent rationalité scientifique et rationalité sociale. On ne parle pas des mêmes choses. D'un côté, on pose des questions auxquelles l'autre côté ne répond pas, de l'autre, on répond à des questions qui, formulées ainsi, passent à coté de ce qui est réellement demandé et de ce qui est cause des angoisses ». Cet extrait de La société du risque, montre l’écart existant entre les deux types de rationalités énoncés par Beck. 1. L’institutionnalisation de la science L’industrialisation de la société s’est accompagnée d’une institutionnalisation de la science, qui est pour Beck une véritable « contre-modernité ». En effet, au lieu de penser par lui- même, l’individu s’en remet perpétuellement aux « experts », à la démonstration mathématique. Au lieu d’appliquer les nouveaux schémas de libre pensée que lui offrent la seconde modernité, l’homme moderne se retourne toujours vers ceux que Latour appellent « les blouses blanches ». 32
  • 33. Or, dans le cas du problème public de la téléphonie mobile, comme dans n’importe quelle situation de risque, s’en remettre à la rationalité scientifique plutôt qu’à la rationalité sociale est lourd de conséquences. En effet, les scientifiques se limitent à « des estimations de risques quantifiables précis survenant à l'occasion d'accidents probables. D'emblée, le risque se trouve réduit à sa seule dimension de maniabilité technique. Or, pour les larges pans de la population, c'est au contraire le potentiel de catastrophe (…) qui est au cœur du problème. La probabilité pour que se produise un accident, si infime soit-elle, est toujours trop grande lorsqu'un seul accident a l'extermination pour conséquence », explique Ulrich Beck. Si ce n’est ici pas « l’extermination » qui est en jeu, l’écart entre les deux rationalités reste tel que la société civile peut voir un danger là où les scientifiques n’en verront aucun , sinon très peu. Ainsi, en fixant des seuils, des normes, les scientifiques ne voient là rien d’extravagant ou d’anti-naturel. Ils ont fait des expériences, ont confronté pendant des mois les résultats, pour pouvoir assurer qu’en dessous de tel taux, une substance, ici les ondes électromagnétiques, restent inoffensives pour l’homme. C’est le problème des fameux « taux limites » que l’on retrouve dans toutes les controverses scientifiques, et que l’auteur de La société du risque met très bien en lumière ici : « Les taux limites de présence « acceptable » de substances polluantes (…) réussissent le tour de force d’autoriser les émissions polluantes tout en légitimant leur existence, tant qu’elle se cantonne en deçà des valeurs établies. (…) Il est possible que les taux limite permettent d’éviter le pire, mais ils servent aussi à « blanchir » les responsables : ils peuvent se permettre d’empoisonner « un peu » la nature et les hommes. [Ceci] met en valeur le principe autrefois évident selon lequel il ne faut pas s’intoxiquer les uns les autres. Il serait d’ailleurs plus juste de dire : ne pas s’intoxiquer totalement. (…) Il n’est pas question d’empêcher l’intoxication, mais de la cantonner dans des limites acceptables. L’exigence de non-intoxication, qui paraît pourtant le fait du bon sens le plus élémentaire, est donc rejetée parce que utopique. Avec les taux limites, ce petit peu d’intoxication qu’il s’agit de fixer devient normalité. Les taux limites ouvrent la voie à une ration durable d’intoxication collective normale ». A première vue, les taux limites nous paraissent un compromis intéressant pour tirer partie du confort proposé par les technologies du sans fil, sans en subir les méfaits, puisque nous avons les moyens de contrôler notre exposition et de surveiller que celle-ci reste en-deçà du seuil limite fixé par les instances scientifiques et politiques. Pourtant, à bien y penser, notre environnement est saturé de toute part de substances et de radiations. Que nous acceptons puisque les technologies et l’industrie restent en conformité 33
  • 34. avec les taux limites fixés au préalable. Il s’agit donc bien, de la part de la société civile, d’un déni du principe selon lequel on ne tue pas, pas même un peu. C’est précisément dans ce type de situation que se dessine la société du risque de Beck. Une société que la modernité a conduit à accepter la menace, tout en cherchant à s’en protéger : «l'exigence de survie et la reconnaissance du danger sont contradictoires. Et c'est cette fatalité qui donne tout son poids existentiel au débat sur les critères de mesure ou de distinction, sur les effets à court et à long terme. On diagnostique le danger au moment même où on établit un constat d'impuissance, où on comprend qu'on ne peut y échapper ». Avec l’institutionnalisation de la science, la société civile se retrouve imbriquée dans un système de pensée où domine la rationalité scientifique. Ainsi, même lorsqu’il s’agit d’adresser des critiques à l’arène scientifique, l’arène associative n’a d’autre choix que d’emprunter son langage et ses outils. Car comment prouver la présence d’un risque autrement qu’en recourant aux outils de mesure que la science a rationalisés ? 2. Le nécessaire retour à la rationalité sociale S’il nous paraît difficile de parler du problème public des téléphones portables sans recourir aux instruments scientifiques, c’est parce que la société de la seconde modernité a accepté de baigner dans une société de l’expérimentation et de la rationalisation mathématique, logique. Nous avons laissé s’imposer la rationalité scientifique, trop heureux de pouvoir nous en remettre à des sciences « exactes ». En effet, comme l’explique Ulrich Beck, ‘on s'est mis à adopter un modèle dans lequel la modernité est ramenée à une opposition entre technique et nature, opposition dans laquelle la première et le bourreau et la seconde la victime. D'emblée, cette façon de penser fait abstraction des réalités et des conséquences sociales, politiques et culturelles des risques liés à la modernisation ». C’est ainsi que les experts scientifiques ont été faits « propriétaires » du problème public de la téléphonie mobile sans même l’avoir demandé. Car à peine la question de la dangerosité des ondes soulevée, les politiques se sont tournés vers les chercheurs, et leur ont demandé des chiffres, des preuves, précisément lorsqu’il aurait fallu se tourner vers la rationalité sociale, populaire, pour obtenir, enfin, une autre grille de lecture du problème, et se le réapproprier. En effet, être modernes signifierait, toujours selon la théorie de Beck ou de Latour, recourir à la rationalité sociale qui est en nous, et d’ailleurs bien plus profondément ancrée que l’institutionnalisation de la science. 34
  • 35. Car refuser les dogmes scientifiques n’a rien d’irrationnel, contrairement à ce que soupirent les scientifiques. La rationalité sociale existe. C’est donc aux « techniciens du risque », que revient le devoir d’entendre les critiques, et de réviser leur définition du risque, pour reconsidérer la situation à la lumière de la culture et de l’opinion populaire, dont les valeurs n’ont rien à envier à celles de l’arène scientifique. Sans cela, « on risque d'aboutir à un débat sur la nature qui se fasse sans l'homme, qui évacue toute dimension sociale et culturelle ». Qu’est la rationalité scientifique, seule ? Un amas de données stériles, selon ce même Beck : « [les experts] se sont contentés de brasser des chiffres sur la présence des polluants dans l'air, l'eau et l'alimentation, (…) avec une ferveur et une exhaustivité qui laisseraient supposer que jamais personne – par exemple, un certain Max Weber – n'ait manifestement perdu son temps à démontrer que si l'on ne tient pas compte des structures de pouvoir de pouvoir et de répartition sociale, des bureaucraties, des normes et des types de rationalité dominants, tout cela est soit stérile, soit absurde, et vraisemblablement les deux à la fois ». Si la rationalité scientifique n’a aucune valeur seule, il en est de même pour la rationalité sociale, comme le rappelle Beck : « Dans leur façon d'appréhender les risques liés à l'évolution industrielle, les scientifiques dépendent des attentes et des horizons de valeurs de la société, de même qu'inversement la réaction sociale et la perception des risques dépendent d'arguments scientifiques. Sans la rationalité sociale, la rationalité scientifique reste vide, sans la rationalité scientifique, la rationalité sociale reste aveugle. Il ne faut pas pour autant conclure à l’harmonie généralisée. Au contraire : il s’agit de prétentions à la rationalité concurrentielles et conflictuelles à bien des égards ». Si la rationalité sociale est nécessaire pour réhumaniser et ainsi moderniser le débat public, la rationalité scientifique ne doit néanmoins pas être évacuée, puisque sans elle, nous serions « aveugles ». Mener des expériences, analyser les résultats, et se laisser guider par les énoncés scientifiques doit donc rester à l’ordre du jour. En revanche, il convient de savoir découpler les décisions sociales et politiques des résultats des chercheurs. C’est ainsi que la rationalité sociale doit opérer. Culture et impressions, sentiments, n’ont rien d’irrationnels, et c’est à l’individu de la seconde modernité de rendre à la rationalité sociale ce qu’elle a de moderne. Car, comme le rappelle Dominique Vinck dans son Manuel de la sociologie des sciences, « la définition de la nature est un enjeu social ; Il arrive cependant que les protagonistes perdent de vue les visées sociales de leurs adversaires au fur et à mesure que les querelles se font plus précises autour des questions scientifiques ». 35
  • 36. Pour terminer sur cette question, penchons-nous un instant sur l’ouvrage de Dominique Vinck et sur les mots que lui inspire un chapitre intitulé « Où est la différence ?», (p. 221), comprenez, entre la rationalité sociale et la rationalité scientifique : la différence résulte des multiples différences qui tiennent à la construction et à la mobilisation de réseaux plus ou moins longs (…) : dans un cas, l’énoncé circule, dans l’autre, pas. (…) L’information [de la rationalité scientifique] est transformée de telle sorte que d’autres à distance, puissent agir. La logique scientifique ne se comprend pas seule ; elle est liée à une société. Le fait devient universel non pas parce qu’il est rationnel, mais parce qu’il est multiplié et distribué auprès d’autres qui utilisent les mêmes instruments et les mêmes codes ». Citant ensuite les travaux du sociologue Barry Barnes sur l’idée de l’incommensurabilité des paradigmes sociaux et scientifiques, Dominique Vinck démontre l’égalité des deux rationalités, qui ne sont autre que deux systèmes de croyances distincts. Or, « chacun correspond à une forme de société et n’a de sens que dans ce cadre-là ». Dès lors, « il n’y a pas de critère absolu et universel qui permette de les comparer, et il est donc impossible de déterminer s’il en est de meilleurs que les autres. » Rationalité sociale d’un côté, rationalité scientifique de l’autre : les auteurs et sociologues ont beau les sous-peser, les deux se valent, et c’est parce qu’aucune des deux ne saurait se passer de l’autre qu’il serait temps d’insuffler de la culture et du social dans la définition du monde et de ses problèmes. Ainsi, Pierre Lascoumes rappelle dans son Essai sur la démocratie technique : agir dans un monde incertain, la maxime citée en 1933 à l’Exposition Universelle de Chicago : « la science découvre, l’industrie applique et l’homme suit ». Or pour Lascoumes, « cette maxime ne s’applique plus. Les temps ont changé, la société des hommes réfute cette maxime. Ce refus s’appelle l’acceptabilité sociale des technologies. (…) Ce qui compte, ce n’est pas l’accumulation d’informations qui éclaire un décideur hésitant, mais c’est la mise en place du mouvement de va et vient entre exploration des mondes possibles et exploration du collectif. C’est la fabrication et la conception d’un monde commun qui constitue la force des procédures dialogiques ». Concernant le problème public de la téléphonie mobile, il semblerait que « l’homme suit » encore un peu trop la rationalité scientifique, et les temps n’ont pas autant changé que la seconde modernité pouvait le laisser espérer, comme l’expliquent Beck et Latour. C’est pourquoi ce mouvement de va et vient » entre rationalité sociale et scientifique doit s’instaurer au plus vite, car à ce jour, c’est le collectif de la société civile qui paie un lourd 36
  • 37. tribut pour avoir délégué le problème public de la téléphonie mobile aux scientifiques. 2) Une objectivité entravée L’arène scientifique : transversale, omniprésente dans l’ensemble des arènes, transcodée, et privée de rationalité sociale… Tous les facteurs sont réunis pour expliquer une montée en puissance d’une « scientificisation » du problème public de la téléphonie mobile, qui n’est pas sans conséquence. 1. Des experts… en communication « Les scientifiques sont des orateurs et des écrivains », écrit Dominique Vinck dans son manuel de Sociologie des Sciences, en 1995, pointant du doigt l’habileté et l’aise avec laquelle ils «mettent en scène et en discours leur activité ». Ainsi, selon leurs destinataires, les scientifiques opèrent une « modélisation » des énoncés. Leurs comptes rendus de recherche ne seront donc pas tout à fait les mêmes selon qu’ils s’adressent à un public profane, à des scientifiques travaillant dans d’autres domaines, ou à des collègues spécialisés dans le même domaine qu’eux. Les articles destinés au grand public contiennent selon Vinck « des termes généraux susceptibles de retenir l’attention des lecteurs : par exemple les bienfaits de la science et les choses merveilleuses qu’elle découvre pour le grand public, les applications potentielles pour les industriels, les défis nationaux pour les pouvoirs publics… [Tandis que] les détails du contexte de la production de la connaissance sont largement absents ». En outre, les scientifiques déploient toute une stratégie rhétorique dans leurs publications : le scientifique ne dit jamais « je », rarement « nous » ou « on », mais utilise bien plus volontiers la forme passive, évacuant ainsi tout subjectivité. Quand bien même les résultats et les conclusions énoncées sont les siennes, le scientifique donne ainsi l’impression qu’il s’exprime ici au nom de La Science, rationalité pure et intouchable. Dominique Vinck a dressé une liste très intéressante de ces procédés : - « les instructions préliminaires : (…) la mention de l’institution à laquelle est attaché l’auteur, et les organismes qui soutiennent son travail, suggèrent au lecteur que [le scientifique] n’est pas seul lorsqu’il parle. (…) Il y a derrière lui un réseau. Si le 37
  • 38. - des dispositifs d’externalisation : il s’agit de produire sur le lecteur un effet, à savoir qu’il ait l’impression d’une non implication de l’agent humain. Le phénomène est appréhendé comme n’ayant jamais été construit par l’activité du chercheur. Pour ce faire, l’auteur utilise la voix passive [de telle façon que] le sujet de l’action scientifique soit absent ou implicite. Aucun nom personnel n’apparaît dans le corps du texte, de même que les pronoms personnels sont bannis ». A nous d’observer un court extrait du Communiqué de l’Académie de Médecine du 17 juin 2008 : « Les risques potentiels des téléphones portables ont fait l’objet de très nombreuses études, justifiées par le développement massif de la téléphonie mobile depuis 1993. Ces études relèvent soit d’une approche expérimentale(…). Les six études qui examinent les cas de neurinomes de l’acoustique ne montrent pas d’augmentation du risque, avec une incertitude à lever pour les utilisateurs depuis plus de dix ans ». On relève bien ici la forme passive : « ont fait l’objet ». Et les formules externalisantes « ces études relèvent ; les six études qui examinent ». On voit dans cette dernière phrase que l’auteur a préféré une tournure alambiquée (une étude peut-elle « examiner » un cas ?!) plutôt que de devoir utiliser un pronom personnel, ce qui aurait pu donner : « les six études que nous avons menés ; les cas que nous avons étudiés ». En recourant à de tels procédés d’écriture, Vinck le dit très bien, le lecteur, le citoyen profane, a l’impression que « la nature parle d’elle-même ». Vinck n’est pas le seul à avoir mis en évidence les stratégies éditoriales mises en place par les chercheurs. Yannick Barthes, dans sa thèse pour le doctorat de sociologie en 2000, écrit au sujet de La mise en politique des déchets nucléaires, que : « la production d’une information sur le projet répond à une demande sociale qui est d’abord construite par les responsables du projet eux-mêmes, à travers le postulat selon lequel ils sont les plus à même de définir les attentes des populations concernées ». Il nous livre également un extrait de l’entretien que lui a accordé l’un des experts scientifiques concerné dans son étude : « l’opposition du public est caractérisée par une réaction émotive, psychologique essentiellement due à l’ignorance. L’origine de ces réactions est alors associée à un manque de connaissance […] Il y a très peu d’opposants selon ce schéma d’interprétation, il n’y a que des victimes involontaires 38