SlideShare une entreprise Scribd logo
1  sur  6
Télécharger pour lire hors ligne
Peut-on aller au-delà de la traversée des murs ?
« Il y avait à Montmartre, au troisième étage du 75bis de la rue d'Orchampt, un excellent homme
nommé Dutilleul qui possédait le don singulier de passer à travers les murs sans en être
incommodé ».
Ainsi commence Le Passe-Muraille, nouvelle écrite par Marcel Aymé en 19431. Il y met en scène
un fonctionnaire falot, capable de passer à travers les murs et qui, à partir du moment où il utilise ce
pouvoir, en acquiert un orgueil démesuré et perd le sens commun, ce qui entraîne sa chute : par
inattention, il se retrouve finalement prisonnier d'un mur, alors qu'il quittait sa maîtresse
nuitamment.
Au-delà de toutes les interprétations historiques, cette capacité à traverser une barrière
physiquement infranchissable ouvre un champ d’imagination et de poésie presque sans limite. En
effet, qui n'a pas rêvé de passer à travers les murs et quel architecte n'a pas imaginé de créer un mur
à travers lequel on pourrait circuler, à la fois limite et passage ?
Si elle est poétique par essence, la traversée des murs peut très vite devenir un outil politique.
Pour autant, ce n’est sans doute pas l’étape ultime de la « dérive » au sens debordien du
terme.
Avec Marcel Aymé comme point de départ, lançons-nous dans une expérience de dérive à travers
les murs qui nous mènera de l’architecture japonaise au désordre urbanistique pékinois en passant
par la réorganisation spatiale des militaires israéliens.

Dans sa Théorie de la dérive2, Guy Debord écrit : « la dérive se définit comme une technique du
passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la
reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement
ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de
promenade ». Le « passe-muraille » pourrait donc être considéré comme une sorte d’absolu de la
dérive, la possibilité donnée de passer d’une ambiance à une autre par le plus court chemin. On
pourrait, abruptement, poser la question : est-ce que Guy Debord a lu Marcel Aymé ? Sans doute,
même si les options politiques qu’on prête à chacun d’eux, à tort ou à raison, en font des
personnages assez éloignés. Debord écrit d’ailleurs, plus loin dans son texte : « je ne m’étendrai ni
sur les précurseurs de la dérive, que l’on peut reconnaître justement, ou détourner abusivement,
dans la littérature du passé, ni sur les aspects passionnels particuliers que cette dérive entraîne ». De
façon anachronique – mais pourquoi ne pas traverser le temps si l’on traverse la matière – est-ce
que cela fait de Marcel Aymé un « pré-situationniste » pour autant ? Rien n’est moins sûr. Il n’en
reste pas moins qu’une étude a posteriori permet de lier le passe-muraille et la dérive dans une
communauté de volonté et d’action, celle de détourner l’architecture et le fait urbain. En effet, Guy
Debord écrit encore : « on peut dresser […] une cartographie influencielle qui manquait jusqu’à
présent et dont l’incertitude actuelle […] n’est pas pire que celle des premiers portulans, à cette
différence près qu’il ne s’agit plus de délimiter précisément des continents durables, mais de
changer l’architecture et l’urbanisme. […] Le changement le plus général que la dérive conduit à
proposer, c’est la diminution constante de ces marges frontières, jusqu’à leur suppression
complète ».
L’étude de l’architecture japonaise traditionnelle est, de ce point de vue, éclairante.
En effet, il ne s’y trouve pas de rupture entre l’intérieur et l’extérieur, entre la maison et le jardin. Le
passage de l’un à l’autre doit pouvoir se faire le plus indistinctement possible car dans la culture
japonaise, l’habitat ne peut être dissocié de la nature. Jacques Pezeu-Masabuau note : « La maison
japonaise est avant tout un toit : cet élément seul définit « l’intérieur » et le distingue de
1

Marcel AYME, « Le Passe-Muraille », Œuvres romanesques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Éditions
Gallimard, 2001, p. 334 à 341.
2 Guy-Ernest DEBORD, “Théorie de la dérive », in Les Lèves nues n°9, décembre 1956.
l’extérieur » 3. Le rapport entre le jardin d’agrément et la maison est riche d’enseignements sur cette
notion de frontière. Ce jardin est en général lié aux pièces de réception, auquel il est accolé. Une
cloison intérieure en masque la vision au premier abord, de sorte qu’il ne se dévoile aux yeux du
visiteur qu’une fois que celui-ci est entré dans le « salon ». L’effet de surprise est ménagé jusqu’au
dernier moment et la « coupure » semble presque plus importante entre l’entrée et les pièces de
réception qu’entre celles-ci et le jardin : la frontière ne recoupe plus les notions d’intérieur et
d’extérieur.
Frank Lloyd Wright écrit, à ce sujet : « on ne peut pas dire où le jardin finit et où le jardin
commence. J’ai vite cessé d’essayer de le dire, trop séduit par le problème pour le résoudre. Il y a
des choses si parfaites que rien ne justifie une telle curiosité4 ».
Sans rentrer dans la complexité de l’architecture intérieure japonaise, il convient ici de présenter
succinctement le système de cloisons. Les « partitions intérieures » sont soit des cloisons
maçonnées, soit des châssis tendus de papier, coulissant entre deux éléments rainurés. Ces dernières
sont de deux types : les « fusuma » sont opaques et séparent les pièces les unes des autres ou
ferment les placards muraux. Les « shôji » sont translucides et séparent les pièces de l’extérieur. Si
l’on retire les premières, la maison se transforme en une seule et même pièce. Si l’on retire les
secondes, la maison devient une sorte de kiosque, ouvert sur l’extérieur.
Il y a donc une recherche de fluidité intérieure et de perméabilité entre l’intérieur et l’extérieur. Pour
autant, cette perméabilité n’est pas synonyme de transparence, contrairement aux murs-rideaux de
l’architecture moderne occidentale, où la perméabilité vise à obtenir la plus grande luminosité.
L’ombre est en effet un élément essentiel de l’architecture traditionnelle japonaise. Les ouvertures
sont plutôt présentes pour des raisons de régulation de l’humidité entre l’extérieur et l’intérieur. En
effet, Jacques Pezeu-Masabuau note que la maison japonaise originelle n’est probablement dotée
que d’une seule ouverture équipée de « shôji » ; cette baie, appelée « shoin », large d’environ 180
cm, présente un plan horizontal saillant de 30 à 40 cm tant à l’intérieur que vers l’extérieur ; elle est
destinée à servir à la lecture et à l’écriture.
L’architecture de la maison traditionnelle japonaise est surprenante. En effet, malgré des différences
climatiques importantes entre les parties septentrionale et méridionale de l’archipel, on rencontre
une grande unité de conception et de matériaux. Cela fait dire à Jacques Pezeu-Masabuau que cette
maison n’est pas adaptée au climat et n’a pas été conçue pour être confortable mais bien comme une
sorte d’abri fragile et temporaire, permettant d’être pleinement en contact avec la nature ; il
conclut : « la maison japonaise est demeurée fidèle à l’expression de valeurs tournées davantage
vers des besoins intellectuels »5.
On peut donc, par un raccourci audacieux, lier l’architecte japonais et l’individu qui se livre à la
dérive : guidés par l’intellect, ils sont sur la voie d’une même recherche d’affranchissement des
contraintes physiques.
Debord écrit d’ailleurs : « dans l’architecture même, le goût de la dérive porte à préconiser toutes
sortes de nouvelles formes du labyrinthe, que les possibilités modernes de construction favorisent.
Ainsi la presse signalait en mars 1955 la construction à New-York d’un immeuble où l’on peut voir
les premiers signes d’une occasion de dérive à l’intérieur d’un appartement : “les logements de la
maison hélicoïdale auront la forme d’une tranche de gâteau. Ils pourront être agrandis ou diminués à
volonté par le déplacement de cloisons mobiles” ». Le pape du situationnisme semble béat
d’admiration devant la nouveauté de la « dérive » mise en œuvre par l’architecture du plan libre,
alors que les architectes japonais la pratiquaient depuis des siècles !
La traversée des murs n’est pas l’apanage de Marcel Aymé. En effet, en 2008, l’architecte israélien
Eyal Weizman fait paraître aux Editions de La Fabrique un petit ouvrage intitulé A travers les murs.
Il y présente, pour les critiquer, certaines recherches doctrinales de l’armée israélienne, menées pour
3
4
5

Jacques PEZEU-MASABUAU, La Maison japonaise, Paris, Publications orientalistes de France, 1981, p.30
Frank Lloyd WRIGHT, An American Architect, New-York, Horizon Press, 1955, p.47.
Jacques PEZEU-MASABUAU, op. cit., p. 462.
tenter de pallier les dangers du combat en zone urbaine conduit contre les Palestiniens dans les
Territoires occupés. Il s’intéresse particulièrement à la notion de « réorganisation de l’espace ». En
1996, le général Shimon Naveh, officier réserviste des Forces de défense israéliennes (FDI), crée
l’Operational theory research institute (OTRI) dont un des buts est de réfléchir au remplacement de
la traditionnelle destruction de l’espace, conséquence des combats, par sa « réorganisation » ;
l’objectif est de désorienter l’adversaire, en modifiant ses références spatiales, participant par là à ce
que les psychiatres appellent un phénomène de déréalisation : la perte des repères spatiaux entraîne
un trouble psychique chez les Palestiniens, tant parmi les combattants que chez les habitants des
camps assaillis. Cette modification de la façon d’appréhender l’environnement entraîne un
renversement de perspective physique entre espace ouvert et espace fermé, mais également sociopsychique entre espace privé, espace commun et espace public. En effet, pour se déplacer, les
assaillants désertent la rue et ses dangers au profit des maisons, espace traditionnellement dédié aux
défenseurs.
L’idée du détournement des conventions qui organisent le bâti6 dans le monde indo-européen, à des
fins militaires, n’est certes pas nouvelle. Elle traverse les époques et semble être réinventée
régulièrement. On la trouve notamment chez Enée le Tacticien vers 360 avant J-C 7 : il recommande
aux habitants des cités assiégées de percer les murs mitoyens des maisons pour se déplacer et se
défendre en échappant aux vues des assaillants.
Au XIXe siècle, pour le maréchal Bugeaud8, la traversée des murs et des planchers des maisons qui
bordent les voies est le moyen pour la troupe de contourner les barricades dressées par les
révolutionnaires. A la même époque, mais de l’autre côté de la barricade, Auguste Blanqui 9
conseille de recourir à ces procédés pour prendre à revers les masses compactes et en ligne des
forces gouvernementales qui occupent toute la largeur de la rue et ne peuvent être attaquées de front
par les révolutionnaires.
Un siècle plus tard, l’armée canadienne recourt aux mêmes procédés lors de la bataille d’Ortona en
Italie en décembre 194310 : elle progresse d’habitation en habitation en perçant des trous dans les
murs mitoyens afin d’échapper au feu ennemi.
Tous ces exemples montrent une utilisation purement conjoncturelle du procédé, soit mis en œuvre
dans l’action (cas des Canadiens); soit conseillé dans des écrits mais sans qu’il soit fait mention
d’un fondement théorique.
Cette idée est d’ailleurs reprise dans Brazil, le film de Terry Gilliam : les forces de police découpent
des cercles dans les planchers pour venir nuitamment arrêter les individus qui présentent un risque
pour la survie du régime.
Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’utilisation de la traversée des murs, planchers et autres plafonds, par Tsahal11, comme résultat d’un processus de réflexion, fondé notamment sur la relecture
de théoriciens postmodernistes français12. Les militaires israéliens s’intéressent également aux travaux du plasticien américain Gordon Matta-Clark qui parlait dans les années 1970 du «démurage du
mur» par la transformation et le démantèlement virtuel de bâtiments abandonnés : à travers son approche « anarchitecturale », il découpe des bâtiments, creuse de grandes ouvertures et tente de renverser l’ordre dans l’espace domestique et tout ce qu’il représente en termes de hiérarchie. Les Israéliens se passionnent aussi pour les expériences de « dérive » et de «détournement » des situationnistes, et l’on retrouve Guy Debord qui écrit, toujours dans sa Théorie de la dérive : « Quelques
plaisanteries d’un goût douteux […] comme par exemple s’introduire nuitamment dans les étages
6
7
8
9
10
11
12

Il est fait référence ici au fait que le mur, qui sépare dedans et dehors, constitue une barrière, la porte étant là pour
passer d’un espace à l’autre. Les paragraphes précédents montrent que d’autres traditions constructives (en l’espèce
japonaises) présentent beaucoup plus de nuances à ce sujet.
Enée le Tacticien, Poliorcétique, Paris, Les Belles Lettres, 1961.
Maréchal Bugeaud, La Guerre des rues et des maisons, Paris, Jean-Paul Rocher, 1997
Auguste Blanqui, « Instructions pour une prise d’armes » in Maintenant il faut des armes, Paris, La Fabrique, 2006.
Cité par Roch Legault, « le champ de bataille urbain et l’armée : changements et doctrines », dans Revue militaire
canadienne, 2000.
Armée de défense d’Israël, abrégé en hébreu par Tsahal.
Notamment Gilles Deleuze et Félix Guattari.
des maisons en démolition, parcourir sans arrêt Paris en auto-stop pendant une grève des transports,
sous le prétexte d’aggraver la confusion en se faisant conduire n’importe où, errer dans ceux des
souterrains des catacombes qui sont interdits au public, relèveraient d’un sentiment plus général qui
ne serait autre que le sentiment de la dérive ».
Enfin ils étudient les écrits de Georges Bataille, qui appellent à s’extraire du carcan de l’architecture.
Toutes ces approches, quelles que soient leurs différences, ambitionnent de mettre à bas le mur, élément architectural qui symbolise l’ordre bourgeois et la répression, pour libérer les énergies susceptibles de créer de nouvelles formes tant sociales que politiques. Les «gourous» de l’OTRI se réapproprient donc ces discours à des fins militaires. Ils donnent ainsi un fondement théorique à leurs
recherches sur la relation à l’espace. Eyal Weizman, citant Shimon Naveh écrit : « nous devons bien
distinguer entre l’attrait de l’idéologie marxiste et même de certaines valeurs qui lui sont propres, et
ce que l’on peut en tirer pour l’usage militaire. Les théories ne cherchent pas simplement à établir
un idéal sociopolitique utopique avec lequel on peut être d’accord ou pas. Elles sont également fondées sur des principes méthodologiques cherchant à perturber et subvertir l’ordre politique social,
culturel ou militaire existant. Cette capacité perturbatrice est l’aspect de la théorie que nous apprécions et que nous utilisons […] Cette théorie n’est pas mariée à ses idéaux socialistes. ».
On peut tirer une conclusion de cette expérience des F.D.I. Les différentes théories auxquelles les
militaires israéliens se réfèrent sont sorties de leur contexte politique et historique, dépouillées, puis
réinterprétées et utilisées comme des outils conceptuels, des méthodes, pour venir habiller, conforter
et justifier une tactique multiséculaire. Pour le combattant, les zones urbanisées et les espaces bâtis
présentent des contraintes qu’il convient d’effacer ou au moins de minimiser. On peut en rappeler
quelques unes, même si ce sont des truismes : seuls les vides (rues, places, espaces verts, cours, passages…) semblent pouvoir être parcourus ; ils ne sont pas forcément continus, présentent des espaces restreints, sont directifs et souvent découverts. Les pleins constituent autant d’obstacles à celui qui attaque que de refuges à celui qui se défend. Il s’agit donc simplement de transgresser l’espace tel qui se donne à voir pour perturber l’opposant, en sapant son référentiel spatial.
Mais les militaires israéliens n’ont pas le monopole du « démurage ». Marchant dans les traces de
Gordon Matta-Clark, le plasticien chinois Zhang Dali13 fait des bouleversements urbanistiques et architecturaux à l’œuvre dans Pékin son terrain de jeu. Il se sert d’un graffiti représentant une tête de
profil, dessiné sur les murs des bâtiments appelés à être démolis, comme guide pour découper le
mur sur lequel il est dessiné. Renversant la perspective, il utilise la traversée du mur pour dénoncer
la désorganisation spatiale.
Cette découpe offre une nouvelle perspective, permettant au spectateur de « traverser » le mur.
Cette capacité de « passer la muraille » présente pourtant beaucoup moins de poésie que celle qui
s’échappe de la nouvelle de Marcel Aymé : la surprise passée, la nouvelle perspective offerte n’est
guère heureuse. On peut identifier trois cas de figure.
Dans le premier, le regard est accroché par une parcelle d’architecture traditionnelle chinoise : un
clocheton ou un débord de toit typique. C’est l’espoir que tout n’est pas perdu et que l’édifice dont
on aperçoit un fragment est encore là et qu’il résistera aux bulldozers.
Mais cela peut être aussi plus brutal et déboucher sur la vue d’un autre mur en sursis ; on imagine
alors aisément l’effet d’abîme que le renouvellement de l’expérience de la découpe produirait, entraînant le curieux dans une perte de référence, comme dans ces rêves, où l’impression de tomber
semble sans fin. Il y a aussi une perte de repère entre le premier plan et le second plan : l’absence
d’ombre et la parfaite identité entre les couleurs des différents plans achève de perturber la mise au
point de l’œil.
13 Deux photos ont notamment été présentées lors de l’exposition Between Past and Future: New Photography and
Video from China qui s’est déplacée à travers les Etats-Unis et à Berlin entre l’été 2004 et l’été 2006 :
Zhang Dali, Demolition–World Financial Center, Beijing, 1998, 89.2 x 59.7 cm.
Zhang Dali, Demolition: Time Plaza, Beijing, 1999, 89.2 x 59.7 cm.
Enfin le nouvel arrière-plan peut être un bâtiment qui sort de terre ; dans ce dernier cas, l’ouverture
découvre symboliquement au passant la seconde étape du processus, l’achèvement de la transformation qui aboutit au complet désarroi du riverain. Son environnement familier et typique, à savoir une
maison basse à deux niveaux, a été détruit et remplacé par une tour monstrueuse dans ses proportions, dont le squelette d’acier laisse imaginer l’habit de verre.
Par ses performances photographiées, Zhang Dali dénonce une course en avant des autorités chinoises qui « réorganisent l’espace » à grande vitesse, privant une partie de la population de ses repères spatiaux, culturels et psychiques.

Il résulte de cette « dérive » le long du mur, pour en trouver la faille, deux conclusions et une idée
nouvelle. « Passer la muraille » à la manière de Debord relève de l’expérience ludique et poétique,
même si elle est fondée sur une volonté de renversement politique. Déambuler nuitamment dans les
catacombes ou les bâtiments en phase de démolition reste un acte tout au plus dangereux pour ses
pratiquants mais guère transgressif. Il en est de même quand il s’agit de s’esbaudir sur les opportunités offertes par le plan libre : la façade porteuse en fait les frais mais cela s’arrête là.
En revanche, est-ce que Guy-Ernest Debord aurait cautionné le recours à ses théories pour conduire
des opérations de démolition, guidées par la volonté d’atteindre psychologiquement une population
sous couvert de déloger des ennemis ? Rien n’est moins sûr mais ce sont là les risques de la théorisation du désordre : vous trouvez toujours un apprenti sorcier pour l’appliquer à la lettre.
A contrario, il aurait sûrement apprécié que l’on découpe les murs pour dénoncer le capitalisme
sauvage, même si, par un cruel retournement de l’histoire, celui-ci est conduit par ceux qui promeuvent l’« économie socialiste de marché ».
L’architecte indienne Vani Bahl14 milite pour une éthique de la préservation architecturale. Même si
son travail s’inscrit en communion avec celui de Zhang Dali, son action formelle semble fort éloignée de ce qui précède. Pourtant, sa défense du recyclage face au processus de destruction/reconstruction systématique participe de cet état d’esprit. En effet, le recyclage des bâtiments, même s’il
n’aboutit pas à une traversée manifeste des murs, pourrait finalement s’avérer être l’étape ultime de
la dérive en architecture, allant au-delà de la construction modulaire vantée par Debord. Vani Bahl
explique que ce recyclage permet de bénéficier de l’« énergie culturelle » emmagasinée par le bâtiment depuis sa construction. Derrière cette idée de réincarnation chère à l’hindouisme apparaît celle
de préservation des atouts de l’architecture vernaculaire. Il s’agirait donc d’une sorte de dérive spatialement immobile mais temporellement mouvante, le bâtiment changeant de destination au cours
d’une existence théoriquement sans fin.

14 Vani BAHL exerce aux Etats-Unis et en Inde. Elle s’intéresse particulièrement à l’architecture durable et collabore à
l’ « US Green Building Council/North California Chapter ». Voir notamment :
www.boloji.com/environment/195.htm
Zhang Dali, Demolition: Time Plaza, Beijing, 1999, 89.2 x 59.7 cm

Contenu connexe

En vedette

Mettre en place et optimiser une veille professionnelle
Mettre en place et optimiser une veille professionnelleMettre en place et optimiser une veille professionnelle
Mettre en place et optimiser une veille professionnelleDiane Le Hénaff
 
Dimanche27juil08
Dimanche27juil08Dimanche27juil08
Dimanche27juil08guestc8a70e
 
Stratégie en e-business - Partie 1
Stratégie en e-business - Partie 1Stratégie en e-business - Partie 1
Stratégie en e-business - Partie 1Retis be
 
Power Point Wajdi
Power Point WajdiPower Point Wajdi
Power Point Wajdidanoudanou
 
LUXEMBOURG CREATUVE 2015-06-23 : L'économie circulaire (Gr. Schuler)
 LUXEMBOURG CREATUVE 2015-06-23 : L'économie circulaire (Gr. Schuler) LUXEMBOURG CREATUVE 2015-06-23 : L'économie circulaire (Gr. Schuler)
LUXEMBOURG CREATUVE 2015-06-23 : L'économie circulaire (Gr. Schuler)LUXEMBOURG CREATIVE
 
Générer plus de prestations juridiques avec SparkUp
Générer plus de prestations juridiques avec SparkUpGénérer plus de prestations juridiques avec SparkUp
Générer plus de prestations juridiques avec SparkUpSparkUp
 
Bref mensuels de l'Office de Tourisme d'Albi, de janvier à novembre 2015
Bref mensuels de l'Office de Tourisme d'Albi, de janvier à novembre 2015Bref mensuels de l'Office de Tourisme d'Albi, de janvier à novembre 2015
Bref mensuels de l'Office de Tourisme d'Albi, de janvier à novembre 2015Albi Tourisme
 
Ux junior, c'est quoi ?
Ux junior, c'est quoi ?Ux junior, c'est quoi ?
Ux junior, c'est quoi ?Olivia Lor
 
Sistemas de ecuaciones de 2 x 2
Sistemas de ecuaciones de  2 x 2Sistemas de ecuaciones de  2 x 2
Sistemas de ecuaciones de 2 x 2andredorado
 
Exemple : L’année de pratique 2ème commu
Exemple : L’année de pratique 2ème commuExemple : L’année de pratique 2ème commu
Exemple : L’année de pratique 2ème commum_delnoy
 
Reportage d\'investigation dans la couverture des élections
Reportage d\'investigation dans la couverture des électionsReportage d\'investigation dans la couverture des élections
Reportage d\'investigation dans la couverture des électionsPenplusbytes
 
Les mécaniques des jeux pour favoriser l'apprentissage au secondaire
Les mécaniques des jeux pour favoriser l'apprentissage au secondaireLes mécaniques des jeux pour favoriser l'apprentissage au secondaire
Les mécaniques des jeux pour favoriser l'apprentissage au secondaireproulje
 
Formation Soigner ses TIC communautaires - AGIR, novembre 2011 - tutoriel Goo...
Formation Soigner ses TIC communautaires - AGIR, novembre 2011 - tutoriel Goo...Formation Soigner ses TIC communautaires - AGIR, novembre 2011 - tutoriel Goo...
Formation Soigner ses TIC communautaires - AGIR, novembre 2011 - tutoriel Goo...PraTIC / projet de l'UQAM
 
Teaching French with Bouts en Train
Teaching French with Bouts en TrainTeaching French with Bouts en Train
Teaching French with Bouts en TrainMattcuzner
 

En vedette (20)

Diaporama reunion publique
Diaporama reunion publiqueDiaporama reunion publique
Diaporama reunion publique
 
Mettre en place et optimiser une veille professionnelle
Mettre en place et optimiser une veille professionnelleMettre en place et optimiser une veille professionnelle
Mettre en place et optimiser une veille professionnelle
 
Dep not conj_0312
Dep not conj_0312Dep not conj_0312
Dep not conj_0312
 
Dimanche27juil08
Dimanche27juil08Dimanche27juil08
Dimanche27juil08
 
Stratégie en e-business - Partie 1
Stratégie en e-business - Partie 1Stratégie en e-business - Partie 1
Stratégie en e-business - Partie 1
 
Power Point Wajdi
Power Point WajdiPower Point Wajdi
Power Point Wajdi
 
LUXEMBOURG CREATUVE 2015-06-23 : L'économie circulaire (Gr. Schuler)
 LUXEMBOURG CREATUVE 2015-06-23 : L'économie circulaire (Gr. Schuler) LUXEMBOURG CREATUVE 2015-06-23 : L'économie circulaire (Gr. Schuler)
LUXEMBOURG CREATUVE 2015-06-23 : L'économie circulaire (Gr. Schuler)
 
Générer plus de prestations juridiques avec SparkUp
Générer plus de prestations juridiques avec SparkUpGénérer plus de prestations juridiques avec SparkUp
Générer plus de prestations juridiques avec SparkUp
 
Terra9 202234
Terra9   202234Terra9   202234
Terra9 202234
 
Bref mensuels de l'Office de Tourisme d'Albi, de janvier à novembre 2015
Bref mensuels de l'Office de Tourisme d'Albi, de janvier à novembre 2015Bref mensuels de l'Office de Tourisme d'Albi, de janvier à novembre 2015
Bref mensuels de l'Office de Tourisme d'Albi, de janvier à novembre 2015
 
Ux junior, c'est quoi ?
Ux junior, c'est quoi ?Ux junior, c'est quoi ?
Ux junior, c'est quoi ?
 
Sistemas de ecuaciones de 2 x 2
Sistemas de ecuaciones de  2 x 2Sistemas de ecuaciones de  2 x 2
Sistemas de ecuaciones de 2 x 2
 
Exemple : L’année de pratique 2ème commu
Exemple : L’année de pratique 2ème commuExemple : L’année de pratique 2ème commu
Exemple : L’année de pratique 2ème commu
 
Nbm 126 web
Nbm 126 webNbm 126 web
Nbm 126 web
 
Reportage d\'investigation dans la couverture des élections
Reportage d\'investigation dans la couverture des électionsReportage d\'investigation dans la couverture des élections
Reportage d\'investigation dans la couverture des élections
 
Les mécaniques des jeux pour favoriser l'apprentissage au secondaire
Les mécaniques des jeux pour favoriser l'apprentissage au secondaireLes mécaniques des jeux pour favoriser l'apprentissage au secondaire
Les mécaniques des jeux pour favoriser l'apprentissage au secondaire
 
Formation Soigner ses TIC communautaires - AGIR, novembre 2011 - tutoriel Goo...
Formation Soigner ses TIC communautaires - AGIR, novembre 2011 - tutoriel Goo...Formation Soigner ses TIC communautaires - AGIR, novembre 2011 - tutoriel Goo...
Formation Soigner ses TIC communautaires - AGIR, novembre 2011 - tutoriel Goo...
 
Programa
ProgramaPrograma
Programa
 
Teaching French with Bouts en Train
Teaching French with Bouts en TrainTeaching French with Bouts en Train
Teaching French with Bouts en Train
 
Water From Air
Water From AirWater From Air
Water From Air
 

Similaire à Peut-on aller au-delà de la traversée des murs ?

Colloque mythanalyse octobre2017-lorenzo-soccavo
Colloque mythanalyse octobre2017-lorenzo-soccavoColloque mythanalyse octobre2017-lorenzo-soccavo
Colloque mythanalyse octobre2017-lorenzo-soccavoLorenzo Soccavo
 
Colloque André Dhôtel
Colloque André DhôtelColloque André Dhôtel
Colloque André DhôtelAlain Grosrey
 
Jean rousset et le baroque
Jean rousset et le baroqueJean rousset et le baroque
Jean rousset et le baroqueBia-Crispim
 
- porte renaud - mémoire DNSEP
- porte renaud - mémoire DNSEP- porte renaud - mémoire DNSEP
- porte renaud - mémoire DNSEP- porte renaud -
 
Nouvelles acquisitions n°3
Nouvelles acquisitions n°3Nouvelles acquisitions n°3
Nouvelles acquisitions n°3cdistemarguerite
 

Similaire à Peut-on aller au-delà de la traversée des murs ? (6)

Colloque mythanalyse octobre2017-lorenzo-soccavo
Colloque mythanalyse octobre2017-lorenzo-soccavoColloque mythanalyse octobre2017-lorenzo-soccavo
Colloque mythanalyse octobre2017-lorenzo-soccavo
 
Colloque André Dhôtel
Colloque André DhôtelColloque André Dhôtel
Colloque André Dhôtel
 
Jean rousset et le baroque
Jean rousset et le baroqueJean rousset et le baroque
Jean rousset et le baroque
 
- porte renaud - mémoire DNSEP
- porte renaud - mémoire DNSEP- porte renaud - mémoire DNSEP
- porte renaud - mémoire DNSEP
 
Nouvelles acquisitions n°3
Nouvelles acquisitions n°3Nouvelles acquisitions n°3
Nouvelles acquisitions n°3
 
Aa lignesde fuite
Aa lignesde fuiteAa lignesde fuite
Aa lignesde fuite
 

Plus de Marc-Emmanuel Privat

Frontières de Guyane, Guyane des Frontières
Frontières de Guyane, Guyane des FrontièresFrontières de Guyane, Guyane des Frontières
Frontières de Guyane, Guyane des FrontièresMarc-Emmanuel Privat
 
Building information management : hors les murs
Building information management : hors les mursBuilding information management : hors les murs
Building information management : hors les mursMarc-Emmanuel Privat
 
Le recours à la technologie civile ou duale dans la guerre urbaine.
Le recours à la technologie civile ou duale dans la guerre urbaine.Le recours à la technologie civile ou duale dans la guerre urbaine.
Le recours à la technologie civile ou duale dans la guerre urbaine.Marc-Emmanuel Privat
 
10 défis pour la Polynésie française
10 défis pour la Polynésie française10 défis pour la Polynésie française
10 défis pour la Polynésie françaiseMarc-Emmanuel Privat
 
Guerre urbaine 2.0 : ne pas oublier les fondamentaux.
Guerre urbaine 2.0 : ne pas oublier les fondamentaux.Guerre urbaine 2.0 : ne pas oublier les fondamentaux.
Guerre urbaine 2.0 : ne pas oublier les fondamentaux.Marc-Emmanuel Privat
 
Libye 2021 : nouvel eldorado ou chaos ?
Libye 2021 : nouvel eldorado ou chaos ?Libye 2021 : nouvel eldorado ou chaos ?
Libye 2021 : nouvel eldorado ou chaos ?Marc-Emmanuel Privat
 
Narration et architecture : sortir d’une poliorcétique du projet
Narration et architecture : sortir d’une poliorcétique du projetNarration et architecture : sortir d’une poliorcétique du projet
Narration et architecture : sortir d’une poliorcétique du projetMarc-Emmanuel Privat
 
Réorganiser l'espace ou le désordre au secours des militaires
Réorganiser l'espace ou le désordre au secours des militairesRéorganiser l'espace ou le désordre au secours des militaires
Réorganiser l'espace ou le désordre au secours des militairesMarc-Emmanuel Privat
 
Edouard Utudjian & l'urbanisme souterrain
Edouard Utudjian & l'urbanisme souterrainEdouard Utudjian & l'urbanisme souterrain
Edouard Utudjian & l'urbanisme souterrainMarc-Emmanuel Privat
 
Résistance & urbanisme souterrain
Résistance & urbanisme souterrainRésistance & urbanisme souterrain
Résistance & urbanisme souterrainMarc-Emmanuel Privat
 

Plus de Marc-Emmanuel Privat (14)

Frontières de Guyane, Guyane des Frontières
Frontières de Guyane, Guyane des FrontièresFrontières de Guyane, Guyane des Frontières
Frontières de Guyane, Guyane des Frontières
 
Building information management : hors les murs
Building information management : hors les mursBuilding information management : hors les murs
Building information management : hors les murs
 
Le recours à la technologie civile ou duale dans la guerre urbaine.
Le recours à la technologie civile ou duale dans la guerre urbaine.Le recours à la technologie civile ou duale dans la guerre urbaine.
Le recours à la technologie civile ou duale dans la guerre urbaine.
 
10 défis pour la Polynésie française
10 défis pour la Polynésie française10 défis pour la Polynésie française
10 défis pour la Polynésie française
 
Guerre urbaine 2.0 : ne pas oublier les fondamentaux.
Guerre urbaine 2.0 : ne pas oublier les fondamentaux.Guerre urbaine 2.0 : ne pas oublier les fondamentaux.
Guerre urbaine 2.0 : ne pas oublier les fondamentaux.
 
La France Pacifique
La France PacifiqueLa France Pacifique
La France Pacifique
 
Libye 2021 : nouvel eldorado ou chaos ?
Libye 2021 : nouvel eldorado ou chaos ?Libye 2021 : nouvel eldorado ou chaos ?
Libye 2021 : nouvel eldorado ou chaos ?
 
Narration et architecture : sortir d’une poliorcétique du projet
Narration et architecture : sortir d’une poliorcétique du projetNarration et architecture : sortir d’une poliorcétique du projet
Narration et architecture : sortir d’une poliorcétique du projet
 
Réorganiser l'espace ou le désordre au secours des militaires
Réorganiser l'espace ou le désordre au secours des militairesRéorganiser l'espace ou le désordre au secours des militaires
Réorganiser l'espace ou le désordre au secours des militaires
 
Edouard Utudjian & l'urbanisme souterrain
Edouard Utudjian & l'urbanisme souterrainEdouard Utudjian & l'urbanisme souterrain
Edouard Utudjian & l'urbanisme souterrain
 
Architecture militaire
Architecture militaireArchitecture militaire
Architecture militaire
 
Le SID dans la guerre urbaine
Le SID dans la guerre urbaineLe SID dans la guerre urbaine
Le SID dans la guerre urbaine
 
Tower Flower
Tower FlowerTower Flower
Tower Flower
 
Résistance & urbanisme souterrain
Résistance & urbanisme souterrainRésistance & urbanisme souterrain
Résistance & urbanisme souterrain
 

Peut-on aller au-delà de la traversée des murs ?

  • 1. Peut-on aller au-delà de la traversée des murs ? « Il y avait à Montmartre, au troisième étage du 75bis de la rue d'Orchampt, un excellent homme nommé Dutilleul qui possédait le don singulier de passer à travers les murs sans en être incommodé ». Ainsi commence Le Passe-Muraille, nouvelle écrite par Marcel Aymé en 19431. Il y met en scène un fonctionnaire falot, capable de passer à travers les murs et qui, à partir du moment où il utilise ce pouvoir, en acquiert un orgueil démesuré et perd le sens commun, ce qui entraîne sa chute : par inattention, il se retrouve finalement prisonnier d'un mur, alors qu'il quittait sa maîtresse nuitamment. Au-delà de toutes les interprétations historiques, cette capacité à traverser une barrière physiquement infranchissable ouvre un champ d’imagination et de poésie presque sans limite. En effet, qui n'a pas rêvé de passer à travers les murs et quel architecte n'a pas imaginé de créer un mur à travers lequel on pourrait circuler, à la fois limite et passage ? Si elle est poétique par essence, la traversée des murs peut très vite devenir un outil politique. Pour autant, ce n’est sans doute pas l’étape ultime de la « dérive » au sens debordien du terme. Avec Marcel Aymé comme point de départ, lançons-nous dans une expérience de dérive à travers les murs qui nous mènera de l’architecture japonaise au désordre urbanistique pékinois en passant par la réorganisation spatiale des militaires israéliens. Dans sa Théorie de la dérive2, Guy Debord écrit : « la dérive se définit comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade ». Le « passe-muraille » pourrait donc être considéré comme une sorte d’absolu de la dérive, la possibilité donnée de passer d’une ambiance à une autre par le plus court chemin. On pourrait, abruptement, poser la question : est-ce que Guy Debord a lu Marcel Aymé ? Sans doute, même si les options politiques qu’on prête à chacun d’eux, à tort ou à raison, en font des personnages assez éloignés. Debord écrit d’ailleurs, plus loin dans son texte : « je ne m’étendrai ni sur les précurseurs de la dérive, que l’on peut reconnaître justement, ou détourner abusivement, dans la littérature du passé, ni sur les aspects passionnels particuliers que cette dérive entraîne ». De façon anachronique – mais pourquoi ne pas traverser le temps si l’on traverse la matière – est-ce que cela fait de Marcel Aymé un « pré-situationniste » pour autant ? Rien n’est moins sûr. Il n’en reste pas moins qu’une étude a posteriori permet de lier le passe-muraille et la dérive dans une communauté de volonté et d’action, celle de détourner l’architecture et le fait urbain. En effet, Guy Debord écrit encore : « on peut dresser […] une cartographie influencielle qui manquait jusqu’à présent et dont l’incertitude actuelle […] n’est pas pire que celle des premiers portulans, à cette différence près qu’il ne s’agit plus de délimiter précisément des continents durables, mais de changer l’architecture et l’urbanisme. […] Le changement le plus général que la dérive conduit à proposer, c’est la diminution constante de ces marges frontières, jusqu’à leur suppression complète ». L’étude de l’architecture japonaise traditionnelle est, de ce point de vue, éclairante. En effet, il ne s’y trouve pas de rupture entre l’intérieur et l’extérieur, entre la maison et le jardin. Le passage de l’un à l’autre doit pouvoir se faire le plus indistinctement possible car dans la culture japonaise, l’habitat ne peut être dissocié de la nature. Jacques Pezeu-Masabuau note : « La maison japonaise est avant tout un toit : cet élément seul définit « l’intérieur » et le distingue de 1 Marcel AYME, « Le Passe-Muraille », Œuvres romanesques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Éditions Gallimard, 2001, p. 334 à 341. 2 Guy-Ernest DEBORD, “Théorie de la dérive », in Les Lèves nues n°9, décembre 1956.
  • 2. l’extérieur » 3. Le rapport entre le jardin d’agrément et la maison est riche d’enseignements sur cette notion de frontière. Ce jardin est en général lié aux pièces de réception, auquel il est accolé. Une cloison intérieure en masque la vision au premier abord, de sorte qu’il ne se dévoile aux yeux du visiteur qu’une fois que celui-ci est entré dans le « salon ». L’effet de surprise est ménagé jusqu’au dernier moment et la « coupure » semble presque plus importante entre l’entrée et les pièces de réception qu’entre celles-ci et le jardin : la frontière ne recoupe plus les notions d’intérieur et d’extérieur. Frank Lloyd Wright écrit, à ce sujet : « on ne peut pas dire où le jardin finit et où le jardin commence. J’ai vite cessé d’essayer de le dire, trop séduit par le problème pour le résoudre. Il y a des choses si parfaites que rien ne justifie une telle curiosité4 ». Sans rentrer dans la complexité de l’architecture intérieure japonaise, il convient ici de présenter succinctement le système de cloisons. Les « partitions intérieures » sont soit des cloisons maçonnées, soit des châssis tendus de papier, coulissant entre deux éléments rainurés. Ces dernières sont de deux types : les « fusuma » sont opaques et séparent les pièces les unes des autres ou ferment les placards muraux. Les « shôji » sont translucides et séparent les pièces de l’extérieur. Si l’on retire les premières, la maison se transforme en une seule et même pièce. Si l’on retire les secondes, la maison devient une sorte de kiosque, ouvert sur l’extérieur. Il y a donc une recherche de fluidité intérieure et de perméabilité entre l’intérieur et l’extérieur. Pour autant, cette perméabilité n’est pas synonyme de transparence, contrairement aux murs-rideaux de l’architecture moderne occidentale, où la perméabilité vise à obtenir la plus grande luminosité. L’ombre est en effet un élément essentiel de l’architecture traditionnelle japonaise. Les ouvertures sont plutôt présentes pour des raisons de régulation de l’humidité entre l’extérieur et l’intérieur. En effet, Jacques Pezeu-Masabuau note que la maison japonaise originelle n’est probablement dotée que d’une seule ouverture équipée de « shôji » ; cette baie, appelée « shoin », large d’environ 180 cm, présente un plan horizontal saillant de 30 à 40 cm tant à l’intérieur que vers l’extérieur ; elle est destinée à servir à la lecture et à l’écriture. L’architecture de la maison traditionnelle japonaise est surprenante. En effet, malgré des différences climatiques importantes entre les parties septentrionale et méridionale de l’archipel, on rencontre une grande unité de conception et de matériaux. Cela fait dire à Jacques Pezeu-Masabuau que cette maison n’est pas adaptée au climat et n’a pas été conçue pour être confortable mais bien comme une sorte d’abri fragile et temporaire, permettant d’être pleinement en contact avec la nature ; il conclut : « la maison japonaise est demeurée fidèle à l’expression de valeurs tournées davantage vers des besoins intellectuels »5. On peut donc, par un raccourci audacieux, lier l’architecte japonais et l’individu qui se livre à la dérive : guidés par l’intellect, ils sont sur la voie d’une même recherche d’affranchissement des contraintes physiques. Debord écrit d’ailleurs : « dans l’architecture même, le goût de la dérive porte à préconiser toutes sortes de nouvelles formes du labyrinthe, que les possibilités modernes de construction favorisent. Ainsi la presse signalait en mars 1955 la construction à New-York d’un immeuble où l’on peut voir les premiers signes d’une occasion de dérive à l’intérieur d’un appartement : “les logements de la maison hélicoïdale auront la forme d’une tranche de gâteau. Ils pourront être agrandis ou diminués à volonté par le déplacement de cloisons mobiles” ». Le pape du situationnisme semble béat d’admiration devant la nouveauté de la « dérive » mise en œuvre par l’architecture du plan libre, alors que les architectes japonais la pratiquaient depuis des siècles ! La traversée des murs n’est pas l’apanage de Marcel Aymé. En effet, en 2008, l’architecte israélien Eyal Weizman fait paraître aux Editions de La Fabrique un petit ouvrage intitulé A travers les murs. Il y présente, pour les critiquer, certaines recherches doctrinales de l’armée israélienne, menées pour 3 4 5 Jacques PEZEU-MASABUAU, La Maison japonaise, Paris, Publications orientalistes de France, 1981, p.30 Frank Lloyd WRIGHT, An American Architect, New-York, Horizon Press, 1955, p.47. Jacques PEZEU-MASABUAU, op. cit., p. 462.
  • 3. tenter de pallier les dangers du combat en zone urbaine conduit contre les Palestiniens dans les Territoires occupés. Il s’intéresse particulièrement à la notion de « réorganisation de l’espace ». En 1996, le général Shimon Naveh, officier réserviste des Forces de défense israéliennes (FDI), crée l’Operational theory research institute (OTRI) dont un des buts est de réfléchir au remplacement de la traditionnelle destruction de l’espace, conséquence des combats, par sa « réorganisation » ; l’objectif est de désorienter l’adversaire, en modifiant ses références spatiales, participant par là à ce que les psychiatres appellent un phénomène de déréalisation : la perte des repères spatiaux entraîne un trouble psychique chez les Palestiniens, tant parmi les combattants que chez les habitants des camps assaillis. Cette modification de la façon d’appréhender l’environnement entraîne un renversement de perspective physique entre espace ouvert et espace fermé, mais également sociopsychique entre espace privé, espace commun et espace public. En effet, pour se déplacer, les assaillants désertent la rue et ses dangers au profit des maisons, espace traditionnellement dédié aux défenseurs. L’idée du détournement des conventions qui organisent le bâti6 dans le monde indo-européen, à des fins militaires, n’est certes pas nouvelle. Elle traverse les époques et semble être réinventée régulièrement. On la trouve notamment chez Enée le Tacticien vers 360 avant J-C 7 : il recommande aux habitants des cités assiégées de percer les murs mitoyens des maisons pour se déplacer et se défendre en échappant aux vues des assaillants. Au XIXe siècle, pour le maréchal Bugeaud8, la traversée des murs et des planchers des maisons qui bordent les voies est le moyen pour la troupe de contourner les barricades dressées par les révolutionnaires. A la même époque, mais de l’autre côté de la barricade, Auguste Blanqui 9 conseille de recourir à ces procédés pour prendre à revers les masses compactes et en ligne des forces gouvernementales qui occupent toute la largeur de la rue et ne peuvent être attaquées de front par les révolutionnaires. Un siècle plus tard, l’armée canadienne recourt aux mêmes procédés lors de la bataille d’Ortona en Italie en décembre 194310 : elle progresse d’habitation en habitation en perçant des trous dans les murs mitoyens afin d’échapper au feu ennemi. Tous ces exemples montrent une utilisation purement conjoncturelle du procédé, soit mis en œuvre dans l’action (cas des Canadiens); soit conseillé dans des écrits mais sans qu’il soit fait mention d’un fondement théorique. Cette idée est d’ailleurs reprise dans Brazil, le film de Terry Gilliam : les forces de police découpent des cercles dans les planchers pour venir nuitamment arrêter les individus qui présentent un risque pour la survie du régime. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’utilisation de la traversée des murs, planchers et autres plafonds, par Tsahal11, comme résultat d’un processus de réflexion, fondé notamment sur la relecture de théoriciens postmodernistes français12. Les militaires israéliens s’intéressent également aux travaux du plasticien américain Gordon Matta-Clark qui parlait dans les années 1970 du «démurage du mur» par la transformation et le démantèlement virtuel de bâtiments abandonnés : à travers son approche « anarchitecturale », il découpe des bâtiments, creuse de grandes ouvertures et tente de renverser l’ordre dans l’espace domestique et tout ce qu’il représente en termes de hiérarchie. Les Israéliens se passionnent aussi pour les expériences de « dérive » et de «détournement » des situationnistes, et l’on retrouve Guy Debord qui écrit, toujours dans sa Théorie de la dérive : « Quelques plaisanteries d’un goût douteux […] comme par exemple s’introduire nuitamment dans les étages 6 7 8 9 10 11 12 Il est fait référence ici au fait que le mur, qui sépare dedans et dehors, constitue une barrière, la porte étant là pour passer d’un espace à l’autre. Les paragraphes précédents montrent que d’autres traditions constructives (en l’espèce japonaises) présentent beaucoup plus de nuances à ce sujet. Enée le Tacticien, Poliorcétique, Paris, Les Belles Lettres, 1961. Maréchal Bugeaud, La Guerre des rues et des maisons, Paris, Jean-Paul Rocher, 1997 Auguste Blanqui, « Instructions pour une prise d’armes » in Maintenant il faut des armes, Paris, La Fabrique, 2006. Cité par Roch Legault, « le champ de bataille urbain et l’armée : changements et doctrines », dans Revue militaire canadienne, 2000. Armée de défense d’Israël, abrégé en hébreu par Tsahal. Notamment Gilles Deleuze et Félix Guattari.
  • 4. des maisons en démolition, parcourir sans arrêt Paris en auto-stop pendant une grève des transports, sous le prétexte d’aggraver la confusion en se faisant conduire n’importe où, errer dans ceux des souterrains des catacombes qui sont interdits au public, relèveraient d’un sentiment plus général qui ne serait autre que le sentiment de la dérive ». Enfin ils étudient les écrits de Georges Bataille, qui appellent à s’extraire du carcan de l’architecture. Toutes ces approches, quelles que soient leurs différences, ambitionnent de mettre à bas le mur, élément architectural qui symbolise l’ordre bourgeois et la répression, pour libérer les énergies susceptibles de créer de nouvelles formes tant sociales que politiques. Les «gourous» de l’OTRI se réapproprient donc ces discours à des fins militaires. Ils donnent ainsi un fondement théorique à leurs recherches sur la relation à l’espace. Eyal Weizman, citant Shimon Naveh écrit : « nous devons bien distinguer entre l’attrait de l’idéologie marxiste et même de certaines valeurs qui lui sont propres, et ce que l’on peut en tirer pour l’usage militaire. Les théories ne cherchent pas simplement à établir un idéal sociopolitique utopique avec lequel on peut être d’accord ou pas. Elles sont également fondées sur des principes méthodologiques cherchant à perturber et subvertir l’ordre politique social, culturel ou militaire existant. Cette capacité perturbatrice est l’aspect de la théorie que nous apprécions et que nous utilisons […] Cette théorie n’est pas mariée à ses idéaux socialistes. ». On peut tirer une conclusion de cette expérience des F.D.I. Les différentes théories auxquelles les militaires israéliens se réfèrent sont sorties de leur contexte politique et historique, dépouillées, puis réinterprétées et utilisées comme des outils conceptuels, des méthodes, pour venir habiller, conforter et justifier une tactique multiséculaire. Pour le combattant, les zones urbanisées et les espaces bâtis présentent des contraintes qu’il convient d’effacer ou au moins de minimiser. On peut en rappeler quelques unes, même si ce sont des truismes : seuls les vides (rues, places, espaces verts, cours, passages…) semblent pouvoir être parcourus ; ils ne sont pas forcément continus, présentent des espaces restreints, sont directifs et souvent découverts. Les pleins constituent autant d’obstacles à celui qui attaque que de refuges à celui qui se défend. Il s’agit donc simplement de transgresser l’espace tel qui se donne à voir pour perturber l’opposant, en sapant son référentiel spatial. Mais les militaires israéliens n’ont pas le monopole du « démurage ». Marchant dans les traces de Gordon Matta-Clark, le plasticien chinois Zhang Dali13 fait des bouleversements urbanistiques et architecturaux à l’œuvre dans Pékin son terrain de jeu. Il se sert d’un graffiti représentant une tête de profil, dessiné sur les murs des bâtiments appelés à être démolis, comme guide pour découper le mur sur lequel il est dessiné. Renversant la perspective, il utilise la traversée du mur pour dénoncer la désorganisation spatiale. Cette découpe offre une nouvelle perspective, permettant au spectateur de « traverser » le mur. Cette capacité de « passer la muraille » présente pourtant beaucoup moins de poésie que celle qui s’échappe de la nouvelle de Marcel Aymé : la surprise passée, la nouvelle perspective offerte n’est guère heureuse. On peut identifier trois cas de figure. Dans le premier, le regard est accroché par une parcelle d’architecture traditionnelle chinoise : un clocheton ou un débord de toit typique. C’est l’espoir que tout n’est pas perdu et que l’édifice dont on aperçoit un fragment est encore là et qu’il résistera aux bulldozers. Mais cela peut être aussi plus brutal et déboucher sur la vue d’un autre mur en sursis ; on imagine alors aisément l’effet d’abîme que le renouvellement de l’expérience de la découpe produirait, entraînant le curieux dans une perte de référence, comme dans ces rêves, où l’impression de tomber semble sans fin. Il y a aussi une perte de repère entre le premier plan et le second plan : l’absence d’ombre et la parfaite identité entre les couleurs des différents plans achève de perturber la mise au point de l’œil. 13 Deux photos ont notamment été présentées lors de l’exposition Between Past and Future: New Photography and Video from China qui s’est déplacée à travers les Etats-Unis et à Berlin entre l’été 2004 et l’été 2006 : Zhang Dali, Demolition–World Financial Center, Beijing, 1998, 89.2 x 59.7 cm. Zhang Dali, Demolition: Time Plaza, Beijing, 1999, 89.2 x 59.7 cm.
  • 5. Enfin le nouvel arrière-plan peut être un bâtiment qui sort de terre ; dans ce dernier cas, l’ouverture découvre symboliquement au passant la seconde étape du processus, l’achèvement de la transformation qui aboutit au complet désarroi du riverain. Son environnement familier et typique, à savoir une maison basse à deux niveaux, a été détruit et remplacé par une tour monstrueuse dans ses proportions, dont le squelette d’acier laisse imaginer l’habit de verre. Par ses performances photographiées, Zhang Dali dénonce une course en avant des autorités chinoises qui « réorganisent l’espace » à grande vitesse, privant une partie de la population de ses repères spatiaux, culturels et psychiques. Il résulte de cette « dérive » le long du mur, pour en trouver la faille, deux conclusions et une idée nouvelle. « Passer la muraille » à la manière de Debord relève de l’expérience ludique et poétique, même si elle est fondée sur une volonté de renversement politique. Déambuler nuitamment dans les catacombes ou les bâtiments en phase de démolition reste un acte tout au plus dangereux pour ses pratiquants mais guère transgressif. Il en est de même quand il s’agit de s’esbaudir sur les opportunités offertes par le plan libre : la façade porteuse en fait les frais mais cela s’arrête là. En revanche, est-ce que Guy-Ernest Debord aurait cautionné le recours à ses théories pour conduire des opérations de démolition, guidées par la volonté d’atteindre psychologiquement une population sous couvert de déloger des ennemis ? Rien n’est moins sûr mais ce sont là les risques de la théorisation du désordre : vous trouvez toujours un apprenti sorcier pour l’appliquer à la lettre. A contrario, il aurait sûrement apprécié que l’on découpe les murs pour dénoncer le capitalisme sauvage, même si, par un cruel retournement de l’histoire, celui-ci est conduit par ceux qui promeuvent l’« économie socialiste de marché ». L’architecte indienne Vani Bahl14 milite pour une éthique de la préservation architecturale. Même si son travail s’inscrit en communion avec celui de Zhang Dali, son action formelle semble fort éloignée de ce qui précède. Pourtant, sa défense du recyclage face au processus de destruction/reconstruction systématique participe de cet état d’esprit. En effet, le recyclage des bâtiments, même s’il n’aboutit pas à une traversée manifeste des murs, pourrait finalement s’avérer être l’étape ultime de la dérive en architecture, allant au-delà de la construction modulaire vantée par Debord. Vani Bahl explique que ce recyclage permet de bénéficier de l’« énergie culturelle » emmagasinée par le bâtiment depuis sa construction. Derrière cette idée de réincarnation chère à l’hindouisme apparaît celle de préservation des atouts de l’architecture vernaculaire. Il s’agirait donc d’une sorte de dérive spatialement immobile mais temporellement mouvante, le bâtiment changeant de destination au cours d’une existence théoriquement sans fin. 14 Vani BAHL exerce aux Etats-Unis et en Inde. Elle s’intéresse particulièrement à l’architecture durable et collabore à l’ « US Green Building Council/North California Chapter ». Voir notamment : www.boloji.com/environment/195.htm
  • 6. Zhang Dali, Demolition: Time Plaza, Beijing, 1999, 89.2 x 59.7 cm