"Les veilleurs - Que fait-on (vraiment) sur Facebook ?" / Mémoire de M1 - Celsa (Paris IV Sorbonne)
1.
Master
1ère
année
Mention
:
Information
et
Communication
Spécialité
:
Médias
et
Communication
LES
VEILLEURS
QUE
FAIT-‐ON
(VRAIMENT)
SUR
FACEBOOK
?
Sous
la
direction
de
Véronique
Richard
Clément
Picard
Année
universitaire
2010-‐2011
Médias
et
Communication
Soutenu
le
:
5
juillet
2011
Note
du
mémoire
:
17/20
Mention
:
Très
Bien
CELSA
-‐
Ecole
des
Hautes
Etudes
en
Sciences
de
l’Information
et
de
la
Communication
Université
Paris
IV
-‐
Sorbonne
2. Remerciements
En
préambule,
je
souhaiterais
remercier
les
deux
enseignants
du
CELSA
qui
m’ont
encouragé
et
aidé
par
leurs
conseils
dans
l’élaboration
de
ce
travail
de
recherche
:
Jacqueline
Chervin,
dont
le
soutien
a
été
décisif
pour
lancer
la
construction
de
ce
mémoire,
mais
aussi
Etienne
Candel,
avec
qui
les
échanges,
aux
prémices
de
ma
réflexion,
ont
été
déterminants.
Je
tiens
également
à
remercier
l’un
des
contributeurs
les
plus
prolifiques
sur
les
questions
de
surveillance
et
de
vie
privée,
Jean-‐Marc
Manach,
journaliste
à
Owni.fr
et
Internetactu.net,
et
rédacteur
du
blog
BugBrother
sur
Lemonde.fr,
qui,
en
dépit
de
ses
sollicitations
médiatiques,
a
toujours
pris
le
temps
de
répondre
à
mes
questions.
Par
ailleurs,
je
tiens
à
remercier
Hubert
Guillaud,
blogueur
et
rédacteur
en
chef
du
site
Internetactu.net,
dont
les
conseils
et
les
orientations
lors
de
nos
échanges
ont
toujours
été
pertinents.
Enfin,
j’ai
une
pensée
pour
tous
les
utilisateurs
de
Facebook
avec
qui
j’ai
eu
l’occasion
de
discuter
de
mon
projet
de
mémoire,
et
qui
ont
pris
le
temps
de
m’écouter,
dans
les
mois
qui
ont
précédé
sa
rédaction.
Leurs
réactions,
quelles
qu’elles
fussent,
ont
toujours
été
précieuses
:
elles
m’ont
aidé
à
mieux
définir
mon
sujet,
et
à
cerner
les
points
de
réflexion.
Elles
m’ont
aussi
permis,
et
c’est
le
plus
important
dans
mon
travail,
de
relativiser
certains
points
de
vue
trop
catégoriques,
pour
essayer
de
cerner
ce
que
les
utilisateurs
font
(vraiment)
sur
Facebook.
Il
serait
fastidieux
de
dresser
une
liste
exhaustive
de
ces
personnes
avec
qui
j’ai
pu
discuter
de
mon
sujet,
mais
ils
se
reconnaîtront.
Leurs
échos
m’ont
été
précieux,
je
leur
en
suis
extrêmement
reconnaissant.
2
3. Sommaire
Introduction................................................................................................................................. 5
I
–
De
la
surveillance
à
la
sousveillance............................................................................10
1)
Un
nouveau
rapport
à
l’espace
et
au
temps .................................................................... 10
2)
Un
dispositif
technique
«
panoptique
»
? ......................................................................... 14
3)
Un
regard
mutualisé
:
un
outil
de
«
sousveillance
» ..................................................... 18
II
–
Tous
voyeurs
? ...................................................................................................................23
1)
Regarder
pour
s’informer ..................................................................................................... 23
2)
Regarder
pour
se
rassurer .................................................................................................... 28
3)
Image
projetée
de
l’autre....................................................................................................... 31
III
–
Tous
exhibitionnistes
?..................................................................................................40
1)
Pourquoi
se
montrer
? ............................................................................................................ 41
2)
Entre
construction
et
gestion
sémiotique
de
son
identité ......................................... 46
3)
La
vie
privée
a-t-elle
disparu
? ............................................................................................. 51
Conclusion ..................................................................................................................................56
Bibliographie.............................................................................................................................59
Annexes .......................................................................................................................................62
Résumé ........................................................................................................................................67
Mots-clés .....................................................................................................................................68
3
4.
«
Internet,
c’est
la
plus
grande
machine
à
espionner
que
le
monde
ait
jamais
connue
».
Julian
Assange,
15
mars
2011
4
5. Introduction
Pour
Julian
Assange,
le
fondateur
du
très
médiatisé
site
WikiLeaks,
Internet
serait
«
la
plus
grande
machine
à
espionner
que
le
monde
ait
jamais
connue
».
C’est
une
dépêche
AFP
qui,
le
16
mars
2011,
nous
rapporte
l’information
délivrée
la
veille
devant
des
étudiants
de
l’université
britannique
de
Cambridge.
Au
delà
de
cette
phrase
choc,
prononcée
qui
plus
est
par
un
personnage
controversé
et
très
médiatique
qui
prône
la
transparence
la
plus
totale,
le
poids
des
mots
révèle
un
état
d’esprit
plus
profondément
ancré
dans
les
mentalités
:
Internet
serait
la
nouvelle
grande
menace
pour
la
vie
privée.
Une
certaine
actualité
entretient
par
ailleurs
ce
sentiment
:
les
médias
traditionnels
se
régalent
des
faits
divers
causés
par
le
monde
du
numérique,
et
relaient
fréquemment
des
cas
de
divorces
ou
de
licenciements
liés
à
des
sites
communautaires
et
autres
réseaux
dits
«
sociaux
».
Le
journal
Le
Monde1
nous
rapporte
par
exemple
que
trois
employés
de
l’entreprise
d’ingénierie
Alten
ont
été
renvoyés
pour
«
faute
grave
»,
fin
2008,
pour
avoir
appartenu
au
«
groupe
des
néfastes
»
sur
Facebook,
dont
l’un
des
prérequis
pour
l’intégration
serait
de
«
se
foutre
de
la
gueule
de
sa
supérieure
hiérarchique
toute
la
journée
sans
qu’elle
s’en
rende
compte
(…)
et
de
lui
rendre
la
vie
impossible
pendant
plusieurs
mois
».
Toujours
selon
Le
Monde,
les
salariés
auraient
revendiqué
l’aspect
«
privé
»
de
ces
échanges,
mais
le
conseil
des
prud’hommes
de
Boulogne-‐Billancourt
leur
a
donné
tort,
en
octobre
2010.
L’affaire
a
été
médiatisée
et
judiciarisée
pour
au
moins
deux
raisons
:
la
première
est
que
ces
deux
salariés
ont
perdu
leur
emploi
pour
des
paroles
qu’ils
avaient
proférées
sur
un
réseau
«
social
»
encore
récent,
où
les
frontières
entre
vie
privée
et
vie
publique
sont
assez
floues,
mais
aussi
parce
que
cette
double
décision
(le
licenciement
suivi
de
sa
validation
par
le
conseil
des
prud’hommes)
était
inédite.
Cette
affaire,
qui
a
vu
fleurir
quelques
cas
similaires,
a
fait
grand
bruit.
Et
très
rapidement,
plutôt
que
de
mettre
en
avant
la
prise
de
risque
des
salariés
qui
ont
critiqué
ouvertement
leur
hiérarchie,
de
nombreux
journalistes
et
observateurs
ont
1
«
Peut-‐on
traiter
son
chef
de
minable
sur
Facebook
?
»,
article
datant
du
10
mars
2011,
paru
dans
les
pages
du
quotidien
Le
Monde
et
sur
lemonde.fr
5
6. remis
en
cause
l’outil
Internet
dans
son
ensemble.
Internet,
et
l’imaginaire
de
transparence
qu’il
véhicule
(déjà
pointé
du
doigt
par
Patrice
Flichy2)
semble
alors
la
cause
d’une
réduction
de
l’espace
privé,
au
profit
d’un
espace
public
grandissant.
Sur
Internet,
tout
serait
public
ou
tout
au
moins
«
publicisé
»,
rendu
public.
Dès
lors,
et
pour
symboliser
cette
«
publicisation
»
des
opinions,
des
échanges
et
des
faits,
certains
n’hésitent
plus
à
invoquer
la
figure
orwellienne
de
Big
Brother.
Plus
encore
qu’Internet,
le
site
Facebook
cristallise
intensément
ces
peurs.
Mais
précisons
d’abord
quelques
points.
Facebook,
qu’on
pourrait
traduire
par
«
trombinoscope
»,
est
un
site
de
réseau
dit
«
social
»
qui
a
vu
le
jour
en
2004
aux
Etats-‐Unis.
Au
départ
réservé
au
milieu
universitaire
américain,
le
site
a
été
ouvert
fin
2006
au
grand
public.
En
janvier
2010,
on
recensait
350
millions
d’utilisateurs
dans
le
monde
:
on
en
compte
aujourd’hui
(en
mai
2011),
plus
de
600
millions.
Ces
chiffres
impressionnants
soulignent
la
croissance
exponentielle
du
nombre
d’utilisateurs
dans
le
monde,
et
lui
donnent
un
statut
de
site
Internet
majeur
et
incontournable
du
moment.
Pour
qualifier
Facebook,
on
parle
souvent
de
«
réseau
social
»,
mais
ce
terme
est
évidemment
à
manier
avec
précaution3.
Si
on
comprend
aisément
l’idée
du
«
réseau
»
puisque
le
site
était
initialement
conçu
pour
mettre
des
étudiants
en
relation
les
uns
avec
les
autres,
on
peut
être
plus
sceptique
quant
à
la
portée
«
sociale
»
du
site.
En
effet,
quand
on
parle
de
«
réseau
social
»,
on
imagine
un
réseau
qui
crée
du
lien
social,
qui
favorise
les
échanges
entre
ses
membres.
Or,
on
peut
se
demander
si
les
sites
de
réseau
dit
«
social
»
créent
véritablement
du
lien
social,
ou
s’ils
ne
font
que
permettre
d’autres
formes
d’échanges
avec
des
individus
que
nous
connaissons
déjà.
Enfin,
Facebook
peut
aussi
être
pensé
comme
un
«
média
social
».
Reprenant
Fred
Cavazza4,
Hubert
Guillaud5
présente
un
point
de
définition
important
:
«
alors
que
2
FLICHY
Patrice,
L’imaginaire
d’Internet,
éditions
La
Découverte,
2001
3
Nous
tacherons
alors,
dans
la
mesure
du
possible
et
en
essayant
de
ne
pas
surcharger
l’écriture,
d’utiliser
au
maximum
des
guillemets
pour
manier
ce
terme.
4
CAVAZZA
Fred
:
www.mediassociaux.fr/2009/06/29/une-‐definition-‐des-‐medias-‐
sociaux/
5
GUILLAUD
Hubert,
«
Comprendre
Facebook,
(2/3)
:
Facebook,
technologie
relationnelle
»
sur
Internetactu.net
http://internetactu.net/2011/04/28/comprendre-‐facebook-‐23-‐facebook-‐
technologie-‐relationnelle/
Hubert
Guillaud
est
rédacteur
en
chef
du
site
Internetactu.net
6
7. dans
les
médias
traditionnels
il
y
a
un
émetteur
qui
diffuse
un
message
unique
à
destination
de
cibles,
dans
les
médias
sociaux,
chacun
est
à
la
fois
diffuseur
et
cible
».
Le
rédacteur
en
chef
d’Internetactu.net
poursuit
sa
définition
du
média
social
en
recensant
quelques
traits
caractéristiques
:
un
public
massif
et
décentralisé,
un
média
accessible
facilement,
immédiatement
et
en
permanence,
et
qui
ne
requiert
pas
nécessairement
de
compétences
particulières
pour
être
utilisé.
On
comprend
alors
l’amalgame
qui
est
fait
entre
la
fonction
«
réseau
»
du
site
Facebook,
au
sens
où
il
se
présente
comme
un
outil
de
mise
en
relation
d’individus
plus
ou
moins
disparates,
et
sa
fonction
de
«
média
social
»,
qui
fait
de
Facebook
un
site
d’échanges
d’informations,
plus
ou
moins
importantes.
Entre
«
réseau
»
et
«
média
social
»,
le
langage
courant
a
produit
un
raccourci
:
le
«
réseau
social
».
Véritable
phénomène
numérique
du
moment,
Facebook
cristallise
bon
nombre
d’imaginaires
et
à
la
fois
de
craintes
déjà
présentes
de
façon
globale
sur
Internet.
Le
rapport
à
la
vie
privée
des
utilisateurs
est
sans
cesse
questionné,
comme
le
titrait
le
magazine
Capital
sur
sa
Une
du
mois
de
mai
2011
:
«
Facebook
:
Jusqu’où
ira
le
nouveau
Big
Brother
?
».
Il
y
a
dans
ce
titre
retentissant
deux
points
marquants
:
le
premier
est
la
comparaison
avec
la
figure
orwellienne
de
Big
Brother,
et
le
second
est
l’idée
sous-‐tendue
de
processus
incontrôlable
(«
jusqu’où
ira-‐t-‐il…
»,
synonyme
de
«
tout
peut
arriver,
même
le
pire
»).
Mais
à
la
différence
du
global
«
Internet
»,
Facebook
est
un
site,
mais
c’est
aussi
une
entreprise.
Une
entreprise
qui
emploie
plus
de
1
500
personnes
et
qui
aurait
dégagé
un
chiffre
d’affaires
de
plus
d’un
milliard
de
dollars
en
2010
selon
plusieurs
sources6.
Caractériser
Facebook
comme
un
«
nouveau
Big
Brother
»
c’est
maintenir
une
certaine
ambigüité
dans
ce
qu’est
Facebook.
On
peut
comprendre
que
c’est
l’entreprise
Facebook
qui
est
comparée
à
un
modèle
scrutateur,
quasi
totalitaire,
qui
contrôle
et
surveille
les
membres
du
réseau,
avec
tout
le
recueil
de
données
personnelles
auquel
procède
l’entreprise,
ainsi
que
les
éventualités
de
commerce
de
ces
fichiers.
Mais,
comme
on
l’a
déjà
souligné,
Facebook
c’est
aussi
un
dispositif
technique,
un
outil.
Et,
de
cet
angle
là
aussi,
Facebook
peut
être
considéré
comme
un
prolongement
d’un
certain
modèle
de
surveillance
généralisée,
façon
Big
Brother.
C’est
ce
deuxième
angle
d’approche
qu’il
est
intéressant
de
développer.
Le
premier,
6
Chiffres
disponibles
sur
Wikipédia,
mais
aussi
Lemonde.fr
et
Lefigaro.fr
7
8. celui
qui
concerne
l’entreprise
Facebook,
sera
volontairement
laissé
de
côté,
car
il
relève
plus
d’une
approche
marketing,
publicitaire,
voire
managériale,
qu’à
une
optique
communicationnelle.
Les
questions
relevant
du
modèle
économique
de
Facebook,
ou
du
rapport
de
Facebook
aux
entreprises
ou
aux
publicités
ne
seront
par
conséquent
pas
abordées.
Nous
nous
focaliserons
sur
l’utilisation
du
dispositif
Facebook
par
les
utilisateurs.
Dans
le
cas,
mentionné
précédemment,
des
salariés
licenciés
par
la
société
Alten
pour
s’être
moqué
ouvertement
de
leur
hiérarchie
sur
Facebook,
il
faut
préciser
un
point
:
la
direction
de
l’entreprise
a
été
mise
au
courant
de
l’appartenance
au
«
groupe
des
néfastes
»
des
employés
par…
un
autre
salarié
de
l’entreprise,
qui
a
révélé
ces
informations
à
la
direction.
Cette
situation,
ainsi
que
d’autres
cas
semblables,
a
pu
propager
l’idée
que
les
utilisateurs
de
Facebook
se
«
surveillent
»
les
uns
les
autres.
Certains
avancent
alors
l’idée
que
Facebook
serait
un
dispositif
panoptique
moderne,
où
la
surveillance
et
l’espionnage7
mutuel
sont
les
maitres
mots.
Cette
idée
a
fait
son
chemin,
et
avec
elle
deux
notions
complémentaires,
deux
postures
qu’adopteraient
les
utilisateurs
de
Facebook
:
le
voyeurisme
et
l’exhibitionnisme.
Ce
triptyque
«
surveillance
–
voyeurisme
–
exhibitionnisme
»
serait
caractéristique
d’une
utilisation
majoritaire
du
réseau.
Et
ces
mots,
malgré
un
caractère
péjoratif,
sont
aisément
repris
pour
parler
de
Facebook.
C’est
d’ailleurs
un
des
points
marquants
du
travail
mené
par
Inès
Chupin8
en
2008
:
ces
trois
termes
sont
présents
de
façon
régulière,
et
semblent
ne
pas
poser
problème.
Or,
justement,
ces
termes
là
posent
problème.
Le
terme
de
«
surveillance
»,
déjà,
cache
en
son
sein
une
idée
de
coercition,
de
sanction,
de
discipline,
si
l’on
suit
Michel
Foucault9.
Ce
terme
apparaît
comme
trop
fort,
pour
plusieurs
raisons,
qu’il
conviendra
d’aborder
par
la
suite.
De
la
même
façon,
il
semble
communément
admis
que
les
utilisateurs
de
Facebook
seraient
tantôt
des
exhibitionnistes
inconscients,
tantôt
des
voyeuristes
compulsifs.
Or,
si
ce
n’était
que
cela,
le
réseau
ne
connaîtrait
7
On
parle
aussi
de
«
stalking
»,
terme
anglais
dont
la
traduction
se
situe
entre
«
filature
»
et
«
espionnage
»
8
CHUPIN
Inès,
«
Facebook
:
le
rôle
du
dispositif
technique
dans
la
gestion
de
l’identité
et
des
échanges
sur
Internet
»,
Mémoire
de
Master
2,
CELSA
–
Paris
IV
Sorbonne,
2008
9
FOUCAULT
Michel,
Surveiller
et
punir,
Gallimard,
1975
8
9. pas
une
telle
popularité,
surtout
que
d’importants
appels
à
la
vigilance
et
à
la
protection
de
la
vie
privée
sont
régulièrement
lancés.
Il
y
a
là
plusieurs
points
qui
posent
problème,
et
qui
font
la
problématique
de
cette
réflexion
:
que
fait-‐on
(vraiment)
sur
Facebook
?
Et
dans
quelle
mesure
les
termes
de
«
surveillance
»,
de
«
voyeurisme
»
ou
d’
«
exhibitionnisme
»
peuvent-‐ils
être
trompeurs
?
Pour
tenter
d’apporter
un
éclairage
à
ce
questionnement,
on
peut
formuler
trois
hypothèses
de
travail,
qui
correspondent
aux
trois
parties
du
développement
suivant,
et
qu’il
s’agira
alors
d’affirmer
ou
d’infirmer.
La
première
consiste
à
remettre
en
cause
le
terme
de
surveillance
appliqué
à
Facebook,
car
le
terme
serait
trop
fort
pour
être
utilisé
tel
quel,
pour
plusieurs
raisons
:
l’absence
d’un
seul
surveillant,
un
regard
qui
serait
plus
horizontal
que
vertical,
etc.
Il
s’agira
alors
de
montrer
en
quoi
on
peut
considérer
Facebook
comme
un
dispositif
de
surveillance,
et
en
quoi
cette
définition
n’est
que
parcellaire.
La
seconde
hypothèse
de
travail
consiste
à
penser
que
les
membres
du
réseau
Facebook
ne
sont
pas,
contrairement
à
ce
qu’on
peut
entendre
souvent,
des
voyeurs.
L’observation
et
la
veille
qu’ils
entretiennent
ont
des
objectifs
intrinsèques
qui
ne
sont
ni
«
malsains
»
ni
«
inutiles
»
:
il
s’agira
alors
de
déterminer
les
motivations
qui
poussent
à
produire
ce
regard
vers
les
autres,
qu’on
qualifiera
de
«
veille
».
Enfin,
la
troisième
hypothèse
de
travail,
dans
la
lignée
de
la
seconde,
consiste
à
concevoir
les
membres
du
réseau
Facebook
non
plus
comme
des
exhibitionnistes
naïfs
qui
déballent
leur
vie
privée
inconsciemment,
gratuitement,
et
pour
le
plaisir
de
s’exhiber,
mais
comme
des
individus
dotés
d’autres
motivations,
perpétuellement
tiraillés
entre
un
besoin
de
participer
et
un
désir
de
vie
privée.
Il
s’agira
alors
d’en
définir
les
contours.
Enfin,
sur
un
plan
méthodologique,
nous
considérerons
les
Sciences
de
l’Information
et
de
la
Communication
comme
un
champ
disciplinaire
ouvert,
au
confluent
de
plusieurs
disciplines
comme
la
sociologie
ou
la
psychologie,
qui
apporteront
des
éclairages
à
cette
thématique.
Suite
à
de
nombreuses
lectures,
des
entretiens
ont
été
menés
avec
des
observateurs
assidus
d’Internet
et
de
Facebook,
afin
de
recueillir
leur
vision,
et
enfin,
des
entretiens
avec
des
utilisateurs
de
Facebook
ont
également
été
menés,
afin
d’éclaircir
certaines
zones
d’ombres
ou
de
relativiser
certains
propos.
9
10. I
–
De
la
surveillance
à
la
sousveillance
Au
Royame-‐Uni,
Facebook
serait
une
cause
de
divorce
invoquée
dans
20%
des
cas,
selon
un
cabinet
d’avocats.
L’information,
issue
du
quotidien
britannique
The
Telegraph10
a
fait
évidemment
grand
bruit,
et
le
chiffre
marquant
de
«
1
divorce
sur
5
»
est
resté
dans
les
mémoires.
Autre
exemple
marquant,
en
avril
2009,
une
employée
suisse,
qui
avait
demandé
un
congé
maladie
pour
soigner
ses
migraines
qui
l’empêchaient
de
travailler
devant
son
ordinateur,
a
été
licenciée
après
s’être
connecté
à
Facebook
durant
son
congé11.
La
Suissesse,
qui
a
reçu
l’invitation
d’une
personne
inconnue
à
faire
partie
de
son
réseau
quelques
jours
avant
son
licenciement,
et
qui
a
vu
cet
inconnu
quitter
sa
liste
d’
«
amis
»
juste
après
l’événement,
soupçonne
la
direction
de
son
entreprise
de
l’avoir
«
espionné
»
via
le
réseau.
Facebook
serait
alors
vu
comme
responsable
de
licenciements
et
de
divorces,
«
nouveau
Big
Brother
»12
qui
rend
impossible
la
préservation
de
sa
vie
privée,
et
qui,
surtout,
produit
voire
encourage
une
surveillance
généralisée,
comme
l’explique
le
sociologue
canadien
David
Lyon13.
Mais
qu’en
est-‐il
vraiment
?
Dans
quelle
mesure
peut-‐on
(vraiment)
parler
de
surveillance
sur
Facebook
?
C’est
ce
que
nous
allons
essayer
de
comprendre.
1) Un
nouveau
rapport
à
l’espace
et
au
temps
Avec
les
courriers
électroniques
ou
les
messageries
instantanées,
Internet
a
considérablement
réduit
la
dimension
temporelle,
nous
plongeant
dans
une
ère
de
l’instantanéité
potentielle.
En
donnant
la
possibilité
de
voir
différentes
régions
du
monde
(via
l’application
Google
Map
par
exemple)
ou
de
visiter
des
musées
depuis
10
Source
:
http://www.telegraph.co.uk/technology/facebook/6857918/Facebook-‐
fuelling-‐divorce-‐research-‐claims.html
11
Source
:
http://pro.01net.com/editorial/501674/licenciee-‐pour-‐avoir-‐surfe-‐sur-‐
facebook-‐durant-‐son-‐conge-‐maladie/
12
Selon
la
Une
du
magazine
Capital
de
mai
2011
:
«
Facebook
:
Jusqu’où
ira
le
nouveau
Big
Brother
?
»
13
Pour
David
Lyon,
sociologue
canadien
spécialisé
dans
les
problèmes
liés
à
la
surveillance
et
à
la
protection
de
la
sphère
privée,
Facebook
est
un
«
redoutable
outil
de
surveillance
»
(Tribune
de
Genève
:
http://www.tdg.ch/actu/hi-‐tech/Facebook-‐
sphere-‐privee-‐surveillance-‐2010-‐04-‐25)
10
11. chez
soi,
Internet
a
également
réduit
les
distances
spatiales.
C’est
l’idée
déjà
présente
chez
Marshall
McLuhan14
en
1967
de
la
constitution
d’un
«
village
global
»,
virtuel.
Facebook
incarne,
en
tant
que
dispositif
technique,
ces
imaginaires
de
facilité
d’accès,
de
gratuité,
de
transparence
et
de
communauté,
déjà
présents
dans
la
globalité
d’Internet.
La
caractérisation
du
site
en
«
réseau
»
ou
«
site
communautaire
»
en
révèle
les
contours.
A
l’instar
d’Internet
dans
son
ensemble,
Facebook
instaure
un
nouveau
rapport
à
l’espace
et
au
temps.
Un
rapport
qui
n’est
non
plus
linéaire
et
continu,
mais
qui
est
potentiellement
discontinu,
et
non
linéaire.
Cette
discontinuité
potentielle
est
impliquée
par
les
«
bifurcations
»
possibles
dans
le
parcours
de
l’utilisateur
de
Facebook.
La
non-‐linéarité
revient,
quant
à
elle,
à
dire
qu’on
est
face
à
une
somme
de
fragments
non
ordonnés,
et
qu’il
n’y
a
pas
forcément
de
logiques
dans
la
lecture.
C’est,
de
façon
globale,
l’hypertexte
qu’on
est
ici
en
train
de
décrire.
Le
dispositif
Facebook
est
donc
d’abord
un
dispositif
hypertextuel.
Mais,
encore
plus
qu’Internet
dans
sa
globalité,
le
rapport
au
temps
et
à
l’espace
proposé
par
Facebook
est
troublant
:
il
permet
de
«
remonter
»
le
temps
et
l’espace.
Sur
Internet,
l’information
est
trouvée
soit
parce
qu’elle
est
recherchée,
soit
parce
qu’elle
est
populaire
(le
référencement
de
Google
domine
ainsi
la
vision
des
choses),
alors
qu’avec
Facebook
l’information
est
perpétuellement
enregistrée,
et
en
permanence
potentiellement
actualisable.
L’information
disponible
sur
Facebook
est
comme
indexée
à
toutes
sortes
de
noms,
de
relations,
d’événements,
etc.,
et
il
suffit
d’activer
ce
«
tri
»
pour
révéler
toutes
les
informations
au
sujet
d’une
personne,
ou
d’un
événement.
Ainsi,
en
cliquant
sur
le
nom
d’un
utilisateur
du
réseau,
on
est
placé
face
à
l’ensemble
de
ses
activités
plus
ou
moins
récentes,
classées
de
façon
chronologiques
:
qui
sont
ses
nouveaux
amis,
à
quels
événements
a-‐t-‐il
participé,
dans
quelles
photos
il
apparaît,
qu’a-‐t-‐il
commenté,
etc.
C’est
ce
qu’on
appelle
le
«
profil
»15
de
l’utilisateur,
sur
lequel
sont
concentrées
à
la
fois
les
informations
qu’il
a
14
McLUHAN
Marshall,
The
Medium
Is
The
Message,
1967.
Attention
évidemment
à
ne
pas
faire
d’anachronisme,
McLuhan
parlait
des
effets
de
la
mondialisation
et
des
médias,
pas
d’Internet
qui
n’existait
pas
encore.
15
«
Profil
»
au
sens
large,
c’est
à
dire
pas
uniquement
ses
informations
personnelles
11
12. «
donné16
»
sur
lui-‐même
(date
de
naissance,
ville
d’origine,
situation
professionnelle
ou
sentimentale,
etc.),
et
à
la
fois
l’ensemble
des
activités
auxquelles
il
s’est
livré
sur
le
réseau
(ajout
de
contacts,
publications
diverses,
présence
dans
une
photo
ou
une
vidéo,
etc.)
ou
auxquelles
d’autres
se
sont
livrés,
mais
qui
le
concernent
directement
(message
publié
par
un
autre
sur
son
«
mur
»,
ou
statut
citant
le
nom
de
l’utilisateur
mais
publié
par
un
autre,
etc.).
En
cliquant
sur
le
nom
d’un
utilisateur,
on
a
donc
accès
à
son
«
profil
»,
et
ainsi
à
l’ensemble
de
ses
activités
sur
le
réseau.
Plus
besoin
de
chercher
les
informations,
celles-‐ci
sont
livrées
par
l’outil
Facebook,
qui
procède
exactement
comme
un
documentaliste
qui
pourrait
sortir
toutes
les
sources
faisant
référence
à
un
auteur
particulier.
Facebook
étale,
presque
physiquement,
l’éventail
des
données
qui
concernent
un
utilisateur,
sur
un
simple
clic,
et
de
façon
chronologique.
Au
niveau
«
géographique
»,
Facebook
permet
également
de
suivre
les
traces
des
déplacements
des
utilisateurs,
en
leur
donnant
la
possibilité
de
se
géo-‐localiser.
L’application
«
Places
»
du
site
permet
alors
de
dire
que
tel
utilisateur
s’est
trouvé
à
tel
endroit
à
tel
moment,
et
avec
telle
ou
telle
personne.
Là
encore,
plus
besoin
de
chercher
ces
informations,
l’outil
Facebook
les
révèle
à
l’ensemble
des
membres
du
réseau
:
sur
le
«
flux
d’actualité
»
(ou
«
newsfeed
»)
et
sur
le
«
profil
»
de
l’utilisateur,
où
l’ensemble
des
activités
sont
répertoriées.
On
peut
donc
dire
que
l’outil
Facebook
favorise,
parce
qu’il
constitue
un
nouveau
rapport
à
l’espace
et
au
temps,
la
surveillance
des
utilisateurs
entre
eux
:
autrement
dit,
Facebook
donne
les
clés
pour
prendre
connaissance
de
l’ensemble
des
traces
laissées
par
un
utilisateur.
On
peut
alors
imaginer
suivre
l’ensemble
des
activités
d’un
utilisateur,
via
son
«
profil
»,
et
ainsi
reconstituer
un
«
parcours
»,
et
un
«
discours
».
C’est
l’idée
de
la
traçabilité
qui
est
derrière
:
on
pourrait
«
pister
»,
suivre
«
à
la
trace
»
un
individu
sur
le
réseau.
C’est
sans
doute
l’une
des
raisons
qui
ont
motivé
l’auteur
du
premier
«
portrait
Google
»,
édité
par
le
magazine
indépendant
«
Le
Tigre
»17
en
janvier
2009.
Ce
portrait
détaillé,
qui
a
connu
un
retentissement
médiatique
16
Nous
reviendrons
un
peu
plus
loin
sur
cette
idée
du
«
don
»
d’information,
tout
à
fait
centrale
quand
on
veut
comprendre
ce
que
font
les
utilisateurs
sur
Facebook.
17
http://le-‐tigre.net/Marc-‐L
12
13. important18,
a
été
établi
uniquement
à
l’aide
des
«
traces
»
et
indices
trouvées
sur
Internet
à
propos
d’un
individu.
YouTube,
Flickr,
et
évidemment
Facebook
ont
été
utilisés
pour
constituer
ce
«
portrait
»
de
celui
qui
est
appelé
Marc
L.
Ces
trois
sites
ont
comme
point
commun
d’obliger
l’utilisateur
à
laisser
des
traces
de
lui
même
pour
participer
:
Flickr
n’a
pas
d’intérêt
si
on
n’y
met
pas
de
photos,
YouTube
n’a
pas
d’intérêt
si
on
n’y
met
pas
de
vidéos.
Sur
ces
trois
sites,
les
informations
sont
facilement
accessibles,
mais
peu
compréhensibles
individuellement
:
c’est
le
recoupement
des
informations
entre
elles
qui
constitue
le
«
portrait
»
de
l’individu
qui
utilise
activement
ces
trois
sites.
Plus
que
les
deux
autres,
Facebook
est
celui
qui
favorise
le
plus
le
suivi
des
activités
des
utilisateurs
et
l’observation
des
«
traces
»
qu’ils
laissent19.
Enfin,
s’il
est
vrai
que
Facebook
facilite
ce
qu’on
appelle
le
«
stalking
»20,
il
peut
paraître
encore
plus
pertinent
de
dire
qu’il
l’encourage21.
Plusieurs
applications
ont
en
effet
fleuri
sur
le
réseau
Facebook,
pour
rappeler
à
chaque
utilisateur
les
activités
ou
publications
des
autres.
Prenons
quelques
exemples.
Lorsqu’on
consulte
un
«
album
»
photos
d’un
utilisateur,
plusieurs
albums
apparaissent
dans
la
colonne
de
droite
(sous
le
titre
«
les
photos
de
vos
amis
»),
renvoyant
aléatoirement
à
d’autres
albums
photos
où
apparaît
la
personne
dont
on
était
en
train
de
regarder
des
photos.
Ce
cas
est
très
courant,
et
devient
de
fait
très
ordinaire,
mais
incite
à
regarder
d’autres
photos,
et
à
s’aventurer
dans
le
parcours
hypertextuel
proposé
par
le
dispositif
Facebook.
Autre
exemple
d’application
:
les
«
memorable
stories
»22,
ces
anciens
statuts
ou
anciennes
photos,
qui
peuvent
apparaître
aléatoirement
sur
la
page
d’accueil
du
site
(toujours
dans
la
colonne
de
droite),
et
proposent
de
«
redécouvrir
les
anciens
statuts
»
ou
«
anciennes
photos
»
de
nos
contacts.
Ces
anciennes
activités
ont
deux
conséquences
:
la
première
c’est
qu’elles
donnent
des
18
La
plupart
des
réactions
n’ont
d’ailleurs
pas
compris
la
portée
«
ludique
»
et
démonstrative
d’un
tel
portrait,
pour
y
critiquer
seulement
l’étalement
de
la
vie
privée
d’un
individu
qui
ne
l’avait
pas
demandé…
Lire
à
ce
titre
:
http://www.le-‐
tigre.net/Marc-‐L-‐Genese-‐d-‐un-‐buzz-‐mediatique.html
19
Les
«
traces
»
laissées
sur
Facebook
sont
par
ailleurs
de
plus
en
plus
nombreuses
et
de
plus
en
plus
complètes,
comparativement
à
des
sites
comme
YouTube
ou
Flickr.
20
Terme
anglais
dont
la
traduction
se
situe
entre
«
filature
»
et
«
espionnage
»
21
C’est
en
tout
cas
le
terme
utilisé
par
Vincent
Glad
dans
son
article
«
Peut-‐on
savoir
qui
visite
son
profil
Facebook
?
»,
sur
Slate.fr,
le
7
novembre
2010
22
http://reface.me/news/memorable-‐stories-‐facebook/
13
14. informations
à
celui
qui
n’en
cherchait
pas
forcément,
et
la
seconde
c’est
qu’elles
incitent
à
en
apprendre
davantage,
et
à
aller
consulter
l’intégralité
de
l’album
d’où
est
tirée
la
photo
«
mémorable
».
Le
dispositif
technique
de
Facebook
redéfinit
un
rapport
à
l’espace
et
au
temps
déjà
amorcé
par
Internet
de
façon
générale.
A
la
différence
de
la
vie
«
réelle
»,
où
une
fois
qu’un
fait
est
passé
il
est
impossible
de
l’observer
à
nouveau
sans
une
médiation
technique
(photographie,
film,
enregistrement
sonore,
etc.)
qui
suppose
déjà
une
possibilité
de
«
reconstruction
»
(montages,
trucages,
etc.),
sur
Facebook
il
semble
possible
d’observer,
voire
de
«
surveiller
»,
dans
le
temps
et
dans
l’espace,
les
activités
d’un
individu.
Et
avec
cela
l’idée
d’un
«
rattrapage
»
possible
de
ce
qu’on
a
manqué
parce
qu’on
faisait
autre
chose.
Si
Facebook
instaure
à
ce
point
un
nouveau
rapport
à
l’espace
et
au
temps
c’est
justement
parce
qu’il
permet
un
regard
qui
est
potentiellement
illimité
(spatialement
et
temporellement),
et
qui
de
plus
est
actualisable
(possibilité
d’un
regard
en
différé
sur
une
action),
grâce
à
la
compilation
automatique
des
données
que
le
dispositif
Facebook
permet.
C’est
justement
ce
constat
qui
fait
dire
à
certains
observateurs
que
Facebook
serait
un
dispositif
«
panoptique
»
moderne.
2) Un
dispositif
technique
«
panoptique
»
?
L’évocation
du
terme
de
«
panoptisme
»
renvoie
aux
idées
liées
à
la
surveillance,
présentées
par
Michel
Foucault
dans
Surveiller
et
punir23.
L’auteur
y
aborde
la
thématique
de
la
surveillance
et
attire
l’attention
sur
le
modèle
du
Panopticon,
proposé
par
Jeremy
Bentham
à
la
fin
du
XVIIIème
siècle.
Il
y
a
dans
le
modèle
de
surveillance
décrit
par
Michel
Foucault
plusieurs
points
de
similitude
avec
ce
qu’on
peut
voir
couramment
de
Facebook,
mais
de
nombreux
points
de
dissonance
existent
entre
le
modèle
foucaldien
et
le
réseau
Facebook.
Il
conviendra
alors
d’en
éclaircir
les
contours.
Le
premier
point
de
convergence
dans
l’analyse
concerne
le
recueil
des
données
:
«
parmi
les
conditions
fondamentales
d’une
bonne
‘‘discipline’’
aux
deux
sens
du
mot,
il
faut
mettre
les
procédés
d’écriture
qui
permettent
d’intégrer,
mais
sans
qu’elles
s’y
23
FOUCAULT
Michel,
Surveiller
et
punir,
Gallimard,
1975
14
15. perdent
les
données
individuelles
dans
des
systèmes
cumulatifs
;
faire
en
sorte
qu’à
partir
de
n’importe
quel
registre
général
on
puisse
retrouver
un
individu
»,
nous
explique
Foucault24,
qui
poursuit
un
peu
plus
loin
sur
«
l’importance
décisive
des
petites
techniques
de
notation,
d’enregistrement
et
de
constitution
de
dossiers
».
Sur
Facebook
le
recueil
et
l’enregistrement
des
données
ont
effectivement
une
place
centrale,
et
sont
portés
par
des
procédés
d’écriture
en
apparence
simples
(«
X
est
désormais
ami
avec
Y
»,
«
Y
aime
le
commentaire
de
Z
»,
etc.),
et
automatisés.
L’écriture
systématique
de
chaque
opération
d’un
utilisateur
sur
Facebook
est
à
la
base
de
la
surveillance
potentielle
qui
peut
s’opérer
sur
le
réseau.
Et
ce
qui
fait
«
discipline
»
chez
Foucault,
c’est
précisément
le
fait
que
le
recours
à
ces
informations
soit
potentielle
:
«
non
plus
monument
pour
une
mémoire
future,
mais
document
pour
une
utilisation
éventuelle
».
Mais,
cette
«
mise
en
écriture
des
existences
réelles
(…)
fonctionne
comme
procédure
d’objectivation
et
d’assujettissement
»25.
On
trouve
alors
ici
un
premier
point
de
dissonance
avec
l’utilisation
qui
est
faite
de
Facebook
:
dans
la
très
grande
majorité
des
cas,
la
«
surveillance
»
qui
est
faite
ne
fonctionne
pas
comme
«
procédure
d’assujettissement
»26.
Il
semble
donc
déjà
que
le
terme
même
de
surveillance,
au
sens
foucaldien,
n’apparaisse
pas
comme
étant
tout
à
fait
adaptée
à
l’utilisation
qui
est
faite
du
réseau
Facebook
par
ses
utilisateurs.
Nonobstant,
le
modèle
panoptique,
tel
qu’il
est
décrit
par
Foucault,
peut
trouver
des
similitudes
avec
le
dispositif
Facebook.
L’idée
du
Panopticon,
théorisée
par
Jeremy
Bentham
à
la
fin
du
XVIIIème
siècle,
proposait,
pour
des
prisons
mais
aussi
pour
des
ateliers,
des
hôpitaux,
des
casernes
ou
des
écoles,
un
modèle
de
surveillance
fondée
sur
un
bâtiment
circulaire,
divisé
en
cellules
isolées
les
unes
des
autres,
avec
au
centre
du
cercle
une
tour
centrale
où
l’on
place
un
surveillant.
Depuis
la
tour
centrale,
on
peut
tout
voir
sans
jamais
être
vu,
alors
que
dans
les
cellules
on
peut
toujours
être
vu
sans
jamais
voir.
Comme
l’écrit
Michel
Foucault,
c’est
«
une
machine
à
dissocier
le
couple
voir-‐être
vu
»27.
Il
y
a
dans
ce
modèle
«
panoptique
»,
repris
par
Foucault,
plusieurs
points
intéressants
qui
permettent
de
le
rapprocher
d’un
dispositif
comme
24
Ibid,
p.
224
25
Ibid,
p.
225
26
La
deuxième
partie
de
ce
travail
s’attachera
alors
à
comprendre
les
logiques
d’observation
réciproque
des
utilisateurs
de
Facebook
27
Ibid,
p.
235
15
16. Facebook.
Le
premier
concerne
la
clôture
des
espaces.
Foucault
décrit
un
«
espace
clos,
découpé,
surveillé
en
tous
ses
points,
où
les
individus
sont
insérés
en
une
place
fixe,
où
les
moindres
mouvements
sont
contrôlés,
où
tous
les
événements
sont
enregistrés,
où
un
travail
ininterrompu
d’écriture
relie
le
centre
et
la
périphérie
»28,
qu’on
peut
rapprocher
du
réseau
Facebook,
à
plusieurs
niveaux
:
• le
dispositif
Facebook
se
définit
par
un
espace
clos
et
délimité,
celui
du
site
Internet
• cet
espace
est
découpé,
quadrillé,
à
la
fois
symboliquement,
en
donnant
à
chacun
son
«
profil
»
personnel,
mais
aussi
visuellement
puisque
la
ligne
et
le
quadrillage
sont
à
la
base
de
l’aspect
visuel
du
site
:
les
formes
rectangulaires
des
commentaires,
les
lignes
verticales
du
flux
d’actualité,
les
séparations
horizontales
des
différentes
actualités,
ou
encore
les
cadres
carrés
imposés
aux
photos…
Tout
ceci
participe
à
un
quadrillage
de
la
page
et
à
un
cadrage
du
regard,
et
délimite
ce
qu’il
faut
regarder
• la
plupart
des
actions
engagées
par
les
utilisateurs
de
Facebook
peuvent
être
vues
et
donc
«
surveillées
en
tout
point
».
Les
«
moindres
mouvements
»
peuvent
être
contrôlés,
par
le
jeu
automatisé
d’écriture
des
actions
:
«
tous
les
éléments
sont
enregistrés
»
dans
un
«
travail
ininterrompu
d’écriture
».
De
plus,
selon
Foucault,
l’intérêt
majeur
du
regard
panoptique
est
son
effet
potentiel
:
«
le
pouvoir
devait
être
visible
et
invérifiable
»29.
Et
de
préciser
«
visible
car
sans
cesse
le
détenu
aura
devant
les
yeux
la
haute
silhouette
de
la
tour
centrale
d’où
il
est
épié,
et
invérifiable
car
le
détenu
ne
doit
jamais
savoir
s’il
est
actuellement
regardé,
mais
il
doit
être
sûr
qu’il
peut
toujours
l’être
».
Sur
Facebook,
de
la
même
façon,
on
sait
qu’on
peut
être
observé,
à
tout
moment,
et
que
chacune
de
nos
activités
va
pouvoir
potentiellement
être
vue
par
d’autres.
Mais
on
ne
sait
jamais
si
on
va
être
vu,
ni
quelles
parties
de
nos
activités
vont
être
perçues,
ni
à
quel
moment
on
va
l’être,
avec
l’idée
d’une
surveillance
a
posteriori,
ou
«
de
rattrapage
»,
comme
décrit
précédemment.
Sur
Facebook,
ce
qui
rend
l’idée
d’une
surveillance
panoptique
assez
pertinente,
c’est
l’amalgame
de
ces
différents
points
:
des
actions
potentiellement
toujours
visibles,
28
Ibid,
p.
230
29
Ibid,
p.
235
16
17. une
impossibilité
de
savoir
qui
regarde
et
à
quel
moment,
mais
une
mise
en
lumière
permanente
de
ces
actions
et
publications,
et
chacun
est
clairement
identifiable
dans
ce
dispositif,
grâce
à
un
ensemble
de
données
recueillies
et
compilées.
Mais,
là
où
on
peut
s’interroger
c’est
sur
la
place
de
l’individu
qui
est
observé.
Pour
Foucault,
le
surveillé
«
est
vu,
mais
ne
voit
pas
;
objet
d’une
information,
jamais
sujet
dans
une
communication30
».
Or,
justement,
c’est
toute
la
différence
entre
le
modèle
panoptique
et
Facebook
qui
est
présente
ici.
Sur
Facebook,
chaque
individu
est
à
la
fois
surveillant
et
surveillé.
Il
y
a
toujours
cette
dissociation
du
couple
«
voir-‐être
vu
»,
mais
elle
n’est
jamais
définitive,
et,
toujours,
les
rôles
peuvent
s’inverser.
Par
ailleurs,
sur
Facebook
il
serait
évidemment
inexact
de
penser
qu’un
individu
peut
ne
pas
être
sujet
dans
une
communication
mais
n’être
qu’objet
d’observation.
Ce
qu’on
observe
sur
Facebook
ce
sont
justement
des
traces
laissées,
d’actions,
d’échanges
ou
de
relations.
Et
toutes
ces
traces
«
communiquent
»,
dans
l’acception
la
plus
simple
du
verbe
communiquer
:
mettre
en
commun.
Les
traces
laissées
sur
Facebook
communiquent,
en
ce
sens
qu’elles
résultent
d’actions
et
d’interactions
des
membres.
Les
individus
observés
sont
donc
autant
des
objets
d’information
que
des
sujets
de
communication.
On
s’en
rend
compte,
comparer
Facebook
à
un
dispositif
panoptique
semble
à
peu
près
aussi
évident
que
problématique.
De
la
même
façon,
le
terme
de
«
surveillance
»,
semble
également
mal
adapté
à
la
situation
propre
de
Facebook.
L’un
des
points
d’achoppement
peut
être
assez
simple
:
si
le
Panopticon
de
Bentham
prévoyait
un
seul
surveillant,
et
de
nombreux
surveillés,
le
Facebook
de
Zuckerberg31
fait
cohabiter
des
individus
qui
sont
tour
à
tour
surveillants
et
surveillés.
Ainsi,
sur
Facebook,
il
n’y
a
pas
un
surveillant,
mais
plusieurs.
Le
regard
n’est
plus
unidirectionnel
et
individuel,
il
est
mutualisé
et
réciproque.
30
Ibid,
p.
234
31
Mark
Zuckerberg,
né
le
14
mai
1984,
est
le
co-‐fondateur
et
PDG
de
Facebook
17
18. 3) Un
regard
mutualisé
:
un
outil
de
«
sousveillance
»
On
l’a
vu,
parler
de
«
surveillance
»
ou
de
«
panoptisme
»
semble
assez
périlleux
dans
le
cas
de
Facebook,
car
on
peut
y
opposer
des
contradictions
théoriques
fortes.
De
même,
en
discutant
avec
des
utilisateurs
du
réseau
Facebook,
on
se
rend
rapidement
compte
que
le
terme
de
«
surveillance
»
les
gêne.
Même
s’il
est
parfois
difficile
d’expliquer
clairement
pourquoi,
le
mot
même
de
«
surveillance
»
pose
problème
dans
ce
qu’il
représente
et
suppose
:
un
suivi
régulier,
et
surtout
doté
d’un
objectif
précis
qui
se
rapprocherait
de
la
domination.
«
Tout
au
plus,
on
regarde,
on
s’informe,
mais
on
ne
surveille
pas
vraiment,
parce
que
finalement
ce
que
fait
l’autre,
on
s’en
moque
un
peu
»
m’explique
Gabriel32,
16
ans
et
déjà
200
contacts
sur
le
réseau.
«
En
fait,
c’est
juste
pour
se
tenir
au
courant,
savoir
qui
est
ami
avec
qui,
connaître
un
peu
les
potins
!
»
renchérit
Claire,
17
ans,
dont
le
réseau
Facebook
est
plus
restreint
(une
centaine
de
contacts).
Ainsi,
si
de
nombreuses
personnes
reconnaissent
consulter
régulièrement
les
profils
de
leurs
«
amis
»
sur
le
réseau,
peu
d’entre
eux
acceptent
l’étiquette
de
«
surveillant
».
Parce
qu’ils
ne
font
pas
que
ça
ou
parce
qu’ils
cherchent
juste
à
s’informer,
à
«
se
tenir
au
courant
».
Ainsi,
sur
Facebook,
le
regard
ne
viendrait
plus
«
d’en
haut
»
et
d’un
«
sur-‐veillant
»,
mais
plutôt
«
d’en
bas
»,
et
donc
de
(plusieurs)
«
sous-‐veillants
».
Cette
«
sousveillance
»
serait
une
forme
de
surveillance
de
tous
par
tous,
où,
de
fait,
le
regard
n’est
plus
vertical
mais
horizontal.
Pour
marquer
ce
regard
«
par
en
dessous
»,
Jean-‐Gabriel
Ganascia33
ne
parle
plus
de
Panopticon
mais
de
Catopticon34
(cata
signifiant
«
en
dessous
»,
«
en
bas
»,
comme
dans
«
catacombe
»
par
exemple).
Le
Catopticon
c’est
l’observation
de
tous
par
tous,
par
la
base.
Facebook
relèverait
donc
davantage
d’un
outil
de
«
sousveillance
»
plutôt
que
d’un
outil
de
«
surveillance
».
Mais,
si
ce
terme
paraît
plus
à
même
de
décrire
les
usages
de
Facebook,
il
permet
également
d’élargir
la
sphère
d’analyse
de
cette
«
sousveillance
».
Hubert
Guillaud
avance
l’idée
d’une
«
sensibilisation
ambiante
»,
c’est
à
dire
un
32
Gabriel,
Claire,
puis
plus
loin
Etienne
et
Anna,
sont
quatre
jeunes
utilisateurs
de
Facebook,
à
qui
j’ai
posé
quelques
questions
sur
leurs
usages.
L’intégralité
de
leurs
réactions
figure
en
annexe
1.
33
GANASCIA
Jean-‐Gabriel,
Voir
et
pouvoir,
Broché,
2009
34
http://www-‐poleia.lip6.fr/~ganascia/Catopticon
18
19. «
contact
en
ligne
incessant
qui
permet
d’avoir
toujours
un
œil
sur
l’humeur
d’un
ami
en
surveillant
la
moindre
de
ses
actions
en
ligne,
du
coin
de
l’œil
»35.
C’est
un
suivi
régulier
des
activités
des
autres
qui
est
ici
décrit,
une
activité
qu’on
pourrait
assimiler
à
une
«
veille
».
En
soi,
les
éléments
récoltés
par
cette
veille
peuvent
sembler
insignifiants,
mais
assemblés,
ils
peuvent
donner
un
portrait
relativement
sophistiqué
:
c’est
exactement
le
cas
du
portrait
de
«
Marc
L.
»36,
présenté
précédemment.
Cette
veille,
ou
«
sousveillance
»,
relève
par
ailleurs
de
pratiques
tout
à
fait
ordinaires,
infra-‐ordinaires
même,
pour
reprendre
Georges
Pérec37
qui
incite
à
«
interroger
l’habituel
».
Il
convient
pour
Pérec
de
questionner
«
ce
qui
se
passe
chaque
jour
et
qui
revient
chaque
jour,
le
banal,
le
quotidien,
l’évident,
le
commun,
l’ordinaire,
l’infra-‐
ordinaire,
le
bruit
de
fond,
l’habituel
»,
et
justement,
Facebook
est
un
site
Internet
qui
fait
de
plus
en
plus
partie
du
quotidien
des
internautes,
et
la
plupart
des
pratiques
sur
Facebook
sont
infra-‐ordinarisées,
en
ce
sens
qu’on
n’y
prête
plus
attention
tant
elles
se
sont
banalisées.
Il
convient
alors
de
chercher
à
«
abolir
l’évidence
»38,
et
de
comprendre
les
pratiques
auxquelles
on
ne
fait
plus
attention
–
et
qui
pourtant
relèvent
d’une
logique
de
sousveillance,
ou
de
veille
–
comme
de
choisir
de
regarder
les
«
publications
plus
anciennes
»39,
ou
de
consulter
les
nouvelles
photos
publiées
par
un
contact
et
dont
on
sait
très
bien
qu’elles
ne
nous
concernent
pas.
Une
grande
partie
des
activités
sur
Facebook
relève
de
pratiques
très
ordinaires,
presque
automatiques,
visant
à
«
se
tenir
au
courant
»,
quitte
à
suivre
«
les
détails
intimes
(…)
de
gens
en
périphérie
de
notre
réseau
»,
comme
le
souligne
Hubert
Guillaud40.
Symbole
de
cette
stratégie
de
petite
veille,
une
utilisation
régulière
du
réseau
Facebook,
et
un
parcours
de
lecture
initial
bien
réglé
:
«
quand
je
me
connecte,
je
fais
35
GUILLAUD
Hubert,
«
Le
Nouveau
Monde
de
l’Intimité
Numérique
»,
sur
Internetactu.net,
15
septembre
2008
:
http://www.internetactu.net/2008/09/15/le-‐
nouveau-‐monde-‐de-‐lintimite-‐numerique/
36
http://le-‐tigre.net/Marc-‐L
37
PEREC
Georges,
«
L’infra-‐ordinaire
»,
Le
Seuil,
1989
38
Selon
l'expression
utilisée
par
Yves
Jeanneret
et
Emmanuël
Souchier
dans
«
La
griffe,
la
fonction
et
le
mérite
:
cartes
de
visite
professionnelles
»,
Communication
et
Langages
n°125,
2000
39
Rappelons
que
«
Publication
plus
anciennes
»
est
le
bouton
qui
permet
d’élargir
le
spectre
des
actualités
sur
Facebook.
40
GUILLAUD
Hubert,
«
Le
Nouveau
Monde
de
l’Intimité
Numérique
»,
sur
Internetactu.net,
15
septembre
2008
19
20. toujours
la
même
chose,
dans
le
même
ordre
:
je
commence
par
regarder
qui
est
connecté,
puis
je
parcours
le
fil
d’actualité,
en
affichant
les
publications
les
plus
anciennes,
pour
me
tenir
informé
de
tout
ce
qui
s’est
passé
depuis
que
je
suis
parti,
puis
je
commence
à
consulter
les
photos
ajoutées
récemment
»,
m’explique
Etienne,
près
de
150
contacts
sur
le
site.
Ce
qui
frappe
ici
c’est
une
utilisation
quasi
ritualisée,
ou
en
tout
cas
qui
procède
toujours
de
la
même
manière,
et
qui
a
pour
objectif
avoué
de
«
se
tenir
au
courant
»,
et
de
ne
rien
rater
d’important.
C’est
bien
ici
un
objectif
de
«
tout
voir
»
qui
est
décrit.
Ainsi,
on
serait
non
pas
en
présence
d’un
Big
Brother
qui
«
espionne
pour
maintenir
l’ordre,
consolider
ses
positions
et
éteindre
les
rebellions
éventuelles
»41,
mais
face
à
d’innombrables
«
Little
Sisters
»42
(ou
«
Little
Brothers
»
selon
les
textes)
qui
n’auraient
«
aucune
notion
très
claire
de
ce
qu’elles
cherchent
»,
précise
Xavier
de
la
Porte,
mais
qui
observent,
enregistrent
et
assemblent
en
permanence
les
traces
de
la
vie
des
autres.
En
soi,
rien
(ou
presque)
de
ce
qui
est
observé
n’est
essentiel
pris
individuellement,
mais
tout,
assemblé,
produit
du
sens,
et
de
la
connaissance
sur
l’autre.
On
pourrait
alors
rappeler
la
caractéristique
de
ce
qui
fait
un
média
social
:
chacun
y
est
à
la
fois
diffuseur
et
cible.
Chacun
y
est
donc
émetteur
et
récepteur
de
message,
et
la
réception
de
ce
message
ne
peut
se
faire
que
par
une
volonté
d’aller
«
saisir
»
l’information,
par
l’observation
systématique,
régulière
et
répétée,
des
autres.
L’idée
de
«
sousveillance
»
ne
s’applique
d’ailleurs
pas
qu’à
Facebook.
Pour
de
nombreux
auteurs,
comme
Jean-‐Gabriel
Ganascia43,
nous
serions
entrés
dans
une
société
de
sousveillance
généralisée,
dont
Facebook
ne
serait
qu’un
volet,
mais
qu’Internet
en
général
aurait
conduit
à
imposer.
Des
sites
de
commerce
en
ligne
où
le
cross-‐selling44
s’est
généralisé,
permettant
de
cartographier
nos
goûts,
aux
réseaux
communautaires
comme
LinkedIn
qui
invitent
à
«
scanner
votre
boite
mail
pour
41
DE
LA
PORTE
Xavier,
«
Little
Brothers
contre
Big
Brother
»,
sur
Internetactu.net,
16
novembre
2010
42
GUILLAUD
Hubert,
«
De
Big
Brother
à
Little
Sister
»,
sur
Internetactu.net,
le
7
avril
2008
43
GANASCIA
Jean-‐Gabriel,
Voir
et
pouvoir,
Broché,
2009
44
Pratique
marchande
de
plus
en
plus
courante
sur
Internet
visant
à
proposer
un
article
supplémentaire
en
complément,
ou
parce
que
«
ceux
qui
ont
aimé
ceci
ont
aussi
acheté
cela
»,
selon
la
formule
d’incitation
à
l’achat
la
plus
connue.
20
21. trouver
de
nouveaux
contacts
»,
en
passant
par
les
applications
du
type
Google
Map
qui
permettent
d’accéder
depuis
son
ordinateur
personnel
à
n’importe
quel
recoin
de
n’importe
quelle
rue
de
(presque)
n’importe
quelle
ville,
et
sans
oublier
les
sites
d’écoute
de
musique
en
ligne
qui
proposent
de
se
connecter
instantanément
sur
ce
qu’écoutent
ses
contacts
:
les
technologies
numériques
produiraient
un
double
mouvement
de
don/observation
d’informations,
auquel
Facebook
n’échappe
pas.
Sur
la
plupart
des
sites
où
nous
nous
créons
des
comptes
pour
participer
à
une
interaction
(que
ce
soit
un
achat,
une
sélection
de
musiques,
l’ajout
de
vidéos,
etc.),
nous
sommes
à
un
moment
ou
à
un
autre
confrontés
à
une
obligation
de
«
donner
»
au
site
une
information
sur
nous
même,
pour
pouvoir
accéder
aux
interactions.
Que
cette
information
soit
un
nom,
un
prénom,
une
adresse,
un
numéro
de
téléphone,
une
adresse
mail,
ou
tout
à
la
fois
:
il
apparaît
difficile
de
passer
au
travers
de
ce
filtre.
On
peut
évidemment
refuser
de
livrer
ces
informations,
au
prix
de
se
voir
refuser
la
création
d’un
compte
et
donc
l’accès
au
réseau.
Mais
après
tout,
ce
«
don
»
d’information
ne
semble
pas
poser
de
problème,
soit
parce
qu’on
n’a
«
rien
à
cacher
»,
comme
on
l’entend
souvent,
soit
parce
qu’on
se
dit
que
de
toute
façon
ces
informations
ne
sont
données
qu’à
ce
site,
et
ne
sont
pas
étalées
sur
la
place
publique.
Chaque
«
don
»
d’information
apparaît
tout
aussi
anodin
que
chaque
«
relevé
d’information
»
pourrait
l’être.
On
parle
évidemment
ici
d’information
au
sens
très
large
:
de
ses
informations
personnelles
du
type
âge,
sexe
ou
adresse,
mais
aussi
des
informations
moins
sensibles
comme
ses
goûts
musicaux
ou
sa
marque
de
chaussure
préférée.
Ce
que
décrit
Jean-‐Gabriel
Ganascia
c’est
justement
cette
sousveillance
généralisée,
qui
envahit
le
monde
numérique,
et
pas
uniquement
Facebook.
Celle-‐ci
comporte
évidemment
des
risques,
comme
ceux
qui
concernent
le
droit
à
l’oubli
numérique,
mais
aussi
un
risque
social
d’amoindrissement
des
solidarités
(puisqu’on
serait
en
permanence
face
à
une
altérité
observée
et
observante),
et
de
fait,
un
risque
d’individualisation
des
rapports
sociaux,
par
l’habitude
qui
est
prise
de
regarder
l’autre
toujours
de
façon
individuelle,
à
travers
un
dispositif
technique
qui
met
d’abord
en
lumière
l’individu.
Mais,
la
plupart
des
craintes
opposés
à
cette
sousveillance
généralisée
provient
d’une
récupération
potentielle
par
les
entreprises
de
bases
de
données
extrêmement
précises
concernant
les
individus,
et
la
potentialité
21
22. de
dresser
un
portrait
sophistiqué
de
chaque
individu,
à
partir
de
l’ensemble
des
traces
laissées
sur
différents
sites.
Mais,
comme
précisé
en
introduction
de
ce
travail,
ce
qui
me
paraît
intéressant
d’analyser,
c’est
ce
que
font
les
utilisateurs
de
Facebook,
entre
eux.
Pour
Vincent
Glad45,
qui
parle
d’un
«
espionnage
»
comme
étant
«
la
base
du
contrat
social
»
de
Facebook,
c’est
parce
qu’on
«
demande
de
mettre
de
nombreuses
informations
personnelles
en
ligne
»
que
les
utilisateurs
ont
«
en
échange
le
droit
de
consulter
librement
et
en
toute
impunité
quantité
d’information
sur
ses
contacts
».
L’observation
des
autres
sur
Facebook
serait
alors
un
droit,
«
encouragé
discrètement
par
Facebook
»
poursuit-‐il,
en
faisant
allusion
aux
application
«
memorable
stories
»
ou
«
photos
souvenirs
»
décrites
précédemment.
On
l’a
dit,
on
serait
passé
de
«
Big
Brother
»
à
«
Little
Sisters
»,
pour
qualifier
une
observation
«
par
le
bas
»,
plus
diffuse
et
moins
volontariste
en
terme
de
contrôle
des
individus.
Nonobstant,
si
cette
activité
de
suivi
régulier
dans
le
but
de
«
se
tenir
au
courant
»
semble
moins
contraignante,
elle
n’en
demeure
pas
moins
méthodique,
régulière
et
partagée.
A
tel
point
que
certains,
comme
Vincent
Glad,
n’hésitent
pas
à
parler
d’
«
espionnage
»
de
façon
récurrente.
C’est
également
le
cas
parmi
les
utilisateurs
de
Facebook
dont
Inès
Chupin
avait
recueilli
les
impressions
en
200846,
où
le
mot
«
espionnage
»
ou
«
espionner
»
revenait
très
régulièrement.
Malgré
les
nuances
apportées
à
la
qualification
de
Facebook
comme
étant
un
«
dispositif
de
surveillance
»,
les
termes
comme
«
espionnage
»,
ou
«
voyeurisme
»
sont
encore
très
courants.
Il
y
a
en
effet
dans
l’attitude
de
«
veille
»
une
posture
très
répandue
de
celui
qui
observe,
sans
qu’on
sache
réellement
ce
qu’il
cherche.
Le
réseau
est
alors
souvent
décrit
comme
un
site
qui
incite
au
voyeurisme.
Le
voyeurisme,
dans
la
connotation
morale
péjorative
qu’il
suggère,
au
même
titre
que
la
surveillance,
pose
lui
aussi
quelques
problèmes,
et
mérite
d’être
nuancé.
Il
convient
alors
d’étudier
les
motivations
qui
poussent
à
observer
(régulièrement,
systématiquement,
et
méthodiquement)
les
autres
utilisateurs
sur
Facebook.
45
GLAD
Vincent,
«
Peut-‐on
savoir
qui
visite
son
profil
Facebook
?
»,
Slate.fr,
07/11/10
46
CHUPIN
Inès,
«
Facebook
:
le
rôle
du
dispositif
technique
dans
la
gestion
de
l’identité
et
des
échanges
sur
Internet
»,
Mémoire
de
Master
2,
CELSA
–
Paris
IV
Sorbonne,
2008
22