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UNIVERSITÉ DE STRASBOURG
Mention : Arts du spectacle et audiovisuel
Spécialité : Coproduction internationale d’œuvres cinématographiques et
audiovisuelles
Mémoire final de Master 2
Timothée EUVRARD
Les séries télévisées comme pratique « indistinctive » : vers une nouvelle
logique de la consommation audiovisuelle fictionnelle
Sous la direction de Claude FOREST
Soutenu à la session de septembre 2015
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
3
Déclaration sur l’honneur
Je, soussigné(e) Timothée Euvrard, déclare avoir rédigé ce travail sans
aides extérieures ni sources autres que celles qui sont citées. Toutes les
utilisations de textes préexistants, publiés ou non, y compris en version
électronique, sont signalées comme telles. Ce travail n’a été soumis à
aucun autre jury d’examen sous une forme identique ou similaire, que
ce soit en France ou à l’étranger, à l’université ou dans une autre
institution, par moi-même ou par autrui.
Le 19 août 2015
Signature manuscrite de l’étudiant
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
4
Introduction
Du modèle légitimiste au modèle différentiel, la nouvelle approche des
pratiques culturelles
Dans le cadre de l’appréhension sociologique des pratiques culturelles, le modèle
classique de la légitimité culturelle, élaboré principalement par Pierre Bourdieu, est aujourd’hui
fortement remis en question. Des sociologues comme Hervé Glevarec et Olivier Donnat
soulignent que l’évolution de la structure sociale ainsi que les rapports nouveaux des individus
aux objets culturels ne permettent plus d’envisager les pratiques culturelles selon le modèle
établi par Bourdieu en 1971 dans La Distinction1
. Dans cet ouvrage, Bourdieu développait une
théorie de la légitimité culturelle selon laquelle la valeur des objets culturels dépendrait de la
position sociale de leurs pratiquants, et se penserait donc selon un rapport d’homologie avec la
structure sociale, en termes d’oppositions hiérarchiques (dominants/dominés, haut/bas,
fin/grossier etc.). La légitimité des objets culturels proviendrait des valeurs distinctives que leur
attribuent les classes dominantes. Autrement dit, l’expression du goût par le jugement sur des
objets culturels, ou la pratique d’activités culturelles, serait l’un des meilleurs moyens pour les
classes dominantes de se distinguer, et leur permettrait d’imposer à l’échelle sociétale une
légitimité culturelle (arbitraire) qui est celle de la culture dite « classique ». Ce qu’observent les
sociologues comme Glevarec, c’est que cette culture classique est aujourd’hui fortement
relativisée par la montée dans les classes supérieures d’un « éclectisme culturel »2
. Au-delà
d’une logique de distinction qui impliquait une légitimité culturelle, nous serions entrés dans
un régime de différenciation. D’un régime de valeur distinctif appliqué aux divers objets
culturels, nous passerions à un régime de valeur différentiel.
La légitimité culturelle bourdieusienne étant associée aux positions sociales et aux styles
de vie des individus, l’hétérogénéisation de la structure sociale et des styles de vie observée
aujourd’hui rend désuet le modèle légitimiste. « L’arbre de la légitimité classique vient occulter
la forêt des éclectismes culturels des catégories supérieures » nous dit Glevarec3
. Si cette
légitimité de la culture classique peut encore avoir une pertinence, ce n’est ainsi plus que dans
1
BOURDIEU Pierre, La distinction - critique sociale du jugement, Coll. « Le sens commun », Les Éditions de
Minuit, Paris, 1979.
2
GLEVAREC Hervé, La culture à l'ère de la diversité : Essai critique, trente ans après La Distinction, Coll. «
Monde en cours », Editions de l’Aube, Paris, 2013, p. 8.
3
Ibid., p. 37.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
5
les classes d’âges élevées ; les jeunes générations orientant de plus en plus leurs pratiques « vers
les genres récents et « populaires » »4
. Le critère générationnel prend ainsi une importance
nouvelle, qui invite nécessairement à une relativisation du critère historique de la classe sociale.
Mais ce n’est pas l’unique explication de la désuétude du modèle légitimiste. D’une manière
générale, comme le remarque Olivier Donnat, on observe aujourd’hui de fortes différenciations
internes, au sein des classes sociales, et « les individus sont d’une certaine manière de plus en
plus souvent amenés à vivre dans des conditions différentes de celles dans lesquelles ils ont été
produits, et donc à se produire eux-mêmes »5
. Danilo Martucelli va dans le même sens lorsqu’il
affirme que « les individus ne cessent de se singulariser et ce mouvement à tendance à
s’autonomiser des positions sociales »6
. C’est donc à un travail d’individuation de l’analyse
sociologique qu’invite Martuccelli.
Dans ce contexte, poursuit Glevarec, les préférences sont distribuées en « archipels de
goûts », le champ des pratiques culturelles est articulé « en termes de genres culturels » qui sont
affectés d’une « reconnaissance culturelle », et on observe des « jugements d’indifférence ou
de tolérance entre les pratiquants des différents univers culturels »7
. Le constat d’une
« autonomisation des produits culturels par rapport aux positions sociales »8
peut ainsi être fait
par le sociologue Koen van Eijck9
. Il n’y a désormais plus une unique situation culturelle où
valent les goûts culturels, une unique légitimité culturelle, mais plusieurs ordres de légitimité,
qui sont hétérogènes car réellement incommensurables. Le gout s’exprime ainsi désormais sur
des « scènes sociales »10
différentes et non comparables entre elles. Il ne s’agit donc plus de se
distinguer par le choix d’une de ces scènes, mais de se différencier au sein d’elles. Cette
cessation de la possibilité de distinction vient en grande partie d’une hétérogénéisation qui est
d’abord celle des milieux sociaux, mais aussi celle des conditions de vie (comme l’observe
Olivier Donnat11
), et « elle est aussi articulée à la diversification de l’offre culturelle
institutionnelle […] et – surtout – médiatique, c’est-à-dire au marché »12
. Une autre explication
4
Ibid., p. 37.
5
DONNAT Olivier, « Les univers culturels des français », dans Sociologie et sociétés, vol. 36, n° 1, 2004, p.
101.
6
MARTUCCELLI Danilo, « Qu’est-ce qu’une sociologie de l’individu moderne ? Pour quoi, pour qui, comment
? », dans Sociologie et sociétés, vol. 41, n° 1, 2009, p. 17.
7
GLEVAREC Hervé, Op. cit., p. 46.
8
Ibid., p. 51.
9
VAN EIJCK Koen, « Social differenciation in musical taste pattern », Social Forces, vol. 79, n°3, 2001, p.
1163-1185. Cité par GLEVAREC, Op. Cit., p. 51.
10
GLEVAREC Hervé, Op. cit., p. 56.
11
DONNAT Olivier, Op. cit., p. 101.
12
GLEVAREC Hervé, Op. cit., p. 90.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
6
– mais tout à fait liée à la première – tient dans le régime contemporain de justice culturelle,
qui,
appuyé sur la reconnaissance du droit des minorités tend à passer, comme de nombreux
autres champ d’action et de justification, du Bien au Juste, d’une définition légitime de la
culture à la reconnaissance égale de toutes les cultures et par là à l’internalisation de la
hiérarchie des valeurs 13
.
L’opposition entre dominants et dominés se voyant ainsi dépassée – au moins en ce qui
concerne la culture – « il y a dorénavant un au-delà de la légitimité sociale (i.e. culturelle), la
reconnaissance culturelle, et une diversité des éclectismes culturels des catégories supérieures
qui ne se recoupent que partiellement »14
.
Même si les catégories supérieures ne pratiquent pas telle activité culturelle, sa valeur
culturelle sera malgré tout reconnue. La légitimité culturelle se voit ainsi séparée de la légitimité
sociale, et ne s’applique pas de la même manière à l’ensemble de la structure sociale, mais bien
de façon spécifique à l’intérieur de chacun des différents univers sociaux. Ainsi, « la
pluralisation des « scènes sociales » remet en cause le holisme sociologique de la théorie
classique qui soutient qu’une culture dominante s’impose de façon transversale sur toutes les
scènes sociales »15
. Seul un légitimisme « institutionnel » demeure, qui a cours sur le marché
scolaire et ne se vérifie que par les « épreuves institutionnelles du monde social »16
. « Le
légitimisme social (saisissable dans les scènes de la sociabilité et auprès des acteurs
médiatiques) [quant à lui] est de plus en plus hétérogène, notamment chez les plus jeunes
générations »17
.
En constatant que le champ culturel s’est largement diversifié depuis Bourdieu et que
« la référence commune [s’est] pluralisée en ses nombreux genres »18
, Glevarec propose ainsi
une nouvelle conception du jugement de goût : quand on juge, ça n’est pas forcément pour se
distinguer et créer une légitimité, mais pour se différencier. Il s’agit de créer un jugement
particulier mais pas nécessairement légitime. En clair, ce qui importe aujourd’hui dans le choix
des pratiques culturelles des individus, et dans leurs jugements de goût, ce n’est pas la
13
GLEVAREC Hervé, « La fin du modèle classique de la légitimité culturelle », dans MAIGRET Éric, MACÉ
Éric, Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Coll.
« Mediacultures », Armand Colin, 2005, Paris, p. 95.
14
GLEVAREC Hervé, La culture à l'ère de la diversité : Essai critique, trente ans après La Distinction, Coll. «
Monde en cours », Editions de l’Aube, Paris, 2013, p. 86.
15
Ibid., p. 57.
16
Ibid., p. 57.
17
Ibid., p. 58.
18
Ibid., p. 94.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
7
distinction, mais la singularité. Il s’agit d’exister, au sens fort du terme, plutôt que de se
distinguer,
la distinction [appartenant] à une société d’aristocrates, l’existence à une société
d’individus. Recourir encore à la distinction comme critère central et totalisant, n’est-ce
pas se tromper d’objet sociologique en prenant la partie (les aristocrates et les plus âgés)
pour le tout (l’immense majorité des individus, qui ne sont pas pris dans des logiques de
distinction mais bien plus dans des logiques d’expression et de singularisation […]) ? 19
.
La série télévisée contemporaine, en tant que forme culturelle, nous semble être
l’expression la plus symptomatique de cette tendance à la neutralisation de la distinction et de
la légitimité dans les pratiques culturelles. C’est en étudiant sa forme et sa logique de
consommation que nous entendons appréhender, à l’aune des observations sociologiques dont
nous venons de faire le récapitulatif, le régime de valeur singulier qui s’applique à elle. C’est
aussi un nouveau rapport des individus à la fiction qui se dessinera à travers cette étude.
Laquelle devra dans son ensemble exemplifier le passage tendanciel d’un régime distinctif et
légitimiste des pratiques culturelles, à un régime différentiel et singulariste, mais non distinctif.
Pour étudier cette nouvelle logique de consommation audiovisuelle qu’implique la
pratique des séries télévisées, nous construirons notre travail en deux grandes parties. La
première s’intéressera aux origines et au développement de la série télévisée en tant que forme.
Il s’agira d’analyser le succès de cette forme audiovisuelle aussi bien d’un point de vue interne
(analyse des ressorts narratifs, de la durée, du réalisme etc.) qu’externe (analyse du contexte
dans lequel elle s’est développée et des enjeux autour desquels elle s’est construite…). Cette
partie devra s’appuyer sur des recherches d’ordre historique (histoire de la télévision
(américaine et française), histoire de la forme narrative sérielle), et sur des données statistiques
relatives à la diffusion et à la réception télévisuelle. Des analyses formelles devront également
être mobilisées.
La seconde partie traitera du changement qui s’opère actuellement dans la logique de
consommation des séries télévisées. Cette partie, spécifiquement sociologique, rejoint
directement la problématique de départ relative à la neutralisation de la « distinction » et de la
« légitimité » dans les pratiques culturelles. Il s’agira donc de convoquer les récentes théories
sociologiques sur les pratiques culturelles, et de tenter de les exemplifier à travers les séries
télévisées. Elles devront nous permettre également de re-questionner Bourdieu et sa théorie de
19
Ibid., p. 97-98.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
8
la légitimité culturelle. Les données d’enquête sur les pratiques culturelles des français
recueillies principalement par Olivier Donnat nous serons ici précieuses pour faire l’analyse de
la pratique des séries télévisées. En outre, les questionnements de Jean-Pierre Esquenazi sur le
rapport individuel à la fiction nous permettront également de relativiser la notion de distinction.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
9
1) Télévision et séries : genèse d'une forme audiovisuelle
populaire
a) La télévision et le développement des séries : France vs. Etats-Unis
Si l’on veut parler du développement des séries télévisées, il est nécessaire dans un
premier temps d’appréhender les spécificités du médium qui les a vues naître, à savoir la
télévision, et particulièrement la télévision états-unienne. Non pas tellement en tant qu’objet
technique, mais bien en tant qu’institution établie selon un modèle singulier, modèle qui varie
d’un pays à l’autre. Ainsi, les systèmes télévisuels français et états-uniens se sont construits
suivant des manières tout à fait différentes, et c’est dans le second que les séries télévisées ont
véritablement trouvé leur modèle de développement. Comparer ces deux systèmes – qui sont
aussi deux conceptions de la télévision – nous permettra de comprendre les places différentes
qu’ont pu y prendre les séries télévisées.
Il est difficile d’établir une date de naissance exacte de la télévision. Mais l’on peut
situer ses débuts à la sortie de la seconde guerre mondiale. Alors que les années 1930 sont une
période d’expérimentations, la diffusion telle que nous la connaissons est en effet mise en place
dans les années 1950 dans le monde entier. À partir de là, la télévision, en tant qu’institution,
va se construire selon différents modèles en fonction des pays. Nous prendrons donc ici
l’exemple des modèles français et états-uniens.
Télévision publique vs. télévision commerciale
Il existe une différence majeure entre la télévision américaine et la télévision française.
Elle réside dans le fait que, dès sa création, la télévision américaine a été une télévision
commerciale, tandis que la télévision française fut d’emblée une télévision publique d’Etat. S’il
y a aujourd’hui des chaînes commerciales en France, au tout début de la télévision et jusqu’en
1984 (avec l’arrivée de Canal +), les chaînes privées n’existaient tout simplement pas. De
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
10
même, ce n’est qu’en 1968 que la publicité a fait son apparition à la télévision française, alors
qu’aux Etats-Unis, on peut dire qu’elle constitue la base du système.
Au début des années 1950, la télévision remplace la radio dans les salons américains. À
partir de là, le modèle de diffusion télévisuelle est directement modelé sur celui de la radio, et
les réseaux radiophoniques en place deviennent les grands réseaux de télédiffusion, les
networks : NBC, CBS, AMC, et Dumont (qui disparaitra en 1956).
Au départ, les programmes télévisés sont directement sponsorisés par des marques qui
ont le pouvoir de décision sur le contenu.1
Cela signifie que les networks ne contrôlent pas leurs
propres programmes. Durant les années 1950, ce monopole des publicitaires sur la
programmation est brisé et la production est prise en charge par les chaînes elles-mêmes. Malgré
cela, les réseaux télévisés, s’ils veulent perdurer, doivent satisfaire les annonceurs qui les
financent (nous sommes bien dans une télévision commerciale) et rassembler une audience
régulière sur leur chaîne. C’est ici que l’on comprend l’importance des séries télévisées : elles
sont capables de fidéliser une audience, et de la rassembler à heures régulières sur la chaîne.
C’est pourquoi les networks vont développer intensément ce format audiovisuel,
particulièrement adapté pour engranger d’importantes recettes publicitaires. L’acception série
ne se limite alors pas aux séries fictionnelles telles qu’on les entend aujourd’hui : elle regroupe
toutes les formes de diffusion ritualisée et répétées comme les jeux ou les émissions de variétés.
Ce qui importe, c’est de diffuser en série. Cela, les français aussi l’avaient compris, et l’on doit
à Jean d’Arcy, directeur des programmes de la RTF de 1952 à 1959, la formule « la télévision
c’est des séries »2
. Pourtant les « séries » se sont développées tout à fait différemment en France
et aux Etats-Unis.
Tout d’abord, il n’est pas inutile de relever que les américains et les français ont démarré
de la même manière : les premières fictions télévisuelles sont des adaptations théâtrales en
direct. Le théâtre est, en France comme aux Etats-Unis, le premier modèle des séries télévisées.
Mais ce genre d’émissions ne dure pas bien longtemps aux Etats-Unis. À la fin des années 1950,
Hollywood commence à produire pour la télévision, et les tournages se déplacent
majoritairement à Los Angeles.3
Le processus de production télévisuelle s’industrialise alors
1
ESQUENAZI Jean-Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, Coll. « Cinéma / Arts Visuels », Armand
Colin, Paris, 2ème édition, 2014, p. 54.
2
Cité dans SAUVAGE Monique, VEYRAT-MASSON Isabelle, Histoire de la télévision - de 1935 à nos jours,
Coll. « Culture Medias », Nouveau Monde Éditions, Paris, 2012, p. 52.
3
Nous tirons la plupart des données historiques qui suivent de : BUXTON David, Les séries télévisées : Forme,
idéologie et mode de production, Coll. « Champs visuels », L'Harmattan, Paris, 2010 ; 3
ESQUENAZI Jean-
Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, op. cit. ; et SAUVAGE Monique, VEYRAT-MASSON
Isabelle, op. cit.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
11
complètement et les séries télévisées se multiplient rapidement. Les Etats-Unis sont entrés dans
la course à l’audience, ce qui n’est pas le cas du service public français : bien qu’elle souhaite
également atteindre le plus grande nombre de personnes, la télévision française ne subit pas la
pression des annonceurs, ces derniers ne constituant qu’une part très relative du financement de
la télévision (financée avant tout par la redevance télévisuelle). On peut ainsi dire que l’intérêt
commercial a sans doute été le point de départ du développement de la fiction télévisée
américaine. Formulé autrement, c’est peut-être parce que la télévision américaine est
fondamentalement commerciale qu’elle a été capable de développer ses compétences en
matière de séries télévisées.
Les américains poursuivent depuis le départ l’audience la plus large et la plus durable
sur leurs réseaux télévisés. Du côté de la télévision publique française, c’est bien l’Etat qui est
le principal financeur de tous les programmes, via la redevance télévisuelle. Aucun enjeu de
concurrence ne s'est de ce fait instauré entre plusieurs acteurs qui aurait pu libérer la créativité
et générer des innovations dans la fiction télévisée. Rappelons-nous qu’il n’y avait à la
télévision française qu’une seule chaîne jusqu’en 1964. L'existence d'une pluralité de chaînes
dès le début de la télévision aux États-Unis a créé une offre de programmes nécessairement plus
diversifiée pour un public de fait plus éparpillé – car ayant le choix entre plusieurs chaînes.
D'où certainement le développement de compétences et d'exigences fictionnelles particulières
de la part du public américain, qui ne se sont pas développées en France.
Mais il faut pointer un autre facteur. En France, il existe une certaine tradition de la
haute culture, une importance de ce qu’on pourrait appeler la « culture cultivée » que l’Etat se
donne aujourd’hui encore pour mission de répandre. Ainsi, la télévision française, dans sa
mission de service public, s’est notamment construite avec l’objectif d’éduquer son public, en
tentant de lui donner goût aux œuvres « de patrimoine ». La télévision publique française s’est
voulue, au-delà du divertissement, culturelle et patrimoniale. Les américains, pour qui la culture
s’entend dans un sens très large, n’ont pas eu cette préoccupation, du moins pas de manière
officielle via une instance étatique chargée de la programmation. Ce pourrait être une raison de
leur créativité. Aux Etats-Unis, contrairement à la France, ce n’est pas la culture qui doit créer
le divertissement, mais plutôt le divertissement qui crée de la culture. On peut faire l’hypothèse
que cette « décomplexion » vis-à-vis du patrimoine culturel a pu constituer un moteur pour
l’essor de formes fictionnelles sérielles, telles qu’on les connait aujourd’hui.
Pour mieux comprendre, revenons plus en détails sur le développement de la fiction au
sein des deux systèmes télévisuels.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
12
Deux places différentes accordées à la fiction dans la programmation
Le cas américain
Aux Etats-Unis, comme l’explique Jean-Pierre Esquenazi, les premiers programmes de
télévision « s’inscrivent naturellement dans la principale tradition du divertissement américain,
le spectacle de vaudeville né à la fin du XIXe siècle. » Il s’agit alors pour les networks de
parvenir à rassembler les familles devant l’écran. Esquenazi poursuit :
[Le vaudeville] est évidemment adapté au nouveau médium et surtout à sa localisation
familiale : ‘’En mélangeant les traditions du divertissement vivant avec des narrations à
propos de sages familles américaines’’4
, les grands réseaux trouvent une première solution
pour rassembler les familles devant le petit écran.5
Le programme emblématique de cette époque sera le Texaco Star Theatre (diffusé de 1948 à
1956), animé par l’acteur Milton Berle et adapté d’une émission de radio à succès. Il connaît à
l’époque un succès immense. Mais l’on réclame rapidement une plus grande continuité
narrative pour les comédies familiales – genre dominant de ces premières années de la télévision
– et la tradition vaudevillesque laisse place à des « familles télévisuelles »6
comme celle des
Ruggles, sitcom jouée en direct et démarrée en 1949. C’est donc à une narrativisation des
programmes de divertissement que l’on assiste dès le début des années 1950.
Vers 1951 apparait le genre des « dramatiques », des captations théâtrales tournées en
direct et insérées au sein d’anthologies. Entièrement détachées de la tradition du vaudeville, et
malgré leur reconnaissance critique, elles connaissent néanmoins un succès public moins
important que les comédies familiales, plus populaires et plus festives. C’est en 1952 qu’une
direction majeure est prise par la fiction américaine : deux programmes tirés de créations
radiophoniques, la sitcom I love Lucy et la série policière Dragnet sont réalisées selon un mode
de production cinématographique, et non plus emprunté au théâtre ou à la radio. Ils deviennent
des références pour toute la production de fiction télévisée américaine et plus particulièrement
bien sûr pour les séries à venir.
Il y a, dans le développement des séries télévisées aux Etats-Unis, l’idée par les
programmateurs de la télévision d’essayer d’inscrire le médium dans la ritualité familiale. La
4
SPIEGEL Lynn, Make room for TV, The University Press of Chicago, Chicago, 1992, p. 151.
5
ESQUENAZI Jean-Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, op. cit., p. 17.
6
Ibid.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
13
régularité du déploiement des programmes se veut effectivement en accord avec la vie de
famille : il faut que le spectacle télévisuel puisse s’insérer au mieux au sein de la vie familiale
nous dit Esquenazi7
. Et c’est notamment pour cela que la programmation fictionnelle est dès le
départ répartie entre genres féminins et genres masculins. Les premiers sont ce qu’on a appelés
des soap-operas : fictions à tendance sentimentale, ils se destinent spécifiquement à un public
féminin et occupent la programmation de journée. Les seconds, fictions d’aventures à
destination des hommes, occupent le prime time. Cette bipartition qui intervient dès les années
1950 est alors spécifiquement américaine. La France n’a pas du tout procédé de cette manière
sur sa chaîne publique unique à l’époque, nous y reviendrons. Le genre qui occupe le prime
time à la fin des années 1950 est le western ; c’est donc, pourrait-on dire, le genre roi. Bonanza
(1959-1973), Au nom de la loi (1958-1961), Rawhide (1957-1966) ou encore Gunsmoke (1955-
1975) sont de grands succès et des futures stars du cinéma comme Clint Eastwood (dans
Rawhide) ou Steve McQueen (dans Au nom de la loi) y sont révélées. Dans les années 1970,
alors que les cops shows8
– successeurs toujours à tendance masculine des westerns en prime
time – battent de l’aile, c’est par leur surprenante alliance avec la forme dramatique du soap-
opera que les séries vont trouver un nouvel élan. Cette alliance s’exprime dans une série
emblème : Dallas diffusée pour la première fois en 1978. Alors que cette série s’inscrit avant
tout dans la mouvance du soap-opera, des éléments de « suspense presque policier »9
dans
l’intrigue font qu’à partir de cette date « nous allons nous trouver dans ce cas rare où les deux
lignées fictionnelles vont non seulement se combiner mais aussi se féconder l’une l’autre. »10
Cette fusion des genres témoigne d’un regain d’intérêt pour le genre féminin du soap-
opera de la part des producteurs, mais intervient également au moment où se développent des
travaux universitaires ciblés sur le soap-opera. Le courant des gender studies voit dans le soap
une façon opportune d’appréhender la représentation de la femme au sein de la société, et les
études de Tania Modleski11
, Richard Dyer12
ou encore Ien Ang13
(sur Dallas justement), sont
restées célèbres en ce domaine. Ces études élaborent le premier discours universitaire sur les
séries télévisées, qui va mener à leur légitimation en tant que forme artistique. C’est aussi cette
première reconnaissance des séries télévisées qui va conduire à un développement « qualitatif »
très important (ou tout du moins à une revendication de qualité par les producteurs), amorcé
7
Ibid. p. 23.
8
Tels que Mannix, Kojak, Baretta (exemples empruntés à ESQUENAZI, Op. cit., p. 71.)
9
ESQUENAZI, op. cit., p. 72.
10
ESQUENAZI, op. cit., p. 71.
11
MODLESKI Tania, « The search for tomorrow in today’s soap-opera », dans Film Qualerty, 33/1, 1979.
12
DYER Richard, Coronation Street, BFI, Londres, 1981.
13
ANG Ien, Watching Dallas: Soap Opera and the Melodramatic Imagination, Routledge, Londres, 1991.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
14
dans les années 1980 par les chaînes du câble, HBO en tête.
En France, le soap-opera ayant toujours été méprisé, le processus de reconnaissance par
les élites des séries télévisées ne pourra avoir lieu si rapidement. Car c’est bien par une
légitimation du caractère populaire des séries, via l’exemple du soap-opera, que va se créer
l’intérêt académique que nous venons de décrire. Un intérêt qui ne pouvait advenir qu’en dehors
de tout mépris pour les formes artistique populaires, dont en l’occurrence le soap-opera. C’est
en effet au moment où la forme subalterne du soap-opera est non seulement intégrée à un
discours critique, mais aussi mélangée à la forme sérielle « masculine », et qu’elle accède par
là à la diffusion de prime time, que les séries américaines s’ouvrent la voie vers ce qui sera une
consécration esthétique. La qualité que l’on reconnaît aujourd’hui aux séries américaines s’est
donc construite notamment à partir de l’existence d’un genre auquel l’élite culturelle n’a jamais
prêté aucune noblesse, mais sur lequel une poignée d’universitaires ont décidé de se pencher :
celui de la fiction sentimentale, hérité d’une certaine littérature populaire du XIXe siècle, et qui
a donné le soap-opera.
C’est ce qui nous pousse à dire que la qualité des séries américaines provient
fondamentalement de leur teneur populaire. Car là où les français n’ont pu assumer le mariage
entre qualité esthétique et forme populaire, les américains n’y ont pas vu de contradiction. Cette
forme de liberté et de détachement à l’égard d’un prétendu manque de grandeur culturelle des
séries télévisées, les a conduit à investir sans honte d’immenses efforts créatifs dans cette forme
artistique. Et cela sans jamais manifester la volonté – qui est constamment celle des français –
de « rehausser le niveau culturel ».
Cela n’a pas empêché certains représentants du champ culturel aux Etats-Unis de décrier
la série télévisée comme l’ont fait les intellectuels français. Il y a derrière cela l’idée d’une
« grande culture » qui serait menacée par une forme artistique indigne et illégitime. On retrouve
l’opposition entre haute culture et culture vulgaire, ou populaire, qui est au fondement de tout
discours légitimiste, un type de discours que l’essor mondial des séries télévisées a aujourd’hui
largement remis en question, comme nous le verrons par la suite. Quoi qu’il en soit, si l’on
conserve l’opposition culturelle entre le « populaire » et le « cultivé », c’est bien le populaire
qui est devenu dominant à la télévision américaine via la forme elle-même populaire de la série.
Cela s’explique notamment par le fait, déjà souligné, qu’aux Etats-Unis contrairement à la
France, l’Etat n’a pas été aux commandes de la programmation télévisuelle. Dès lors, la
télévision étant dès le départ un média de masse, il semblait inévitable que la programmation
dominante y soit de tendance populaire.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
15
La série télévisée pousse en fait la logique de la programmation télévisuelle à un point
d’accomplissement. Cette logique est celle qui vise à fidéliser l’audience et à régulariser ses
contacts avec les programmes. Comme le souligne effectivement Jean-Pierre Esquenazi, « la
série comme genre correspond exactement aux exigences de la programmation télévisuelle ;
elle est l’exemple d’une programmation idéale »14
dans la mesure où elle est
le seul genre fictionnel capable d’entretenir la régularité téléspectatorielle […] Elle est
même conçue afin de s’inscrire dans la ritualité réceptive : sa programmation obéit à la loi
du retour au même, chaque épisode constituant une promesse faite aux téléspectateurs
d’obéir exactement et sans état d’âme à une formule narrative toujours parfaitement
respectée.15
Ainsi, la série répond au « désir de capter le public d’une façon régulière et potentiellement
‘’infinie’’ »16
. Ce désir dont parle le chercheur est purement commercial et a présidé à la
constitution d’une télévision de ce type. On comprend alors sans difficulté l’aubaine qu’ont
d’emblée constitué les séries télévisées pour les annonceurs au sein de ce système télévisuel
commercial : elles offraient aux marques un public nombreux et toujours renouvelé, donc
particulièrement facile à cibler. De là, on ne s’étonnera pas non plus que dès la fin des années
1950, la production de ce type de programmes – commandés incessamment par les
programmateurs, qui sont aussi des vendeurs d’espaces publicitaires – se soit déplacée de New
York vers Hollywood, où les séries ont connu une véritable industrialisation.17
Le cas français
Alors que les dramatiques ont, comme nous le disions, très tôt disparu de la télévision
américaine, en France, les choses ont évolué différemment. Dans les années 1950, la télévision
met en place des collections de fictions regroupées par sous-genres, tels que les fictions
policières, juridiques ou encore les dramatiques historiques. Dans la catégorie juridique, se
distingue notamment En votre âme et conscience, de Pierre Desgraupes, Pierre Dumayet et
Claude Barma, une série d’émissions mettant en scène de célèbres affaires judiciaires, et
diffusée de 1956 à 1969. Une des anthologies les plus célèbres demeure néanmoins la
14
ESQUENAZI, op. cit., p.26.
15
Ibid., p. 26.
16
Ibid., p. 29.
17
BUXTON David, op. cit., p. 31.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
16
dramatique historique La caméra explore le temps, de Stellio Lorenzi, André Castelot et Alain
Decaux, diffusée de 1957 à 1965, et qui propose des reconstitutions d’événements historiques
commentées par deux historiens (Castelot et Decaux). Comme le note Esquenazi, « ces
anthologies reflètent le ‘’devoir de culture’’ qui guide techniciens et producteurs, […] la
télévision doit alors transmettre un patrimoine ‘’culturel’’ qui lui préexiste. » Les ambitions
artistiques de ces programmes sont donc hautes, et elles ne sont pas contrariées par les exigences
d’annonceurs en quête de la meilleure audience. Le service public autorise en France presque
par nature ce type d’ambitions. Aucune politique ne vient ainsi guider à l’époque la production
de séries en France, la logique commerciale semblant alors secondaire dans les réflexions des
programmateurs de la chaîne unique. L’essentiel pour la télévision française est de favoriser la
diffusion de la culture et de rechercher une authentique qualité artistique18
, au-delà des
contraintes mercantiles. Pour cela, de même qu’elle se tourne abondamment vers les
événements du passé, elle s’appuie largement sur les arts éprouvés du théâtre et de la littérature
pour alimenter son répertoire. Elle prend également pour exemple le cinéma dont elle essaye
de reproduire la qualité avec les moyens qui sont les siens. Une citation de Jean d’Arcy
s’adressant à ses réalisateurs est à ce sujet éclairante : « fabriquez-moi, avec les caméras de la
vidéo, les deux studios que vous avez, plus des décors et des acteurs, quelque chose qui
ressemble autant que possible aux films que je ne peux programmer »19
. La télévision française
des années 1950 recherchant la qualité artistique ne se positionne donc pas dans une perspective
d’innovation, mais s’appuie sur des valeurs du passé qu’elle entend plutôt perpétuer que
réinventer. On peut dire que la télévision française a des valeurs, elle les revendique, et c’est
toute une tradition artistique qu’elle défend et transmet, par devoir institutionnel. Sur ce terrain,
la qualité de ses programmes est d’ailleurs largement reconnue par l’intelligentsia française.
Qui dit recherche de qualité, dit peut-être également rareté, ou en tout cas parcimonie.
Parcimonie du divertissement au sein de la culture qui doit rester la notion dominante. On peut
ainsi diviser la télévision française des années 1950 en deux types de programmes : d’un côté
les émissions culturelles telles que le cinéma, le théâtre filmé (dans lequel on peut encore inclure
les dramatiques), les émissions de variétés ; de l’autre les programmes éducatifs et informatifs.
Si la notion de divertissement est incluse dans les missions de la télévision française, on ne
l’envisage que couplée avec des ambitions plus élevées. Le divertissement pour lui-même
n’intéresse pas les programmateurs, le seul divertissement n’est pas français. L’entertainment
18
On se réfèrera à ce sujet à DELAVAUD Gilles, L’art de la télévision, : Histoire et esthétique de la dramatique
télévisée (1950-1965), Coll. « Medias recherches », De Boeck, Paris, 2005.
19
Cité par ESQUENAZI, op. cit., p. 8, citant lui-même DEVALAUD Gilles, op. cit., p. 57.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
17
en revanche est américain. C’est pourquoi la fiction à épisodes est méprisée par les pionniers
de la RTF alors que les américains lui font d’emblée une place de premier choix dans les grilles
de programmes. La série telle qu’elle s’est élaborée aux Etats-Unis est en effet parfaitement
représentative du « divertissement ». Comme le dit Marjolène Boutet20
, Hollywood devient
rapidement un « robinet à séries », la fiction s’en écoulant de façon intarissable sur les antennes,
en journée (soap-operas) et en prime time (westerns et séries d’aventures). Le principe de la
série lui-même rejoint cette idée de l’écoulement, du flux, puisqu’elle n’est pas conçue pour
finir mais pour durer le plus longtemps possible. Une telle surabondance de la fiction remplit
parfaitement les critères de la vulgarité du point de vue français : hors de question sur l’antenne
nationale de pratiquer le gavage fictionnel dont la fiction à épisodes représente la plus évidente
manifestation. Si ce raisonnement n’est pas nécessairement mené par les responsables des
programmes, il se vérifie dans les faits.
Alors que c’est immédiatement le divertissement qui occupe les soirées de la télévision
américaine, en France la « grille de programmes [est] uniquement scandée par les rendez-vous
de 13h et 20h pour les informations télévisées »21
, et face aux émissions éducatives et culturelles
« le feuilleton fait figure de parent pauvre, au mieux diffusé juste avant ou après le journal
télévisé. »22
C’est donc ce que l’on pourrait nommer un réalisme à la française qui se déploie
sur les ondes ; l’information, l’actualité, l’éveil de l’esprit, la culture de l’esprit, face, outre-
Atlantique, à la conquérante fiction américaine, à la culture de l’imaginaire. Les séries ne se
développent pas en France car la grille de programmes ne leur laisse pas la place ; les ambitions
françaises sont tout autres. Il n’y a donc qu’au début des années 1950 que la production
française et celle américaine sont apparentées (nous paraphrasons ici Esquenazi23
), grâce aux
anthologies. Lesquelles disparaissent définitivement à la fin des années 1950 aux Etats-Unis
pour laisser la place aux séries, mais continuent d’occuper une bonne partie de la
programmation fictionnelle française. La France développe malgré tout également des
feuilletons au début des années 1960, tels que Le Temps des copains (1961-1963) ou Thierry la
Fronde (1963-1966), mais toujours avec peu de moyens face aux séries britanniques
d’aventures (Destination danger (1960-1968), Chapeau melon et bottes de cuir (1961-1969))
qui connaissent un grand succès. Marjolène Boutet parle d’un caractère « artisanal » pour
20
BOUTET Marjolaine, « Soixante ans d'histoire des séries télévisées américaines », in Revue de recherche en
civilisation américaine [En ligne], n°2, 2010, mis en ligne le 03 avril 2010, consulté le 23 août 2014, URL :
http://rrca.revues.org/248.
21
Ibid.
22
Ibid.
23
ESQUENAZI Jean-Pierre, op. cit., p. 9.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
18
qualifier les feuilletons français des années 196024
; un genre dont le financement est négligé
par les programmateurs car « considéré comme mineur à l’intérieur d’un média lui-même tenu
pour subalterne »25
, comme le remarque Esquenazi. Et même lorsque, face au désintérêt
croissant d’une partie de son public pour sa programmation parfois jugée élitiste, l’ORTF décide
dans la deuxième moitié des années 1960 de diffuser plus de séries télévisées, la production
française est alors essentiellement composée de séries historiques, souvent tirées de romans
populaires du XIXe siècle26
. On citera, en reprenant les exemples de Boutet, Belphégor,
D’Artagnan, Vidocq, ou encore Jacquou le Croquant. Elles alternent en soirées avec des séries
américaines telles que Mission : Impossible, La Quatrième Dimension, Les Envahisseurs.
Même si la télévision commence à miser sur le divertissement, les productions françaises les
plus ambitieuses restent donc en bonne partie axées sur le passé.
Monique Sauvage et Isabelle Veyrat-Masson confirment à ce titre que des adaptations
du patrimoine littéraire et théâtral continuent d’être produites en quantité importante dans les
années 197027
. Les deux auteures rejoignent Boutet lorsqu’elles notent que « la part des
feuilletons en costumes est considérable. Plusieurs sont des adaptations de romans écrits au
XIXe siècle comme ‘’Rocambole’’, réalisé par Jean-Pierre Decourt d’après Ponson du Terrail,
ou des adaptations des romans historiques d’Alexandre Dumas […] »28
. Outre cet attrait
confirmé pour les choses du passé, c’est néanmoins une véritable appétence pour la fiction
romanesque (en tout cas de la part du public) qui se dessine à travers le développement des
séries et feuilletons que nous avons relevé. Monique Sauvage et Isabelle Veyrat-Masson nous
indiquent à ce sujet qu’« à partir de 1964, le volume de leur diffusion double, passant de 136
heures à 362 en 1971, et à 804 en 1976. »29
La fiction devient donc rapidement le genre le plus
volumineux à la télévision française, et la production nationale en la matière ne peut rester
prépondérante face à l’augmentation du nombre d’espaces de programmation sur les trois
chaînes à la fin des années 1970. D’où la place nouvelle que vont alors prendre les séries
américaines : « l’augmentation du nombre d’heures diffusées sur les trois chaînes nécessite un
recours aux fictions étrangères. »30
La production fictionnelle américaine dépassera ainsi en
1990 la diffusion de fiction française avec 44,2% de la fiction diffusée contre 40,2%.31
24
BOUTET Marjolaine, op. cit.
25
ESQUENAZI Jean-Pierre, op. cit., p.9.
26
BOUTET Marjolaine, op. cit.
27
SAUVAGE Monique, VEYRAT-MASSON Isabelle, op. cit., p. 108.
28
Ibid., p. 111-112.
29
Ibid., p. 109.
30
Ibid., p. 151.
31
Ibid., p. 240.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
19
On constate donc qu’avec l’apparition de nouveaux espaces de programmation
concomitants de l’arrivée des deux nouvelles chaînes de l’ORTF en 1964 puis 1972, la
télévision française – en tant qu’institution à caractère initialement public – a dû « accepter »
l’installation progressive des séries télévisées sur ses grilles, principalement de provenance
américaine. Suite à la loi Fillioud de 1982 mettant fin au monopole d’Etat sur la télévision,
l’arrivée de Canal Plus en 1984, la privatisation de TF1 en 1987, et l’ouverture des fréquences
à de nouveaux acteurs privés (d’abord TV6 et La Cinq en 1986) ont créé par étapes un
environnement télévisuel de plus en plus commercial – car concurrentiel – propice au
développement des séries. La démultiplication de l’offre de chaînes engendrée par la TNT est
également allée dans ce sens. Et la raison pour laquelle nous sommes aujourd’hui en retard sur
les américains en termes de production de séries télévisées, est peut-être que nos chaînes privées
sont encore jeunes comparées à celles états-uniennes. La télévision commerciale est
relativement récente en France (elle date donc de 1982 et de la loi Fillioud qui a ouvert la voie
à Canal +, Arte, et M6) tandis qu’elle a toujours été installée aux Etats-Unis. Ce qui nous amène
à nous demander si les séries télévisées ne seraient pas un phénomène libéral.
Toujours est-il que même si cette télévision française a toujours un goût prononcé pour
la fiction unitaire, la série télévisée y est devenue la forme fictionnelle dominante32
. Dans le
chapitre suivant, nous allons analyser concrètement la place qu’occupe aujourd’hui cette forme
fictionnelle à la télévision française.
32
« En 2013, les séries occupent 85,1 % des soirées dédiées à la fiction sur les chaînes nationales historiques
(83,1 % en 2012). » BESSON Nicolas, DANARD Benoît, La diffusion de la fiction à la télévision en 2013, Les
études du CNC, avril 2014, p. 19.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
20
b) Du roman-feuilleton aux séries télévisées : le succès de la sérialité
Les séries bénéficient aujourd’hui d’une place de choix dans les grilles de programmes
de la télévision française, et se classent chaque année en nombre parmi les meilleures audiences
télévisuelles. Mais pour comprendre le succès actuel des séries télévisées, et avant d’analyser
en détails cette place qu’elles occupent à la télévision, nous voudrions revenir aux origines de
la forme fictionnelle sérielle. C’est en effet en mesurant l’héritage de la fiction littéraire
populaire du XIXe siècle, et en comprenant dans un premier temps le succès de cette forme
sérielle fondatrice, que nous pensons pouvoir comprendre le succès actuel des séries télévisées.
Pour le formuler clairement, nous allons tenter ici d’établir un lien entre le succès populaire du
roman-feuilleton du XIXe siècle et celui des séries télévisées contemporaines. Nous nous
appuierons ensuite sur des données chiffrées pour appréhender de façon précise la place
qu’occupent les séries et la fiction en général à la télévision.
Retour sur la forme sérielle : un héritage de la fiction littéraire populaire du XIXe
siècle
Les principes du roman-feuilleton reconduits dans les séries télévisées
On peut dire aujourd’hui des séries télévisées qu’elles constituent une forme culturelle
populaire, et que le terme « populaire » s’entend au même sens qu’appliqué à une certaine
littérature du XIXe siècle. Comme l’annonce Jean-Pierre Esquenazi, la production des séries
est « l’héritière des genres narratifs fabriqués petit à petit depuis le début du XIXe siècle. Les
fabricants de séries sont les descendants des romanciers et dramaturges inventeurs d’aventures
et de romances […] »1
. Esquenazi s’appuie ensuite sur les travaux du chercheur Marc Angenot
pour caractériser la fiction populaire née à cette époque et l’origine de son développement.
[…] Marc Angenot2
a bien montré combien la fiction populaire est attachée à l’’’âge
industriel’’, c’est-à-dire, en fait, à l’émergence d’un public alphabétisé disposant d’un peu
de temps et d’un peu d’argent, et affamé de littérature et de spectacle. Sous l’impulsion
1
ESQUENAZI Jean-Pierre, op. cit., p. 84.
2
ANGENOT Marc, Le roman populaire, Presse de l’Université du Québec, Montréal, 1975.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
21
d’entrepreneurs de presse ou de théâtre audacieux ont été mis à disposition de publics de
plus en plus nombreux des récits de fiction de plus en plus populaires. Même si les élites
rechignent devant ce débordement de publications nouvelles, même si la censure tente
souvent de l’arrêter, le goût pour les narrations parfois rocambolesques, toujours excitantes,
ne se dément pas. Il correspond à des nécessités profondes […]3
.
Et ce sont ces mêmes nécessités qui motivent aujourd’hui la consommation des séries
télévisées, qui alimentent une demande intarissable de récits de la part d’un public très large,
dont le temps de loisir est globalement important.
Pour cerner la nature de ce qu’on nomme fiction populaire, Esquenazi fait encore le lien
avec les travaux de Peter Brooks sur la naissance du mélodrame théâtral au XIXe s.4
Selon ce
dernier (rapporté par Esquenazi), la naissance du mélodrame fait suite au chamboulement
idéologique provoqué par les Lumières au XVIIIe siècle, et à la
mise à mal de la conception usuelle du Sacré intangible et inébranlable, source de toute
valeur morale. Ce nouvel état d’esprit aurait rendu archaïques et désuets les principes de
l’écriture tragique. Le besoin d’une nouvelle conscience morale serait la source de la
réflexion politique et aussi d’un nouveau type de représentation théâtrale : le genre
mélodramatique, ses fondements comme ses motifs et ses formes, en seraient issus. […]
Bien sûr, le mélodrame ne pouvait pas rompre avec l’ensemble de l’organisation ancienne
du monde. Par exemple, le monde mélodramatique est lui aussi fortement polarisé entre les
notions de bien et de mal ; mais le premier n’est plus localisé dans un ciel dégagé de toute
impureté mais confondu avec un certain nombre de vertus repérables chez quelques
individus partageant notre réalité concrète5
.
Dit autrement, les conflits se déplacent sur terre, et le lien social remplace le divin. Pour Brooks,
cité par Esquenazi, le mélodrame est « le principal mode de la découverte, de la manifestation
et de l’efficacité de l’univers moral fondamental à l’ère de la désacralisation.»6
. Ainsi, « le
mélodrame ne constitue pas une forme fictionnelle subalterne ou médiocre mais une tentative
pour répondre aux changements sociaux en cours. »7
Ces changements s’expriment notamment
dans la fin de l’autorité du Sacré, et l’on peut faire l’hypothèse que c’est peut-être précisément
cela qui a permis le triomphe du populaire.
Le roman populaire dérivera directement de ce mélodrame théâtral tel que le décrit
3
ESQUENAZI Jean-Pierre, op. cit., p. 85.
4
Ibid., p.85.
5
Ibid., p. 85.
6
Ibid., p. 87. citant BROOKS Peter, The melodramatic imagination, Yale University Press, New Haven, 1995, p.
15.
7
Ibid., p. 87.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
22
Brooks. Esquenazi décèle en effet dans les premiers romans d’aventures des éléments
semblables au récit mélodramatique tel que Brooks l’a défini. Il en va de même pour le genre
du roman gothique, également développé au XIXe siècle. Le roman-feuilleton, qui connaît un
grand succès dans les gazettes à partir des années 1830, tendrait, quant à lui, à conjuguer
parfaitement les apports du mélodrame et des récits d’aventures, en plus d’introduire la notion
de sérialité.
Emergera ensuite, à partir des années 1860, une segmentation de la fiction populaire en
différents genres et notamment une division entre genres féminins et genres masculins, qui
accompagne la naissance d’une société bourgeoise. Ces évolutions font ainsi écho au
développement économique et aux segmentations sociales grandissantes à l’époque. La fiction
populaire (à tendance donc mélodramatique) commence alors à devenir massivement accessible
et à s’ancrer profondément dans les habitudes culturelles de la population. Ce qui fera d’elle un
support d’observation privilégié des évolutions sociétales.
Les séries reprendront ce rôle, s’inscrivant dans la division des genres qui leur
préexistait, et tentant d’en adapter les conventions aux contraintes de la télévision par le système
de la formule, telle que la définit Esquenazi. La formule d’une série est « non pas scénario, mais
machine à fabriquer des scénarios, non pas ensemble de personnages, mais réserve de modèles
de personnages, non pas mise en scène, mais définition d’un cadre de mise en scène. »8
Ainsi,
« une série n’est pas un récit mais un grand nombre de récits situés de façon plus ou moins
analogue »9
. Ces récits, pour faire série ensemble, doivent donc s’inscrire dans un genre, et
suivre un modèle stable qui est défini par la formule de la série, laquelle est détaillée dans un
document que les scénaristes appellent la Bible. Cette formule, en imposant un format narratif
spécifique ainsi que des formes stylistiques récurrentes, contribue à étendre et à détailler
l’univers fictionnel, lui donnant une densité qu’il ne saurait atteindre au cinéma. C’est en fait
cette stabilité de la formule qui permet aux séries d’innover continuellement au fil de leurs
épisodes. Sans elle, la répétition – qui est le second principe moteur des séries – ne pourrait
avoir de cohérence ; or c’est ce qu’exige tout univers diégétique. L’innovation dans les séries
se pense ainsi toujours en relation à la répétition, au retour du même, qui est la marque de la
cohérence, de la familiarité d’un univers reconnaissable.10
Cela rejoint l’observation de Clément Combes sur l’importance, aussi bien pour le
8
Ibid., p.91.
9
Ibid., p. 93.
10
Pour aller plus loin sur le dualisme innovation/répétition dans l’art, cf. ECO Umberto, GAMBERINI Marie
Christine [trad.], « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post-moderne », dans Réseaux,
1994, volume 12 n°68. pp. 9-26.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
23
roman-feuilleton que pour la série télévisée ensuite, de « la similarité avec le déjà connu [qui a
été dès le XIXè siècle] un argument largement utilisé par les producteurs et diffuseurs pour
vendre une nouvelle fiction »11
. Le feuilleton doit avoir cette base de familiarité auquel le
lecteur s’attache, ce cadre initial reconnaissable qui permettra justement les développements les
plus libres. Le fait que les séries télévisées actuelles fonctionnent toujours ainsi, démontre la
pérennité des règles élaborées dans la presse il y a 150 ans, et aujourd’hui transférées à la
télévision.
En lisant les observations que fait Clément Combes sur la nature du roman-feuilleton,
on remarque immédiatement d’autres similitudes directes entre cette forme fictionnelle et la
série qui lui a succédé sur le médium télévisé.
[…] le roman-feuilleton est un genre fictionnel romanesque, en tension intime et contigüe
cependant avec la ‘’réalité’’ des faits d’histoire et faits divers relatés dans les journaux ; un
roman dramatique fort d’intrigues, de suspens et de coups de théâtre, le tout d’autant plus
mis en valeur par le principe à la fois frustrant et captivant de ‘’la suite demain’’. C’est un
récit d’où émerge enfin la figure d’un héros tantôt surhomme invulnérable, tantôt fragile
victime, clé de voute d’un dispositif identificatoire et répétitif.12
On retrouve en effet tout ceci à propos de la série, comme nous allons nous en rendre compte
au fil de ce mémoire. Mais d’une forme à l’autre, quelque chose change par rapport à la figure
du héros, très importante dans le roman feuilleton et dans les séries télévisées :
Si le feuilleton populaire a consacré le héros singulier, tantôt surhomme (Monte-Cristo,
Rodolphe, Fantômas), tantôt victime (Jeanne Fortier, Rémi « sans famille », Jeanne
Jousset), la série contemporaine offre des personnages plus complexes à l’image de Tony
Soprano, ce parrain de la Mafia également mari et père de famille, occupé à gérer une
dépression.13
Par ailleurs, le roman-feuilleton, tout comme le soap-opera plus tard, fonctionne sur le
principe de la ramification, par une multiplication des intrigues secondaires qui lui permet de
prolonger indéfiniment son récit.14
La série – entendue ici dans son sens premier de forme
itérative – fonctionne d’une manière sensiblement différente, puisque
11
COMBES Clément, La pratique des séries télévisées. Une sociologique de l’activité spectatorielle, thèse de
doctorat, dir. Cécile Méadel, ENS des Mines de Paris, 12 septembre 2013, p. 120.
12
Ibid., p. 102.
13
Ibid., p. 103.
14
Ibid., p. 120.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
24
[…] contrairement aux feuilletons et soap operas, la série propose à chaque épisode un récit
différent mais partageant toutefois des traits communs (personnages, thèmes, etc.) avec les
autres épisodes/récits, ceci l’identifiant comme partie d’un tout qu’est la série.15
Elle ne suit donc pas la logique « glosante » du « à suivre » caractéristique du feuilleton et que
reprend le soap opera, mais fonctionne plutôt sur la déclinaison d’un canevas narratif plus
« nerveux » et toujours remis à zéro. Mais, comme nous l’avons vu, c’est par l’alliance de la
série (masculine) avec le soap-opera (féminin), au moment de Dallas, que se créera la série
télévisée contemporaine comme genre artistique reconnu et analysé. Si donc la série itérative a
hérité du sens dramatique et du coup de théâtre du roman-feuilleton, c’est le soap-opera qui a
donné une continuité à sa logique feuilletonesque, par la ramification indéfinie des intrigues.
L’alliance de ces deux formes qui caractérise aujourd’hui ce qu’on nomme « séries télévisées »,
peut en ce sens être vue comme une véritable reconduction des principes de base du roman-
feuilleton.
Sérialité et massification culturelle
Il est essentiel enfin de rappeler que le roman-feuilleton s’est développé parallèlement
à l’industrialisation massive de la société au milieu du XIXe siècle. « Avec la société
industrielle, rappelle Esquenazi, naît une période nouvelle où une part de plus en plus
importante de la population est alphabétisée et dispose d’un peu de temps et d’argent à consacrer
au loisir. » Dès lors, poursuit le chercheur, « le plaisir de la lecture ou du spectacle s’est
développé rapidement »16
. Une certaine inquiétude de la bourgeoisie s’exprime alors devant le
goût vulgaire des classes populaires, devant l’indistinction dont ils font preuve dans leur
consommation culturelle, laquelle dérive pourtant d’un progrès social. La lecture des romans-
feuilletons participe bien sûr pleinement du mouvement de massification des pratiques
culturelles ; lequel va à l’encontre d’un certain rapport raffiné à la culture que revendique la
bourgeoisie.
La remarque suivante de Jean-Pierre Esquenazi permet d’établir un lien extrêmement
intéressant entre le statut actuel des séries télévisées, et celui de l’ensemble de la littérature
populaire qui a vu le jour au XIXe siècle :
15
Ibid., p. 120.
16
ESQUENAZI Jean-Pierre, Sociologie des publics, Coll. « Repères », La Découverte, Paris, 2003, p. 30.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
25
Les jugements portés à cette époque [le XIXe siècle et la révolution industrielle] sont
décisifs : ils vont perdurer jusqu’à aujourd’hui et définir de façon stéréotypée le public des
mass media et ses goûts. Ceux-ci seraient déterminés par l’inclination des masses
populaires pour la fiction, ses imaginaires, ses symboliques récurrentes, ses stéréotypes et
ses répétitions. Dominique Kalifa donne de nombreux exemples du portrait acide de cette
« mauvaise culture » délivrée par le livre ou ces médias qu’on appelle modernes. L’on y
vilipende à la fois l’illusion qu’elle procure et les « effets de réel » sur lesquels cette illusion
serait fondée : ainsi, le grand public, dupé par le double jeu de la fiction (littéraire,
cinématographique, bientôt radiophonique et télévisuelle), serait la victime de sa volonté
d’oublier une dure réalité pour se plonger dans les fantaisies de la fiction.17
Ce type de jugement est en effet encore assez largement répandu aujourd’hui parmi les
« élites culturelles », si tant est que l’expression ait encore un sens (nous développerons cette
réflexion dans la seconde partie de ce mémoire). On peut également effectuer un rapprochement
avec les nombreux débats culturels autour du médium télévisuel qui parcourront la seconde
moitié du XXe siècle. La massification culturelle ferait ainsi « obstacle à la réalité »18
, et c’est
avec ce statut parfaitement illégitime que prospèreront, jusqu’à nos jours, les formes
feuilletonesques et sérielles initiées au XIXe siècle. C’est même cette illégitimité qui est au
principe de leur destin populaire, dans le sens où leur succès n’est pas provenu d’abord d’une
reconnaissance esthétique, mais d’une consommation divertissante répétée de la part d’un
public élargi. Les industries du divertissement ont fondé et fondent encore les formes
fictionnelles sérielles.
Avant d’atteindre la télévision, la sérialité fictionnelle se sera développée sur trois
médias différents : les journaux de presse dans lesquels s’écrivaient les romans-feuilletons au
XIXe siècle, le cinéma avec les serials, et la radio avec les soap-operas qui connaîtront leur âge
d’or à la télévision. C’est avec le roman-feuilleton qu’est apparue la formule « à suivre… » qui
rythmait sa consommation culturelle du lecteur, et lui donnait envie d’acheter le journal suivant.
Il ne s’agissait pas de segmenter un roman pré-écrit ; l’écriture fictionnelle était pensée dès le
départ pour s’échelonner sur plusieurs numéros et créer des habitudes, un besoin renouvelé de
fiction romanesque chez le lecteur. S’adressant également aux classes les moins pourvues
culturellement et économiquement, le roman-feuilleton a contribué non seulement à
démocratiser la lecture romanesque, mais également à instaurer la presse comme premier média
de masse.19
17
Ibid., p. 31.
18
Ibid., p. 34.
19
Nous paraphrasons Combes (Ibid. p. 103.), qui s’appuie lui-même sur THIESSE, Anne-Marie, Le Roman du
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
26
L’abaissement des tarifs de la presse, la création de collections populaires à bas coût (en
livre ou fascicule) ainsi que la politique d’alphabétisation menée durant la seconde moitié
du XIXe siècle, l’amélioration des conditions ferroviaires et de fabrication des imprimés
vont conduire à un accroissement exponentiel des publics. C’est alors au roman-feuilleton
en particulier que reviendra la tâche de séduire ces nouveaux lecteurs, et à travers eux, des
annonceurs publicitaires, compensant en cela l’abaissement des coûts de production et le
prix d’abonnement des journaux.20
On retrouve donc ici ce qui sera la logique des séries télévisées plusieurs décennies plus tard, à
savoir la fidélisation d’un public récupérable par des annonceurs. C’est à partir des Mystères de
Paris d’Eugène Sue en 1842 que le genre du roman-feuilleton va véritablement dominer le
« rez-de-chaussée » des journaux. À partir de cette période, l’œuvre littéraire s’intègre à une
« double logique de périodicité et de flux », en devenant un objet médiatisé21
. C’est aussi à cette
époque que naît une véritable demande de fiction de la part du public, qui s’habitue
massivement à ce qu’on lui raconte des histoires, via ce média de masse qu’est la presse. Celle-
ci bouscule ainsi radicalement le rapport des personnes à la fiction, en l’inscrivant dans un
prolongement idéalement indéfini. Ce prolongement est exactement celui de l’information
médiatique. Selon Migozzi, le roman-feuilleton résulte ainsi d’« une lente mais irrésistible
colonisation de la littérature par la presse »22
. Aujourd’hui que la télévision hérite de la sérialité
fictionnelle, c’est plus généralement d’une colonisation de la fiction par les médias dont il
faudrait parler.
La place de la fiction et des séries à la télévision française
La place prépondérante de la fiction
De nos jours, la demande de fictions est toujours massive, et s’est déplacée de la presse
écrite vers la télévision, lieu où se situe l’héritage du roman-feuilleton. La fiction constitue le
genre dominant de ce mass media qui est le plus consommé de tous23
, ce qui démontre son
quotidien. Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque, dir. Marie-Ève Thérenty, Alain Vaillant, Seuil,
Paris, 2000.
20
COMBES Clément, op. cit., p. 105.
21
Ibid., p. 106.
22
Cité par Combes, dans COMBES, op. cit., p. 107.
23
En 2013, selon le CSA, la durée d’écoute moyenne de la télévision par individu était de 3h46 par jour (CSA,
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
27
importance toujours fondamentale dans la captation des audiences. Plus que jamais, la fiction
est intégrée au flux médiatique, à cet inachevé permanent que le défilement des images
télévisuelles instaure de façon bien plus marquante que ne pouvait le faire la succession des
numéros des journaux papiers. Pour mieux nous en rendre compte, revenons concrètement sur
la place qu’occupe cette fiction dans les grilles de programmes de la télévision française.
Référons nous d’abord à la dernière étude du CNC sur L'économie de la télévision –
financement, audience, programmes24
. En 2013, l’offre de programmes sur les chaînes
nationales gratuites (TF1, France 2, France 3, France 5, M6, Arte, D8, W9, TMC, NT1, NRJ12,
France 4, D17 et Gulli) est composée de 23 % de fiction TV (fiction hors cinéma).25
Si l’on y
rajoute les 4 % de cette même offre que représentent les films cinématographiques, cela porte
le volume global d’offre de fiction à 27 %. De plus, bien que les magazines et documentaires
représentent 30,5 % de la diffusion, « la fiction TV capte 25,0 % de l’audience sur ces chaînes,
contre 24,6 % pour les magazines et documentaires »26
. Avec les films cinématographiques, le
volume total d’audience de la fiction atteint 30,5 % de l’audience globale. Pour reprendre les
observations de Benoît Danard et Nicolas Besson, le poids de la fiction TV dans la
consommation est supérieur à son poids dans l’offre de programmes. Le succès d’audience de
la fiction TV est donc le plus important malgré sa diffusion moins volumineuse.
Il est important de relever que la fiction occupe une large place en soirées, autrement dit
durant le prime time, la case rassemblant le plus d’audience dans la journée. La chaîne qui
diffuse le plus de fictions en première partie de soirée est TF1. Elle occupe ainsi « 24,4 % des
soirées dédiées à la fiction sur les six chaînes nationales historiques »27
et les soirées de la
chaîne sont consacrées à 57 % de fictions. La seconde chaîne est France 3 qui consacre 40,8 %
de ses soirées à la fiction, suivie de M6 (40,3 % de ses soirées). Toujours selon les chiffres du
CNC, on observe depuis plusieurs années une hausse du nombre total de soirées de fictions sur
les chaînes nationales historiques gratuites. Depuis 2008, il est en effet passé de 690 à 742.
Par ailleurs, Danard et Besson notent qu’« en 2013, la fiction capte 58,1 % des
investissements totaux » des chaînes dans la production audiovisuelle aidée par le CNC.28
Cette
Les chiffres clés de l’audiovisuel français, 1er
semestre 2014, p. 8.).
24
BESSON Nicolas, DANARD Benoît, L'économie de la télévision – financement, audience, programmes, Les
études du CNC, novembre 2014.
25
Ibid., p. 29.
26
Ibid., p. 29.
27
BESSON Nicolas, DANARD Benoît, La diffusion de la fiction à la télévision en 2013, Les études du CNC,
avril 2014, p.14.
28
BESSON Nicolas, DANARD Benoît, L'économie de la télévision – financement, audience, programmes, op.
cit., p. 39.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
28
donnée achève de démontrer que la fiction constitue l’un des enjeux essentiels des chaînes de
télévision.
Succès commercial de la fiction américaine
Aussi bien au niveau de la reconnaissance publique que du volume de diffusion, c’est la
fiction américaine qui domine aujourd’hui à la télévision française, les séries ne faisant bien sûr
pas exception. Avant d’examiner les séries, tentons donc de mettre au jour l’incidence de la
fiction états-unienne sur le paysage global de la fiction à la télévision française.
Malgré le fait que l’offre de fiction américaine en soirées ait baissé de 4 % entre 2012
et 2013 sur les chaînes nationales historiques29
, au profit d’un développement notamment des
fictions étrangères hors Etats-Unis (+ 48,8 %) et européennes (+ 16,1 %), la fiction américaine
occupe tout de même en 2013 41,7 % des soirées dédiées à la fiction (soit 355) sur les chaînes
nationales historiques (TF1, France 2, France 3, Canal+, M6, Arte). La fiction française, quant
à elle, en occupe 37,4 %, et la fiction étrangère hors Etats-Unis 20,9 %30
. Malgré une légère
perte de terrain, on peut donc toujours parler d’une domination de la fiction américaine à la
télévision française par rapport aux fictions d’autres origines. Il faut d’ailleurs relever que la
fiction américaine a augmenté de 6 soirées sur TF1 et de 3 soirées sur Canal +. Le CNC précise
que « l’offre de fiction américaine en première partie de soirée atteint ainsi un record sur
TF1 »31
. Nous ajoutons le constat qu’il s’agit de la chaîne engrangeant le plus de recettes
publicitaires de la télévision française32
, et possédant la plus large part d’audience avec 22,8 %
en 201333
. Ce qui semble montrer que si elle recourt si abondamment à la fiction américaine,
c’est que c’est celle-ci qui lui permet d’alimenter le plus efficacement sa puissance
commerciale.
Continuons avec l’exemple de cette chaîne, la plus puissante de toutes
commercialement. TF1 programme en 2013 41,8 % de fictions françaises en soirées, et 56,3 %
de fictions américaines (les 1,9 % restants vont aux fictions européennes non françaises)34
. En
29
BESSON Nicolas, DANARD Benoît, La diffusion de la fiction à la télévision en 2013, op. cit., p.10.
30
Ibid. p. 9.
31
Ibid., p. 5.
32
« Les quatre chaînes gratuites du groupe TF1 (TF1, TMC, NT1, HD1) représentent 46,2 % des recettes
[publicitaires] totales en 2013 », M6 n’en cumule pas moins de 20 %, et France Télévisions n’en représente
que 10,3 %. Source : BESSON Nicolas, DANARD Benoît, L'économie de la télévision – financement,
audience, programmes, op. cit., p. 14.
33
CSA, Les chiffres clés de l’audiovisuel français, 1er
semestre 2014, p. 10.
34
BESSON Nicolas, DANARD Benoît, La diffusion de la fiction à la télévision en 2013, op. cit., p.21.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
29
termes d’audience, même si les fictions françaises réunissent sur cette même chaîne une part
d’audience relativement semblable à celle des fictions étrangères (23,4 % contre 25,4 % pour
les fictions étrangères)35
; parmi les 5 meilleures audiences de fictions de TF1 figurent en 2013
4 fictions états-uniennes, et une seule française.36
En outre, ces 5 meilleures audiences sont des
séries. Si donc les fictions françaises fonctionnent bien auprès du public de TF1, les pics
d’audience générés sur la chaîne sont en majeure partie le fait des fictions américaines. Si l’on
prend maintenant les 10 meilleures audiences de fictions sur l’ensemble des chaînes nationales
gratuites en 2013, seules 2 sont françaises, et 8 sont états-uniennes37
. Ce qui confirme la plus
grande capacité des fictions américaines à réunir massivement des téléspectateurs. Par ailleurs,
ces 10 programmes sont des séries.
Succès commercial des séries
Venons-en à présent à la question des formats de fictions. Les fictions de 52 minutes,
plus courtes donc que les films de long-métrage, prennent une place très importante dans la
programmation fictionnelle des chaînes françaises. Bien que l’étude du CNC ne le stipule pas,
il est clair pour nous que les formats fictionnels de 52 minutes sont le plus souvent des séries
télévisées. Quoi qu’il en soit, c’est un format relativement court – comparé aux standards
cinématographiques – autorisant en soirée une programmation de plusieurs fictions
consécutives. La chaîne qui en diffuse le plus est TF1 : « en 2013, TF1 est le premier diffuseur
de fictions de 52 minutes en première partie de soirée (29,3 % du total en nombre de soirées),
devant M6 (23,5 %), Canal+ (15,3 %) »38
. Il s’agit donc de trois chaînes privées dont les recettes
publicitaire sont élevées et/ou qui tirent leurs revenus de leur nombre d’abonnés (pour Canal
+). Observation intéressante, alors que « les chaînes privées (TF1, Canal+, M6) diffusent ainsi
68,2 % de l’offre de fiction de ce format […] les chaînes publiques concentrent 81,0 % de l’offre
de fiction de 90 minutes de l’ensemble des chaînes nationales historiques en première partie de
soirée »39
. Ainsi, alors que France 3 représente 40,1 % de l’offre de fiction de 90 minutes en
soirées, TF1 n’en représente que 12,4 %, Canal + 5,4 % et M6 1,2 %. Les chaînes du service
public sont celles qui se positionnent le plus sur le format 90 minutes, c’est même le format
35
Ibid., p. 29.
36
Ibid., p. 33.
37
Ibid.
38
Ibid., p. 17.
39
Ibid.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
30
majoritaire des soirées fiction de France 3 avec 65,1 % de l’offre fictionnelle en soirée. Chez
France 2 et Arte les fictions de 90 minutes occupent respectivement 39,6 % et 44,7 % de l’offre
de fiction en soirée. Mais dans l’ensemble, c’est bien le format 52 minutes qui domine l’offre
de fiction en soirées : « en 2013, les fictions de 52 minutes composent 95,9 % de l’offre de
soirées de fiction sur M6, 84,6 % sur TF1, 84,4 % sur Canal+, 60,4 % sur France 2, 55,3 % sur
Arte »40
. Les deux derniers pourcentages nous montrent que toutes les chaînes de service public
n’accordent pas, à la manière de France 3, une primauté au format 90 minutes mais attirent
principalement leur audience de fiction par le format 52 minutes – à la manière des chaînes
privées.
On observe donc que le format 52 minutes est le plus développé sur les chaînes
poursuivant une logique commerciale sans volonté de service public. Alors qu’une chaîne à
vocation plutôt patrimoniale et culturelle comme France 3 se positionne majoritairement sur le
format consacré (symboliquement) de 90 minutes, la chaîne la plus puissante commercialement,
TF1 (positionné plutôt sur le divertissement), favorise très largement le format 52 minutes. Pour
simplifier sans vouloir caricaturer, là où l’audience prime, le format 52 minutes aussi. Les
chaînes de service public bénéficient des ressources de la redevance audiovisuelle qui leur
permettent une certaine indépendance vis-à-vis des annonceurs. Cela engendre également une
conception de l’audience différente des chaînes privées, dont les recettes publicitaires – et la
survie – dépendent justement de l’audience de façon directe. On peut ainsi dire que la recherche
d’audience n’a pas la même importance sur Arte ou même France télévisions, que sur TF1 ou
M6. Ce qui s’observe en tout cas, c’est que seules les premières maintiennent un niveau
important de fictions de 90 minutes, tandis que les secondes se consacrent prioritairement au
format fictionnel de 52 minutes.
Mais le format consacré de 90 minutes peut également être un format sériel. C’est une
chose importante à relever. On l’observe en regardant les données du CNC selon lesquelles
en 2013, les séries occupent 85,1 % des soirées dédiées à la fiction sur les chaînes nationales
historiques (83,1 % en 2012). Cette proportion s’établit à 99,3 % sur M6, 99,0 % sur TF1,
93,6 % sur Canal+, 77,8 % sur France 2, 69,8 % sur France 3 et 57,4 % sur Arte.41
Nous avons vu que France 3 diffuse 65,1 % de formats 90 minutes parmi son offre fictionnelle
en soirée. Or nous voyons ici qu’elle diffuse également 69,8 % de série au sein de cette même
offre. Cela nous montre qu’une partie non négligeable des fictions de 90 minutes sont des séries.
40
Ibid.
41
Ibid., p. 19.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
31
On observe également la domination écrasante du format sériel dans l’ensemble de l’offre
fictionnelle (85,1 %), et particulièrement sur les chaînes privées M6, TF1 et Canal +. Les trois
chaînes de service public (France 2, France 3, Arte), sur les six chaînes nationales historiques
ici indiquées, occupent les trois dernières places en termes d’offre de séries. Inversement, ce
sont celles qui programment le plus d’unitaires. En nombre, c’est sans surprise la chaîne TF1
qui présente le plus de soirées de séries, avec 206 soirées en 2013.42
On peut ici reprendre exactement les termes de la comparaison établie plus haut à propos
des formats 90 et 52 minutes, en disant qu’une chaîne à vocation plutôt patrimoniale et
culturelle comme France 3 se positionne majoritairement sur le format unitaire (avec 69,8 % de
ses soirées fictions consacrées à ce format en 2013), tandis que la chaîne la plus puissante
commercialement, TF1 (positionné plutôt sur le divertissement), favorise très largement le
format sériel en y consacrant 99 % de ses soirées fictions en 2013.
Les séries comme événements télévisuels
Depuis plusieurs années maintenant, la série tend donc à devenir la norme commerciale
de la fiction télévisuelle. La quête d’audience et de ressources publicitaires trouve de manière
générale ses plus grandes réussites dans les séries, et non dans les films de cinéma. Les chaînes
de la TNT, à leur arrivée et aujourd’hui encore, ont opposé une solide concurrence aux chaînes
nationales historiques sur le cinéma. C’est en partie ce qui peut expliquer que l’offre de films a
reculé de 21,7 % entre 2004 et 2013 sur les chaînes nationales historiques, hors Arte, alors
qu’elle a triplé sur l’ensemble des chaînes nationales gratuites sur la même période (passant de
1 209 diffusions à 3 812)43
. L’hypothèse que l’on peut en tirer est la suivante : les films étant
disponibles sur de nombreuses autres chaînes, la programmation d’un film ne fait plus
événement, d’où peut-être la tentative de se démarquer par les séries, qui ont justement un fort
potentiel événementiel. On parle d’ailleurs aujourd’hui souvent de « série événement » pour
annoncer la diffusion d’une nouvelle série.
Outre la captation de l’audience sur plusieurs semaines, qualité et nouveauté sont deux
facteurs clefs sur lesquels jouent les chaînes en programmant des séries télévisées. Les chiffres
de la programmation de nouvelles séries confirment l’importance de ce dernier critère de la
42
Ibid.
43
BESSON Nicolas, DANARD Benoît, L'économie de la télévision – financement, audience, programmes, Les
études du CNC, novembre 2014, p. 31.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
32
nouveauté : « en 2013, les chaînes nationales historiques diffusent 48 nouvelles séries en
première partie de soirée (14 séries françaises et 34 séries étrangères) »44
. Ces chiffres et ceux
que nous avons mobilisés plus haut montrent clairement que les chaînes nationales historiques
opèrent un déplacement du cinéma (qui n’est pas pour autant délaissé) vers les séries télévisées.
Par cette sérialité dominante, la télévision vient ainsi à la fois générer et répondre au
même besoin de fiction que celui qui a accompagné l’essor du roman-feuilleton au XIXe siècle.
Nous allons poursuivre notre réflexion sur ce besoin, en tentant dans le chapitre suivant
d’expliquer spécifiquement les raisons esthétiques et culturelles du succès des séries télévisées
auprès du public, pour pouvoir ensuite conclure sur l’aubaine commerciale qu’elles constituent
aujourd’hui pour les chaînes.
44
BESSON Nicolas, DANARD Benoît, La diffusion de la fiction à la télévision en 2013, op. cit., p. 12.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
33
c) Quelles raisons trouver au succès du genre sériel ?
Logiques narratives des séries
Pour appréhender les différents paramètres qui font le succès des séries télévisées, il
nous faut d’abord caractériser leur fonctionnement narratif. Les séries se construisent suivant
deux grands modèles, que Jean-Pierre Esquenazi définit ainsi : d’un côté les séries immobiles,
de l’autre les séries évolutives. En réalité, ces deux modèles s’interpénètrent dans la plupart des
séries, et il est difficilement envisageable qu’une série ne soit qu’évolutive ou qu’immobile.
Les séries immobiles se distinguent des séries évolutives en ce que les différents épisodes
n’affichent pas de continuité directe, mais se présentent plutôt comme des réitérations d’un
même schéma narratif. Une série comme Colombo en est un très bon exemple. A l’inverse, ce
qui caractérise les séries évolutives est la continuité narrative observable sur l’ensemble des
épisodes, et qui s’exprime notamment dans la mémoire des personnages d’un épisode à l’autre.
Lost serait un bon exemple. En somme, les premières essayent de retenir l’écoulement narratif,
les secondes visent à le déployer. Mais comme le souligne Esquenazi « on pourrait dire que
toute série possède au moins un noyau immobile et un noyau évolutif […] »1
. Clément Combes
relève même une tendance particulière à l’articulation entre formes immobiles (qu’il nomme
pour sa part « itératives) et évolutives (qu’il désigne comme « feuilletonantes ») dans les séries
actuelles, qui se caractériseraient de plus en plus par leur hybridité.2
Le chercheur l’explique
ainsi :
Tout en prenant garde de conserver une structure relativement fixe et des intrigues courtes
afin de ne pas fermer la porte au spectateur occasionnel, les séries n’hésitent pas à s’engager
sur la voie des arcs narratifs et du feuilletonnement. Ce mariage semble être de raison pour
les diffuseurs puisqu’il permet de s’attacher un public de fidèles, récompensés par des
éléments cumulatifs, sans pour autant freiner les nouveaux venus qui souhaiteraient prendre
le récit en cours de route.3
Si cette remarque s’avère vérifiable pour de nombreuses séries policières telles que NCIS, Les
experts, Mentalist, ou encore pour des séries médicales comme Dr House et Grey’s anatomy,
on trouve cependant des contre-exemples marquants de séries ne permettant que très
1
ESQUENAZI Jean-Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, op. cit., p.138.
2
COMBES Clément, op. cit., p. 53.
3
Ibid. p. 54.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
34
difficilement de « prendre le récit en cours de route » mais qui connaissent un succès
retentissant : l’on pense notamment au phénomène Game of Thrones.
On remarque dans tous les cas que le feuilletonement et les « effets cumulatifs » qu’il
permet sont un facteur clef de l’attachement des spectateurs aux séries. Les « grandes » séries
d’aujourd’hui, plébiscitées à la fois par la critique et le public, jouent toutes sur cette formule,
d’une manière ou d’une autre. Car c’est bien le feuilletonement qui autorise ce que Clément
Combes, citant les travaux de Kim Schrøder, lie au plaisir sériel, à savoir
un plaisir [qui] serait lié au fait d’avoir à faire avec un « interminable puzzle herméneutique
» auquel viennent s’ajouter continuellement de nouvelles pièces à intégrer dans le tableau
fictionnel d’ensemble. […] Relatif à une dimension ludique, le plaisir réside pour Schrøder
dans la capacité à prévoir la suite des évènements à partir des multiples indices dont le
téléspectateur dispose déjà.4
C’est en effet précisément cela qu’autorise la logique évolutive des séries et qui semble pouvoir
expliquer en partie leur succès. L’on comprend néanmoins la nécessité d’une constituante
« immobile » (ou réitérative) de la série dans le sens où, comme nous l’évoquions au chapitre
précédent, il s’agit pour elle de créer un équilibre délicat entre innovation et répétition, celui-là
même qui place le spectateur dans un rapport à la fois de proximité et de distanciation vis-à-vis
de la représentation. Car c’est de cette dialectique proximité-distanciation que naît la dimension
ludique que met en avant Schrøder. La série évolue ainsi à partir d’un socle répétitif
indispensable à la stimulante anticipation par le spectateur des événements à venir. Si la série
innove constamment (par son caractère évolutif), elle se répète également continuellement (par
son caractère itératif). Ainsi le spectateur est situé dans un rapport à la fois de familiarité avec
le programme, mais aussi de découverte continuelle. C’est bien ici que François Jost voit se
jouer le succès des séries américaines, dans l’espace incertain qui sépare la proximité et la
distanciation : « l’univers de référence américain, doublé de l’esthétique audiovisuelle nord-
américaine inhérente aux conditions d’élaboration d’une séries […] offre au téléspectateur ce
mélange de réalisme et d’extraordinaire, de familiarité et d’étrangeté qu’il apprécie. »5
4
Ibid. p. 66, citant SCHRØDER Kim C., “The Pleasure of Dynasty : The Weekly Reconstruction of Self-
Confidence”, International Television Studies Conference, Londres, 1986.
5
JOST François, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, Coll. « Débats », CNRS éditions,
2011, p. 137-138.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
35
L’univers fictionnel : un enjeu prééminent
Il n’est selon nous pas anodin que Jost emploie le terme d’« univers ». Car c’est bien
autour de l’univers fictionnel que le spectateur construit son rapport à la série. Quelle que soit
la stratégie narrative de la série, c’est au final toujours son univers fictionnel qui en exprime en
effet l’identité, et c’est à lui que s’attache directement le spectateur. C’est dans lui et par lui que
le spectateur s’immerge – puisque c’est bien essentiellement sur l’immersion que repose la
consommation de séries.
En témoigne l’importance secondaire donnée à la mise en scène dans l’élaboration et
l’appréciation des séries, une attitude qui diffère ainsi beaucoup du cinéma. Analysant la série
NYPD Blue, Esquenazi y remarque que « la visibilité des effets visuels de la série ne cherche
pas à célébrer ou à entretenir une politique d’auteur fondée sur la ‘’mise en scène’’ mais à
intensifier la crédibilité de son univers fictionnel. »6
Cette observation nous semble tout à fait
généralisable à l’ensemble du genre sériel. Illustrant parfaitement son idée, le chercheur
poursuit en comparant le rôle de la mise en scène dans un clip vidéo et dans une série :
de même que les mises en scène complexes du clip vidéo prétendent seulement exprimer
l’univers musical personnel du chanteur, les mises en scène sérielles constituent la marque
identitaire d’un univers fictionnel et non d’un auteur-réalisateur.[…] L’art de la mise en
scène au sens cinématographique du terme est présent à la télévision ; mais il n’est plus au
service des auteurs-cinéastes, mais des créateurs de série, […] inventeurs d’univers
fictionnels.7
Le projet esthétique des séries serait ainsi dans son ensemble subordonné à la consistance de
leur univers fictionnel. L’immersion dans l’histoire doit primer, devant la délectation distante
des procédés artistiques. Si la mise en scène n’est pas négligeable et s’avère même parfois
virtuose, elle serait donc au service d’une velléité immersive qui la dépasse (sans l’annuler,
insistons sur ce point). Hervé Glevarec va dans le même sens lorsqu’il définit la sériephilie
comme un « attachement à des univers fictionnels », par opposition à la cinéphilie qui se conçoit
plutôt comme « ‘’l’invention d’un regard’’ ou un ‘’voir autrement’’ »8
. Glevarec poursuit :
Au modèle sémiologique de la cinéphilie, [la sériephilie] oppose l’effet de réel, à la
‘’morsure’’ (être ‘’mordus de cinéma’’ dit Antoine De Baecque) ‘’l’addiction’’, à la
6
ESQUENAZI Jean-Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, op. cit., p. 146.
7
Ibid., p. 146-147.
8
GLEVAREC Hervé, La Sériephilie - Sociologie d'un attachement culturel, Coll. « Culture Pop », Ellipses
Marketing, 2012, p. 24.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
36
‘’forme’’ (‘’souverain souci formel’’) le ‘’personnage’’ ; les passionnés de séries
contemporaines ne sont pas des militants mais des existentialistes.9
On retiendra particulièrement l’opposition entre le souci formel propre à l’art
cinématographique (nous appuyons le terme art car il implique ici une consécration) et ce que
Glevarec nomme l’effet de réel propre aux séries. L’expression « effet de réel » est parlante car
elle nous laisse déjà comprendre que plutôt que la forme, c’est bien l’effet qui compte. La
représentation (le représentant) a pour qualité première d’être transparente à l’effet du
représenté. Dire que les sériephiles sont des existentialistes, c’est par ailleurs insister sur
l’intensité de l’immersion dans l’univers fictionnel d’une série, c’est littéralement faire de la
seule existence de l’univers fictionnel la préoccupation majeure des spectateurs de séries. Si
l’on veut, il ne s’agit pas de se battre socialement pour une certaine forme de l’art, mais de
s’immerger asocialement dans un monde qui n’appartient pas au réel. Vivre pleinement et
individuellement une expérience, plutôt qu’apprécier extérieurement une œuvre en se plaçant
dans la mécanique collective de la distinction sociale. L’univers fictionnel se suffit à lui-même
et, à la limite, est indifférent à toute critique extérieure. L’enrichir, c’est enrichir la série et
renforcer sa capacité à s’attacher des spectateurs.
Esquenazi observe que les univers fictionnels des séries peuvent ainsi être consolidés en
permanence grâce à la durée étendue du format sériel, qui permet de jouer efficacement sur la
quantité, la crédibilité et la qualité du monde fictionnel.10
Esquenazi, s’appuyant sur les travaux
de Lubomir Dolezel11
explique :
Les séries peuvent augmenter presque indéfiniment le nombre de personnages, et aussi
affiner les caractéristiques ou modeler les tempéraments de chacun d’entre eux au fur et à
mesure de leurs participations à l’action. Multipliant les personnages, elles multiplient en
même temps les points de vue possibles sur le monde fictionnel […] Enfin, elles peuvent
épaissir leur ‘’encyclopédie fictionnelle’’ : la narration peut suivre des chemins imprévus
et souvent fertiles […]12
Dans la mesure où elle donne une continuité temporelle à l’univers fictionnel, on se rend compte
ici à quel point la composante évolutive des séries est décisive.
En somme, plus le monde fictionnel d'une série est cohérent, plus le spectateur peut y
investir son imagination. Et c'est bien de cela dont il s'agit en premier lieu. Les séries sont des
9
Ibid.
10
ESQUENAZI Jean-Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, op. cit., p. 163.
11
DOLEZEL Lubomir, Heterocosmica, The John Hopkins University Press, Baltimore, 1998.
12
Ibid.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
37
« vues sur des univers »13
dit Glevarec, univers dans lesquels il s’agit d’investir le spectateur.
Elles « élargissent le point de vue ordinaire » pour creuser en profondeur leurs univers et étendre
ce faisant le domaine de la fiction.14
C'est pourquoi l'on peut dire que les séries sont cosmo-
centrées, même si, nous allons le voir, leurs univers sont loin d’être coupés de la réalité. C'est
aussi en ce sens qu'Esquenazi décrit les séries comme étant « particulièrement aptes à la
profusion fictionnelle », en évoquant l'opulence et la luxuriance de leurs univers, qui permettent
par ailleurs « de placer les personnages sous une loupe grossissante capable de détailler
sentiments et émotions. »15
D'où également la prédisposition des séries, que relève Esquenazi,
pour la « description intimiste » que nous allons bientôt analyser.
Réalisme et effets de réel
Mais avant cela, il nous faut nous arrêter sur la question du réalisme des séries, lequel
nous semble tout à fait lié au développement foisonnant de leurs univers fictionnels, tel que
nous venons de le décrire. Pour François Jost, le principal intérêt des séries réside dans leur
apport cognitif, couvrant trois domaines de savoir, et porté par le réalisme de leur discours. Ces
trois domaines sont « le savoir encyclopédique du monde (par l’ensemble des sciences) ; le
savoir-faire et les compétences professionnels ; le savoir-être (la gestion de comportements) »16
.
Le discours des séries, nous dit Jost, est réaliste en ce qu’il est « ostentateur de savoirs », venant
combler justement le désir de savoir du spectateur, « que les scholastiques appelaient la libido
cognoscendi, en nous donnant l’impression de découvrir des continents inconnus ».17
Le
traitement des personnages joue un rôle fondamental dans cette articulation des savoirs
transmis, et donc dans le réalisme des séries, puisque c’est par eux que se créent des points de
vue sur les univers fictionnels, comme l’indiquait Esquenazi.
Outre le réalisme, on peut aller jusqu’à dire avec Glevarec que les séries créent leur
propre niveau de réalité, en ce sens que le monde réel n’y serait plus radicalement séparé de la
fiction, mais s’y penserait de plus en plus conjointement à elle. Une porosité se créerait donc
entre réel et fiction.
Depuis les années 1990, les séries télévisées contemporaines, particulièrement les séries
13
GLEVAREC Hervé, op. cit., p. 114.
14
Ibid.
15
Ibid. p. 162.
16
JOST François, op. cit., p. 29.
17
Ibid. p. 30.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
38
américaines, semblent avoir provoqué un changement dans le rapport entre le monde d’un
côté et la fiction de l’autre, non pas tant en resserrant ce lien au profit du réalisme, mais en
créant un niveau propre, leur niveau de réalité.18
Les séries se situeraient ainsi dans un au-delà du simple réalisme, selon le chercheur, qui préfère
pour le caractériser l’expression de « réalisme fictionnel » plutôt que de « fiction réaliste » :
« […] des séries contemporaines comme Urgences, Six feet under ou Les Sopranos sont telles
dans notre temps historique qu’elles ont créé leur état, celui d’un ‘’réalisme fictionnel’’ ».19
Dans ce contexte de réalisme fictionnel, les séries procèdent par ce que le sociologue propose
d’appeler des effets de réel, qu’il définit ainsi :
L’effet de réel émerge d’une sortie du code, code partagé par des récepteurs compétents,
maîtres d’une grammaire cinématographique, littéraire, télévisuelle, voire ordinaire. […]
L’effet de réel n’est ni plus ni moins qu’un trouble dans la représentation. Le spectateur ne
dispose plus d’un code conventionnel […] pour comprendre ce qu’il a devant les yeux.20
Pour Glevarec, cet effet n’est pas stylistique mais bien « pragmatique et social »21
. C’est
d’ailleurs en ce sens qu’il se distingue du réalisme : « tandis que le réalisme désigne un rapport
de correspondance de la représentation avec le réel, l’effet de réel désigne, lui, un rapport
d’insertion du réel dans la représentation, son point de contact. »22
L’« attachement social des
séries à leur temps de consommation »23
va justement dans ce sens – il est la création d’un point
de contact de la représentation avec le réel – et renforce donc la capacité des séries à engendrer
de l’effet de réel. Glevarec étend par ailleurs sa réflexion sur les séries à la télévision dans son
ensemble, où selon lui l’effet de réel remplace aujourd’hui l’effet de vérité. C’est-à-dire que la
télévision n’entretiendrait plus un rapport mimétique au réel mais y serait intégrée : c’est ce qui
a été appelé la « post-télévision ».24
Selon cette idée, il ne s’agirait donc plus pour les
programmes d’être réalistes et de « faire vrai », comme c’était le cas avant, mais l’enjeu serait
dorénavant de participer directement du réel. Le réel et sa représentation se mélangeraient donc
pour créer une réalité spécifique à la télévision, qui ne serait pas imitative, mais où la
représentation télévisuelle s’immiscerait directement dans le réel, en même temps qu’elle s’en
nourrirait. De là naîtrait ce trouble que Glevarec observe dans le pur produit télévisuel que sont
18
GLEVAREC Hervé, op. cit., p. 65.
19
Ibid. p. 68.
20
Ibid. p. 72.
21
Ibid.
22
Ibid., p.74.
23
Ibid., p. 89.
24
Ibid., p. 91, terme emprunté à François Jost dans JOST François, Introduction à l’analyse de la télévision,
Coll. « Infocom », Ellipses, Paris, 1999.
Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2
39
les séries, et qu’il désigne comme « effet de réel »25
, ce moment où pendant une durée limitée,
la fiction de la représentation sérielle entre en contact « avec le monde réel et social ».
Explorer l’intimité : la prédisposition des séries
Ce souci de réalisme – ou plus encore d’effets de réel – dont participe l’attention portée
à l’enrichissement constant de leurs univers fictionnels, rend les séries particulièrement
propices à la description de l’intimité. L’intimité est définie ainsi par Esquenazi, qui s’appuie
sur les travaux de sociologues comme Alfred Schütz26
et Norbert Elias27
:
L’intimité est ce travail continuel de coordination entre image publique et présence d’une
continuité personnelle. La présence d’un écart entre ma présence devant la communauté
sociale, ou plutôt mes présences successives devant différentes sortes de communautés
sociales et ma propre tentative de les unifier donne naissance au sentiment d’intimité et
nécessite son entretien.28
Le chercheur poursuit :
La possibilité d’offrir le spectacle de l’intimité d’autrui est l’une des plus extraordinaires
possibilités offertes par la fiction : elle est la source de nombreux procédés comme la voix
intérieure ou la narration subjective. Sans aucun doute, la série télévisée est
particulièrement friande de cette forme de spectacle.29
De plus, le fait que la télévision s’immisce directement dans le foyer du spectateur est en soi un
critère déterminant de l’attention du spectateur à ce « spectacle de l’intimité ». Esquenazi le
souligne, la télévision est un médium de proximité qui éloigne de l’espace public et prédispose
le public à un retour sur soi.30
Outre cet aspect que l’on peut qualifier d’exogène, on peut voir
dans le temps long des séries un des aspects essentiels de sa prédisposition au traitement de
l’intimité.31
Les personnages de séries, parce qu’ils se développent sur des durées très étalées,
deviennent nécessairement familiers pour les spectateurs. En fait, pour le dire prosaïquement,
le véritable atout des séries dans le traitement de l’intimité est d’être des fictions prolongées.
25
Ibid.
26
SCHÜLTZ Alfred, Le chercheur et le quotidien, Méridiens Klincksieck, Paris, 1994.
27
ELIAS Norbert, La société des individus, Fayard Pocket, Paris, 1991.
28
ESQUENAZI Jean-Pierre, op. cit., p. 164.
29
Ibid.
30
Ibid.
31
Ibid., p. 165.
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Les séries télévisées comme pratique « indistinctive » : vers une nouvelle logique de la consommation audiovisuelle fictionnelle

  • 1. UNIVERSITÉ DE STRASBOURG Mention : Arts du spectacle et audiovisuel Spécialité : Coproduction internationale d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles Mémoire final de Master 2 Timothée EUVRARD Les séries télévisées comme pratique « indistinctive » : vers une nouvelle logique de la consommation audiovisuelle fictionnelle Sous la direction de Claude FOREST Soutenu à la session de septembre 2015
  • 2.
  • 3. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 3 Déclaration sur l’honneur Je, soussigné(e) Timothée Euvrard, déclare avoir rédigé ce travail sans aides extérieures ni sources autres que celles qui sont citées. Toutes les utilisations de textes préexistants, publiés ou non, y compris en version électronique, sont signalées comme telles. Ce travail n’a été soumis à aucun autre jury d’examen sous une forme identique ou similaire, que ce soit en France ou à l’étranger, à l’université ou dans une autre institution, par moi-même ou par autrui. Le 19 août 2015 Signature manuscrite de l’étudiant
  • 4. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 4 Introduction Du modèle légitimiste au modèle différentiel, la nouvelle approche des pratiques culturelles Dans le cadre de l’appréhension sociologique des pratiques culturelles, le modèle classique de la légitimité culturelle, élaboré principalement par Pierre Bourdieu, est aujourd’hui fortement remis en question. Des sociologues comme Hervé Glevarec et Olivier Donnat soulignent que l’évolution de la structure sociale ainsi que les rapports nouveaux des individus aux objets culturels ne permettent plus d’envisager les pratiques culturelles selon le modèle établi par Bourdieu en 1971 dans La Distinction1 . Dans cet ouvrage, Bourdieu développait une théorie de la légitimité culturelle selon laquelle la valeur des objets culturels dépendrait de la position sociale de leurs pratiquants, et se penserait donc selon un rapport d’homologie avec la structure sociale, en termes d’oppositions hiérarchiques (dominants/dominés, haut/bas, fin/grossier etc.). La légitimité des objets culturels proviendrait des valeurs distinctives que leur attribuent les classes dominantes. Autrement dit, l’expression du goût par le jugement sur des objets culturels, ou la pratique d’activités culturelles, serait l’un des meilleurs moyens pour les classes dominantes de se distinguer, et leur permettrait d’imposer à l’échelle sociétale une légitimité culturelle (arbitraire) qui est celle de la culture dite « classique ». Ce qu’observent les sociologues comme Glevarec, c’est que cette culture classique est aujourd’hui fortement relativisée par la montée dans les classes supérieures d’un « éclectisme culturel »2 . Au-delà d’une logique de distinction qui impliquait une légitimité culturelle, nous serions entrés dans un régime de différenciation. D’un régime de valeur distinctif appliqué aux divers objets culturels, nous passerions à un régime de valeur différentiel. La légitimité culturelle bourdieusienne étant associée aux positions sociales et aux styles de vie des individus, l’hétérogénéisation de la structure sociale et des styles de vie observée aujourd’hui rend désuet le modèle légitimiste. « L’arbre de la légitimité classique vient occulter la forêt des éclectismes culturels des catégories supérieures » nous dit Glevarec3 . Si cette légitimité de la culture classique peut encore avoir une pertinence, ce n’est ainsi plus que dans 1 BOURDIEU Pierre, La distinction - critique sociale du jugement, Coll. « Le sens commun », Les Éditions de Minuit, Paris, 1979. 2 GLEVAREC Hervé, La culture à l'ère de la diversité : Essai critique, trente ans après La Distinction, Coll. « Monde en cours », Editions de l’Aube, Paris, 2013, p. 8. 3 Ibid., p. 37.
  • 5. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 5 les classes d’âges élevées ; les jeunes générations orientant de plus en plus leurs pratiques « vers les genres récents et « populaires » »4 . Le critère générationnel prend ainsi une importance nouvelle, qui invite nécessairement à une relativisation du critère historique de la classe sociale. Mais ce n’est pas l’unique explication de la désuétude du modèle légitimiste. D’une manière générale, comme le remarque Olivier Donnat, on observe aujourd’hui de fortes différenciations internes, au sein des classes sociales, et « les individus sont d’une certaine manière de plus en plus souvent amenés à vivre dans des conditions différentes de celles dans lesquelles ils ont été produits, et donc à se produire eux-mêmes »5 . Danilo Martucelli va dans le même sens lorsqu’il affirme que « les individus ne cessent de se singulariser et ce mouvement à tendance à s’autonomiser des positions sociales »6 . C’est donc à un travail d’individuation de l’analyse sociologique qu’invite Martuccelli. Dans ce contexte, poursuit Glevarec, les préférences sont distribuées en « archipels de goûts », le champ des pratiques culturelles est articulé « en termes de genres culturels » qui sont affectés d’une « reconnaissance culturelle », et on observe des « jugements d’indifférence ou de tolérance entre les pratiquants des différents univers culturels »7 . Le constat d’une « autonomisation des produits culturels par rapport aux positions sociales »8 peut ainsi être fait par le sociologue Koen van Eijck9 . Il n’y a désormais plus une unique situation culturelle où valent les goûts culturels, une unique légitimité culturelle, mais plusieurs ordres de légitimité, qui sont hétérogènes car réellement incommensurables. Le gout s’exprime ainsi désormais sur des « scènes sociales »10 différentes et non comparables entre elles. Il ne s’agit donc plus de se distinguer par le choix d’une de ces scènes, mais de se différencier au sein d’elles. Cette cessation de la possibilité de distinction vient en grande partie d’une hétérogénéisation qui est d’abord celle des milieux sociaux, mais aussi celle des conditions de vie (comme l’observe Olivier Donnat11 ), et « elle est aussi articulée à la diversification de l’offre culturelle institutionnelle […] et – surtout – médiatique, c’est-à-dire au marché »12 . Une autre explication 4 Ibid., p. 37. 5 DONNAT Olivier, « Les univers culturels des français », dans Sociologie et sociétés, vol. 36, n° 1, 2004, p. 101. 6 MARTUCCELLI Danilo, « Qu’est-ce qu’une sociologie de l’individu moderne ? Pour quoi, pour qui, comment ? », dans Sociologie et sociétés, vol. 41, n° 1, 2009, p. 17. 7 GLEVAREC Hervé, Op. cit., p. 46. 8 Ibid., p. 51. 9 VAN EIJCK Koen, « Social differenciation in musical taste pattern », Social Forces, vol. 79, n°3, 2001, p. 1163-1185. Cité par GLEVAREC, Op. Cit., p. 51. 10 GLEVAREC Hervé, Op. cit., p. 56. 11 DONNAT Olivier, Op. cit., p. 101. 12 GLEVAREC Hervé, Op. cit., p. 90.
  • 6. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 6 – mais tout à fait liée à la première – tient dans le régime contemporain de justice culturelle, qui, appuyé sur la reconnaissance du droit des minorités tend à passer, comme de nombreux autres champ d’action et de justification, du Bien au Juste, d’une définition légitime de la culture à la reconnaissance égale de toutes les cultures et par là à l’internalisation de la hiérarchie des valeurs 13 . L’opposition entre dominants et dominés se voyant ainsi dépassée – au moins en ce qui concerne la culture – « il y a dorénavant un au-delà de la légitimité sociale (i.e. culturelle), la reconnaissance culturelle, et une diversité des éclectismes culturels des catégories supérieures qui ne se recoupent que partiellement »14 . Même si les catégories supérieures ne pratiquent pas telle activité culturelle, sa valeur culturelle sera malgré tout reconnue. La légitimité culturelle se voit ainsi séparée de la légitimité sociale, et ne s’applique pas de la même manière à l’ensemble de la structure sociale, mais bien de façon spécifique à l’intérieur de chacun des différents univers sociaux. Ainsi, « la pluralisation des « scènes sociales » remet en cause le holisme sociologique de la théorie classique qui soutient qu’une culture dominante s’impose de façon transversale sur toutes les scènes sociales »15 . Seul un légitimisme « institutionnel » demeure, qui a cours sur le marché scolaire et ne se vérifie que par les « épreuves institutionnelles du monde social »16 . « Le légitimisme social (saisissable dans les scènes de la sociabilité et auprès des acteurs médiatiques) [quant à lui] est de plus en plus hétérogène, notamment chez les plus jeunes générations »17 . En constatant que le champ culturel s’est largement diversifié depuis Bourdieu et que « la référence commune [s’est] pluralisée en ses nombreux genres »18 , Glevarec propose ainsi une nouvelle conception du jugement de goût : quand on juge, ça n’est pas forcément pour se distinguer et créer une légitimité, mais pour se différencier. Il s’agit de créer un jugement particulier mais pas nécessairement légitime. En clair, ce qui importe aujourd’hui dans le choix des pratiques culturelles des individus, et dans leurs jugements de goût, ce n’est pas la 13 GLEVAREC Hervé, « La fin du modèle classique de la légitimité culturelle », dans MAIGRET Éric, MACÉ Éric, Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Coll. « Mediacultures », Armand Colin, 2005, Paris, p. 95. 14 GLEVAREC Hervé, La culture à l'ère de la diversité : Essai critique, trente ans après La Distinction, Coll. « Monde en cours », Editions de l’Aube, Paris, 2013, p. 86. 15 Ibid., p. 57. 16 Ibid., p. 57. 17 Ibid., p. 58. 18 Ibid., p. 94.
  • 7. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 7 distinction, mais la singularité. Il s’agit d’exister, au sens fort du terme, plutôt que de se distinguer, la distinction [appartenant] à une société d’aristocrates, l’existence à une société d’individus. Recourir encore à la distinction comme critère central et totalisant, n’est-ce pas se tromper d’objet sociologique en prenant la partie (les aristocrates et les plus âgés) pour le tout (l’immense majorité des individus, qui ne sont pas pris dans des logiques de distinction mais bien plus dans des logiques d’expression et de singularisation […]) ? 19 . La série télévisée contemporaine, en tant que forme culturelle, nous semble être l’expression la plus symptomatique de cette tendance à la neutralisation de la distinction et de la légitimité dans les pratiques culturelles. C’est en étudiant sa forme et sa logique de consommation que nous entendons appréhender, à l’aune des observations sociologiques dont nous venons de faire le récapitulatif, le régime de valeur singulier qui s’applique à elle. C’est aussi un nouveau rapport des individus à la fiction qui se dessinera à travers cette étude. Laquelle devra dans son ensemble exemplifier le passage tendanciel d’un régime distinctif et légitimiste des pratiques culturelles, à un régime différentiel et singulariste, mais non distinctif. Pour étudier cette nouvelle logique de consommation audiovisuelle qu’implique la pratique des séries télévisées, nous construirons notre travail en deux grandes parties. La première s’intéressera aux origines et au développement de la série télévisée en tant que forme. Il s’agira d’analyser le succès de cette forme audiovisuelle aussi bien d’un point de vue interne (analyse des ressorts narratifs, de la durée, du réalisme etc.) qu’externe (analyse du contexte dans lequel elle s’est développée et des enjeux autour desquels elle s’est construite…). Cette partie devra s’appuyer sur des recherches d’ordre historique (histoire de la télévision (américaine et française), histoire de la forme narrative sérielle), et sur des données statistiques relatives à la diffusion et à la réception télévisuelle. Des analyses formelles devront également être mobilisées. La seconde partie traitera du changement qui s’opère actuellement dans la logique de consommation des séries télévisées. Cette partie, spécifiquement sociologique, rejoint directement la problématique de départ relative à la neutralisation de la « distinction » et de la « légitimité » dans les pratiques culturelles. Il s’agira donc de convoquer les récentes théories sociologiques sur les pratiques culturelles, et de tenter de les exemplifier à travers les séries télévisées. Elles devront nous permettre également de re-questionner Bourdieu et sa théorie de 19 Ibid., p. 97-98.
  • 8. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 8 la légitimité culturelle. Les données d’enquête sur les pratiques culturelles des français recueillies principalement par Olivier Donnat nous serons ici précieuses pour faire l’analyse de la pratique des séries télévisées. En outre, les questionnements de Jean-Pierre Esquenazi sur le rapport individuel à la fiction nous permettront également de relativiser la notion de distinction.
  • 9. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 9 1) Télévision et séries : genèse d'une forme audiovisuelle populaire a) La télévision et le développement des séries : France vs. Etats-Unis Si l’on veut parler du développement des séries télévisées, il est nécessaire dans un premier temps d’appréhender les spécificités du médium qui les a vues naître, à savoir la télévision, et particulièrement la télévision états-unienne. Non pas tellement en tant qu’objet technique, mais bien en tant qu’institution établie selon un modèle singulier, modèle qui varie d’un pays à l’autre. Ainsi, les systèmes télévisuels français et états-uniens se sont construits suivant des manières tout à fait différentes, et c’est dans le second que les séries télévisées ont véritablement trouvé leur modèle de développement. Comparer ces deux systèmes – qui sont aussi deux conceptions de la télévision – nous permettra de comprendre les places différentes qu’ont pu y prendre les séries télévisées. Il est difficile d’établir une date de naissance exacte de la télévision. Mais l’on peut situer ses débuts à la sortie de la seconde guerre mondiale. Alors que les années 1930 sont une période d’expérimentations, la diffusion telle que nous la connaissons est en effet mise en place dans les années 1950 dans le monde entier. À partir de là, la télévision, en tant qu’institution, va se construire selon différents modèles en fonction des pays. Nous prendrons donc ici l’exemple des modèles français et états-uniens. Télévision publique vs. télévision commerciale Il existe une différence majeure entre la télévision américaine et la télévision française. Elle réside dans le fait que, dès sa création, la télévision américaine a été une télévision commerciale, tandis que la télévision française fut d’emblée une télévision publique d’Etat. S’il y a aujourd’hui des chaînes commerciales en France, au tout début de la télévision et jusqu’en 1984 (avec l’arrivée de Canal +), les chaînes privées n’existaient tout simplement pas. De
  • 10. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 10 même, ce n’est qu’en 1968 que la publicité a fait son apparition à la télévision française, alors qu’aux Etats-Unis, on peut dire qu’elle constitue la base du système. Au début des années 1950, la télévision remplace la radio dans les salons américains. À partir de là, le modèle de diffusion télévisuelle est directement modelé sur celui de la radio, et les réseaux radiophoniques en place deviennent les grands réseaux de télédiffusion, les networks : NBC, CBS, AMC, et Dumont (qui disparaitra en 1956). Au départ, les programmes télévisés sont directement sponsorisés par des marques qui ont le pouvoir de décision sur le contenu.1 Cela signifie que les networks ne contrôlent pas leurs propres programmes. Durant les années 1950, ce monopole des publicitaires sur la programmation est brisé et la production est prise en charge par les chaînes elles-mêmes. Malgré cela, les réseaux télévisés, s’ils veulent perdurer, doivent satisfaire les annonceurs qui les financent (nous sommes bien dans une télévision commerciale) et rassembler une audience régulière sur leur chaîne. C’est ici que l’on comprend l’importance des séries télévisées : elles sont capables de fidéliser une audience, et de la rassembler à heures régulières sur la chaîne. C’est pourquoi les networks vont développer intensément ce format audiovisuel, particulièrement adapté pour engranger d’importantes recettes publicitaires. L’acception série ne se limite alors pas aux séries fictionnelles telles qu’on les entend aujourd’hui : elle regroupe toutes les formes de diffusion ritualisée et répétées comme les jeux ou les émissions de variétés. Ce qui importe, c’est de diffuser en série. Cela, les français aussi l’avaient compris, et l’on doit à Jean d’Arcy, directeur des programmes de la RTF de 1952 à 1959, la formule « la télévision c’est des séries »2 . Pourtant les « séries » se sont développées tout à fait différemment en France et aux Etats-Unis. Tout d’abord, il n’est pas inutile de relever que les américains et les français ont démarré de la même manière : les premières fictions télévisuelles sont des adaptations théâtrales en direct. Le théâtre est, en France comme aux Etats-Unis, le premier modèle des séries télévisées. Mais ce genre d’émissions ne dure pas bien longtemps aux Etats-Unis. À la fin des années 1950, Hollywood commence à produire pour la télévision, et les tournages se déplacent majoritairement à Los Angeles.3 Le processus de production télévisuelle s’industrialise alors 1 ESQUENAZI Jean-Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, Coll. « Cinéma / Arts Visuels », Armand Colin, Paris, 2ème édition, 2014, p. 54. 2 Cité dans SAUVAGE Monique, VEYRAT-MASSON Isabelle, Histoire de la télévision - de 1935 à nos jours, Coll. « Culture Medias », Nouveau Monde Éditions, Paris, 2012, p. 52. 3 Nous tirons la plupart des données historiques qui suivent de : BUXTON David, Les séries télévisées : Forme, idéologie et mode de production, Coll. « Champs visuels », L'Harmattan, Paris, 2010 ; 3 ESQUENAZI Jean- Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, op. cit. ; et SAUVAGE Monique, VEYRAT-MASSON Isabelle, op. cit.
  • 11. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 11 complètement et les séries télévisées se multiplient rapidement. Les Etats-Unis sont entrés dans la course à l’audience, ce qui n’est pas le cas du service public français : bien qu’elle souhaite également atteindre le plus grande nombre de personnes, la télévision française ne subit pas la pression des annonceurs, ces derniers ne constituant qu’une part très relative du financement de la télévision (financée avant tout par la redevance télévisuelle). On peut ainsi dire que l’intérêt commercial a sans doute été le point de départ du développement de la fiction télévisée américaine. Formulé autrement, c’est peut-être parce que la télévision américaine est fondamentalement commerciale qu’elle a été capable de développer ses compétences en matière de séries télévisées. Les américains poursuivent depuis le départ l’audience la plus large et la plus durable sur leurs réseaux télévisés. Du côté de la télévision publique française, c’est bien l’Etat qui est le principal financeur de tous les programmes, via la redevance télévisuelle. Aucun enjeu de concurrence ne s'est de ce fait instauré entre plusieurs acteurs qui aurait pu libérer la créativité et générer des innovations dans la fiction télévisée. Rappelons-nous qu’il n’y avait à la télévision française qu’une seule chaîne jusqu’en 1964. L'existence d'une pluralité de chaînes dès le début de la télévision aux États-Unis a créé une offre de programmes nécessairement plus diversifiée pour un public de fait plus éparpillé – car ayant le choix entre plusieurs chaînes. D'où certainement le développement de compétences et d'exigences fictionnelles particulières de la part du public américain, qui ne se sont pas développées en France. Mais il faut pointer un autre facteur. En France, il existe une certaine tradition de la haute culture, une importance de ce qu’on pourrait appeler la « culture cultivée » que l’Etat se donne aujourd’hui encore pour mission de répandre. Ainsi, la télévision française, dans sa mission de service public, s’est notamment construite avec l’objectif d’éduquer son public, en tentant de lui donner goût aux œuvres « de patrimoine ». La télévision publique française s’est voulue, au-delà du divertissement, culturelle et patrimoniale. Les américains, pour qui la culture s’entend dans un sens très large, n’ont pas eu cette préoccupation, du moins pas de manière officielle via une instance étatique chargée de la programmation. Ce pourrait être une raison de leur créativité. Aux Etats-Unis, contrairement à la France, ce n’est pas la culture qui doit créer le divertissement, mais plutôt le divertissement qui crée de la culture. On peut faire l’hypothèse que cette « décomplexion » vis-à-vis du patrimoine culturel a pu constituer un moteur pour l’essor de formes fictionnelles sérielles, telles qu’on les connait aujourd’hui. Pour mieux comprendre, revenons plus en détails sur le développement de la fiction au sein des deux systèmes télévisuels.
  • 12. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 12 Deux places différentes accordées à la fiction dans la programmation Le cas américain Aux Etats-Unis, comme l’explique Jean-Pierre Esquenazi, les premiers programmes de télévision « s’inscrivent naturellement dans la principale tradition du divertissement américain, le spectacle de vaudeville né à la fin du XIXe siècle. » Il s’agit alors pour les networks de parvenir à rassembler les familles devant l’écran. Esquenazi poursuit : [Le vaudeville] est évidemment adapté au nouveau médium et surtout à sa localisation familiale : ‘’En mélangeant les traditions du divertissement vivant avec des narrations à propos de sages familles américaines’’4 , les grands réseaux trouvent une première solution pour rassembler les familles devant le petit écran.5 Le programme emblématique de cette époque sera le Texaco Star Theatre (diffusé de 1948 à 1956), animé par l’acteur Milton Berle et adapté d’une émission de radio à succès. Il connaît à l’époque un succès immense. Mais l’on réclame rapidement une plus grande continuité narrative pour les comédies familiales – genre dominant de ces premières années de la télévision – et la tradition vaudevillesque laisse place à des « familles télévisuelles »6 comme celle des Ruggles, sitcom jouée en direct et démarrée en 1949. C’est donc à une narrativisation des programmes de divertissement que l’on assiste dès le début des années 1950. Vers 1951 apparait le genre des « dramatiques », des captations théâtrales tournées en direct et insérées au sein d’anthologies. Entièrement détachées de la tradition du vaudeville, et malgré leur reconnaissance critique, elles connaissent néanmoins un succès public moins important que les comédies familiales, plus populaires et plus festives. C’est en 1952 qu’une direction majeure est prise par la fiction américaine : deux programmes tirés de créations radiophoniques, la sitcom I love Lucy et la série policière Dragnet sont réalisées selon un mode de production cinématographique, et non plus emprunté au théâtre ou à la radio. Ils deviennent des références pour toute la production de fiction télévisée américaine et plus particulièrement bien sûr pour les séries à venir. Il y a, dans le développement des séries télévisées aux Etats-Unis, l’idée par les programmateurs de la télévision d’essayer d’inscrire le médium dans la ritualité familiale. La 4 SPIEGEL Lynn, Make room for TV, The University Press of Chicago, Chicago, 1992, p. 151. 5 ESQUENAZI Jean-Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, op. cit., p. 17. 6 Ibid.
  • 13. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 13 régularité du déploiement des programmes se veut effectivement en accord avec la vie de famille : il faut que le spectacle télévisuel puisse s’insérer au mieux au sein de la vie familiale nous dit Esquenazi7 . Et c’est notamment pour cela que la programmation fictionnelle est dès le départ répartie entre genres féminins et genres masculins. Les premiers sont ce qu’on a appelés des soap-operas : fictions à tendance sentimentale, ils se destinent spécifiquement à un public féminin et occupent la programmation de journée. Les seconds, fictions d’aventures à destination des hommes, occupent le prime time. Cette bipartition qui intervient dès les années 1950 est alors spécifiquement américaine. La France n’a pas du tout procédé de cette manière sur sa chaîne publique unique à l’époque, nous y reviendrons. Le genre qui occupe le prime time à la fin des années 1950 est le western ; c’est donc, pourrait-on dire, le genre roi. Bonanza (1959-1973), Au nom de la loi (1958-1961), Rawhide (1957-1966) ou encore Gunsmoke (1955- 1975) sont de grands succès et des futures stars du cinéma comme Clint Eastwood (dans Rawhide) ou Steve McQueen (dans Au nom de la loi) y sont révélées. Dans les années 1970, alors que les cops shows8 – successeurs toujours à tendance masculine des westerns en prime time – battent de l’aile, c’est par leur surprenante alliance avec la forme dramatique du soap- opera que les séries vont trouver un nouvel élan. Cette alliance s’exprime dans une série emblème : Dallas diffusée pour la première fois en 1978. Alors que cette série s’inscrit avant tout dans la mouvance du soap-opera, des éléments de « suspense presque policier »9 dans l’intrigue font qu’à partir de cette date « nous allons nous trouver dans ce cas rare où les deux lignées fictionnelles vont non seulement se combiner mais aussi se féconder l’une l’autre. »10 Cette fusion des genres témoigne d’un regain d’intérêt pour le genre féminin du soap- opera de la part des producteurs, mais intervient également au moment où se développent des travaux universitaires ciblés sur le soap-opera. Le courant des gender studies voit dans le soap une façon opportune d’appréhender la représentation de la femme au sein de la société, et les études de Tania Modleski11 , Richard Dyer12 ou encore Ien Ang13 (sur Dallas justement), sont restées célèbres en ce domaine. Ces études élaborent le premier discours universitaire sur les séries télévisées, qui va mener à leur légitimation en tant que forme artistique. C’est aussi cette première reconnaissance des séries télévisées qui va conduire à un développement « qualitatif » très important (ou tout du moins à une revendication de qualité par les producteurs), amorcé 7 Ibid. p. 23. 8 Tels que Mannix, Kojak, Baretta (exemples empruntés à ESQUENAZI, Op. cit., p. 71.) 9 ESQUENAZI, op. cit., p. 72. 10 ESQUENAZI, op. cit., p. 71. 11 MODLESKI Tania, « The search for tomorrow in today’s soap-opera », dans Film Qualerty, 33/1, 1979. 12 DYER Richard, Coronation Street, BFI, Londres, 1981. 13 ANG Ien, Watching Dallas: Soap Opera and the Melodramatic Imagination, Routledge, Londres, 1991.
  • 14. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 14 dans les années 1980 par les chaînes du câble, HBO en tête. En France, le soap-opera ayant toujours été méprisé, le processus de reconnaissance par les élites des séries télévisées ne pourra avoir lieu si rapidement. Car c’est bien par une légitimation du caractère populaire des séries, via l’exemple du soap-opera, que va se créer l’intérêt académique que nous venons de décrire. Un intérêt qui ne pouvait advenir qu’en dehors de tout mépris pour les formes artistique populaires, dont en l’occurrence le soap-opera. C’est en effet au moment où la forme subalterne du soap-opera est non seulement intégrée à un discours critique, mais aussi mélangée à la forme sérielle « masculine », et qu’elle accède par là à la diffusion de prime time, que les séries américaines s’ouvrent la voie vers ce qui sera une consécration esthétique. La qualité que l’on reconnaît aujourd’hui aux séries américaines s’est donc construite notamment à partir de l’existence d’un genre auquel l’élite culturelle n’a jamais prêté aucune noblesse, mais sur lequel une poignée d’universitaires ont décidé de se pencher : celui de la fiction sentimentale, hérité d’une certaine littérature populaire du XIXe siècle, et qui a donné le soap-opera. C’est ce qui nous pousse à dire que la qualité des séries américaines provient fondamentalement de leur teneur populaire. Car là où les français n’ont pu assumer le mariage entre qualité esthétique et forme populaire, les américains n’y ont pas vu de contradiction. Cette forme de liberté et de détachement à l’égard d’un prétendu manque de grandeur culturelle des séries télévisées, les a conduit à investir sans honte d’immenses efforts créatifs dans cette forme artistique. Et cela sans jamais manifester la volonté – qui est constamment celle des français – de « rehausser le niveau culturel ». Cela n’a pas empêché certains représentants du champ culturel aux Etats-Unis de décrier la série télévisée comme l’ont fait les intellectuels français. Il y a derrière cela l’idée d’une « grande culture » qui serait menacée par une forme artistique indigne et illégitime. On retrouve l’opposition entre haute culture et culture vulgaire, ou populaire, qui est au fondement de tout discours légitimiste, un type de discours que l’essor mondial des séries télévisées a aujourd’hui largement remis en question, comme nous le verrons par la suite. Quoi qu’il en soit, si l’on conserve l’opposition culturelle entre le « populaire » et le « cultivé », c’est bien le populaire qui est devenu dominant à la télévision américaine via la forme elle-même populaire de la série. Cela s’explique notamment par le fait, déjà souligné, qu’aux Etats-Unis contrairement à la France, l’Etat n’a pas été aux commandes de la programmation télévisuelle. Dès lors, la télévision étant dès le départ un média de masse, il semblait inévitable que la programmation dominante y soit de tendance populaire.
  • 15. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 15 La série télévisée pousse en fait la logique de la programmation télévisuelle à un point d’accomplissement. Cette logique est celle qui vise à fidéliser l’audience et à régulariser ses contacts avec les programmes. Comme le souligne effectivement Jean-Pierre Esquenazi, « la série comme genre correspond exactement aux exigences de la programmation télévisuelle ; elle est l’exemple d’une programmation idéale »14 dans la mesure où elle est le seul genre fictionnel capable d’entretenir la régularité téléspectatorielle […] Elle est même conçue afin de s’inscrire dans la ritualité réceptive : sa programmation obéit à la loi du retour au même, chaque épisode constituant une promesse faite aux téléspectateurs d’obéir exactement et sans état d’âme à une formule narrative toujours parfaitement respectée.15 Ainsi, la série répond au « désir de capter le public d’une façon régulière et potentiellement ‘’infinie’’ »16 . Ce désir dont parle le chercheur est purement commercial et a présidé à la constitution d’une télévision de ce type. On comprend alors sans difficulté l’aubaine qu’ont d’emblée constitué les séries télévisées pour les annonceurs au sein de ce système télévisuel commercial : elles offraient aux marques un public nombreux et toujours renouvelé, donc particulièrement facile à cibler. De là, on ne s’étonnera pas non plus que dès la fin des années 1950, la production de ce type de programmes – commandés incessamment par les programmateurs, qui sont aussi des vendeurs d’espaces publicitaires – se soit déplacée de New York vers Hollywood, où les séries ont connu une véritable industrialisation.17 Le cas français Alors que les dramatiques ont, comme nous le disions, très tôt disparu de la télévision américaine, en France, les choses ont évolué différemment. Dans les années 1950, la télévision met en place des collections de fictions regroupées par sous-genres, tels que les fictions policières, juridiques ou encore les dramatiques historiques. Dans la catégorie juridique, se distingue notamment En votre âme et conscience, de Pierre Desgraupes, Pierre Dumayet et Claude Barma, une série d’émissions mettant en scène de célèbres affaires judiciaires, et diffusée de 1956 à 1969. Une des anthologies les plus célèbres demeure néanmoins la 14 ESQUENAZI, op. cit., p.26. 15 Ibid., p. 26. 16 Ibid., p. 29. 17 BUXTON David, op. cit., p. 31.
  • 16. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 16 dramatique historique La caméra explore le temps, de Stellio Lorenzi, André Castelot et Alain Decaux, diffusée de 1957 à 1965, et qui propose des reconstitutions d’événements historiques commentées par deux historiens (Castelot et Decaux). Comme le note Esquenazi, « ces anthologies reflètent le ‘’devoir de culture’’ qui guide techniciens et producteurs, […] la télévision doit alors transmettre un patrimoine ‘’culturel’’ qui lui préexiste. » Les ambitions artistiques de ces programmes sont donc hautes, et elles ne sont pas contrariées par les exigences d’annonceurs en quête de la meilleure audience. Le service public autorise en France presque par nature ce type d’ambitions. Aucune politique ne vient ainsi guider à l’époque la production de séries en France, la logique commerciale semblant alors secondaire dans les réflexions des programmateurs de la chaîne unique. L’essentiel pour la télévision française est de favoriser la diffusion de la culture et de rechercher une authentique qualité artistique18 , au-delà des contraintes mercantiles. Pour cela, de même qu’elle se tourne abondamment vers les événements du passé, elle s’appuie largement sur les arts éprouvés du théâtre et de la littérature pour alimenter son répertoire. Elle prend également pour exemple le cinéma dont elle essaye de reproduire la qualité avec les moyens qui sont les siens. Une citation de Jean d’Arcy s’adressant à ses réalisateurs est à ce sujet éclairante : « fabriquez-moi, avec les caméras de la vidéo, les deux studios que vous avez, plus des décors et des acteurs, quelque chose qui ressemble autant que possible aux films que je ne peux programmer »19 . La télévision française des années 1950 recherchant la qualité artistique ne se positionne donc pas dans une perspective d’innovation, mais s’appuie sur des valeurs du passé qu’elle entend plutôt perpétuer que réinventer. On peut dire que la télévision française a des valeurs, elle les revendique, et c’est toute une tradition artistique qu’elle défend et transmet, par devoir institutionnel. Sur ce terrain, la qualité de ses programmes est d’ailleurs largement reconnue par l’intelligentsia française. Qui dit recherche de qualité, dit peut-être également rareté, ou en tout cas parcimonie. Parcimonie du divertissement au sein de la culture qui doit rester la notion dominante. On peut ainsi diviser la télévision française des années 1950 en deux types de programmes : d’un côté les émissions culturelles telles que le cinéma, le théâtre filmé (dans lequel on peut encore inclure les dramatiques), les émissions de variétés ; de l’autre les programmes éducatifs et informatifs. Si la notion de divertissement est incluse dans les missions de la télévision française, on ne l’envisage que couplée avec des ambitions plus élevées. Le divertissement pour lui-même n’intéresse pas les programmateurs, le seul divertissement n’est pas français. L’entertainment 18 On se réfèrera à ce sujet à DELAVAUD Gilles, L’art de la télévision, : Histoire et esthétique de la dramatique télévisée (1950-1965), Coll. « Medias recherches », De Boeck, Paris, 2005. 19 Cité par ESQUENAZI, op. cit., p. 8, citant lui-même DEVALAUD Gilles, op. cit., p. 57.
  • 17. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 17 en revanche est américain. C’est pourquoi la fiction à épisodes est méprisée par les pionniers de la RTF alors que les américains lui font d’emblée une place de premier choix dans les grilles de programmes. La série telle qu’elle s’est élaborée aux Etats-Unis est en effet parfaitement représentative du « divertissement ». Comme le dit Marjolène Boutet20 , Hollywood devient rapidement un « robinet à séries », la fiction s’en écoulant de façon intarissable sur les antennes, en journée (soap-operas) et en prime time (westerns et séries d’aventures). Le principe de la série lui-même rejoint cette idée de l’écoulement, du flux, puisqu’elle n’est pas conçue pour finir mais pour durer le plus longtemps possible. Une telle surabondance de la fiction remplit parfaitement les critères de la vulgarité du point de vue français : hors de question sur l’antenne nationale de pratiquer le gavage fictionnel dont la fiction à épisodes représente la plus évidente manifestation. Si ce raisonnement n’est pas nécessairement mené par les responsables des programmes, il se vérifie dans les faits. Alors que c’est immédiatement le divertissement qui occupe les soirées de la télévision américaine, en France la « grille de programmes [est] uniquement scandée par les rendez-vous de 13h et 20h pour les informations télévisées »21 , et face aux émissions éducatives et culturelles « le feuilleton fait figure de parent pauvre, au mieux diffusé juste avant ou après le journal télévisé. »22 C’est donc ce que l’on pourrait nommer un réalisme à la française qui se déploie sur les ondes ; l’information, l’actualité, l’éveil de l’esprit, la culture de l’esprit, face, outre- Atlantique, à la conquérante fiction américaine, à la culture de l’imaginaire. Les séries ne se développent pas en France car la grille de programmes ne leur laisse pas la place ; les ambitions françaises sont tout autres. Il n’y a donc qu’au début des années 1950 que la production française et celle américaine sont apparentées (nous paraphrasons ici Esquenazi23 ), grâce aux anthologies. Lesquelles disparaissent définitivement à la fin des années 1950 aux Etats-Unis pour laisser la place aux séries, mais continuent d’occuper une bonne partie de la programmation fictionnelle française. La France développe malgré tout également des feuilletons au début des années 1960, tels que Le Temps des copains (1961-1963) ou Thierry la Fronde (1963-1966), mais toujours avec peu de moyens face aux séries britanniques d’aventures (Destination danger (1960-1968), Chapeau melon et bottes de cuir (1961-1969)) qui connaissent un grand succès. Marjolène Boutet parle d’un caractère « artisanal » pour 20 BOUTET Marjolaine, « Soixante ans d'histoire des séries télévisées américaines », in Revue de recherche en civilisation américaine [En ligne], n°2, 2010, mis en ligne le 03 avril 2010, consulté le 23 août 2014, URL : http://rrca.revues.org/248. 21 Ibid. 22 Ibid. 23 ESQUENAZI Jean-Pierre, op. cit., p. 9.
  • 18. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 18 qualifier les feuilletons français des années 196024 ; un genre dont le financement est négligé par les programmateurs car « considéré comme mineur à l’intérieur d’un média lui-même tenu pour subalterne »25 , comme le remarque Esquenazi. Et même lorsque, face au désintérêt croissant d’une partie de son public pour sa programmation parfois jugée élitiste, l’ORTF décide dans la deuxième moitié des années 1960 de diffuser plus de séries télévisées, la production française est alors essentiellement composée de séries historiques, souvent tirées de romans populaires du XIXe siècle26 . On citera, en reprenant les exemples de Boutet, Belphégor, D’Artagnan, Vidocq, ou encore Jacquou le Croquant. Elles alternent en soirées avec des séries américaines telles que Mission : Impossible, La Quatrième Dimension, Les Envahisseurs. Même si la télévision commence à miser sur le divertissement, les productions françaises les plus ambitieuses restent donc en bonne partie axées sur le passé. Monique Sauvage et Isabelle Veyrat-Masson confirment à ce titre que des adaptations du patrimoine littéraire et théâtral continuent d’être produites en quantité importante dans les années 197027 . Les deux auteures rejoignent Boutet lorsqu’elles notent que « la part des feuilletons en costumes est considérable. Plusieurs sont des adaptations de romans écrits au XIXe siècle comme ‘’Rocambole’’, réalisé par Jean-Pierre Decourt d’après Ponson du Terrail, ou des adaptations des romans historiques d’Alexandre Dumas […] »28 . Outre cet attrait confirmé pour les choses du passé, c’est néanmoins une véritable appétence pour la fiction romanesque (en tout cas de la part du public) qui se dessine à travers le développement des séries et feuilletons que nous avons relevé. Monique Sauvage et Isabelle Veyrat-Masson nous indiquent à ce sujet qu’« à partir de 1964, le volume de leur diffusion double, passant de 136 heures à 362 en 1971, et à 804 en 1976. »29 La fiction devient donc rapidement le genre le plus volumineux à la télévision française, et la production nationale en la matière ne peut rester prépondérante face à l’augmentation du nombre d’espaces de programmation sur les trois chaînes à la fin des années 1970. D’où la place nouvelle que vont alors prendre les séries américaines : « l’augmentation du nombre d’heures diffusées sur les trois chaînes nécessite un recours aux fictions étrangères. »30 La production fictionnelle américaine dépassera ainsi en 1990 la diffusion de fiction française avec 44,2% de la fiction diffusée contre 40,2%.31 24 BOUTET Marjolaine, op. cit. 25 ESQUENAZI Jean-Pierre, op. cit., p.9. 26 BOUTET Marjolaine, op. cit. 27 SAUVAGE Monique, VEYRAT-MASSON Isabelle, op. cit., p. 108. 28 Ibid., p. 111-112. 29 Ibid., p. 109. 30 Ibid., p. 151. 31 Ibid., p. 240.
  • 19. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 19 On constate donc qu’avec l’apparition de nouveaux espaces de programmation concomitants de l’arrivée des deux nouvelles chaînes de l’ORTF en 1964 puis 1972, la télévision française – en tant qu’institution à caractère initialement public – a dû « accepter » l’installation progressive des séries télévisées sur ses grilles, principalement de provenance américaine. Suite à la loi Fillioud de 1982 mettant fin au monopole d’Etat sur la télévision, l’arrivée de Canal Plus en 1984, la privatisation de TF1 en 1987, et l’ouverture des fréquences à de nouveaux acteurs privés (d’abord TV6 et La Cinq en 1986) ont créé par étapes un environnement télévisuel de plus en plus commercial – car concurrentiel – propice au développement des séries. La démultiplication de l’offre de chaînes engendrée par la TNT est également allée dans ce sens. Et la raison pour laquelle nous sommes aujourd’hui en retard sur les américains en termes de production de séries télévisées, est peut-être que nos chaînes privées sont encore jeunes comparées à celles états-uniennes. La télévision commerciale est relativement récente en France (elle date donc de 1982 et de la loi Fillioud qui a ouvert la voie à Canal +, Arte, et M6) tandis qu’elle a toujours été installée aux Etats-Unis. Ce qui nous amène à nous demander si les séries télévisées ne seraient pas un phénomène libéral. Toujours est-il que même si cette télévision française a toujours un goût prononcé pour la fiction unitaire, la série télévisée y est devenue la forme fictionnelle dominante32 . Dans le chapitre suivant, nous allons analyser concrètement la place qu’occupe aujourd’hui cette forme fictionnelle à la télévision française. 32 « En 2013, les séries occupent 85,1 % des soirées dédiées à la fiction sur les chaînes nationales historiques (83,1 % en 2012). » BESSON Nicolas, DANARD Benoît, La diffusion de la fiction à la télévision en 2013, Les études du CNC, avril 2014, p. 19.
  • 20. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 20 b) Du roman-feuilleton aux séries télévisées : le succès de la sérialité Les séries bénéficient aujourd’hui d’une place de choix dans les grilles de programmes de la télévision française, et se classent chaque année en nombre parmi les meilleures audiences télévisuelles. Mais pour comprendre le succès actuel des séries télévisées, et avant d’analyser en détails cette place qu’elles occupent à la télévision, nous voudrions revenir aux origines de la forme fictionnelle sérielle. C’est en effet en mesurant l’héritage de la fiction littéraire populaire du XIXe siècle, et en comprenant dans un premier temps le succès de cette forme sérielle fondatrice, que nous pensons pouvoir comprendre le succès actuel des séries télévisées. Pour le formuler clairement, nous allons tenter ici d’établir un lien entre le succès populaire du roman-feuilleton du XIXe siècle et celui des séries télévisées contemporaines. Nous nous appuierons ensuite sur des données chiffrées pour appréhender de façon précise la place qu’occupent les séries et la fiction en général à la télévision. Retour sur la forme sérielle : un héritage de la fiction littéraire populaire du XIXe siècle Les principes du roman-feuilleton reconduits dans les séries télévisées On peut dire aujourd’hui des séries télévisées qu’elles constituent une forme culturelle populaire, et que le terme « populaire » s’entend au même sens qu’appliqué à une certaine littérature du XIXe siècle. Comme l’annonce Jean-Pierre Esquenazi, la production des séries est « l’héritière des genres narratifs fabriqués petit à petit depuis le début du XIXe siècle. Les fabricants de séries sont les descendants des romanciers et dramaturges inventeurs d’aventures et de romances […] »1 . Esquenazi s’appuie ensuite sur les travaux du chercheur Marc Angenot pour caractériser la fiction populaire née à cette époque et l’origine de son développement. […] Marc Angenot2 a bien montré combien la fiction populaire est attachée à l’’’âge industriel’’, c’est-à-dire, en fait, à l’émergence d’un public alphabétisé disposant d’un peu de temps et d’un peu d’argent, et affamé de littérature et de spectacle. Sous l’impulsion 1 ESQUENAZI Jean-Pierre, op. cit., p. 84. 2 ANGENOT Marc, Le roman populaire, Presse de l’Université du Québec, Montréal, 1975.
  • 21. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 21 d’entrepreneurs de presse ou de théâtre audacieux ont été mis à disposition de publics de plus en plus nombreux des récits de fiction de plus en plus populaires. Même si les élites rechignent devant ce débordement de publications nouvelles, même si la censure tente souvent de l’arrêter, le goût pour les narrations parfois rocambolesques, toujours excitantes, ne se dément pas. Il correspond à des nécessités profondes […]3 . Et ce sont ces mêmes nécessités qui motivent aujourd’hui la consommation des séries télévisées, qui alimentent une demande intarissable de récits de la part d’un public très large, dont le temps de loisir est globalement important. Pour cerner la nature de ce qu’on nomme fiction populaire, Esquenazi fait encore le lien avec les travaux de Peter Brooks sur la naissance du mélodrame théâtral au XIXe s.4 Selon ce dernier (rapporté par Esquenazi), la naissance du mélodrame fait suite au chamboulement idéologique provoqué par les Lumières au XVIIIe siècle, et à la mise à mal de la conception usuelle du Sacré intangible et inébranlable, source de toute valeur morale. Ce nouvel état d’esprit aurait rendu archaïques et désuets les principes de l’écriture tragique. Le besoin d’une nouvelle conscience morale serait la source de la réflexion politique et aussi d’un nouveau type de représentation théâtrale : le genre mélodramatique, ses fondements comme ses motifs et ses formes, en seraient issus. […] Bien sûr, le mélodrame ne pouvait pas rompre avec l’ensemble de l’organisation ancienne du monde. Par exemple, le monde mélodramatique est lui aussi fortement polarisé entre les notions de bien et de mal ; mais le premier n’est plus localisé dans un ciel dégagé de toute impureté mais confondu avec un certain nombre de vertus repérables chez quelques individus partageant notre réalité concrète5 . Dit autrement, les conflits se déplacent sur terre, et le lien social remplace le divin. Pour Brooks, cité par Esquenazi, le mélodrame est « le principal mode de la découverte, de la manifestation et de l’efficacité de l’univers moral fondamental à l’ère de la désacralisation.»6 . Ainsi, « le mélodrame ne constitue pas une forme fictionnelle subalterne ou médiocre mais une tentative pour répondre aux changements sociaux en cours. »7 Ces changements s’expriment notamment dans la fin de l’autorité du Sacré, et l’on peut faire l’hypothèse que c’est peut-être précisément cela qui a permis le triomphe du populaire. Le roman populaire dérivera directement de ce mélodrame théâtral tel que le décrit 3 ESQUENAZI Jean-Pierre, op. cit., p. 85. 4 Ibid., p.85. 5 Ibid., p. 85. 6 Ibid., p. 87. citant BROOKS Peter, The melodramatic imagination, Yale University Press, New Haven, 1995, p. 15. 7 Ibid., p. 87.
  • 22. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 22 Brooks. Esquenazi décèle en effet dans les premiers romans d’aventures des éléments semblables au récit mélodramatique tel que Brooks l’a défini. Il en va de même pour le genre du roman gothique, également développé au XIXe siècle. Le roman-feuilleton, qui connaît un grand succès dans les gazettes à partir des années 1830, tendrait, quant à lui, à conjuguer parfaitement les apports du mélodrame et des récits d’aventures, en plus d’introduire la notion de sérialité. Emergera ensuite, à partir des années 1860, une segmentation de la fiction populaire en différents genres et notamment une division entre genres féminins et genres masculins, qui accompagne la naissance d’une société bourgeoise. Ces évolutions font ainsi écho au développement économique et aux segmentations sociales grandissantes à l’époque. La fiction populaire (à tendance donc mélodramatique) commence alors à devenir massivement accessible et à s’ancrer profondément dans les habitudes culturelles de la population. Ce qui fera d’elle un support d’observation privilégié des évolutions sociétales. Les séries reprendront ce rôle, s’inscrivant dans la division des genres qui leur préexistait, et tentant d’en adapter les conventions aux contraintes de la télévision par le système de la formule, telle que la définit Esquenazi. La formule d’une série est « non pas scénario, mais machine à fabriquer des scénarios, non pas ensemble de personnages, mais réserve de modèles de personnages, non pas mise en scène, mais définition d’un cadre de mise en scène. »8 Ainsi, « une série n’est pas un récit mais un grand nombre de récits situés de façon plus ou moins analogue »9 . Ces récits, pour faire série ensemble, doivent donc s’inscrire dans un genre, et suivre un modèle stable qui est défini par la formule de la série, laquelle est détaillée dans un document que les scénaristes appellent la Bible. Cette formule, en imposant un format narratif spécifique ainsi que des formes stylistiques récurrentes, contribue à étendre et à détailler l’univers fictionnel, lui donnant une densité qu’il ne saurait atteindre au cinéma. C’est en fait cette stabilité de la formule qui permet aux séries d’innover continuellement au fil de leurs épisodes. Sans elle, la répétition – qui est le second principe moteur des séries – ne pourrait avoir de cohérence ; or c’est ce qu’exige tout univers diégétique. L’innovation dans les séries se pense ainsi toujours en relation à la répétition, au retour du même, qui est la marque de la cohérence, de la familiarité d’un univers reconnaissable.10 Cela rejoint l’observation de Clément Combes sur l’importance, aussi bien pour le 8 Ibid., p.91. 9 Ibid., p. 93. 10 Pour aller plus loin sur le dualisme innovation/répétition dans l’art, cf. ECO Umberto, GAMBERINI Marie Christine [trad.], « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post-moderne », dans Réseaux, 1994, volume 12 n°68. pp. 9-26.
  • 23. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 23 roman-feuilleton que pour la série télévisée ensuite, de « la similarité avec le déjà connu [qui a été dès le XIXè siècle] un argument largement utilisé par les producteurs et diffuseurs pour vendre une nouvelle fiction »11 . Le feuilleton doit avoir cette base de familiarité auquel le lecteur s’attache, ce cadre initial reconnaissable qui permettra justement les développements les plus libres. Le fait que les séries télévisées actuelles fonctionnent toujours ainsi, démontre la pérennité des règles élaborées dans la presse il y a 150 ans, et aujourd’hui transférées à la télévision. En lisant les observations que fait Clément Combes sur la nature du roman-feuilleton, on remarque immédiatement d’autres similitudes directes entre cette forme fictionnelle et la série qui lui a succédé sur le médium télévisé. […] le roman-feuilleton est un genre fictionnel romanesque, en tension intime et contigüe cependant avec la ‘’réalité’’ des faits d’histoire et faits divers relatés dans les journaux ; un roman dramatique fort d’intrigues, de suspens et de coups de théâtre, le tout d’autant plus mis en valeur par le principe à la fois frustrant et captivant de ‘’la suite demain’’. C’est un récit d’où émerge enfin la figure d’un héros tantôt surhomme invulnérable, tantôt fragile victime, clé de voute d’un dispositif identificatoire et répétitif.12 On retrouve en effet tout ceci à propos de la série, comme nous allons nous en rendre compte au fil de ce mémoire. Mais d’une forme à l’autre, quelque chose change par rapport à la figure du héros, très importante dans le roman feuilleton et dans les séries télévisées : Si le feuilleton populaire a consacré le héros singulier, tantôt surhomme (Monte-Cristo, Rodolphe, Fantômas), tantôt victime (Jeanne Fortier, Rémi « sans famille », Jeanne Jousset), la série contemporaine offre des personnages plus complexes à l’image de Tony Soprano, ce parrain de la Mafia également mari et père de famille, occupé à gérer une dépression.13 Par ailleurs, le roman-feuilleton, tout comme le soap-opera plus tard, fonctionne sur le principe de la ramification, par une multiplication des intrigues secondaires qui lui permet de prolonger indéfiniment son récit.14 La série – entendue ici dans son sens premier de forme itérative – fonctionne d’une manière sensiblement différente, puisque 11 COMBES Clément, La pratique des séries télévisées. Une sociologique de l’activité spectatorielle, thèse de doctorat, dir. Cécile Méadel, ENS des Mines de Paris, 12 septembre 2013, p. 120. 12 Ibid., p. 102. 13 Ibid., p. 103. 14 Ibid., p. 120.
  • 24. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 24 […] contrairement aux feuilletons et soap operas, la série propose à chaque épisode un récit différent mais partageant toutefois des traits communs (personnages, thèmes, etc.) avec les autres épisodes/récits, ceci l’identifiant comme partie d’un tout qu’est la série.15 Elle ne suit donc pas la logique « glosante » du « à suivre » caractéristique du feuilleton et que reprend le soap opera, mais fonctionne plutôt sur la déclinaison d’un canevas narratif plus « nerveux » et toujours remis à zéro. Mais, comme nous l’avons vu, c’est par l’alliance de la série (masculine) avec le soap-opera (féminin), au moment de Dallas, que se créera la série télévisée contemporaine comme genre artistique reconnu et analysé. Si donc la série itérative a hérité du sens dramatique et du coup de théâtre du roman-feuilleton, c’est le soap-opera qui a donné une continuité à sa logique feuilletonesque, par la ramification indéfinie des intrigues. L’alliance de ces deux formes qui caractérise aujourd’hui ce qu’on nomme « séries télévisées », peut en ce sens être vue comme une véritable reconduction des principes de base du roman- feuilleton. Sérialité et massification culturelle Il est essentiel enfin de rappeler que le roman-feuilleton s’est développé parallèlement à l’industrialisation massive de la société au milieu du XIXe siècle. « Avec la société industrielle, rappelle Esquenazi, naît une période nouvelle où une part de plus en plus importante de la population est alphabétisée et dispose d’un peu de temps et d’argent à consacrer au loisir. » Dès lors, poursuit le chercheur, « le plaisir de la lecture ou du spectacle s’est développé rapidement »16 . Une certaine inquiétude de la bourgeoisie s’exprime alors devant le goût vulgaire des classes populaires, devant l’indistinction dont ils font preuve dans leur consommation culturelle, laquelle dérive pourtant d’un progrès social. La lecture des romans- feuilletons participe bien sûr pleinement du mouvement de massification des pratiques culturelles ; lequel va à l’encontre d’un certain rapport raffiné à la culture que revendique la bourgeoisie. La remarque suivante de Jean-Pierre Esquenazi permet d’établir un lien extrêmement intéressant entre le statut actuel des séries télévisées, et celui de l’ensemble de la littérature populaire qui a vu le jour au XIXe siècle : 15 Ibid., p. 120. 16 ESQUENAZI Jean-Pierre, Sociologie des publics, Coll. « Repères », La Découverte, Paris, 2003, p. 30.
  • 25. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 25 Les jugements portés à cette époque [le XIXe siècle et la révolution industrielle] sont décisifs : ils vont perdurer jusqu’à aujourd’hui et définir de façon stéréotypée le public des mass media et ses goûts. Ceux-ci seraient déterminés par l’inclination des masses populaires pour la fiction, ses imaginaires, ses symboliques récurrentes, ses stéréotypes et ses répétitions. Dominique Kalifa donne de nombreux exemples du portrait acide de cette « mauvaise culture » délivrée par le livre ou ces médias qu’on appelle modernes. L’on y vilipende à la fois l’illusion qu’elle procure et les « effets de réel » sur lesquels cette illusion serait fondée : ainsi, le grand public, dupé par le double jeu de la fiction (littéraire, cinématographique, bientôt radiophonique et télévisuelle), serait la victime de sa volonté d’oublier une dure réalité pour se plonger dans les fantaisies de la fiction.17 Ce type de jugement est en effet encore assez largement répandu aujourd’hui parmi les « élites culturelles », si tant est que l’expression ait encore un sens (nous développerons cette réflexion dans la seconde partie de ce mémoire). On peut également effectuer un rapprochement avec les nombreux débats culturels autour du médium télévisuel qui parcourront la seconde moitié du XXe siècle. La massification culturelle ferait ainsi « obstacle à la réalité »18 , et c’est avec ce statut parfaitement illégitime que prospèreront, jusqu’à nos jours, les formes feuilletonesques et sérielles initiées au XIXe siècle. C’est même cette illégitimité qui est au principe de leur destin populaire, dans le sens où leur succès n’est pas provenu d’abord d’une reconnaissance esthétique, mais d’une consommation divertissante répétée de la part d’un public élargi. Les industries du divertissement ont fondé et fondent encore les formes fictionnelles sérielles. Avant d’atteindre la télévision, la sérialité fictionnelle se sera développée sur trois médias différents : les journaux de presse dans lesquels s’écrivaient les romans-feuilletons au XIXe siècle, le cinéma avec les serials, et la radio avec les soap-operas qui connaîtront leur âge d’or à la télévision. C’est avec le roman-feuilleton qu’est apparue la formule « à suivre… » qui rythmait sa consommation culturelle du lecteur, et lui donnait envie d’acheter le journal suivant. Il ne s’agissait pas de segmenter un roman pré-écrit ; l’écriture fictionnelle était pensée dès le départ pour s’échelonner sur plusieurs numéros et créer des habitudes, un besoin renouvelé de fiction romanesque chez le lecteur. S’adressant également aux classes les moins pourvues culturellement et économiquement, le roman-feuilleton a contribué non seulement à démocratiser la lecture romanesque, mais également à instaurer la presse comme premier média de masse.19 17 Ibid., p. 31. 18 Ibid., p. 34. 19 Nous paraphrasons Combes (Ibid. p. 103.), qui s’appuie lui-même sur THIESSE, Anne-Marie, Le Roman du
  • 26. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 26 L’abaissement des tarifs de la presse, la création de collections populaires à bas coût (en livre ou fascicule) ainsi que la politique d’alphabétisation menée durant la seconde moitié du XIXe siècle, l’amélioration des conditions ferroviaires et de fabrication des imprimés vont conduire à un accroissement exponentiel des publics. C’est alors au roman-feuilleton en particulier que reviendra la tâche de séduire ces nouveaux lecteurs, et à travers eux, des annonceurs publicitaires, compensant en cela l’abaissement des coûts de production et le prix d’abonnement des journaux.20 On retrouve donc ici ce qui sera la logique des séries télévisées plusieurs décennies plus tard, à savoir la fidélisation d’un public récupérable par des annonceurs. C’est à partir des Mystères de Paris d’Eugène Sue en 1842 que le genre du roman-feuilleton va véritablement dominer le « rez-de-chaussée » des journaux. À partir de cette période, l’œuvre littéraire s’intègre à une « double logique de périodicité et de flux », en devenant un objet médiatisé21 . C’est aussi à cette époque que naît une véritable demande de fiction de la part du public, qui s’habitue massivement à ce qu’on lui raconte des histoires, via ce média de masse qu’est la presse. Celle- ci bouscule ainsi radicalement le rapport des personnes à la fiction, en l’inscrivant dans un prolongement idéalement indéfini. Ce prolongement est exactement celui de l’information médiatique. Selon Migozzi, le roman-feuilleton résulte ainsi d’« une lente mais irrésistible colonisation de la littérature par la presse »22 . Aujourd’hui que la télévision hérite de la sérialité fictionnelle, c’est plus généralement d’une colonisation de la fiction par les médias dont il faudrait parler. La place de la fiction et des séries à la télévision française La place prépondérante de la fiction De nos jours, la demande de fictions est toujours massive, et s’est déplacée de la presse écrite vers la télévision, lieu où se situe l’héritage du roman-feuilleton. La fiction constitue le genre dominant de ce mass media qui est le plus consommé de tous23 , ce qui démontre son quotidien. Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque, dir. Marie-Ève Thérenty, Alain Vaillant, Seuil, Paris, 2000. 20 COMBES Clément, op. cit., p. 105. 21 Ibid., p. 106. 22 Cité par Combes, dans COMBES, op. cit., p. 107. 23 En 2013, selon le CSA, la durée d’écoute moyenne de la télévision par individu était de 3h46 par jour (CSA,
  • 27. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 27 importance toujours fondamentale dans la captation des audiences. Plus que jamais, la fiction est intégrée au flux médiatique, à cet inachevé permanent que le défilement des images télévisuelles instaure de façon bien plus marquante que ne pouvait le faire la succession des numéros des journaux papiers. Pour mieux nous en rendre compte, revenons concrètement sur la place qu’occupe cette fiction dans les grilles de programmes de la télévision française. Référons nous d’abord à la dernière étude du CNC sur L'économie de la télévision – financement, audience, programmes24 . En 2013, l’offre de programmes sur les chaînes nationales gratuites (TF1, France 2, France 3, France 5, M6, Arte, D8, W9, TMC, NT1, NRJ12, France 4, D17 et Gulli) est composée de 23 % de fiction TV (fiction hors cinéma).25 Si l’on y rajoute les 4 % de cette même offre que représentent les films cinématographiques, cela porte le volume global d’offre de fiction à 27 %. De plus, bien que les magazines et documentaires représentent 30,5 % de la diffusion, « la fiction TV capte 25,0 % de l’audience sur ces chaînes, contre 24,6 % pour les magazines et documentaires »26 . Avec les films cinématographiques, le volume total d’audience de la fiction atteint 30,5 % de l’audience globale. Pour reprendre les observations de Benoît Danard et Nicolas Besson, le poids de la fiction TV dans la consommation est supérieur à son poids dans l’offre de programmes. Le succès d’audience de la fiction TV est donc le plus important malgré sa diffusion moins volumineuse. Il est important de relever que la fiction occupe une large place en soirées, autrement dit durant le prime time, la case rassemblant le plus d’audience dans la journée. La chaîne qui diffuse le plus de fictions en première partie de soirée est TF1. Elle occupe ainsi « 24,4 % des soirées dédiées à la fiction sur les six chaînes nationales historiques »27 et les soirées de la chaîne sont consacrées à 57 % de fictions. La seconde chaîne est France 3 qui consacre 40,8 % de ses soirées à la fiction, suivie de M6 (40,3 % de ses soirées). Toujours selon les chiffres du CNC, on observe depuis plusieurs années une hausse du nombre total de soirées de fictions sur les chaînes nationales historiques gratuites. Depuis 2008, il est en effet passé de 690 à 742. Par ailleurs, Danard et Besson notent qu’« en 2013, la fiction capte 58,1 % des investissements totaux » des chaînes dans la production audiovisuelle aidée par le CNC.28 Cette Les chiffres clés de l’audiovisuel français, 1er semestre 2014, p. 8.). 24 BESSON Nicolas, DANARD Benoît, L'économie de la télévision – financement, audience, programmes, Les études du CNC, novembre 2014. 25 Ibid., p. 29. 26 Ibid., p. 29. 27 BESSON Nicolas, DANARD Benoît, La diffusion de la fiction à la télévision en 2013, Les études du CNC, avril 2014, p.14. 28 BESSON Nicolas, DANARD Benoît, L'économie de la télévision – financement, audience, programmes, op. cit., p. 39.
  • 28. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 28 donnée achève de démontrer que la fiction constitue l’un des enjeux essentiels des chaînes de télévision. Succès commercial de la fiction américaine Aussi bien au niveau de la reconnaissance publique que du volume de diffusion, c’est la fiction américaine qui domine aujourd’hui à la télévision française, les séries ne faisant bien sûr pas exception. Avant d’examiner les séries, tentons donc de mettre au jour l’incidence de la fiction états-unienne sur le paysage global de la fiction à la télévision française. Malgré le fait que l’offre de fiction américaine en soirées ait baissé de 4 % entre 2012 et 2013 sur les chaînes nationales historiques29 , au profit d’un développement notamment des fictions étrangères hors Etats-Unis (+ 48,8 %) et européennes (+ 16,1 %), la fiction américaine occupe tout de même en 2013 41,7 % des soirées dédiées à la fiction (soit 355) sur les chaînes nationales historiques (TF1, France 2, France 3, Canal+, M6, Arte). La fiction française, quant à elle, en occupe 37,4 %, et la fiction étrangère hors Etats-Unis 20,9 %30 . Malgré une légère perte de terrain, on peut donc toujours parler d’une domination de la fiction américaine à la télévision française par rapport aux fictions d’autres origines. Il faut d’ailleurs relever que la fiction américaine a augmenté de 6 soirées sur TF1 et de 3 soirées sur Canal +. Le CNC précise que « l’offre de fiction américaine en première partie de soirée atteint ainsi un record sur TF1 »31 . Nous ajoutons le constat qu’il s’agit de la chaîne engrangeant le plus de recettes publicitaires de la télévision française32 , et possédant la plus large part d’audience avec 22,8 % en 201333 . Ce qui semble montrer que si elle recourt si abondamment à la fiction américaine, c’est que c’est celle-ci qui lui permet d’alimenter le plus efficacement sa puissance commerciale. Continuons avec l’exemple de cette chaîne, la plus puissante de toutes commercialement. TF1 programme en 2013 41,8 % de fictions françaises en soirées, et 56,3 % de fictions américaines (les 1,9 % restants vont aux fictions européennes non françaises)34 . En 29 BESSON Nicolas, DANARD Benoît, La diffusion de la fiction à la télévision en 2013, op. cit., p.10. 30 Ibid. p. 9. 31 Ibid., p. 5. 32 « Les quatre chaînes gratuites du groupe TF1 (TF1, TMC, NT1, HD1) représentent 46,2 % des recettes [publicitaires] totales en 2013 », M6 n’en cumule pas moins de 20 %, et France Télévisions n’en représente que 10,3 %. Source : BESSON Nicolas, DANARD Benoît, L'économie de la télévision – financement, audience, programmes, op. cit., p. 14. 33 CSA, Les chiffres clés de l’audiovisuel français, 1er semestre 2014, p. 10. 34 BESSON Nicolas, DANARD Benoît, La diffusion de la fiction à la télévision en 2013, op. cit., p.21.
  • 29. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 29 termes d’audience, même si les fictions françaises réunissent sur cette même chaîne une part d’audience relativement semblable à celle des fictions étrangères (23,4 % contre 25,4 % pour les fictions étrangères)35 ; parmi les 5 meilleures audiences de fictions de TF1 figurent en 2013 4 fictions états-uniennes, et une seule française.36 En outre, ces 5 meilleures audiences sont des séries. Si donc les fictions françaises fonctionnent bien auprès du public de TF1, les pics d’audience générés sur la chaîne sont en majeure partie le fait des fictions américaines. Si l’on prend maintenant les 10 meilleures audiences de fictions sur l’ensemble des chaînes nationales gratuites en 2013, seules 2 sont françaises, et 8 sont états-uniennes37 . Ce qui confirme la plus grande capacité des fictions américaines à réunir massivement des téléspectateurs. Par ailleurs, ces 10 programmes sont des séries. Succès commercial des séries Venons-en à présent à la question des formats de fictions. Les fictions de 52 minutes, plus courtes donc que les films de long-métrage, prennent une place très importante dans la programmation fictionnelle des chaînes françaises. Bien que l’étude du CNC ne le stipule pas, il est clair pour nous que les formats fictionnels de 52 minutes sont le plus souvent des séries télévisées. Quoi qu’il en soit, c’est un format relativement court – comparé aux standards cinématographiques – autorisant en soirée une programmation de plusieurs fictions consécutives. La chaîne qui en diffuse le plus est TF1 : « en 2013, TF1 est le premier diffuseur de fictions de 52 minutes en première partie de soirée (29,3 % du total en nombre de soirées), devant M6 (23,5 %), Canal+ (15,3 %) »38 . Il s’agit donc de trois chaînes privées dont les recettes publicitaire sont élevées et/ou qui tirent leurs revenus de leur nombre d’abonnés (pour Canal +). Observation intéressante, alors que « les chaînes privées (TF1, Canal+, M6) diffusent ainsi 68,2 % de l’offre de fiction de ce format […] les chaînes publiques concentrent 81,0 % de l’offre de fiction de 90 minutes de l’ensemble des chaînes nationales historiques en première partie de soirée »39 . Ainsi, alors que France 3 représente 40,1 % de l’offre de fiction de 90 minutes en soirées, TF1 n’en représente que 12,4 %, Canal + 5,4 % et M6 1,2 %. Les chaînes du service public sont celles qui se positionnent le plus sur le format 90 minutes, c’est même le format 35 Ibid., p. 29. 36 Ibid., p. 33. 37 Ibid. 38 Ibid., p. 17. 39 Ibid.
  • 30. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 30 majoritaire des soirées fiction de France 3 avec 65,1 % de l’offre fictionnelle en soirée. Chez France 2 et Arte les fictions de 90 minutes occupent respectivement 39,6 % et 44,7 % de l’offre de fiction en soirée. Mais dans l’ensemble, c’est bien le format 52 minutes qui domine l’offre de fiction en soirées : « en 2013, les fictions de 52 minutes composent 95,9 % de l’offre de soirées de fiction sur M6, 84,6 % sur TF1, 84,4 % sur Canal+, 60,4 % sur France 2, 55,3 % sur Arte »40 . Les deux derniers pourcentages nous montrent que toutes les chaînes de service public n’accordent pas, à la manière de France 3, une primauté au format 90 minutes mais attirent principalement leur audience de fiction par le format 52 minutes – à la manière des chaînes privées. On observe donc que le format 52 minutes est le plus développé sur les chaînes poursuivant une logique commerciale sans volonté de service public. Alors qu’une chaîne à vocation plutôt patrimoniale et culturelle comme France 3 se positionne majoritairement sur le format consacré (symboliquement) de 90 minutes, la chaîne la plus puissante commercialement, TF1 (positionné plutôt sur le divertissement), favorise très largement le format 52 minutes. Pour simplifier sans vouloir caricaturer, là où l’audience prime, le format 52 minutes aussi. Les chaînes de service public bénéficient des ressources de la redevance audiovisuelle qui leur permettent une certaine indépendance vis-à-vis des annonceurs. Cela engendre également une conception de l’audience différente des chaînes privées, dont les recettes publicitaires – et la survie – dépendent justement de l’audience de façon directe. On peut ainsi dire que la recherche d’audience n’a pas la même importance sur Arte ou même France télévisions, que sur TF1 ou M6. Ce qui s’observe en tout cas, c’est que seules les premières maintiennent un niveau important de fictions de 90 minutes, tandis que les secondes se consacrent prioritairement au format fictionnel de 52 minutes. Mais le format consacré de 90 minutes peut également être un format sériel. C’est une chose importante à relever. On l’observe en regardant les données du CNC selon lesquelles en 2013, les séries occupent 85,1 % des soirées dédiées à la fiction sur les chaînes nationales historiques (83,1 % en 2012). Cette proportion s’établit à 99,3 % sur M6, 99,0 % sur TF1, 93,6 % sur Canal+, 77,8 % sur France 2, 69,8 % sur France 3 et 57,4 % sur Arte.41 Nous avons vu que France 3 diffuse 65,1 % de formats 90 minutes parmi son offre fictionnelle en soirée. Or nous voyons ici qu’elle diffuse également 69,8 % de série au sein de cette même offre. Cela nous montre qu’une partie non négligeable des fictions de 90 minutes sont des séries. 40 Ibid. 41 Ibid., p. 19.
  • 31. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 31 On observe également la domination écrasante du format sériel dans l’ensemble de l’offre fictionnelle (85,1 %), et particulièrement sur les chaînes privées M6, TF1 et Canal +. Les trois chaînes de service public (France 2, France 3, Arte), sur les six chaînes nationales historiques ici indiquées, occupent les trois dernières places en termes d’offre de séries. Inversement, ce sont celles qui programment le plus d’unitaires. En nombre, c’est sans surprise la chaîne TF1 qui présente le plus de soirées de séries, avec 206 soirées en 2013.42 On peut ici reprendre exactement les termes de la comparaison établie plus haut à propos des formats 90 et 52 minutes, en disant qu’une chaîne à vocation plutôt patrimoniale et culturelle comme France 3 se positionne majoritairement sur le format unitaire (avec 69,8 % de ses soirées fictions consacrées à ce format en 2013), tandis que la chaîne la plus puissante commercialement, TF1 (positionné plutôt sur le divertissement), favorise très largement le format sériel en y consacrant 99 % de ses soirées fictions en 2013. Les séries comme événements télévisuels Depuis plusieurs années maintenant, la série tend donc à devenir la norme commerciale de la fiction télévisuelle. La quête d’audience et de ressources publicitaires trouve de manière générale ses plus grandes réussites dans les séries, et non dans les films de cinéma. Les chaînes de la TNT, à leur arrivée et aujourd’hui encore, ont opposé une solide concurrence aux chaînes nationales historiques sur le cinéma. C’est en partie ce qui peut expliquer que l’offre de films a reculé de 21,7 % entre 2004 et 2013 sur les chaînes nationales historiques, hors Arte, alors qu’elle a triplé sur l’ensemble des chaînes nationales gratuites sur la même période (passant de 1 209 diffusions à 3 812)43 . L’hypothèse que l’on peut en tirer est la suivante : les films étant disponibles sur de nombreuses autres chaînes, la programmation d’un film ne fait plus événement, d’où peut-être la tentative de se démarquer par les séries, qui ont justement un fort potentiel événementiel. On parle d’ailleurs aujourd’hui souvent de « série événement » pour annoncer la diffusion d’une nouvelle série. Outre la captation de l’audience sur plusieurs semaines, qualité et nouveauté sont deux facteurs clefs sur lesquels jouent les chaînes en programmant des séries télévisées. Les chiffres de la programmation de nouvelles séries confirment l’importance de ce dernier critère de la 42 Ibid. 43 BESSON Nicolas, DANARD Benoît, L'économie de la télévision – financement, audience, programmes, Les études du CNC, novembre 2014, p. 31.
  • 32. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 32 nouveauté : « en 2013, les chaînes nationales historiques diffusent 48 nouvelles séries en première partie de soirée (14 séries françaises et 34 séries étrangères) »44 . Ces chiffres et ceux que nous avons mobilisés plus haut montrent clairement que les chaînes nationales historiques opèrent un déplacement du cinéma (qui n’est pas pour autant délaissé) vers les séries télévisées. Par cette sérialité dominante, la télévision vient ainsi à la fois générer et répondre au même besoin de fiction que celui qui a accompagné l’essor du roman-feuilleton au XIXe siècle. Nous allons poursuivre notre réflexion sur ce besoin, en tentant dans le chapitre suivant d’expliquer spécifiquement les raisons esthétiques et culturelles du succès des séries télévisées auprès du public, pour pouvoir ensuite conclure sur l’aubaine commerciale qu’elles constituent aujourd’hui pour les chaînes. 44 BESSON Nicolas, DANARD Benoît, La diffusion de la fiction à la télévision en 2013, op. cit., p. 12.
  • 33. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 33 c) Quelles raisons trouver au succès du genre sériel ? Logiques narratives des séries Pour appréhender les différents paramètres qui font le succès des séries télévisées, il nous faut d’abord caractériser leur fonctionnement narratif. Les séries se construisent suivant deux grands modèles, que Jean-Pierre Esquenazi définit ainsi : d’un côté les séries immobiles, de l’autre les séries évolutives. En réalité, ces deux modèles s’interpénètrent dans la plupart des séries, et il est difficilement envisageable qu’une série ne soit qu’évolutive ou qu’immobile. Les séries immobiles se distinguent des séries évolutives en ce que les différents épisodes n’affichent pas de continuité directe, mais se présentent plutôt comme des réitérations d’un même schéma narratif. Une série comme Colombo en est un très bon exemple. A l’inverse, ce qui caractérise les séries évolutives est la continuité narrative observable sur l’ensemble des épisodes, et qui s’exprime notamment dans la mémoire des personnages d’un épisode à l’autre. Lost serait un bon exemple. En somme, les premières essayent de retenir l’écoulement narratif, les secondes visent à le déployer. Mais comme le souligne Esquenazi « on pourrait dire que toute série possède au moins un noyau immobile et un noyau évolutif […] »1 . Clément Combes relève même une tendance particulière à l’articulation entre formes immobiles (qu’il nomme pour sa part « itératives) et évolutives (qu’il désigne comme « feuilletonantes ») dans les séries actuelles, qui se caractériseraient de plus en plus par leur hybridité.2 Le chercheur l’explique ainsi : Tout en prenant garde de conserver une structure relativement fixe et des intrigues courtes afin de ne pas fermer la porte au spectateur occasionnel, les séries n’hésitent pas à s’engager sur la voie des arcs narratifs et du feuilletonnement. Ce mariage semble être de raison pour les diffuseurs puisqu’il permet de s’attacher un public de fidèles, récompensés par des éléments cumulatifs, sans pour autant freiner les nouveaux venus qui souhaiteraient prendre le récit en cours de route.3 Si cette remarque s’avère vérifiable pour de nombreuses séries policières telles que NCIS, Les experts, Mentalist, ou encore pour des séries médicales comme Dr House et Grey’s anatomy, on trouve cependant des contre-exemples marquants de séries ne permettant que très 1 ESQUENAZI Jean-Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, op. cit., p.138. 2 COMBES Clément, op. cit., p. 53. 3 Ibid. p. 54.
  • 34. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 34 difficilement de « prendre le récit en cours de route » mais qui connaissent un succès retentissant : l’on pense notamment au phénomène Game of Thrones. On remarque dans tous les cas que le feuilletonement et les « effets cumulatifs » qu’il permet sont un facteur clef de l’attachement des spectateurs aux séries. Les « grandes » séries d’aujourd’hui, plébiscitées à la fois par la critique et le public, jouent toutes sur cette formule, d’une manière ou d’une autre. Car c’est bien le feuilletonement qui autorise ce que Clément Combes, citant les travaux de Kim Schrøder, lie au plaisir sériel, à savoir un plaisir [qui] serait lié au fait d’avoir à faire avec un « interminable puzzle herméneutique » auquel viennent s’ajouter continuellement de nouvelles pièces à intégrer dans le tableau fictionnel d’ensemble. […] Relatif à une dimension ludique, le plaisir réside pour Schrøder dans la capacité à prévoir la suite des évènements à partir des multiples indices dont le téléspectateur dispose déjà.4 C’est en effet précisément cela qu’autorise la logique évolutive des séries et qui semble pouvoir expliquer en partie leur succès. L’on comprend néanmoins la nécessité d’une constituante « immobile » (ou réitérative) de la série dans le sens où, comme nous l’évoquions au chapitre précédent, il s’agit pour elle de créer un équilibre délicat entre innovation et répétition, celui-là même qui place le spectateur dans un rapport à la fois de proximité et de distanciation vis-à-vis de la représentation. Car c’est de cette dialectique proximité-distanciation que naît la dimension ludique que met en avant Schrøder. La série évolue ainsi à partir d’un socle répétitif indispensable à la stimulante anticipation par le spectateur des événements à venir. Si la série innove constamment (par son caractère évolutif), elle se répète également continuellement (par son caractère itératif). Ainsi le spectateur est situé dans un rapport à la fois de familiarité avec le programme, mais aussi de découverte continuelle. C’est bien ici que François Jost voit se jouer le succès des séries américaines, dans l’espace incertain qui sépare la proximité et la distanciation : « l’univers de référence américain, doublé de l’esthétique audiovisuelle nord- américaine inhérente aux conditions d’élaboration d’une séries […] offre au téléspectateur ce mélange de réalisme et d’extraordinaire, de familiarité et d’étrangeté qu’il apprécie. »5 4 Ibid. p. 66, citant SCHRØDER Kim C., “The Pleasure of Dynasty : The Weekly Reconstruction of Self- Confidence”, International Television Studies Conference, Londres, 1986. 5 JOST François, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, Coll. « Débats », CNRS éditions, 2011, p. 137-138.
  • 35. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 35 L’univers fictionnel : un enjeu prééminent Il n’est selon nous pas anodin que Jost emploie le terme d’« univers ». Car c’est bien autour de l’univers fictionnel que le spectateur construit son rapport à la série. Quelle que soit la stratégie narrative de la série, c’est au final toujours son univers fictionnel qui en exprime en effet l’identité, et c’est à lui que s’attache directement le spectateur. C’est dans lui et par lui que le spectateur s’immerge – puisque c’est bien essentiellement sur l’immersion que repose la consommation de séries. En témoigne l’importance secondaire donnée à la mise en scène dans l’élaboration et l’appréciation des séries, une attitude qui diffère ainsi beaucoup du cinéma. Analysant la série NYPD Blue, Esquenazi y remarque que « la visibilité des effets visuels de la série ne cherche pas à célébrer ou à entretenir une politique d’auteur fondée sur la ‘’mise en scène’’ mais à intensifier la crédibilité de son univers fictionnel. »6 Cette observation nous semble tout à fait généralisable à l’ensemble du genre sériel. Illustrant parfaitement son idée, le chercheur poursuit en comparant le rôle de la mise en scène dans un clip vidéo et dans une série : de même que les mises en scène complexes du clip vidéo prétendent seulement exprimer l’univers musical personnel du chanteur, les mises en scène sérielles constituent la marque identitaire d’un univers fictionnel et non d’un auteur-réalisateur.[…] L’art de la mise en scène au sens cinématographique du terme est présent à la télévision ; mais il n’est plus au service des auteurs-cinéastes, mais des créateurs de série, […] inventeurs d’univers fictionnels.7 Le projet esthétique des séries serait ainsi dans son ensemble subordonné à la consistance de leur univers fictionnel. L’immersion dans l’histoire doit primer, devant la délectation distante des procédés artistiques. Si la mise en scène n’est pas négligeable et s’avère même parfois virtuose, elle serait donc au service d’une velléité immersive qui la dépasse (sans l’annuler, insistons sur ce point). Hervé Glevarec va dans le même sens lorsqu’il définit la sériephilie comme un « attachement à des univers fictionnels », par opposition à la cinéphilie qui se conçoit plutôt comme « ‘’l’invention d’un regard’’ ou un ‘’voir autrement’’ »8 . Glevarec poursuit : Au modèle sémiologique de la cinéphilie, [la sériephilie] oppose l’effet de réel, à la ‘’morsure’’ (être ‘’mordus de cinéma’’ dit Antoine De Baecque) ‘’l’addiction’’, à la 6 ESQUENAZI Jean-Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, op. cit., p. 146. 7 Ibid., p. 146-147. 8 GLEVAREC Hervé, La Sériephilie - Sociologie d'un attachement culturel, Coll. « Culture Pop », Ellipses Marketing, 2012, p. 24.
  • 36. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 36 ‘’forme’’ (‘’souverain souci formel’’) le ‘’personnage’’ ; les passionnés de séries contemporaines ne sont pas des militants mais des existentialistes.9 On retiendra particulièrement l’opposition entre le souci formel propre à l’art cinématographique (nous appuyons le terme art car il implique ici une consécration) et ce que Glevarec nomme l’effet de réel propre aux séries. L’expression « effet de réel » est parlante car elle nous laisse déjà comprendre que plutôt que la forme, c’est bien l’effet qui compte. La représentation (le représentant) a pour qualité première d’être transparente à l’effet du représenté. Dire que les sériephiles sont des existentialistes, c’est par ailleurs insister sur l’intensité de l’immersion dans l’univers fictionnel d’une série, c’est littéralement faire de la seule existence de l’univers fictionnel la préoccupation majeure des spectateurs de séries. Si l’on veut, il ne s’agit pas de se battre socialement pour une certaine forme de l’art, mais de s’immerger asocialement dans un monde qui n’appartient pas au réel. Vivre pleinement et individuellement une expérience, plutôt qu’apprécier extérieurement une œuvre en se plaçant dans la mécanique collective de la distinction sociale. L’univers fictionnel se suffit à lui-même et, à la limite, est indifférent à toute critique extérieure. L’enrichir, c’est enrichir la série et renforcer sa capacité à s’attacher des spectateurs. Esquenazi observe que les univers fictionnels des séries peuvent ainsi être consolidés en permanence grâce à la durée étendue du format sériel, qui permet de jouer efficacement sur la quantité, la crédibilité et la qualité du monde fictionnel.10 Esquenazi, s’appuyant sur les travaux de Lubomir Dolezel11 explique : Les séries peuvent augmenter presque indéfiniment le nombre de personnages, et aussi affiner les caractéristiques ou modeler les tempéraments de chacun d’entre eux au fur et à mesure de leurs participations à l’action. Multipliant les personnages, elles multiplient en même temps les points de vue possibles sur le monde fictionnel […] Enfin, elles peuvent épaissir leur ‘’encyclopédie fictionnelle’’ : la narration peut suivre des chemins imprévus et souvent fertiles […]12 Dans la mesure où elle donne une continuité temporelle à l’univers fictionnel, on se rend compte ici à quel point la composante évolutive des séries est décisive. En somme, plus le monde fictionnel d'une série est cohérent, plus le spectateur peut y investir son imagination. Et c'est bien de cela dont il s'agit en premier lieu. Les séries sont des 9 Ibid. 10 ESQUENAZI Jean-Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, op. cit., p. 163. 11 DOLEZEL Lubomir, Heterocosmica, The John Hopkins University Press, Baltimore, 1998. 12 Ibid.
  • 37. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 37 « vues sur des univers »13 dit Glevarec, univers dans lesquels il s’agit d’investir le spectateur. Elles « élargissent le point de vue ordinaire » pour creuser en profondeur leurs univers et étendre ce faisant le domaine de la fiction.14 C'est pourquoi l'on peut dire que les séries sont cosmo- centrées, même si, nous allons le voir, leurs univers sont loin d’être coupés de la réalité. C'est aussi en ce sens qu'Esquenazi décrit les séries comme étant « particulièrement aptes à la profusion fictionnelle », en évoquant l'opulence et la luxuriance de leurs univers, qui permettent par ailleurs « de placer les personnages sous une loupe grossissante capable de détailler sentiments et émotions. »15 D'où également la prédisposition des séries, que relève Esquenazi, pour la « description intimiste » que nous allons bientôt analyser. Réalisme et effets de réel Mais avant cela, il nous faut nous arrêter sur la question du réalisme des séries, lequel nous semble tout à fait lié au développement foisonnant de leurs univers fictionnels, tel que nous venons de le décrire. Pour François Jost, le principal intérêt des séries réside dans leur apport cognitif, couvrant trois domaines de savoir, et porté par le réalisme de leur discours. Ces trois domaines sont « le savoir encyclopédique du monde (par l’ensemble des sciences) ; le savoir-faire et les compétences professionnels ; le savoir-être (la gestion de comportements) »16 . Le discours des séries, nous dit Jost, est réaliste en ce qu’il est « ostentateur de savoirs », venant combler justement le désir de savoir du spectateur, « que les scholastiques appelaient la libido cognoscendi, en nous donnant l’impression de découvrir des continents inconnus ».17 Le traitement des personnages joue un rôle fondamental dans cette articulation des savoirs transmis, et donc dans le réalisme des séries, puisque c’est par eux que se créent des points de vue sur les univers fictionnels, comme l’indiquait Esquenazi. Outre le réalisme, on peut aller jusqu’à dire avec Glevarec que les séries créent leur propre niveau de réalité, en ce sens que le monde réel n’y serait plus radicalement séparé de la fiction, mais s’y penserait de plus en plus conjointement à elle. Une porosité se créerait donc entre réel et fiction. Depuis les années 1990, les séries télévisées contemporaines, particulièrement les séries 13 GLEVAREC Hervé, op. cit., p. 114. 14 Ibid. 15 Ibid. p. 162. 16 JOST François, op. cit., p. 29. 17 Ibid. p. 30.
  • 38. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 38 américaines, semblent avoir provoqué un changement dans le rapport entre le monde d’un côté et la fiction de l’autre, non pas tant en resserrant ce lien au profit du réalisme, mais en créant un niveau propre, leur niveau de réalité.18 Les séries se situeraient ainsi dans un au-delà du simple réalisme, selon le chercheur, qui préfère pour le caractériser l’expression de « réalisme fictionnel » plutôt que de « fiction réaliste » : « […] des séries contemporaines comme Urgences, Six feet under ou Les Sopranos sont telles dans notre temps historique qu’elles ont créé leur état, celui d’un ‘’réalisme fictionnel’’ ».19 Dans ce contexte de réalisme fictionnel, les séries procèdent par ce que le sociologue propose d’appeler des effets de réel, qu’il définit ainsi : L’effet de réel émerge d’une sortie du code, code partagé par des récepteurs compétents, maîtres d’une grammaire cinématographique, littéraire, télévisuelle, voire ordinaire. […] L’effet de réel n’est ni plus ni moins qu’un trouble dans la représentation. Le spectateur ne dispose plus d’un code conventionnel […] pour comprendre ce qu’il a devant les yeux.20 Pour Glevarec, cet effet n’est pas stylistique mais bien « pragmatique et social »21 . C’est d’ailleurs en ce sens qu’il se distingue du réalisme : « tandis que le réalisme désigne un rapport de correspondance de la représentation avec le réel, l’effet de réel désigne, lui, un rapport d’insertion du réel dans la représentation, son point de contact. »22 L’« attachement social des séries à leur temps de consommation »23 va justement dans ce sens – il est la création d’un point de contact de la représentation avec le réel – et renforce donc la capacité des séries à engendrer de l’effet de réel. Glevarec étend par ailleurs sa réflexion sur les séries à la télévision dans son ensemble, où selon lui l’effet de réel remplace aujourd’hui l’effet de vérité. C’est-à-dire que la télévision n’entretiendrait plus un rapport mimétique au réel mais y serait intégrée : c’est ce qui a été appelé la « post-télévision ».24 Selon cette idée, il ne s’agirait donc plus pour les programmes d’être réalistes et de « faire vrai », comme c’était le cas avant, mais l’enjeu serait dorénavant de participer directement du réel. Le réel et sa représentation se mélangeraient donc pour créer une réalité spécifique à la télévision, qui ne serait pas imitative, mais où la représentation télévisuelle s’immiscerait directement dans le réel, en même temps qu’elle s’en nourrirait. De là naîtrait ce trouble que Glevarec observe dans le pur produit télévisuel que sont 18 GLEVAREC Hervé, op. cit., p. 65. 19 Ibid. p. 68. 20 Ibid. p. 72. 21 Ibid. 22 Ibid., p.74. 23 Ibid., p. 89. 24 Ibid., p. 91, terme emprunté à François Jost dans JOST François, Introduction à l’analyse de la télévision, Coll. « Infocom », Ellipses, Paris, 1999.
  • 39. Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2 39 les séries, et qu’il désigne comme « effet de réel »25 , ce moment où pendant une durée limitée, la fiction de la représentation sérielle entre en contact « avec le monde réel et social ». Explorer l’intimité : la prédisposition des séries Ce souci de réalisme – ou plus encore d’effets de réel – dont participe l’attention portée à l’enrichissement constant de leurs univers fictionnels, rend les séries particulièrement propices à la description de l’intimité. L’intimité est définie ainsi par Esquenazi, qui s’appuie sur les travaux de sociologues comme Alfred Schütz26 et Norbert Elias27 : L’intimité est ce travail continuel de coordination entre image publique et présence d’une continuité personnelle. La présence d’un écart entre ma présence devant la communauté sociale, ou plutôt mes présences successives devant différentes sortes de communautés sociales et ma propre tentative de les unifier donne naissance au sentiment d’intimité et nécessite son entretien.28 Le chercheur poursuit : La possibilité d’offrir le spectacle de l’intimité d’autrui est l’une des plus extraordinaires possibilités offertes par la fiction : elle est la source de nombreux procédés comme la voix intérieure ou la narration subjective. Sans aucun doute, la série télévisée est particulièrement friande de cette forme de spectacle.29 De plus, le fait que la télévision s’immisce directement dans le foyer du spectateur est en soi un critère déterminant de l’attention du spectateur à ce « spectacle de l’intimité ». Esquenazi le souligne, la télévision est un médium de proximité qui éloigne de l’espace public et prédispose le public à un retour sur soi.30 Outre cet aspect que l’on peut qualifier d’exogène, on peut voir dans le temps long des séries un des aspects essentiels de sa prédisposition au traitement de l’intimité.31 Les personnages de séries, parce qu’ils se développent sur des durées très étalées, deviennent nécessairement familiers pour les spectateurs. En fait, pour le dire prosaïquement, le véritable atout des séries dans le traitement de l’intimité est d’être des fictions prolongées. 25 Ibid. 26 SCHÜLTZ Alfred, Le chercheur et le quotidien, Méridiens Klincksieck, Paris, 1994. 27 ELIAS Norbert, La société des individus, Fayard Pocket, Paris, 1991. 28 ESQUENAZI Jean-Pierre, op. cit., p. 164. 29 Ibid. 30 Ibid. 31 Ibid., p. 165.