Au-delà de toutes les interprétations historiques, la capacité à traverser une barrière
physiquement infranchissable ouvre un champ d’imagination et de poésie presque sans limite. En
effet, qui n'a pas rêvé de passer à travers les murs et quel architecte n'a pas imaginé de créer un mur
à travers lequel on pourrait circuler, à la fois limite et passage ?
Si elle est poétique par essence, la traversée des murs peut très vite devenir un outil politique.
Pour autant, ce n’est sans doute pas l’étape ultime de la « dérive » au sens debordien du
terme.
1. Peut-on aller au-delà de la traversée des murs ?
« Il y avait à Montmartre, au troisième étage du 75bis de la rue d'Orchampt, un excellent homme
nommé Dutilleul qui possédait le don singulier de passer à travers les murs sans en être
incommodé ».
Ainsi commence Le Passe-Muraille, nouvelle écrite par Marcel Aymé en 19431. Il y met en scène
un fonctionnaire falot, capable de passer à travers les murs et qui, à partir du moment où il utilise ce
pouvoir, en acquiert un orgueil démesuré et perd le sens commun, ce qui entraîne sa chute : par
inattention, il se retrouve finalement prisonnier d'un mur, alors qu'il quittait sa maîtresse
nuitamment.
Au-delà de toutes les interprétations historiques, cette capacité à traverser une barrière
physiquement infranchissable ouvre un champ d’imagination et de poésie presque sans limite. En
effet, qui n'a pas rêvé de passer à travers les murs et quel architecte n'a pas imaginé de créer un mur
à travers lequel on pourrait circuler, à la fois limite et passage ?
Si elle est poétique par essence, la traversée des murs peut très vite devenir un outil politique.
Pour autant, ce n’est sans doute pas l’étape ultime de la « dérive » au sens debordien du
terme.
Avec Marcel Aymé comme point de départ, lançons-nous dans une expérience de dérive à travers
les murs qui nous mènera de l’architecture japonaise au désordre urbanistique pékinois en passant
par la réorganisation spatiale des militaires israéliens.
Dans sa Théorie de la dérive2, Guy Debord écrit : « la dérive se définit comme une technique du
passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la
reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement
ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de
promenade ». Le « passe-muraille » pourrait donc être considéré comme une sorte d’absolu de la
dérive, la possibilité donnée de passer d’une ambiance à une autre par le plus court chemin. On
pourrait, abruptement, poser la question : est-ce que Guy Debord a lu Marcel Aymé ? Sans doute,
même si les options politiques qu’on prête à chacun d’eux, à tort ou à raison, en font des
personnages assez éloignés. Debord écrit d’ailleurs, plus loin dans son texte : « je ne m’étendrai ni
sur les précurseurs de la dérive, que l’on peut reconnaître justement, ou détourner abusivement,
dans la littérature du passé, ni sur les aspects passionnels particuliers que cette dérive entraîne ». De
façon anachronique – mais pourquoi ne pas traverser le temps si l’on traverse la matière – est-ce
que cela fait de Marcel Aymé un « pré-situationniste » pour autant ? Rien n’est moins sûr. Il n’en
reste pas moins qu’une étude a posteriori permet de lier le passe-muraille et la dérive dans une
communauté de volonté et d’action, celle de détourner l’architecture et le fait urbain. En effet, Guy
Debord écrit encore : « on peut dresser […] une cartographie influencielle qui manquait jusqu’à
présent et dont l’incertitude actuelle […] n’est pas pire que celle des premiers portulans, à cette
différence près qu’il ne s’agit plus de délimiter précisément des continents durables, mais de
changer l’architecture et l’urbanisme. […] Le changement le plus général que la dérive conduit à
proposer, c’est la diminution constante de ces marges frontières, jusqu’à leur suppression
complète ».
L’étude de l’architecture japonaise traditionnelle est, de ce point de vue, éclairante.
En effet, il ne s’y trouve pas de rupture entre l’intérieur et l’extérieur, entre la maison et le jardin. Le
passage de l’un à l’autre doit pouvoir se faire le plus indistinctement possible car dans la culture
japonaise, l’habitat ne peut être dissocié de la nature. Jacques Pezeu-Masabuau note : « La maison
japonaise est avant tout un toit : cet élément seul définit « l’intérieur » et le distingue de
1
Marcel AYME, « Le Passe-Muraille », Œuvres romanesques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Éditions
Gallimard, 2001, p. 334 à 341.
2 Guy-Ernest DEBORD, “Théorie de la dérive », in Les Lèves nues n°9, décembre 1956.
2. l’extérieur » 3. Le rapport entre le jardin d’agrément et la maison est riche d’enseignements sur cette
notion de frontière. Ce jardin est en général lié aux pièces de réception, auquel il est accolé. Une
cloison intérieure en masque la vision au premier abord, de sorte qu’il ne se dévoile aux yeux du
visiteur qu’une fois que celui-ci est entré dans le « salon ». L’effet de surprise est ménagé jusqu’au
dernier moment et la « coupure » semble presque plus importante entre l’entrée et les pièces de
réception qu’entre celles-ci et le jardin : la frontière ne recoupe plus les notions d’intérieur et
d’extérieur.
Frank Lloyd Wright écrit, à ce sujet : « on ne peut pas dire où le jardin finit et où le jardin
commence. J’ai vite cessé d’essayer de le dire, trop séduit par le problème pour le résoudre. Il y a
des choses si parfaites que rien ne justifie une telle curiosité4 ».
Sans rentrer dans la complexité de l’architecture intérieure japonaise, il convient ici de présenter
succinctement le système de cloisons. Les « partitions intérieures » sont soit des cloisons
maçonnées, soit des châssis tendus de papier, coulissant entre deux éléments rainurés. Ces dernières
sont de deux types : les « fusuma » sont opaques et séparent les pièces les unes des autres ou
ferment les placards muraux. Les « shôji » sont translucides et séparent les pièces de l’extérieur. Si
l’on retire les premières, la maison se transforme en une seule et même pièce. Si l’on retire les
secondes, la maison devient une sorte de kiosque, ouvert sur l’extérieur.
Il y a donc une recherche de fluidité intérieure et de perméabilité entre l’intérieur et l’extérieur. Pour
autant, cette perméabilité n’est pas synonyme de transparence, contrairement aux murs-rideaux de
l’architecture moderne occidentale, où la perméabilité vise à obtenir la plus grande luminosité.
L’ombre est en effet un élément essentiel de l’architecture traditionnelle japonaise. Les ouvertures
sont plutôt présentes pour des raisons de régulation de l’humidité entre l’extérieur et l’intérieur. En
effet, Jacques Pezeu-Masabuau note que la maison japonaise originelle n’est probablement dotée
que d’une seule ouverture équipée de « shôji » ; cette baie, appelée « shoin », large d’environ 180
cm, présente un plan horizontal saillant de 30 à 40 cm tant à l’intérieur que vers l’extérieur ; elle est
destinée à servir à la lecture et à l’écriture.
L’architecture de la maison traditionnelle japonaise est surprenante. En effet, malgré des différences
climatiques importantes entre les parties septentrionale et méridionale de l’archipel, on rencontre
une grande unité de conception et de matériaux. Cela fait dire à Jacques Pezeu-Masabuau que cette
maison n’est pas adaptée au climat et n’a pas été conçue pour être confortable mais bien comme une
sorte d’abri fragile et temporaire, permettant d’être pleinement en contact avec la nature ; il
conclut : « la maison japonaise est demeurée fidèle à l’expression de valeurs tournées davantage
vers des besoins intellectuels »5.
On peut donc, par un raccourci audacieux, lier l’architecte japonais et l’individu qui se livre à la
dérive : guidés par l’intellect, ils sont sur la voie d’une même recherche d’affranchissement des
contraintes physiques.
Debord écrit d’ailleurs : « dans l’architecture même, le goût de la dérive porte à préconiser toutes
sortes de nouvelles formes du labyrinthe, que les possibilités modernes de construction favorisent.
Ainsi la presse signalait en mars 1955 la construction à New-York d’un immeuble où l’on peut voir
les premiers signes d’une occasion de dérive à l’intérieur d’un appartement : “les logements de la
maison hélicoïdale auront la forme d’une tranche de gâteau. Ils pourront être agrandis ou diminués à
volonté par le déplacement de cloisons mobiles” ». Le pape du situationnisme semble béat
d’admiration devant la nouveauté de la « dérive » mise en œuvre par l’architecture du plan libre,
alors que les architectes japonais la pratiquaient depuis des siècles !
La traversée des murs n’est pas l’apanage de Marcel Aymé. En effet, en 2008, l’architecte israélien
Eyal Weizman fait paraître aux Editions de La Fabrique un petit ouvrage intitulé A travers les murs.
Il y présente, pour les critiquer, certaines recherches doctrinales de l’armée israélienne, menées pour
3
4
5
Jacques PEZEU-MASABUAU, La Maison japonaise, Paris, Publications orientalistes de France, 1981, p.30
Frank Lloyd WRIGHT, An American Architect, New-York, Horizon Press, 1955, p.47.
Jacques PEZEU-MASABUAU, op. cit., p. 462.
3. tenter de pallier les dangers du combat en zone urbaine conduit contre les Palestiniens dans les
Territoires occupés. Il s’intéresse particulièrement à la notion de « réorganisation de l’espace ». En
1996, le général Shimon Naveh, officier réserviste des Forces de défense israéliennes (FDI), crée
l’Operational theory research institute (OTRI) dont un des buts est de réfléchir au remplacement de
la traditionnelle destruction de l’espace, conséquence des combats, par sa « réorganisation » ;
l’objectif est de désorienter l’adversaire, en modifiant ses références spatiales, participant par là à ce
que les psychiatres appellent un phénomène de déréalisation : la perte des repères spatiaux entraîne
un trouble psychique chez les Palestiniens, tant parmi les combattants que chez les habitants des
camps assaillis. Cette modification de la façon d’appréhender l’environnement entraîne un
renversement de perspective physique entre espace ouvert et espace fermé, mais également sociopsychique entre espace privé, espace commun et espace public. En effet, pour se déplacer, les
assaillants désertent la rue et ses dangers au profit des maisons, espace traditionnellement dédié aux
défenseurs.
L’idée du détournement des conventions qui organisent le bâti6 dans le monde indo-européen, à des
fins militaires, n’est certes pas nouvelle. Elle traverse les époques et semble être réinventée
régulièrement. On la trouve notamment chez Enée le Tacticien vers 360 avant J-C 7 : il recommande
aux habitants des cités assiégées de percer les murs mitoyens des maisons pour se déplacer et se
défendre en échappant aux vues des assaillants.
Au XIXe siècle, pour le maréchal Bugeaud8, la traversée des murs et des planchers des maisons qui
bordent les voies est le moyen pour la troupe de contourner les barricades dressées par les
révolutionnaires. A la même époque, mais de l’autre côté de la barricade, Auguste Blanqui 9
conseille de recourir à ces procédés pour prendre à revers les masses compactes et en ligne des
forces gouvernementales qui occupent toute la largeur de la rue et ne peuvent être attaquées de front
par les révolutionnaires.
Un siècle plus tard, l’armée canadienne recourt aux mêmes procédés lors de la bataille d’Ortona en
Italie en décembre 194310 : elle progresse d’habitation en habitation en perçant des trous dans les
murs mitoyens afin d’échapper au feu ennemi.
Tous ces exemples montrent une utilisation purement conjoncturelle du procédé, soit mis en œuvre
dans l’action (cas des Canadiens); soit conseillé dans des écrits mais sans qu’il soit fait mention
d’un fondement théorique.
Cette idée est d’ailleurs reprise dans Brazil, le film de Terry Gilliam : les forces de police découpent
des cercles dans les planchers pour venir nuitamment arrêter les individus qui présentent un risque
pour la survie du régime.
Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’utilisation de la traversée des murs, planchers et autres plafonds, par Tsahal11, comme résultat d’un processus de réflexion, fondé notamment sur la relecture
de théoriciens postmodernistes français12. Les militaires israéliens s’intéressent également aux travaux du plasticien américain Gordon Matta-Clark qui parlait dans les années 1970 du «démurage du
mur» par la transformation et le démantèlement virtuel de bâtiments abandonnés : à travers son approche « anarchitecturale », il découpe des bâtiments, creuse de grandes ouvertures et tente de renverser l’ordre dans l’espace domestique et tout ce qu’il représente en termes de hiérarchie. Les Israéliens se passionnent aussi pour les expériences de « dérive » et de «détournement » des situationnistes, et l’on retrouve Guy Debord qui écrit, toujours dans sa Théorie de la dérive : « Quelques
plaisanteries d’un goût douteux […] comme par exemple s’introduire nuitamment dans les étages
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Il est fait référence ici au fait que le mur, qui sépare dedans et dehors, constitue une barrière, la porte étant là pour
passer d’un espace à l’autre. Les paragraphes précédents montrent que d’autres traditions constructives (en l’espèce
japonaises) présentent beaucoup plus de nuances à ce sujet.
Enée le Tacticien, Poliorcétique, Paris, Les Belles Lettres, 1961.
Maréchal Bugeaud, La Guerre des rues et des maisons, Paris, Jean-Paul Rocher, 1997
Auguste Blanqui, « Instructions pour une prise d’armes » in Maintenant il faut des armes, Paris, La Fabrique, 2006.
Cité par Roch Legault, « le champ de bataille urbain et l’armée : changements et doctrines », dans Revue militaire
canadienne, 2000.
Armée de défense d’Israël, abrégé en hébreu par Tsahal.
Notamment Gilles Deleuze et Félix Guattari.
4. des maisons en démolition, parcourir sans arrêt Paris en auto-stop pendant une grève des transports,
sous le prétexte d’aggraver la confusion en se faisant conduire n’importe où, errer dans ceux des
souterrains des catacombes qui sont interdits au public, relèveraient d’un sentiment plus général qui
ne serait autre que le sentiment de la dérive ».
Enfin ils étudient les écrits de Georges Bataille, qui appellent à s’extraire du carcan de l’architecture.
Toutes ces approches, quelles que soient leurs différences, ambitionnent de mettre à bas le mur, élément architectural qui symbolise l’ordre bourgeois et la répression, pour libérer les énergies susceptibles de créer de nouvelles formes tant sociales que politiques. Les «gourous» de l’OTRI se réapproprient donc ces discours à des fins militaires. Ils donnent ainsi un fondement théorique à leurs
recherches sur la relation à l’espace. Eyal Weizman, citant Shimon Naveh écrit : « nous devons bien
distinguer entre l’attrait de l’idéologie marxiste et même de certaines valeurs qui lui sont propres, et
ce que l’on peut en tirer pour l’usage militaire. Les théories ne cherchent pas simplement à établir
un idéal sociopolitique utopique avec lequel on peut être d’accord ou pas. Elles sont également fondées sur des principes méthodologiques cherchant à perturber et subvertir l’ordre politique social,
culturel ou militaire existant. Cette capacité perturbatrice est l’aspect de la théorie que nous apprécions et que nous utilisons […] Cette théorie n’est pas mariée à ses idéaux socialistes. ».
On peut tirer une conclusion de cette expérience des F.D.I. Les différentes théories auxquelles les
militaires israéliens se réfèrent sont sorties de leur contexte politique et historique, dépouillées, puis
réinterprétées et utilisées comme des outils conceptuels, des méthodes, pour venir habiller, conforter
et justifier une tactique multiséculaire. Pour le combattant, les zones urbanisées et les espaces bâtis
présentent des contraintes qu’il convient d’effacer ou au moins de minimiser. On peut en rappeler
quelques unes, même si ce sont des truismes : seuls les vides (rues, places, espaces verts, cours, passages…) semblent pouvoir être parcourus ; ils ne sont pas forcément continus, présentent des espaces restreints, sont directifs et souvent découverts. Les pleins constituent autant d’obstacles à celui qui attaque que de refuges à celui qui se défend. Il s’agit donc simplement de transgresser l’espace tel qui se donne à voir pour perturber l’opposant, en sapant son référentiel spatial.
Mais les militaires israéliens n’ont pas le monopole du « démurage ». Marchant dans les traces de
Gordon Matta-Clark, le plasticien chinois Zhang Dali13 fait des bouleversements urbanistiques et architecturaux à l’œuvre dans Pékin son terrain de jeu. Il se sert d’un graffiti représentant une tête de
profil, dessiné sur les murs des bâtiments appelés à être démolis, comme guide pour découper le
mur sur lequel il est dessiné. Renversant la perspective, il utilise la traversée du mur pour dénoncer
la désorganisation spatiale.
Cette découpe offre une nouvelle perspective, permettant au spectateur de « traverser » le mur.
Cette capacité de « passer la muraille » présente pourtant beaucoup moins de poésie que celle qui
s’échappe de la nouvelle de Marcel Aymé : la surprise passée, la nouvelle perspective offerte n’est
guère heureuse. On peut identifier trois cas de figure.
Dans le premier, le regard est accroché par une parcelle d’architecture traditionnelle chinoise : un
clocheton ou un débord de toit typique. C’est l’espoir que tout n’est pas perdu et que l’édifice dont
on aperçoit un fragment est encore là et qu’il résistera aux bulldozers.
Mais cela peut être aussi plus brutal et déboucher sur la vue d’un autre mur en sursis ; on imagine
alors aisément l’effet d’abîme que le renouvellement de l’expérience de la découpe produirait, entraînant le curieux dans une perte de référence, comme dans ces rêves, où l’impression de tomber
semble sans fin. Il y a aussi une perte de repère entre le premier plan et le second plan : l’absence
d’ombre et la parfaite identité entre les couleurs des différents plans achève de perturber la mise au
point de l’œil.
13 Deux photos ont notamment été présentées lors de l’exposition Between Past and Future: New Photography and
Video from China qui s’est déplacée à travers les Etats-Unis et à Berlin entre l’été 2004 et l’été 2006 :
Zhang Dali, Demolition–World Financial Center, Beijing, 1998, 89.2 x 59.7 cm.
Zhang Dali, Demolition: Time Plaza, Beijing, 1999, 89.2 x 59.7 cm.
5. Enfin le nouvel arrière-plan peut être un bâtiment qui sort de terre ; dans ce dernier cas, l’ouverture
découvre symboliquement au passant la seconde étape du processus, l’achèvement de la transformation qui aboutit au complet désarroi du riverain. Son environnement familier et typique, à savoir une
maison basse à deux niveaux, a été détruit et remplacé par une tour monstrueuse dans ses proportions, dont le squelette d’acier laisse imaginer l’habit de verre.
Par ses performances photographiées, Zhang Dali dénonce une course en avant des autorités chinoises qui « réorganisent l’espace » à grande vitesse, privant une partie de la population de ses repères spatiaux, culturels et psychiques.
Il résulte de cette « dérive » le long du mur, pour en trouver la faille, deux conclusions et une idée
nouvelle. « Passer la muraille » à la manière de Debord relève de l’expérience ludique et poétique,
même si elle est fondée sur une volonté de renversement politique. Déambuler nuitamment dans les
catacombes ou les bâtiments en phase de démolition reste un acte tout au plus dangereux pour ses
pratiquants mais guère transgressif. Il en est de même quand il s’agit de s’esbaudir sur les opportunités offertes par le plan libre : la façade porteuse en fait les frais mais cela s’arrête là.
En revanche, est-ce que Guy-Ernest Debord aurait cautionné le recours à ses théories pour conduire
des opérations de démolition, guidées par la volonté d’atteindre psychologiquement une population
sous couvert de déloger des ennemis ? Rien n’est moins sûr mais ce sont là les risques de la théorisation du désordre : vous trouvez toujours un apprenti sorcier pour l’appliquer à la lettre.
A contrario, il aurait sûrement apprécié que l’on découpe les murs pour dénoncer le capitalisme
sauvage, même si, par un cruel retournement de l’histoire, celui-ci est conduit par ceux qui promeuvent l’« économie socialiste de marché ».
L’architecte indienne Vani Bahl14 milite pour une éthique de la préservation architecturale. Même si
son travail s’inscrit en communion avec celui de Zhang Dali, son action formelle semble fort éloignée de ce qui précède. Pourtant, sa défense du recyclage face au processus de destruction/reconstruction systématique participe de cet état d’esprit. En effet, le recyclage des bâtiments, même s’il
n’aboutit pas à une traversée manifeste des murs, pourrait finalement s’avérer être l’étape ultime de
la dérive en architecture, allant au-delà de la construction modulaire vantée par Debord. Vani Bahl
explique que ce recyclage permet de bénéficier de l’« énergie culturelle » emmagasinée par le bâtiment depuis sa construction. Derrière cette idée de réincarnation chère à l’hindouisme apparaît celle
de préservation des atouts de l’architecture vernaculaire. Il s’agirait donc d’une sorte de dérive spatialement immobile mais temporellement mouvante, le bâtiment changeant de destination au cours
d’une existence théoriquement sans fin.
14 Vani BAHL exerce aux Etats-Unis et en Inde. Elle s’intéresse particulièrement à l’architecture durable et collabore à
l’ « US Green Building Council/North California Chapter ». Voir notamment :
www.boloji.com/environment/195.htm