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Cinéma la loi du marché
1. CINÉMA : LA LOI DU MARCHÉ
SYNOPSIS
Thierry Taugourdeau, la cinquantaine, enchaîne les formations sans avenir et
les rendez-vous à Pôle Emploi depuis qu'il a perdu son travail. Entre les traites
de l'achat de la maison familiale et les frais de scolarité élevés de leur fils
handicapé, Thierry et son épouse ne s'en sortent plus financièrement. Pris à la
gorge, Thierry accepte un poste de vigile dans un supermarché. Il est bientôt
confronté à des situations difficiles...
LA CRITIQUE LORS DE LA SORTIE EN SALLE DU 19/05/2015
Au début, il proteste encore. Il est au plus bas, mais il râle. Toujours vivant.
Toujours en lutte. Contre l'agent de Pôle emploi qui lui propose un stage qu'il
devine aussi inutile que le précédent. Contre le sombre crétin qui veut lui
acheter son mobil-home à bas prix. Contre l'entreprise qui, en dépit de
bénéfices substantiels, l'a licencié, lui et les autres, il y a vingt mois. Les mots
s'agitent, se bousculent : Vincent Lindon semble les extirper de sa gorge, avec
des hésitations, de brusques envolées et des pauses, comme si Thierry, son
personnage, butait sur eux. Comme s'ils étaient devenus inutiles pour les gens
de peu, les cœurs simples, dans un monde où ces derniers sont foutus, déjà.
Broyés. Surnuméraires... Jadis on parlait de fatalité. Aujourd'hui, on évoque la
loi du marché. C'est pareil, en moins noble.
Et puis voilà que Thierry est engagé comme agent de sécurité dans une galerie
marchande. Regarder, observer, surveiller, ce n'est pas son truc : il a trop été
abaissé pour vouloir abaisser les autres. Mais il s'applique, tant bien que mal, à
faire ce qu'on attend de lui : face à un petit vieux qui a dérobé deux barquettes
de viande, il sort des phrases apprises par cœur, des mots de flic, mécaniques,
qu'il répète sans y croire. Et en se méprisant un peu. Et puis, un jour, il se tait...
Toute l'humanité, toute la tendresse du film passent, alors, par le regard d'un
acteur, devenu, avec le temps, l'égal des plus grands d'avant guerre : Gabin,
bien sûr, auquel on l'a souvent comparé et à qui il ressemble de plus en plus
dans son désir d'épure. Mais aussi Charles Vanel, injustement oublié, toujours
incroyable de naturel, qu'il joue les notables ou les voyous. Vincent Lindon est
de cette trempe : à la fois massif et léger. On aimerait le voir, désormais, élargir
2. sa palette : aborder les rôles plus tourmentés, plus ambigus qu'il semble, à tort,
refuser encore...
Stéphane Brizé est un cinéaste qui colle à ses personnages. Au risque de les
perdre, parfois, comme dans Mademoiselle Chambon, où il les asphyxiait à
force d'attention. Mais il les exalte, aussi, comme dans Quelques Heures de
printemps, ce conte à la Maupassant, où un fils taciturne (toujours Lindon)
accompagnait en Suisse une mère mal-aimante et mal-aimée vers une mort
choisie et désirée... Sa qualité principale est le réalisme : on a l'impression d'un
flux continu d'images que la caméra saisit en longs plans-séquences, avec des
comédiens (un professionnel et des amateurs) improvisant en toute liberté.
Parfois, hélas, il ne résiste pas à solliciter ouvertement l'émotion : avec le fils
handicapé de son héros, la délicatesse de Maupassant s'éloigne, le
misérabilisme de Zola se rapproche...
Mais sa sensibilité lui permet des scènes étonnantes. Toutes celles où Vincent
Lindon observe ces hommes et ces femmes piégés qu'il est incapable d'aider.
Jusqu'à cet affrontement effrayant entre une employée et son patron qui la
cerne, l'accule, l'accuse d'avoir gardé pour elle — et non jeté, comme elle le
devait — quelques misérables tickets de réduction... Elle proteste, d'abord,
comme tout le monde. Mais, peu à peu, on la voit perdre pied, perdre
contenance, perdre la face. Elle se défait sous nos yeux : moment atroce,
difficilement supportable...
La Loi du marché est un film sur ces humiliés et ces offensés. Sur un système
qui les pousse à s'humilier. Qui s'autorise à les offenser. C'est un film de
combat. Une tragédie ordinaire.
Pierre Murat