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Silent Way de Caleb Gattegno
Roslyn Young
Quelques-unes des raisons pour lesquelles on fait ce que l'on fait
Première Partie
Qu'est-ce qu'apprendre ?
L'été dernier, je me suis trouvée dans une cabine téléphonique sur la Place Granvelle à
Besançon pour passer un coup de téléphone. J'ai raccroché et je me suis tournée vers la porte.
Je l'ai poussée et, comme elle ne s'est pas ouverte, j'ai poussé un peu plus fort. Quand elle ne
s'est toujours pas ouverte,
1. Je me suis rendu compte que j'étais emprisonnée dans la cabine. Immédiatement, je me suis
concentrée tout entière sur le problème.
2. J'ai poussé la porte de nouveau, un peu plus haut, espérant qu'elle céderait.
3. Elle ne s'est toujours pas ouverte. J'ai poussé un peu plus bas et bien plus fort, mais je
sentais bien qu'il n'y avait pas de changement dans la résistance que m'offrait la porte.
4. Puis, je me suis rendu compte que cette porte était faite, non d'une seule plaque de verre,
mais de deux demi-plaques côte à côte, moitié moins larges que d'habitude.
5. J'ai poussé sur la partie gauche de la plaque de droite et je me suis rendu compte qu'il y
avait plus de jeu, que ce côté semblait plus propice aux essais.
6. Mon émotion s'est estompée quelque peu et je me suis mise à chercher comment sortir.
7. J'ai poussé un peu plus fort essayant d'estimer où la porte semblait susceptible de céder à
mes efforts.
8. Puis, je me suis rendu compte qu'il fallait pousser sur l'autre moitié de la porte. Je l'ai fait et
elle s'est ouverte facilement, sans autre effort de ma part. J'ai quitté la cabine et je suis partie.
Cet incident, qui a occupé moins de soixante secondes de ma vie, illustre néanmoins la
plupart des principes qui sous-tendent Silent Way.
Les quatre stades de l'apprentissage.
L'apprentissage a lieu en quatre stades
Stade 1 Apprendre, c'est être confronté à l'inconnu. En premier lieu, nous devons nous
rendre compte qu'il existe un inconnu à explorer. Ceci se fait par une prise de conscience, la
prise de conscience fondamentale qu'il existe un domaine à explorer. Avant que je ne me
rende compte de cela, aucun apprentissage ne peut avoir lieu. Pendant que je parlais au
téléphone, je n'apprenais rien au sujet de la porte car je ne savais pas encore qu'il y avait à
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apprendre.
Stade 2 L'exploration de l'inconnu se fait par prises de conscience. Justement parce que
c'est un domaine inconnu, nous faisons beaucoup d'erreurs, ce qui est normal. C'est ce stade
qui, il y a longtemps, a mené à la prise de conscience que nous apprenons par tâtonnements,
par essais et erreurs. Ainsi, dans l'incident décrit ci-dessus, les différentes prises de
conscience importantes ont été numérotées pour que le lecteur puisse les identifier.
La première prise de conscience, 1, correspondant au Stade 1, m'a appris que j'étais
confrontée à l'inconnu. Je me suis engagée immédiatement dans l'exploration de cet inconnu,
Stade 2, me servant d'un processus de :
▪ conscience de ce qui est, pour estimer quel essai tenter ici et maintenant et
▪ un feed-back de l'environnement m'informant du résultat de l'essai que je viens de faire.
Je me sers de ma conscience pour lire le feed-back que je viens d'obtenir et ainsi, le processus
est engagé.
Les numéros 2, 3, 5 et 6 illustrent cette phase.
Le résultat de chaque essai et l'importance relative de chaque erreur me permettent de créer
des hypothèses quant aux meilleures façons de continuer à explorer mon inconnu et je dirige
les essais de manière à aboutir le plus vite possible. Les numéros 4 et 7 illustrent cet aspect de
cet incident.
L'apprentissage se mesure en prises de conscience mais les différentes prises de conscience
qui constituent une situation d'apprentissage n'ont pas toutes le même poids. Certaines
révèlent l'état de l'environnement après un essai, alors que d'autres provoquent un nouvel essai
plus ajusté. Il est bien plus facile de reconnaître des prises de conscience du deuxième type
que du premier, car elles sont bien plus visibles.
Stade 3 : Le temps de la pratique
Une fois que nous arrivons à une compréhension de ce qui est nécessaire pour atteindre la
maîtrise, nous nous donnons de la pratique. Pendant plusieurs mois, j'ai examiné les portes
des cabines téléphoniques afin d'en sortir facilement. Puisque je ne me sers pas souvent de
cabines téléphoniques, ce processus peut prendre longtemps dans ce cas particulier.
Stade 4. Le signe qu'un apprentissage est terminé, c'est que le processus est automatisé, ce
qui nous laisse libre de rencontrer d'autres inconnus et d'apprendre d'autres choses, et peut
être transféré à de nouveaux apprentissages. On peut facilement négliger ce stade en étudiant
l'apprentissage parce que le simple fait qu'un processus est devenu automatique veut dire que
j'ai installé en moi un fonctionnement qui fonctionne au mieux justement si je ne l'étudie pas.
Le rôle de la présence dans l'apprentissage
Je peux reconnaître où j'en suis par rapport à chacun de ces quatre stades en examinant ce que
je fais avec ma présence.
La première prise de conscience d'un inconnu prend la forme d'une focalisation de ma
présence. Quand je fais une prise de conscience, il se fait une union de divers éléments qui
viennent ensemble dans mon esprit de manière à ce que je puisse prendre conscience de leurs
liens, soit sous forme d'un nouveau problème, soit sous forme d'une solution à un problème
que j'avais déjà. Ainsi, dans l'incident décrit ci-dessus, j'ai mis ma présence sur la porte
seulement quand je me suis rendu compte que, contrairement à mes attentes, je ne parvenais
pas à l'ouvrir.
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Pendant le Stade 2, je suis activement engagée dans l'exploration du problème, et ma
présence est entièrement consacrée à ce que je cherche à comprendre. Une fois que je me suis
rendu compte que je ne pouvais pas sortir de la cabine, j'ai perdu instantanément le contact
avec la conversation encore présente dans mon esprit pour me consacrer entièrement au
problème de la porte.
Le Stade 3 se caractérise par une présence qui devient mieux dirigée au fur et à mesure que je
fais des progrès dans le domaine. Pendant ce stade 3, ma présence devient intermittente. Dans
la situation présentée ici, le stade 3 consisterait probablement en une simple reconnaissance,
pendant plusieurs mois, en quittant des cabines ça et là, que la cabine en question est de la
variété à deux plaques de verre alors que cette autre n'a qu'une plaque, si bien que chaque fois,
j'ai à pousser la porte en un endroit particulier. Je pourrais même chercher l'endroit sur la
porte qui me permettrait de sortir avec un effort moindre.
Le Stade 4 n'est pas reconnu par la plupart des gens, occupés comme ils le sont à vivre leur
vie, puisqu'il est caractérisé par le fait qu'il ne demande presque pas de présence pour
fonctionner. Un jour, si je suis étudiante de l'apprentissage, je peux me rendre compte que je
ne remarque plus de quel type de porte chaque cabine est munie, je pousse simplement sur
l'endroit adéquat de la porte. Dans l'incident décrit ci-dessus, le stade 4 est illustré surtout par
la manière automatique de pousser la porte avant de me rendre compte que la porte ne
s'ouvrait pas de cette façon. L'ouverture des portes de cabines téléphoniques avait été
complètement automatisée en moi, ne demandant rien de ma présence, et elle le serait restée
si France Télécom n'avait pas décidé d'introduire un nouveau style de porte.
Quelle relation y a-t-il entre ceci et l'apprentissage d'une langue étrangère ?
L'apprentissage d'une langue étrangère suit exactement les mêmes stades que l'apprentissage
de l'ouverture d'une porte de cabine téléphonique. Tous les stades décrits ci-dessus sont
présents et ils se manifestent dans tous les aspects de la langue : sons, mots, structures,
rythme, intonation, mélodie. Qui plus est, les quatre stades peuvent être présents ensemble
dans une seule phrase - voire même dans un seul mot, pour peu que celui-ci soit complexe -
dite par un seul étudiant.
Ainsi, dans une classe d'étudiants français après une cinquantaine d'heures d'anglais, quand un
étudiant dit : "I have been living in Nice for twenty-three years", la situation pourrait se
présenter comme ceci :
Le mot "Nice" pourrait être totalement automatisé, car la prononciation est pratiquement la
même en anglais et en français.
L'étudiant se sert du mot "I" depuis de nombreuses heures, si bien que ce mot se trouve
vraisemblablement vers la fin du stade 3, ou peut-être déjà au stade 4, totalement automatisé,
si notre étudiant est doué.
Le mot "live" est en circulation depuis longtemps et peut se trouver vers la fin du stade 2 ou
en stade 3 ou, pour certains, déjà au stade 4.
Le mot "twenty" est probablement automatisé quant à sa prononciation mais ne se présente
pas encore spontanément quand il le faut - nous savons tous combien il est difficile de
compter spontanément en langue étrangère !
Pour "three", par contre, il est probable que la prononciation demande un niveau élevé de
présence - stade 2 - alors que le mot pourrait fort bien se présenter facilement quand il le faut,
signe que, de ce point de vue, il a atteint le stade 4.
La construction "has been + -ing" est toute nouvelle; elle date d'il y a quelques secondes et
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appartient au stade 1 - l'étudiant est sur le point de se rendre compte, ou vient juste de le faire,
qu'il y a un nouveau domaine à explorer.
Ainsi, même si nous examinons la situation d'un seul étudiant, celle-ci est très complexe.
Puisque l'apprentissage ne peut commencer qu'au moment où l'étudiant prend conscience d'un
nouveau domaine d'investigation
Stade 1
Le rôle de l'enseignant est de provoquer autant de prises de conscience de ce genre que
possible. Ceci ne veut pas dire qu'il doit informer simplement ses étudiants qu'elles existent. Il
ne sert à rien de dire aux étudiants combien de temps de verbes il existe en anglais, par
exemple. Faire ceci produirait des connaissances et non un savoir-faire, qui est, en fin de
compte, "un savoir-parler la langue". L'enseignant doit travailler d'une manière spécifique,
cette spécificité étant d'une part de produire des situations dans lesquelles les étudiants
rencontreront des domaines à explorer et, d'autre part, de les aider à mener à bien cette
exploration. Puisque l'apprentissage fonctionne par un système de double feed-back dans
lequel l'étudiant fait un essai et étudie l'environnement pour en retirer un feed-back quant à
l'adéquation de son essai par rapport à la situation
Stade 2
Le rôle de l'enseignant est de fournir aux étudiants une classe dans laquelle ils peuvent faire
leurs essais en toute liberté, tout en recevant le feed-back indispensable qui leur permet
d'ajuster la suite de leurs essais en connaissance de cause. Le rôle de l'enseignant est de
provoquer autant de prises de conscience du type Stade 2 qu'il peut dans le temps le plus
court possible. Puisque apprendre un savoir-faire requiert de la pratique, l'enseignant doit
accorder tout le temps nécessaire pour la pratique
Stade 3
En fait, cela implique le maintien d'un contrôle rigoureux sur la qualité du langage qu'utilisent
les étudiants, en rapport avec le niveau de la classe. Pratiquer la langue ressemble à "faire ses
gammes" en musique. Pour apprendre à parler une langue, il ne suffit pas de passer des heures
à la parler. Sans feed-back de l'environnement - de leurs interlocuteurs, les étudiants ne
peuvent pas construire des critères de justesse.
Exemple : Comment apprend-on des sons totalement nouveaux ?
Voici un exemple de la manière dont on apprend un son nouveau.
En premier lieu, l'apprentissage d'un son nouveau demande de l'étudiant qu'il se rende
compte qu'il existe de fait un son nouveau. Une fois qu'il s'en est rendu compte, il peut passer
au stade 2 en essayant de créer ce son. Ici, il travaille dans le système de double feed-back
décrit ci-dessus. Dans le cas dont il s'agit ici, il travaille avec deux systèmes indépendants
mais étroitement liés, l'appareil vocal et l'oreille. De ces deux systèmes, seul le premier peut
être contrôlé de façon volontaire, car tous les muscles de l'oreille sont des muscles
involontaires. Puisque l'étudiant peut contrôler le système volontaire, sa bouche, il peut
produire un son qu'il devine être le plus près possible de celui qu'il vise. Il entend ce son avec
son oreille. Puisqu'il l'a produit avec sa propre bouche, il sait que, du point de vue musculaire,
sa bouche a été utilisée de telle ou telle façon, nouvelle et étrange et, par conséquent, il sait
qu'il doit chercher à entendre un son qui diffère de ce qu'il entend d'habitude. Il peut
vraisemblablement prédire, au moins en partie, de quelle manière ce son diffèrera de ceux
qu'il produit le plus souvent. En ayant cette démarche, il parle avec l'intention délibérée
d'entendre ce son inhabituel qu'il vient de produire. C'est le processus que nous utilisons tous
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pour produire de nouveaux sons. Une fois que l'étudiant est arrivé à produire le son d'une
manière qui le satisfait, il doit le pratiquer (stade 3) dans des contextes et des situations variés
jusqu'à ce qu'il soit complètement à l'aise avec ce son. Ainsi, il atteint le stade 4, la
production du son devient complètement automatisée et le processus d'apprentissage en est
terminé.
Deuxième Partie
Silent Way : une façon de penser et un jeu d'outils
Introduction
Caleb Gattegno a proposé un principe fondamental destiné à sous-tendre tout travail dans le
domaine de l'éducation, quel que soit l'âge des étudiants, leur origine sociale, la matière
étudiée. Ce principe, incorporant la théorie de l'apprentissage présentée dans la première
partie, se résume en quelques mots : "la subordination de l'enseignement à l'apprentissage".
Silent Way a été inventé par Caleb Gattegno au début des années cinquante comme une
manière d'enseigner les langues qui est compatible avec la théorie générale de l'éducation qu'il
cherchait à formuler à l'époque. C'est, en fait, un jeu d'outils permettant aux enseignants
d'appliquer la subordination de l'enseignement à l'apprentissage dans le domaine de
l'enseignement des langues étrangères. Ce n'est pas le seul jeu d'outils possible dans ce
domaine. D'autres ont été inventés par des enseignants faisant des recherches dans le
domaine.
Il est toujours tentant pour les gens qui essayent de décrire Silent Way de se limiter à ce qui
est visible dans la classe Silent Way, sans prendre en compte ce qui est plus subtil. Il ne suffit
pas de décrire les outils - les panneaux de mots, le Fidel et les réglettes Cuisenaire - pour
donner une description valable de Silent Way.
En fait, une distinction doit être faite entre un enseignement de type "réglettes et panneaux" et
- bien plus subtil - un enseignement utilisant Silent Way. La grande différence entre les deux
se résume en une phrase - la subordination de l'enseignement à l'apprentissage. Un enseignant
peut fort bien utiliser les panneaux et les réglettes dans sa classe sans pour autant qu'il y ait un
lien avec Silent Way. Si l'enseignement n'est pas subordonné, le cours n'a rien de Silent Way.
Inversement, il est tout à fait possible de travailler dans une classe de langue sans utiliser ni
réglettes, ni panneaux et néanmoins de se servir de Silent Way. Si la leçon est subordonnée, si
elle est conforme aux principes proposés par Gattegno, c'est une leçon avec Silent Way,
même si un observateur sans entraînement est incapable de voir la différence.
Dans ce qui suit, deux axes ont été développés.
Premièrement, la subordination de l'enseignement à l'apprentissage comme manière de
penser est examinée.
Deuxièmement, la logique spécifique des outils proposés par Gattegno comme étant des
applications du principe de la subordination, cette logique est expliquée en même temps que
les outils sont décrits. Ils ont été inventés afin de répondre à des questions spécifiques :
Quels instruments un enseignant de langue peut-il utiliser pour provoquer le plus grand
nombre de prises de conscience chez les étudiants avec lesquels il travaille ?
Comment peut-il le faire tout en utilisant autant que possible l'expérience que ceux-ci
amènent avec eux dans la salle de classe ?
Comment peut-il accroître la présence des étudiants ?
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Ces outils satisfont à ces besoins. La description qui suit tente de rendre évidente la manière
dont les outils fonctionnent en travaillant sur la conscience des étudiants.
La manière de penser : la subordination de l'enseignement à l'apprentissage
La subordination de l'enseignement à l'apprentissage peut être comprise à plusieurs niveaux.
Au niveau le plus profond, cette expression recouvre une transaction subtile qui a lieu entre
les participants de la classe. Si l'enseignant vit sa classe intensément, s'il est très présent, alors,
par un phénomène d'induction semblable à ce que l'on trouve dans le domaine de la physique,
il peut induire tous les participants de la classe à être aussi présents que cela leur est possible.
Ce phénomène d'induction est très bien connu de nous tous. Il existe au théâtre, par exemple,
où on parle de la "présence" d'un grand acteur. Dès qu'il entre en scène, les spectateurs sont
galvanisés par le fait même qu'il soit présent. Cette présence théâtrale de l'acteur existe parce
qu'il est entièrement présent et envers lui-même et aux spectateurs. C'est le cas également
pour les grands musiciens et on trouve le même phénomène chez les sportifs de haut niveau.
Pendant une grande performance, le sportif mobilise sa présence d'une manière qui n'interfère
pas avec les automatismes qu'il s'est donnés pendant ses années d'entraînement, et la
combinaison de la présence à la tâche et des automatismes fonctionne parfaitement. Bien qu'il
soit difficile de décrire dans un article très court comment un enseignant utilisant Silent Way
se sert de l'induction dans sa salle de classe, le résultat est immédiatement perceptible à tous
les participants qui sont emplis d'un sentiment de bien-être, d'allégresse et de joie.
La motivation aussi croît en fonction de la présence. L'intérêt que montrent les êtres humains
pour leurs passe-temps vient du fait que tout passe-temps, quel qu'il soit, demande de la
présence de la personne qui vit l'expérience. Que ce soit la lecture d'un bon livre, la collection
de timbres-poste ou l'escalade d'une montagne en hiver, on est tout à fait présent quand on vit
son passe-temps. Il est facile de voir également qu'on peut rester des heures à faire les choses
les plus insensées si on est poussé par la passion. Etre totalement présent est exaltant pour
tous les êtres humains ! (1)
A un niveau beaucoup moins subtil mais lié directement à ce premier niveau, on trouve la
subordination de l'enseignement à l'apprentissage au travail dans des classes où l'accent est
placé surtout sur l'apprentissage des étudiants. Le fait même de placer l'accent sur
l'apprentissage implique que l'on doit pouvoir décrire l'apprentissage en grand détail. Et, en
fait, c'est le cas, comme j'ai essayé de le démontrer dans la première partie.
Dans le cadre de la théorie de l'éducation dont il est question ici, l'apprentissage a lieu par une
succession de prises de conscience. Cela veut dire que minute par minute, seconde par
seconde, l'enseignant peut arriver à voir les prises de conscience au fur et à mesure qu'elles
ont lieu. Il peut les détecter pendant qu'il enseigne. Il peut alors modifier son enseignement en
fonction de ce qu'il voit, variant ce qu'il fait d'une minute à l'autre de façon à provoquer des
prises de conscience là où il voit que c'est possible. C'est une autre signification, à un autre
niveau, de "la subordination de l'enseignement à l'apprentissage".
Il existe une confusion entre "la subordination de l'enseignement à l'apprentissage" et
"l'enseignement centré sur les élèves". En fait, "la subordination de l'enseignement à
l'apprentissage" et "learner-centered teaching" couvrent deux réalités très différentes.
L'enseignement centré sur l'élève est, et reste essentiellement une manière d'enseigner. Si on
voulait mettre cette phrase en contexte, il serait nécessaire de parler de l'enseignement centré
sur l'élève plutôt que sur le livre. Aucune mention n'est faite de l'apprentissage. La
subordination de l'enseignement à l'apprentissage, elle, place l'acte d'apprentissage au centre
de la classe. L'accent n'est pas sur l'étudiant mais sur celles de ses activités qui l'amèneront à
apprendre.
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Un autre aspect de la subordination de l'enseignement à l'apprentissage peut être résumé en
disant "l'enseignant travaille sur l'étudiant et celui-ci travaille sur la langue". Cet aspect nous
permet de comprendre que l'accent est réellement placé ailleurs que dans une classe ordinaire.
L'enseignant n'est pas "celui qui sait" dont le rôle est de transmettre ses connaissances à ses
étudiants. (2)
Ce qu'il sait est : comment enseigner. C'est-à-dire, comment faire pour que
chaque étudiant finisse avec un savoir-faire à sa disposition. "Une langue à sa disposition",
pour prendre cet exemple, ne veut pas dire la même chose que "une connaissance de la
langue". Il est tout à fait possible que, à la fin de l'apprentissage, les étudiants n'aient aucune
idée de ce qu'ils ont fait avec leur temps. Mais ils savent qu'ils ont une langue à disposition
parce qu'ils peuvent la parler. Ils ont fait un certain nombre de choses associées avec
l'apprentissage des langues et le fait de savoir parler la langue en est le résultat.
Le jeu d'outils
A. Le panneau sons/couleurs
L'enseignant dispose d'un panneau sons/couleurs. C'est un panneau cartonné mesurant 60 cm
par 40 cm destiné à être accroché au mur. Ce panneau contient un certain nombre de
rectangles imprimés sur fond noir. Chaque couleur représente un phonème de la langue
étudiée et il y a autant de couleurs que de phonèmes.
Pour les langues comme le français ou l'anglais, certains rectangles sont composés de deux
couleurs pour les sons complexes. Par exemple, en anglais, le son /ei/ contient les sons /e/ et
/i/ et, par conséquent, le rectangle du son /ei/ est constitué des couleurs pour /e/ et /i/.
Le panneau sons/couleurs est divisé en deux parties, les voyelles dans la partie supérieure et
les consonnes et les semi-voyelles dans la partie inférieure.
En se servant d'un pointeur, l'enseignant, sans rien dire, peut faire produire à ses étudiants
n'importe quel mot ou phrase de la langue cible si ceux-ci connaissent la correspondance entre
les sons et les couleurs, même s'ils ne connaissent pas la langue.
Le panneau sons/couleurs a plusieurs fonctions.
Premièrement, il est, par construction, synthétique. Ceci veut dire que le panneau montre
toujours tous les choix possibles. Quand un étudiant est confronté à un choix, il sait quelles
possibilités lui sont ouvertes. Il est dans une situation dans laquelle il doit toujours se
demander, parmi tous les sons qu'il voit devant lui, lequel il peut ou doit choisir. Chaque fois,
il doit prendre une décision : celui-ci ou celui-là ? Cette situation aiguise rapidement la
conscience des sons chez les étudiants. Il se trouve même souvent qu'un étudiant a bien
conscience qu'un son particulier existe et il sait aussi qu'il ne sait pas comment le dire.
L'existence du son lui est évidente, car il voit une couleur qui lui est attribuée, et il voit aussi
d'autres autour de lui qui savent le dire et qui l'entendent. Il peut ignorer la manière de dire le
son, mais il ne peut pas ignorer son existence. Ce panneau permet aux étudiants de voir qu'il
existe une prononciation particulière.
Deuxièmement, il permet à l'enseignant de ralentir le temps de production d'une chaîne de
sons, de l'accélérer et même de l'arrêter à l'endroit précis où il désire attirer l'attention des
étudiants sur quelque chose. L'enseignant peut démontrer avec une précision extrême les
différences de prononciation créées par la vitesse du locuteur. Qui plus est, il peut le faire de
façon à ce que ce soit la bouche de l'étudiant qui produise le son et non la sienne. L'étudiant
n'est donc pas obligé de dépendre de la plus ou moins grande fidélité de son oreille pour
entendre les sons. Puisque c'est lui qui produit les sons qu'il désire comparer, il peut apprendre
à les entendre correctement. Ainsi, l'enseignant sait quand un de ses étudiants n'arrive pas à
produire un phonème ou une chaîne de phonèmes dans la langue cible et il peut diriger
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l'attention de l'étudiant à l'endroit précis du problème. L'étudiant peut passer le temps
nécessaire à l'étudier dans sa propre bouche et ce travail mène à une maîtrise du type de
chaînes susceptibles de se reproduire dans la nouvelle langue.
Troisièmement, le tableau sons/couleurs permet à l'enseignant de dissocier complètement la
prononciation d'une langue de son système d'écriture. Cela peut être un avantage considérable
dans certains cas où la première est très différente de la seconde, comme c'est le cas pour le
français ou l'anglais, ou quand l'alphabet, s'il en existe un, diffère de celui que connaissent les
étudiants - le cas pour les occidentaux apprenant le russe ou le japonais, par exemple - ou
quand il n'y a pas d'alphabet, comme c'est le cas en chinois.
B. Le Fidel
Le tableau sons/couleurs est une version condensée du Fidel, une série de panneaux - le
nombre exact dépend de la langue - qui regroupe toutes les orthographes possibles pour
chaque couleur et ainsi pour chaque phonème.
Par exemple, le son /i:/ étant rouge, en anglais, on retrouve dans la colonne correspondante,
en rouge, les 13 manières d'écrire ce son en anglais : e, ee, ea, y, ie, ei, i, eo, ey, ay, oe, ae, is.
La colonne du son /e/ en bleu clair propose : e, ea, a, u, ai, ay, ie, eo, ei, ae comme
orthographes possibles pour ce phonème.
Se servant d'un pointeur, l'enseignant ou un étudiant peut montrer n'importe quel mot dans la
langue sur ce tableau, fournissant à la fois l'orthographe et la prononciation.
Le Fidel permet aux étudiants d'entreprendre une investigation détaillée de la relation entre
l'orthographe des mots ou des suites de mots et leur prononciation et d'en prendre conscience.
Comme le tableau sons/couleurs, il est de nature synthétique. Tous les choix sont toujours
visibles. L'étude de cette relation occupe une place très importante dans une langue comme le
français dans laquelle elle est particulièrement complexe. Une fois que les étudiants ont
trouvé la chaîne de sons sur le tableau sons/couleurs, ils savent dans quelles colonnes
chercher sur le Fidel et se trouvent de ce fait devant un nombre limité de possibilités pour
l'orthographe. Bien qu'il y ait beaucoup de choix possibles, en français, par exemple, il n'y a
que les choix présents dans la colonne. Il n'y en a pas d'autres. L'étudiant doit trouver un
graphème convenable dans la colonne qu'il sait être juste de par le travail déjà effectué sur le
panneau sons/couleurs.
Le Fidel est un instrument utile non seulement pour ceux qui étudient une langue comme
langue étrangère mais aussi pour l'étude de l'orthographe et de la grammaire par de jeunes
natifs jusqu'à l'âge de douze ans, ou même davantage dans le cas de certaines langues.
C. Les tableaux de mots
L'enseignant a aussi à sa disposition un jeu de tableaux de mots. Sur ces tableaux, de
dimensions comparables au tableau sons/couleurs et au Fidel, on trouve, écrit en couleurs, le
vocabulaire fonctionnel de la langue étudiée. Evidemment, les couleurs sont systématisées, si
bien qu'une couleur quelconque représente toujours le même phonème, qu'il soit sur le tableau
sons/couleurs, le Fidel ou les tableaux de mots.(3)
Par exemple le premier tableau d'anglais contient les mots : "a" et "rod" et les mots pour les
couleurs des réglettes - "blue", "red", "yellow", etc...-, ainsi que quelques pronoms : "it",
"his", "her", "them", "he", "me", "him", et "one". S'y trouvent également quelques
autres mots ou parties de mots très courants : "An", "not", "an", "as", "too", "to", "two",
"the" (écrit deux fois pour montrer les deux prononciations), la terminaison du pluriel "-s",
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(écrit deux fois pour montrer les deux prononciations), "'s" (deux prononciations), "are",
"another", "back", "end", "here", "there", "This", "that", et "these" ainsi que les
verbes; "take", "give", "do", et "put".
Un premier regard sur les tableaux de mots laisse l'impression générale que les mots ont été
placés dans un ordre complètement arbitraire. Ce n'est pas tout à fait exact puisqu'ils sont en
fait organisés jusqu'à un certain point. Le premier tableau contient toujours la plupart des
pronoms, quelle que soit la langue étudiée, et quelques mots fondamentaux associés avec les
temps verbaux. Le deuxième tableau complète les pronoms et élargit la liste des mots associés
avec les temps de verbes, si bien qu'avec le troisième tableau en anglais, par exemple, la
grande majorité des mots nécessaires pour former les temps de verbes est visible. Un des
tableaux regroupe le lexique nécessaire à l'expression des relations spatiales ("behind",
beside", "between") et un autre regroupe les relations temporelles ("today", "year",
"o'clock", "ago"...). Puisque les mots sont imprimés en couleurs, il suffit qu'une personne
pointe un mot pour que les autres puissent le lire, le dire et l'écrire. En se servant uniquement
du premier tableau en anglais, il est courant de faire des phrases telles que :
a. Take a red rod, a black one, two green ones and a blue one.
b. Give the red one to him, the blue one to her and the green ones to them.
c. Give her a yellow rod. Give it back to Jack.
d. This one’s blue and that one’s green.
e. There are two rods here; one’s his and the other’s hers.
f. These rods are pink and red. The others are not pink. They aren’t orange.
En français, les premier et deuxième tableaux permettent de créer des phrases telles que :
a. Prenez une réglette rouge, deux noires, une jaune et trois bleues. Donnez la rouge à
Louis, une des noires à Charlotte, la jaune à Florence et Jeanne et les trois bleues à
Pierre, à Paul et à Jacques.
b. Elles ont la jaune, eux les bleues, elle une des noires et lui la rouge.
c. Sa réglette à lui est rouge. La mienne est jaune, lui, il a une rouge.
d. Prenez une réglette verte et mettez-la là. Celle-ci est bleue. Celle qui est là est verte.
e. Combien de réglettes avez-vous ? J’en ai trois. Moi, je n’en ai aucune. etc…
Les tableaux de mots servent à fournir aux enseignants les moyens de proposer des entrées
rapides dans les problèmes que rencontrent les étudiants lors de leur contact avec la langue
étrangère. Ici aussi, pour autant que la langue le permette, Gattegno a cherché à proposer une
vision synthétique.(4)
Sur le premier tableau de français, les mots indiqués ci-dessus sont affichés. Mais un étudiant
attentif peut voir immédiatement que, dans cette langue, il existe des mots qui doivent être
étudiés avec un soin tout particulier. Certains sont homonymes. Il est clair déjà sur ce premier
tableau que les paires "i ls" et "i l", "e lles" et "e lle", "ai" et "et", "l a" et "l à", "a" et
"à" se disent de la même manière. Il voit aussi que "n ous" et "v ous", puisqu'ils n'ont que
deux couleurs, n'ont que deux sons. Le son /n/ peut s'orthographier de plusieurs façons - "n",
"ne" et "nn" -, de même que le son /e/ peut être orthographié "i", "et", et "ez". La langue
française demande une vigilance toute particulière si on désire maîtriser son orthographe.
C'est une leçon qui mérite d'être apprise très tôt si on cherche à apprendre cette langue.
En anglais par contre, notre étudiant voit immédiatement que la lettre "a" se prononce d'au
moins cinq façons différentes dans des mots comme "a", "take", "as", "are", et "orange".
Il voit aussi que les lettres "e", "i", "o" et "u" n'ont pas une relation plus étroite avec la
prononciation que la lettre "a". C'est une leçon essentielle pour quiconque désire maîtriser
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l'anglais. Il voit que des mots comme "to", "two" et "too" se prononcent de la même
manière, même si l'orthographe diffère. La lettre "'s" (avec apostrophe) et "-s" (la
terminaison) peuvent se dire de deux manières et il est facile de les confondre. Il peut
remarquer aussi qu'il existe deux prononciations pour "the".
Comme cela a déjà été dit, les mots sur les tableaux de mots sont disposés de manière plus ou
moins arbitraire. Ce n'est pas un accident. Au contraire, cela sert à maintenir cette
caractéristique la plus essentielle d'une langue, sa qualité éphémère. Dans nos vies de tous les
jours, quand quelqu'un parle, soit son interlocuteur l'écoute, utilisant ses pouvoirs mentaux
pour maintenir en lui la trace de ce qui a été dit, soit le discours disparaît à tout jamais. Dans
une salle de classe Silent Way, les étudiants savent qu'ils ne peuvent retenir une phrase, alors
que celle-ci est pointée, qu'à condition de regarder soigneusement pendant le pointage. Par
conséquent, chaque étudiant doit être constamment présent au travail proposé. Et, puisqu'il y a
une relation très étroite entre la qualité de la présence que l'étudiant est capable de maintenir
et la rétention des mots et des phrases, le fait de pointer des mots pour créer des phrases
maintient la nature éphémère du langage et tend à augmenter la rétention et la vitesse de
l'acquisition. Aucune phrase n'est jamais donnée aux étudiants une fois pour toutes. Quand
elle est donnée, l'étudiant la retient seulement s'il fait ce qui est nécessaire pour qu'elle reste
avec lui : s'il utilise ses pouvoirs mentaux pour fixer la phrase dans son esprit. Il ne peut
jamais retourner quelques pages en arrière pour retrouver une phrase oubliée ou rafraîchir sa
mémoire.(5)
Puisque les langues ne sont pas mémorisées mais retenues, il est important pour
l'enseignant de ne pas créer de circonstances dans lesquelles les étudiants chercheront à
mémoriser la langue au lieu de la retenir.
Pendant tout le travail dans la salle de classe, les étudiants sont invités à travailler avec leurs
pouvoirs mentaux et, en particulier, avec leur capacité d'évocation, pour que la rétention soit
favorisée. Leur travail est de construire leurs liens intérieurs, se servant de leurs dons et de
leurs possibilités, puisque, une fois le pointage fini, ils doivent pouvoir retrouver la phrase par
leurs propres moyens. De cette manière, des mouvements intérieurs peuvent se construire qui
finiront par permettre aux étudiants de parler la langue comme un natif - correctement et
automatiquement - s'ils le désirent.
D. Les réglettes
Pour des classes de niveau peu élevé, l'enseignant peut se servir de réglettes Cuisenaire.
Ce sont des bâtonnets de bois mesurant entre 1 et 10 cm de longueur et ayant une section d'un
centimètre carré. Les réglettes sont peintes de telle façon que toutes celles ayant une même
longueur soient de la même couleur, le choix des couleurs reflétant les propriétés
mathématiques des réglettes.
Les réglettes permettent à l'enseignant de construire des situations non ambiguës, directement
perceptibles par tous. Elles sont faciles à manipuler et peuvent également être utilisées de
façon symbolique. Ainsi une réglette verte debout sur la table peut représenter Monsieur Vert.
Elles servent aussi à construire des maisons avec leurs meubles, des villes et des villages, des
gares...
Mais l'aspect le plus important de l'utilisation des réglettes est très certainement le fait que,
quand une situation est créée devant les étudiants, ils savent ce que la langue va signifier
avant même que les mots ne soient prononcés. Si l'enseignant indique qu'il va traiter de la
longueur relative des réglettes, les étudiants savent ce que la phrase va signifier avant que le
premier mot ne soit prononcé. Autrement dit, avant l'utilisation du langage, la communication
a déjà eu lieu. Ainsi l'accent est placé fortement sur le fait qu'apprendre une langue n'est pas la
même chose qu'apprendre à communiquer - la communication demande beaucoup moins que
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la maîtrise de la langue - mais l'apprentissage de la langue elle-même.
Une des caractéristiques fondamentales des êtres humains qui parlent, c'est qu'ils extraient le
contenu de ce qu'ils entendent et qu'ils laissent disparaître les mots, si bien que, si on leur
demande ce qui a été dit, ils recréent l'idée en utilisant leurs propres mots plutôt que de se
souvenir des mots utilisés par l'interlocuteur précédent. Ce fonctionnement linguistique
normal doit absolument être modifié si l'étudiant désire apprendre une nouvelle langue
facilement et bien. Il doit apprendre à faire attention au message, bien sûr, mais plus
spécialement à la manière dont le message a été dit.
Une utilisation judicieuse des réglettes permet à l'enseignant d'évacuer la communication
comme raison de parler en faisant en sorte qu'elle ait lieu avant que personne ne parle. Ainsi,
quand les mots sont dits, tout le monde sait que le problème à résoudre est de dire exactement
ce que la situation requiert et non simplement de communiquer. Ici encore, donc, l'accent est
placé fortement sur la qualité de la langue utilisée.
E. Le pointeur
Le dernier outil dont l'enseignant se sert est le pointeur.
C'est un des instruments les plus importants dans son arsenal car il lui permet de baser son
enseignement délibérément et de façon consciente sur les pouvoirs mentaux de ses étudiants.
Il permet à l'enseignant de relier les couleurs aux graphèmes ou aux mots tout en maintenant
la caractéristique essentielle de la langue parlée - son côté éphémère. C'est l'activité mentale
des étudiants qui maintient les différents éléments présents en lui et qui lui permet de les
restituer sous la forme d'une unité phonétique ou linguistique ayant un sens.
Evidemment, l'enseignant peut se servir du pointeur pour pointer des mots ou toute autre
chose, mais le pointeur joue un rôle bien plus important que cela.
En dernière analyse, toute langue est une distribution énergétique dans le temps. Toutes les
langues ont lieu dans le temps, alors que les tableaux de mots présentent les mots sous une
forme statique. Le pointeur permet à l'enseignant de montrer aux étudiants comment
réintroduire l'élément du temps dans ce qu'ils disent. Cet élément temporel peut différer pour
une même chaîne de sons. Cela dépend de la signification ici et maintenant. Le pointeur crée
la dynamique de la langue à partir des différents tableaux en même temps que les étudiants la
construisent.
La dynamique inclut le rythme, les intonations, les mélodies, ainsi que les tons dans une
langue tonale. L'enseignant utilise le pointeur pour attirer l'attention des étudiants
spécifiquement sur la distribution énergétique de la langue étudiée, sur le regroupement des
mots ou des phrases, sur les intonations nécessaires pour produire non seulement les mots
mais la langue telle qu'elle est réellement parlée, avec les vitesses relatives imprimées sur les
différentes parties de la phrase étudiée.
Avec le pointeur, l'enseignant peut choisir le niveau de son intervention - phrase, groupe de
mots, mot ou son, intonation ou mélodie. Le pointeur est un instrument précieux pour la
combinatoire sélective de tous ces éléments.
C'est pourquoi la présentation des mots de façon arbitraire et la création de la dynamique
appropriée au fur et à mesure que la leçon progresse constituent une solution élégante.
F. Le silence
A cet arsenal d'outils pour l'enseignement des langues, on peut ajouter l'instrument le plus
surprenant pour la plupart des observateurs : le silence de l'enseignant.
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Premièrement, le silence de l'enseignant est un rappel constant que le rôle de l'enseignant
n'est pas de transmettre des connaissances. Si très peu de moniteurs de ski considéraient que
l'achat d'un livre du genre "Le ski en dix leçons" peut se substituer à la pratique avec des skis
et de la neige, en revanche, beaucoup d'enseignants de langues semblent croire qu'une
compréhension de la grammaire peut avoir une influence favorable sur la capacité de leurs
étudiants à parler une langue. Quelques-uns agissent même comme si l'enseignement de la
grammaire suffisait à créer chez leurs étudiants un savoir-faire. Mais ces enseignants n'ont
jamais démontré comment, de quelle manière, un tel transfert pourrait avoir lieu. De fait, quel
que soit le domaine d'étude, rien ne nous permet de supposer l'existence d'une relation de
cause à effet entre la connaissance et le savoir-faire, que le fait de posséder des connaissances
peut créer un savoir-faire. Parler une langue étrangère est un savoir-faire et, en tant que tel,
demande ce que demande l'apprentissage de n'importe quel savoir-faire : de la pratique.
Deuxièmement, le silence de l'enseignant invite tous les enseignants à réfléchir sur le fait que
les étudiants peuvent acquérir une prononciation excellente sans avoir jamais entendu la
langue de la bouche d'un enseignant. L'affirmation de Gattegno que les nouveaux sons dans
une langue étrangère ne sont pas nécessairement appris en les entendant devrait être examinée
avec soin. A la vision d'une langue comme un système sonore que les étudiants explorent en
l'écoutant, il oppose une autre, celle d'un système de transactions énergétiques que chaque
étudiant doit manipuler avec une précision extrême s'il veut arriver à bien parler la langue.
Nous entreprenons cette exploration une première fois dans notre berceau quand, à l'âge de
quelques semaines, nous commençons à babiller, installant par ce biais les systèmes de feed-
back qui, bien plus tard, nous permettront d'entrer dans la langue parlée par notre
environnement. Ce type d'exercice dans la salle de classe mène à l'installation d'un système de
double feed-back exactement comme celui que nous avons tous pour notre langue maternelle.
C'est pourquoi l'enseignant reste silencieux tout en proposant des exercices qui permettront
aux étudiants d'entreprendre cette exploration des sensations produites dans leur système
phonatoire.
Troisièmement, ce silence peut inciter les enseignants à réfléchir sur le fait que nous savons
tous très bien comment apprendre et que ce que nous apprenons spontanément est, le plus
souvent, bien appris. Personne ne se fait jamais enfermer définitivement dans une cabine
téléphonique ! Nous sommes presque tout contents de notre façon de respirer. Chaque enfant
parle sa langue à un niveau qui lui convient. Comment se fait-il que l'apprentissage réussisse
dans ces domaines, où il n'est pas dirigé par un enseignant, alors que dans les domaines dans
lesquels les enseignants travaillent, il n'est pas rare que des centaines d'heures de travail
n'aient laissé pratiquement aucune trace quelques années après, comme peuvent en témoigner
ceux qui ont perdu l'Histoire, la Géographie, les Maths ou l'Anglais appris à l'école.
Le silence de l'enseignant laisse le temps aux étudiants de faire ce qu'ils ont réussi à faire
depuis le début de leur vie : apprendre. Il est nécessaire d'être très prudent dans une classe de
langue. Le silence de l'enseignant nous incite à la prudence.
Mais j'ai appelé le silence un instrument, ce qui implique qu'on peut s'en servir. Le silence de
l'enseignant l'oblige à réfléchir constamment sur sa propre clarté, ce qui change complètement
la préparation de sa classe. L'enseignant doit toujours essayer de trouver des moyens
strictement non ambigus pour présenter chaque situation. Pendant la classe, il doit avoir la
compréhension de ses étudiants en tête constamment, non seulement concernant les situations
qu'il introduit lui-même, mais aussi concernant le langage qu'il y associe. Le silence est un
garde-fou extraordinaire car, dès que le travail de l'enseignant n'est pas bien fait, la classe tout
entière est plongée dans le silence. Personne ne peut continuer. Ainsi, l'enseignant ne peut pas
être tenté de poursuivre, laissant ses étudiants derrière lui, car ceci est sanctionné
immédiatement par l'impossibilité de la classe à continuer.
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"Silent Way de Caleb Gattegno" de Roslyn Young est mis à disposition selon les termes de la
licence Creative Commons Paternité - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification
3.0 non transcrit