SlideShare une entreprise Scribd logo
1  sur  17
Télécharger pour lire hors ligne
Cahiers
DUDOCUMENTAIRE
Ledocumentairedanslemondedesmédiasaudiovisuels. .1 1Mai2013 .
SOMMAIRE
Directeur de
publication :
Patrick GIRARD
Tuteur de mémoire :
Jean-Michel FRODON,
Journaliste et critique de
cinéma, ancien rédacteur en
chef des Cahiers du cinéma
Rédaction/mise en
page :
Émilie LAMINE
Icônes & logos :
Romain LAMINE
Photographies de
couverture :
Sugar Man, Vertov,
Tahrir, Dayana Mini
Market, pellicule Lumière
© Francetv.fr, blogg.
org, Arte.fr, Bifi.fr,
sentieriselvaggi.it
ISCPA LYON
47 rue Sergent
Michel Berthet
69009 Lyon
04 72 85 71 73
questiondocumentaire.
wordpress.com/
Une-hommage aux Cahiers
du cinéma
L’héritage des
actualités
cinématographiques
Les pères du cinéma :
Georges Méliès et les
frères Lumière
Le journalisme
audiovisuel en
pleines mutations
Les origines du
documentaire et ses
frontières
Nouvelles 	
technologies : un
nouveau champ visuel
Entretien avec Thierry
Garrel, ancien directeur
documentaire sur ARTE
Info & docu : des
divergences financières
Le succès du
documentaire de
société
Interview croisée
d’un documentariste
et d’un JRI
Nouveau public
pour le web-
documentaire
Le web-documentaire
comme nouveau
support des médias
4
6
8
10 DOSSIER
28
30
de l’information même si celle-ci ne cesse de
changer en fonction des environnements. Cette
place a sans doute gagné en nécessité et en
singularité. On réalise depuis le début des
années 2000, notamment en France mais pas
seulement, plus de films documentaires que jamais
au cours des trente années précédentes.
Émilie Lamine
Lesbellesfrontières
C’est aussi de l’analogique et du numérique, de la télévision et du web.
Aujourd’hui, on le décline volontiers en lui associant d’autres mots,
du web-docu au docu-fiction. À défaut de savoir précisément ce qu’est le
documentaire, on sait déjà un peu ce qu’il n’est pas, ce avec quoi il ne
faut pas le confondre : le documentaire n’est pas un reportage. L’un et
l’autre campent pourtant aux frontières du même territoire que l’on appelle
la réalité. Mais ils n’y pénètrent pas de la même manière. C’est ainsi
qu’ils modifient la nature de cette frontière-même. Cette histoire n’est
pas nouvelle. Elle vient de loin, de plus d’un siècle maintenant ; depuis
la naissance de ces deux pratiques caractéristiques de la modernité que
sont la presse et le cinéma. Un nouvel épisode se joue actuellement sous
l’éclairage des technologies numériques. Ça change. Un peu ? Beaucoup ?
Complètement ? Tout cela reste à voir. Une chose est sûre, cela accuse les
différences. Dans un monde marqué par l’accélération de la production et de
la circulation des informations, la singularité du documentaire se remarque
davantage. Il prend son temps. 
« Prendre son temps »... Cela ne signifie pas seulement qu’il est plus lent,
mais qu’il construit sa propre temporalité, son propre rythme. Le documentaire
se sert de ses propres modes d’articulation à la fichue et incernable réalité.
Campant aux frontières, il les dessine lui-même pour mieux les franchir. Cette
histoire... Les différentes techniques d’enregistrements et de diffusion
l’ont marquée, non pas en étapes successives, mais par sédimentation. Elle a
évolué avec les techniques du cinéma, les actualités filmées, les différents
âges de la télévision, les outils successifs et les pratiques aussi, celle
des professionnels, celle des publics. « Ceci n’a pas tué cela », disait
Umberto Eco. C’est pourquoi le documentaire trouve sa place aujourd’hui dans
les écoles de journalisme, sur les sites d’information et dans les festivals
récompensant des reportages. Il tient depuis toujours sa place dans le monde
Le documentaire, c’est beaucoup et peu à la
fois. Des images, des sons, des gens, des
silences, des lieux et de l’imaginaire.
Héritage d’un cinéma informatif
Le journalisme a quelques
décennies d’avance sur le
cinéma. C’est pourquoi les
deux médias se sont inspirés
l’un de l’autre au fil du temps.
Deux choses les relient : l’idée
de démocratie et de diffusion de
vision(s) du monde. Très tôt,
s’inspirant de l’information de
la presse écrite, le cinéma a
inventé les actualités filmées.
Plus tard, quand de nouvelles
techniques l’ont rendu possible
dans les années 50, le journalisme
s’est inspiré des actualités
filmées pour inventer les journaux
d’information télévisés. Ainsi,
journalisme télévisuel et cinéma
ont appartenu à la même période,
intégrés dans les idéaux
collectifs d’une même société.
Dans sa préface pour l’ouvrage
Print The Legend, Irene Bignardi
montre que : « Le journalisme
tout comme le cinéma, ont
un rôle crucial en tant que
système d’information mais
aussi de formation idéologique,
politique, vérités et mensonges.
Ils disposent d’un pouvoir
de séduction aussi puissant
qu’éventuellement pervers ».
Entre autres multiples aspects
(un loisir de masse, une
industrie, un art…), le cinéma
participe très tôt à la production
d’information. Beaucoup
des premières vues Lumière
documentent des événements de
société, notamment des cérémonies
impliquant des rois, des empereurs
et autres puissants de ce monde.
La notion de « véracité » n’est
pas forcément invoquée, et des
événements historiques sont
remis en scène sans complexe avec
des acteurs. Des faits divers
propres à émouvoir les foules
sont également enregistrés, voire
organisés pour être filmés. Thomas
Edison a par exemple fait tuer
un éléphant par électrocution
afin de filmer l’événement. Le
film connaîtra un immense succès.
Même si une telle date reste
évidemment contestable, le film
Nanouk l’Esquimau de Robert
Flaherty, marque en 1922, la
naissance du documentaire
l’usage du présentateur à
l’image, et le journal se divise
en petits reportages variés.
En 1954, le présentateur fait
son apparition ! Cette nouvelle
figure va permettre au JT d’allier
présentation, illustration en
image et actualité. C’est donc
au début des années soixante
que la formule que l’on connait
actuellement sur les chaînes
comme TF1 ou France 2 grandit
et s’impose. Le présentateur
a une place primordiale et un
rôle essentiel : il se fait
intermédiaire entre l’information
et le public. C’est aussi lui qui
permet au journal télévisé de
s’émanciper de la représentation
cinématographique classique.
Au-delà du JT, l’information se
décline sous d’autres formes à
la télévision, avec notamment
l’émission 5 colonnes à la
Une. Celle-ci entretenait une
relation différente avec le
cinéma, totalement détachée des
actualités filmées.
« Le génie de la télévision,
c’est l’image »
Les pouvoirs politiques se posent
très tôt la question du contrôle
du sens des informations diffusées
par le nouveau média, dont la
puissance apparaît rapidement.
En France, on trouve une curieuse
approche, manifestée à l’occasion
de la création du ministère de
l’information suite à l’élection
du général De Gaulle en 1958.
Cette approche se fonde sur
l’affirmation d’une neutralité de
l’image et d’une défiance envers
le commentaire. « Il suffit qu’on
mette le journaliste en mesure
de s’informer et de traduire son
information en langage télévisé,
c’est-à-dire en images parlantes…
Le génie de la télévision, c’est
l’image… […] Transformer le JT
en un miroir. Transformer le
présentateur en un simple meneur
de jeu qui donne la parole, le plus
possible, aux images », explique
Alain Peyrefitte, ministre de
l’information de l’époque, pour
inaugurer la nouvelle formule du
JT en 1963.
4
Pierre Sabbagh a inventé le premier JT
français en 1949
© INA
Cahiers du documentaire | Mai 2013 | HISTOIRE
5
Le Coq claironnant de Pathé-Journal, la marguerite Gaumont, le générique des actualités
françaises... Tous ces souvenirs que je n’ai pas connus sont de vieux souvenirs perdus. Pourtant
les actualités cinématographiques n’ont disparu des écrans qu’en 1979 ! Alors oui, la presse filmée
est née du cinéma et le journal télévisé provient directement de son héritage. Comme leur nom
l’indique,lesactualitésfilméesduXXe
siècleétaientdesnouvellesprojetéesdanslessallesobscures
avant la diffusion d’un film. Avec une naïveté qui leur était propre, elles parlaient de fêtes foraines
et d’autres faits divers à l’origine. La notion d’information n’était pas antinomique avec celle
de mise en scène et de divertissement. Ces petites informations étaient d’ailleurs plus actuelles
qu’immédiates (une ou deux semaines après les faits), au contraire du journal télévisé qui les
remplacera assez vite. En France, 1949 marque le passage de la presse filmée à la presse télévisée,
même s’il faudra plus de dix ans pour que le nouveau média acquiert un poids sociologique
décisif. Sous l’effet de ce basculement, l’information obtient un statut différent. On la regardera
chez soi, seul ou en famille, sur un petit écran. Le côté collectif, attendu dans une salle obscure et
sur un grand écran sera perdu. De ce point de vue, la rencontre avec l’information en image s’est
LES ACTUALITÉS FILMÉES EN FRANCE
Avant que le cinéma ne devienne un art, il était une industrie.
Cette industrie a permis la création des premières actualités
cinématographiques. Elles sont les ancêtres du journal télévisé que
l’on connait actuellement. Peut-être bien plus que celle du cinéma
documentaire.
« Cette nouvelle formule, qui
supprime les commentaires pour
laisser parler seulement les
images ou les faits, ou alors
des dialogues, marquera un
progrès vers l’objectivité et la
dépolitisation », ajoute-t-il.
L’écriture en héritage
Laisser les images parler
d’elles-mêmes fut aussi le credo
de ceux qui ont créé les premiers
JT et les premières émissions
d’information à la télévision. Ce
nouvel avatar du rêve impossible
de l’objectivité détourne
le regard du fait que toute
information est inévitablement
mise en scène. On met toujours
en scène des évènements pour
mieux illustrer une actualité.
En s’inspirant de celles du
cinéma de fiction, les mises en
scène propres au journalisme
d’image ont inventé leur propre
rhétorique. Thierry Lancien,
professeur en sémiotique des
médias, explique que pour créer
un évènement, il y a une notion
de choix, de point de vue, de
cadrage et de déplacement dans
le champ à prendre en compte.
Il y a par la suite un travail
de représentation distinct de
celui du cinéma. La télévision,
qui est un média, travaille le
visible et vise à le mettre en
partage. Le septième art a pour
sa part affaire avec l’invisible.
Cela vaut pour la production
d’informations sur le réel
comme pour la fiction. Au fil des
années, la dimension « produit de
consommation » de l’information
télévisée s’amplifie. Au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale, la
presse va jouer un rôle nouveau
de quatrième pouvoir dans la
société. Le rapport de force
entre exigence d’audience et
rigueur journalistique évolue.
De manière peu prévisible, cette
évolution ouvre un champ d’action
élargi au cinéma documentaire,
qui multiplie les propositions
de constructions de rapports au
réel, y compris sur les petits
écrans. La relation entre les
deux médias dans la production
de représentations du réel est
sujette à des variations. Dans
les années 80, le documentaire
aura du mal à faire face à
l’arrivée et au succès des médias
d’information, avant de trouver
de nouveaux espaces d’expression.
1895 : Première bande d’actualité filmée
1896 : Création de la société Pathé
1908 : Création du journal Pathé-faits
divers, premier journal filmé au monde.
1910 : Création de Gaumont actualités
1927 : Création du journal Pathé-
Gaumont-Métro Actualités
1930 : Arrivée du cinéma parlant
1949 : Premier journal télévisé en France
1975 : Dernier numéro du journal Pathé
rapprochée de la lecture (privée) du journal.
En tout cas, le nom des maîtres de cette
industrie des actualités cinématographiques
est encore reconnu aujourd’hui et s’affiche
en grand sur les salles de cinéma. Ce sont les
frères Pathé et Léon Gaumont. En 1927, leurs
deux sociétés s’allient avec la Metro Goldwyn
Mayer, pour produire un journal commun
: le Pathé-Gaumont-Metro-Actualités. Le
journal se transformera en Pathé-Gaumont-
Actualités jusqu’en août 1931. Enfin, en avril
1975, les sociétés Gaumont et Pathé s’unissent
pour créer l’ultime média en commun : le
Gaumont Pathé Magazine. Ils ne survivront
que quelques mois. Aujourd’hui, les actualités
filmées, (mais aussi les sujets non retenus dans
les choix éditoriaux) sont conservés dans de
nombreuses cinémathèques et archives (CNC,
INA, Cinémathèque Gaumont, etc.).
Retrouvez la petite histoire des actualités
filmées sur questiondocumentaire.
wordpress.com
comme réalisation composée,
mais revendiquant son rapport
à une réalité préexistante. Le
film suscitera d’ailleurs une
polémique, annonciatrice d’un
débat sans fin, sur l’authenticité
de ses conditions de réalisation.
Pour ce qui est des débuts du
journalisme d’image en France,
le journal télévisé est né
en 1949, à l’initiative du
journaliste Pierre Sabbagh.
Son fonctionnement originel, en
totale construction permanente,
était une sorte d’ébauche
du JT tel qu’on le connait
actuellement. Superficiellement,
il apparaît comme une imitation
des actualités de l’époque.
Rétrospectivement, on peut se
demander si ces « actualités
filmées » étaient vraiment du
cinéma, ou plutôt une manière
de faire du journalisme d’image
avant que l’outil approprié, la
télévision, existe. Il y a de
bonnes raisons de considérer
les actualités filmées bien
davantage comme la préhistoire
du journal télévisé que comme
une des formes de cinéma. Le
documentaire se distingue en
tout cas de ce que l’appareil
cinématographique a fait dans
le cadre des actualités filmées.
Dans celles-ci, les premières
informations télévisées ignorent
Jacqueline Joubert est la première
présentatrice TV en 1949
©INA
©hervedavid.fr
6
Cahiers du documentaire | Mai 2013 | ORIGINES
Et le cinématographe fut...
Lumière
Établir le premier inventeur
Quelques noms sont encore
pour sa technique du
grandes figures ont marqué
les frères Lumière
cinématographe et les
qui se transformera
Georges Méliès pour ses
son rôle considérable dans
AVANT - Il y avait deux frères déjà. Max et Emil Skladanowsky, inventeurs du bioscope, sorte
d’appareil optique servant à reproduire des images ou des photographies. Reconnus pour leurs
trouvailles techniques, ils projettent un film lors d’une des premières représentations publiques et
payantes au Wintergarten. Cela se passe le 1er
novembre 1895, quelques semaines avant la séance
Lumière du 28 décembre au Grand Café à Paris.
Lumière. Comme si leur destin avait été tracé sur leur acte de naissance. En
1894, les deux frères examinent le kinétoscope de Thomas Edison. Cette machine
inventée en 1888 permettait à une personne de visionner une image par le biais
d’une fenêtre. C’est l’un des premiers appareils de visualisation cinématographique.
Après cette découverte, les frères s’intéressent à l’idée de diffuser des images
animées. « Mon frère en une nuit avait inventé le cinématographe », racontait
Auguste, l’ainé des deux frères. Le brevet est déposé le 13 février 1895, il porte
alors le numéro 245.032. Un mois plus tard, ce que l’on considère dans l’histoire
du cinéma comme le premier film (documentaire), La Sortie des ouvriers de l’usine
Lumière à Lyon, est projeté pour quelques personnes. Il faudra attendre décembre
1895 pour assister à la première projection publique, et payante (un franc). À
partir de cette date, plus un jour ne s’écoulera sans qu’il y ait une, et bientôt
beaucoup, de projections à Paris, en France et dans le monde entier. Mais si les
bandes « documentaires » dominent dès la première séance, un film de fiction y figure
tout de même, la saynète comique de L’Arroseur arrosé… En 1897, le premier catalogue
des frères Lumière est diffusé. Il regroupe alors de nombreuses « vues », toutes
de moins d’une minute (la durée d’une bobine de pellicule). La plupart sont des
enregistrements de situations réelles, d’autres sont plus ou moins mises en scènes,
voire expérimentent les premiers trucages comme la Démolition d’un mur, projeté à
l’envers. L’industrie du cinéma fait ses premiers pas. Puis le succès est tel que
de nombreuses personnalités souhaitent s’emparer de l’invention des deux frères.
Le cinématographe-théâtre est investi par les plus grands du spectacle. Georges
Méliès propose alors 10 000 francs pour le brevet. Les deux frères refusent. Si
l’on regarde de plus près le
principe des premières images
diffusées par les frères
Lumière : ce sont des faits
d’actualité retranscrits
sur grand écran. Louis et
Auguste plantent dès la fin
du XIXe
siècle, les premiers
germes du journalisme en
image. Ce sont, en partie,
les prémices des futures
actualités télévisées.
Le cinématographe Lumière a été inventé en 1895 par les frères Auguste et Louis Lumière.
©festival-cannes.fr
du cinéma relèverait du défi.
débattuscommeceluid’Edison
kinétoscope. Deux autres
l’histoire du cinéma:
pour leur invention du
prémices d’une industrie
en art et
inventions de trucages et
la naissance de la fiction.
& Méliès
7
Celui qui se qualifiait comme le « Jules Verne du cinéma, le magicien de la fantasmagorie, le magicien de l’écran », est
élu en 1900 président de la première Chambre syndicale des Editeurs cinématographiques. Mais avant de devenir
un des pères « féérique » du cinéma, Georges Méliès a fini sa vie, ruiné dans un kiosque de souvenirs à la gare de
Montparnasse.IlaétéretrouvéetidentifiéparlejournalisteDruhot.En2011,MartinScorseserelatecetépisodedans
son film Hugo Cabret (adaptation du roman pour enfants The Invention of Hugo Cabret de Brian Selznick en 2007).
Mécanicien, acteur, dessinateur, décorateur de théâtre ou encore illusionniste,
Georges Méliès avait de multiples talents. Son premier fut d’organiser de
véritables spectacles à partir de son savoir-faire de prestidigitateur. Lui qui
était présent dès la séance fondatrice du 28 décembre 1895, est l’un des premiers à
considérer les nombreuses possibilités de spectacle offertes par l’invention des frères
Lumière - on verra combien la notion de spectacle sera importante dans l’évolution des
médias. Ses premières productions présentent pourtant des scènes réalistes de la vie
quotidienne. Il les appelle Scènes des villes et des champs. Il invente même un procédé
pour mieux décrire la réalité en faisant effectuer à sa caméra un tour complet sur
elle-même pour filmer entièrement un lieu. Mais surtout, il met en scène des événements
historiques ou d’actualité. Il consacre ainsi douze films à l’Affaire Dreyfus en 1899,
dont une Bagarre entre journalistes. Tous sont des reconstitutions interprétées par
des acteurs et par lui-même. Pour les réaliser, G. Méliès – qui a aussi pratiqué le
journalisme dans les années 1880, au journal La Griffe dirigé par son cousin - a mené
sa propre enquête et assisté au procès de Rennes. L’Affaire Dreyfus anticipe, avec
des moyens qui sont ceux de la fiction (décors, costumes, acteurs) ce qui deviendra
ensuite le langage du récit d’actualité en images. Mais avec dans ce cas, l’affirmation
claire d’un point de vue sur l’événement. Méliès tournera d’autres reconstitutions,
comme Éruption du Mont Pelé ou Catastrophe du Maine. Si Georges Méliès est entré dans
la mythologie comme le grand inventeur de trucages au service de fantasmagories, on
voit qu’il était loin d’être indifférent au réel et à ses ressources spectaculaires.
L’opposition souvent invoquée entre les frères Lumière, réalistes, « documentaires »
et Méliès, le fantaisiste père de la fiction au cinéma, apparaît donc en grande
partie schématique. Elle
aura du moins eu le mérite
de personnaliser les deux
horizons qui polarisent
le cinéma : le réalisme,
l’artifice de la mise en
scène. Des horizons qui sont
toujours l’un et l’autre
présents dans tout film de
cinéma, quoique de manière
très variable.
Georges Méliès réalise Voyage dans la lune en 1902. Le film est inspiré de La Terre à la Lune de Jules Verne
Du réel et du spectaculaire
©leblogducinema.fr
« À la course de l’actualité »
Né sous la forme imprimée, le journalisme s’est décliné sous plusieurs formats
au cours de son histoire (les actualités filmées, la radio, la télévision, et
plus récemment internet). Ces évolutions ont modifié la façon d’informer et de
s’informer. Aujourd’hui, le journalisme traverse une phase d’incertitude riche
de possibilités nouvelles mais qui fragilise ses anciens repères. Pour l’instant,
il se noie un peu dans des bouleversements numériques et dans l’opinion publique
de plus en plus exigeante. Le journalisme actuel est en perpétuel mouvement, en
pleine mutation.
Lors de « l’affaire
Françoise Claustre »,
cette archéologue
française enlevée au Tchad
en 1974 par des rebelles, le
photographe, documentariste
et reporter Raymond Depardon,
est allé sur place avec la
photographe Marie-Laure
de Decker. Après des mois
passés avec les rebelles
et leurs chefs, ils sont
autorisés à interviewer la
détenue. La diffusion de cet
entretien en France fait
mouche et émeut l’opinion
publique. Paris décide alors
de payer la rançon mais le
gouvernement est furieux.
Ces images réalisées dans
les années 70 par Raymond
Depardon n’auraient pas le
même destin aujourd’hui.
Elles passeraient en boucle
sur les blogs citoyens comme
AgoraVox. Elles auraient
également fait le tour des
réseaux sociaux et conduit
à de nombreux commentaires
des internautes, à des
débats sous forme de Tweets
sur le rôle du gouvernement
en temps de prise d’otage,
etc. Les nouveaux acteurs
des médias actuels sont
les spectateurs et plus
seulement la presse. Même
si cela se joue souvent en
140 signes.
La grand-messe de 20h
Pour Thierry Lancien,
professeur en sémiotique
des médias : « Le journal
télévisé traverse une
période de turbulences
marquée par l’arrivée de
formules concurrentes et
de nouveau dispositifs
d’accès à l’information.
Son atout est pourtant de
s’ancrer dans une histoire
médiatique et culturelle
complètement différente
de celle d’internet ». La
construction du journal
télévisé se divise en
reportages. Le commentaire,
la voix off et le présentateur
ont pris une large place
dans le mode d’information.
« Pour TF1 et France 2,
les chiffres d’audience
sont en baisse, le public
est vieillissant et les
critiques virulentes »,
insiste Thierry Lancien.
Le JT ne serait-il plus
compatible avec le public
actuel ? Florence Ferrari
a fait les frais de cette
interrogation en mai 2012
lorsqu’elle a dû quitter
le 20h de TF1. L’audience
n’étant plus bonne, c’est
le présentateur qui semble
être tenu pour responsable.
Plutôt que de tenter
de modifier son modèle
d’information, la chaîne
se réfère aux chiffres
d’audience* et à la figure
Raymond Depardon
©blog.madame.lefigaro.fr
Cahiers du documentaire | Mai 2013 | MÉDIAS ACTUELS
8
Impression d’écran d’une vidéo sur l’histoire du journal télévisé en France.  © INA
Gilles Bouleau, présentateur du JT de 20h sur TF1
du présentateur qui passe
mieux face aux spectateurs.
Après Patrick Poivre
d’Arvor et Harry Roselmack,
ces indécisions sur le
choix du présentateur ont
pourtant été bien prises
par le public, si l’on
s’en réfère justement
aux chiffres d’audience.
Gilles Bouleau présente
actuellement le 20h de TF1.
Dans un de ses articles pour
Le Monde (janvier 2013),
Marie de Vergès constate
que le nouveau présentateur
propose moins de sujets
mais plus de décryptage.
Elle explique que selon la
directrice de l’information,
Catherine Nay : « Il fallait
rompre avec une culture de
l’exhaustivité, faire des
choix plus affirmés ».
Un monde de concurrence
Évidemment, le changement
de présentateur n’est pas
la seule préoccupation
des JT. Ils doivent faire
face à d’autres remises en
cause comme l’arrivée de la
TNT en 2005 et les chaînes
d’information en continu
comme BFM, France 24, LCI
ou encore Itélé. Dans ces
nouvelles formules, les
reportages sont bien plus
courts et plus nombreux.
Le téléspectateur est
donc informé presque en
instantané sur des faits
d’actualité qui passent en
boucle. Il faut également
prendre l’internet en
considération. Le public
s’informe tout au long de
la journée, au travail, en
voiture, chez lui, entre deux
cafés… sur son téléphone ou
son ordinateur. Le JT de 20h
que l’on considérait comme
« la grand-messe » n’est
donc plus si attendu, et
pourtant... La TV n’est pas
encore dépassée par internet.
Mais l’expérimentation
de nouvelles formes est
un challenge pour les
différentes émissions
d’information télévisées.
Pour le JT particulièrement,
puisqu’il s’est forgé sur des
traditions et est présent
dans le décor télévisuel
depuis soixante ans !
L’information télévisée va
devoir trouver de nouvelles
idées pour attirer le
téléspectateur, aujourd’hui
habitué aux changements
rapides et aux nouveautés.
C’est un fait, le journalisme
audiovisuel actuel est
fait de concurrences et
de consommation en pleines
mutations.
9
CHIFFRES D’AUDIENCE*
TF1 - De septembre à fin
décembre 2012, le JT a
gagné 600 000 nouveaux
téléspectateurs par rapport
aux premiers mois de
l’année. Soit 27,4 % de
part d’audience. Presque 7
millions de personnes pour
le JT de TF1 chaque soir.
France 2 - 1,7 million de
téléspectateurs de moins
que TF1. Un peu plus de 5
millions de téléspectateurs
chaque soir tout de même
(chiffres Médiamétrie -
janvier 2013).
Valéry Giscard
D’Estaing suivi de
Raymond Depardon
en 1974, dans Une
partie de campagne
© toutlecine.com
Laurence Ferrari au
JT de 20h de TF1.
© TF1
France 24 est une
des chaînes d’info en
continu
© lexpress.fr
10
Le documentaire a été le premier modèle du Septième Art. Ce genre noble des
débuts s’est vite transformé en genre maudit au cours de son histoire. On le
comparera aussi beaucoup au reportage. Mais si le documentaire n’est pas un média
d’information, il est pourtant ancré dans cette même culture de la télévision et
de ses engrenages. À la fois dans ses financements mais aussi dans sa diffusion.
Pourtant, la télévision n’est pas la seule garante de ces deux médias. Même
si l’entente n’a pas toujours été facile entre documentaristes et journalistes
sur le petit écran, les frontières s’ouvrent et de nouveaux lieux s’offrent
aujourd’hui à eux. Ils se retrouvent de plus en plus sur les podiums de festivals
et sur le web. Des représentations documentaires vont sortir des sentiers battus
pour laisser place à de nouvelles images.
En France, le documentaire a connu un déclin important dans les années 70.
À cette époque, de nouveaux circuits parallèles, généralement militants,
vont se créer. En effet, l’intégration du documentaire à la télévision
n’a pas été chose facile. Pour Didier Mauro, réalisateur et théoricien du
documentaire, les raisons étaient diverses : « Il y a eu le démantèlement de
l’ORTF, une hégémonie du mode de traitement journalistique et une nouvelle
course à l’audience »*. Parallèlement, le Journal Télévisé va multiplier les
sujets d’actualité en instaurant de courts reportages et ainsi imposer un
nouveau mode d’information. Cette offre est alors justifiée par ce que les
rédactions considèrent comme une nouvelle demande du public. Le sociologue
Pierre Bourdieu qualifiait ces informations d’omnibus*1
 : « Une part de
l’action symbolique de la télévision, au niveau des informations, consiste
à attirer l’attention sur des faits qui sont de nature à intéresser tout
le monde, donc on peut dire qu’ils sont omnibus. Ils ne doivent choquer
personne, sont sans enjeu, ne divisent pas, font le consensus, et intéressent
tout le monde mais sur un mode tel qu’ils ne touchent à rien d’important ».
DOCUMENTAIRE &
Chacun sa place à la télévision...
*Praxis du cinéma documentaire, Publibook, Paris, janvier 2013
*1
Sur la télévision, Liber-Raisons d’agir, Paris, 1996
11
Cette « emprise du journalisme » (cf. Pierre Bourdieu), a provoqué une
domination sur les programmes de la télévision, dont les documentaires. Mais
l’arrivée des chaînes privées comme Canal + en 1984 et la création de La
Sept en 1989 (actuellement ARTE), apporteront des changements considérables.
La télévision va élargir ses programmes vers l’animation, la fiction et le
documentaire. C’est également à ce moment-là que l’industrie des médias va
commencer à se développer et le système de production a évoluer. Aujourd’hui,
le documentaire a retrouvé ses lettres de noblesse, mais sa renaissance à
la télévision est assez récente. On est passé de moins de 100 heures de
production documentaire en 1986, à 2748 en 2002 ! L’année dernière, 2921 heures
ont été produites, bien plus que les autres genres audiovisuels (fiction,
animation, magazine). Cela s’explique par le temps de préparation bien plus
long et par un nouvel engouement pour le documentaire en France. Mais pour
que le documentaire ait autant de succès aujourd’hui dans les salles et à la
télévision, il aura fallu de nombreuses réflexions sur son économie et sur
la reconquête de son public dans les dernières années.
MEDIASEN
IMAGE
© vintag.es
Cahiers du documentaire | Mai 2013 | DOSSIER
Cahiers du documentaire | Mai 2013 | DOSSIER
Portrait de Chris Marker et de son chat Guillaume-en-Egypte. © Les Films du jeudi
Chris Marker est mort le 29
juillet 2012. Son œuvre était
en grande partie composée
« d’essais cinématographiques* »
documentaires. Ne se considérant
ni comme un cinéaste, ni comme
un artiste, mais plutôt comme
artisan, Chris Marker mélangeait les
genres. « Les éléments se combinent
comme des pièces de mon Meccano
imaginaire, je ne me demande jamais
si, pourquoi, comment... ».*1
En
alliant individuel et collectif, son
cinéma est marqué par de nombreuses
collaborations (Alain Resnais…) et
par une vision personnelle, engagée,
et ouvertement subjective du monde.
Il s’intéressait à la fois à la
mémoire, à la circulation dans le
temps (La Jetée, 1962), mais aussi
au présent, dont les nouvelles
technologies le marqueront. « La
difficulté des temps est qu’avant
d’apporter des idées nouvelles
il faudrait détruire tous les
simulacres que le siècle, et son
instrument favori, la TV, génèrent
à la place de ce qui a disparu.
C’est pourquoi je suis passionné
par toute cette nouvelle grille
d’informations, internet, blogs,
etc. Une nouvelle culture naîtra
de là »*2
. Il questionnait aussi
beaucoup la relation entre l’image
et les mots. Dans un recueil de
« Commentaires », il publie en 1961
les scénarios de certains de ses
films comme Les Statues meurent aussi
ou encore Dimanche à Pékin. Une
manière de redonner au spectateur
son pouvoir, en lui donnant « son »
commentaire.
LA BANDE À LUMIÈRE
En 1985, quelques réalisateurs et producteurs (Yves Billon, Jean-Michel Carré,
Yves Jeanneau, Jean Rouch...) se réunissent pour créer la Bande à Lumière
(présidée par Joris Ivens) et faire revivre le documentaire en France. À l’époque,
le ministère de la Culture propose un nouveau fond de soutien pour le cinéma, mais le
documentaire y est absent. Leur action fait suite aux revendications du Groupe des 30
(soutenu par Chris Marker ou encore Alain Resnais) dans les années 50, qui défendait
déjà le court-métrage et le documentaire discriminé au bénéfice du cinéma de fiction.
Sous la pression de la Bande à Lumière, le genre documentaire est remis au-devant
de la scène et le terme de documentaire de création est créé en réaction au concept
journalistique, comme vision objective du monde. Il se démarque officiellement et
pour la première fois du reportage. Depuis, un label reconnu du CNC lui permet
l’intervention du fonds de soutien. Le 6 juin 1986, la Bande à Lumière organise une
manifestation nationale : plus de 1500 documentaires sont montrés dans 70 villes
et provinces. Après le succès de l’évènement, ils entreprennent pendant trois ans, un
travail de réflexion sur le genre documentaire tout en se battant pour affirmer sa
valeur culturelle. Pour trouver une économie rentable du documentaire de création,
ils vont démarcher des décideurs et constituer des réseaux de production. De ces
réflexions et du succès de la manifestation de 1986, l’évènement se transforme
en festival. Les États Généraux du Documentaire s’ouvrent à Lussas en 1989 ! Ils
deviennent un lieu d’échanges et de rencontres pour les professionnels et permettent
également de renforcer l’engouement du public pour le genre documentaire. La 25e
édition aura lieu du 18 au 24 août 2013. Dans leur élan, ils créeront plusieurs autres
manifestations : la première Biennale Européenne du Documentaire à Lyon qui se
déplacera à Marseille et deviendra le FID (aujourd’hui basé à la Rochelle), le Sunny
Side of the Doc, pour aborder le versant économique de la production…
CINÉMA DU RÉEL
Yves Billon
Jean Rouch
12
Trois membres de la Bande à Lumière
Jean-Michel Carré
* Didier Coureau écrit dans l’ouvrage collectif L’essai et le cinéma que « l’essai est une forme qui pense ». Jean-François Lyotard écrit que « l’essayiste
et l’artiste travaillent sans règle afin d’établir les règles de ce qui aura été ».
*1
« Je ne demande jamais si, pourquoi, comment… », Entretien avec Jean-Michel Frodon, Le Monde, 20 fevrier 1997.
*2
La seconde vie de Chris Marker, entretien pour les Inrockuptibles, 2008.
en 1955 et plus tard Shoah
de Claude Lanzmann, 1985…
Rapport entre réel et fiction
Dans les années 50 en
France, des ethnologues
et sociologues commencent
à intégrer les outils
cinématographiques à
leur travail, pour aller
vers « une objectivité
scientifique ». Leur science
donnera parfois lieu à du
cinéma direct. Jean Rouch
est un des fondateurs de
l’anthropologie visuelle.
Pour lui, la meilleure
façon de connaître les
populations étudiées est
de les faire participer à
un « processus filmique » et
d’y allier de la fiction. Il
réalise plusieurs films en
Les différentes
tendances du
d o c u m e n t a i r e
s’inscrivent dans plus
d’un siècle d’histoire du
cinéma. Quelques grands
maîtres marqueront cette
histoire avec différents
styles : le cinéma direct, la
caméra-œil de Dziga Vertov,
le cinéma d’essai (Agnès
Varda, Chris Marker…), le
documentaire ethnographique
(Jean Rouch)…
Filmer le réel
À travers ses guerres,
l’Holocausteetlarévolution
bolchevique, l’Histoire
a posé les fondements du
documentaire. Après la
Seconde Guerre mondiale,
filmer le réel devient une
volonté essentielle pour
les cinéastes. Comment
montrer la réalité ? Les
Soviétiques vont mener
une réflexion sur cette
image du réel et sur le
documentaire : L’homme à la
caméra de Dziga Vertov en
1929 ou encore Le cuirassé
Potemkine d’Eisenstein
en 1925. L’Holocauste
fera également l’objet de
plusieurs films comme Nuit et
brouillard d’Alain Resnais
Alain Resnais
L’homme à la caméra de Dziga Vertov, 1929
Avant 1985, quelques documentaristes étaient intégrés dans les
chaînes. Ils avaient une autorité qui leur permettait une
certaine autonomie. Il existait d’ailleurs à cette époque une carte
de réalisateur. Et puis il y avait les indépendants qui étaient
souvent très engagés politiquement, et plutôt à gauche... Ceux-là
sortaient leurs films en salle, car dans les années 60 et 70, il y
avait un public pour ce cinéma. À partir des années 80, le monde a
changé. L’attrait du public pour le cinéma militant s’est épuisé.
En 1986 il n’y a presque plus que des documentaires animaliers
à la télévision française ! En 1987, la naissance de la Sept,
permet au documentaire de création de continuer d’exister à la
télévision. Thierry Garrel, directeur de l’unité documentaire, a
largement contribué à renouveler le genre en imposant des standards
de qualité très élevés. Dans le même temps, les journalistes, se
sont beaucoup emparés du savoir-faire des documentaristes. Ce qui
a été ressenti, c’est qu’ils ont pris un terrain qui était occupé
auparavant par les documentaristes.
Extrait d’un entretien avec un documentariste français, qui a souhaité rester anonyme.
- entretien à Paris, février 2013 - La situation des documentaristes français dans les années 80.
13
Dziga Vertov, cinéaste soviétique
des années 1920-1945, invente
le concept de Kino-Pravda, qui
signifie ciné-réalité en russe.
Pour lui, les scénarios ou les
acteurs n’ont aucun intérêt
dans un film. C’est la caméra
qui permet d’aborder des thèmes
de société, comme la lutte des
classes. La caméra est donc un
perfectionnement de l’œil humain,
qui lui, est imparfait. Il parle
alors de « Cinéma-Œil » afin de
pouvoir « prendre la vie sur le
vif ».
Afrique comme Moi un noir,
en 1958 ou Les Maîtres Fous
en 1954. D’autres créeront
après lui, des formes
autour du cinéma du réel, en
réinterrogeant le rapport
entre le documentaire
et la fiction  : les faux
documentaires d’Orson
Welles, F For Fake, 1973
et de Woody Allen, Zelig,
1983.
©devenir-realisateur.com
©dvdtoile.com
Cahiers du documentaire | Mai 2013 | DOSSIER
Dans les années 60, l’allègement du matériel
de tournage et d’enregistrement des sons a
considérablement modifié la façon de voir et de
filmer dans le monde de l’audiovisuel. C’est en
partie grâce à ces techniques que les langages
documentaires ont évolué, pour laisser place à
des formes diverses et à différentes manières de
filmer le réel.
14
Bricoleursd’images
Illustration du cinématographe © Wikipedia
©Bifi.frPelliculesLumièredelacollectiondelaCinémathèqueFrançaise
DATES REPÈRES
1895 : Invention du cinématographe
1923 : Apparition de la caméra 16mm
1927 : Le Chanteur de Jazz d’Alan Crossland, est le
premier long-métrage en son synchrone.
1930 : Apparition du technicolor
1938 : Démonstration de la télévision couleur, les
images sont retransmises depuis le Crystal Palace au
Dominion Theatre de Londres
1967 : Invention du TIME CODE qui évite le décalage
entre son et images.
1970 : Apparition du Dolby Stéréo
Années 2000 : Installation progressive de matériel
HD et des caméras numériques
le HI-8, standard analogique
d’enregistrement pour les
caméscopes et le Betacam,
format d’enregistrement vidéo
sur bande magnétique (développé
par Sony en 1982). Le matériel
devient de plus en plus léger,
sophistiqué et de moins en moins
onéreux ! Dans les années 90,
la vidéo numérique fait son
apparition avec les DV, DVCam,
DVC Pro. S’en suit l’arrivée des
caméscopes Haute Définition, à
prix abordables, qui profiteront
aux différents acteurs de
l’audiovisuel. Depuis 2010, les
HD sont largement utilisées.
Avec toutes ces évolutions
d’allègement et l’abaissement des
coûts du matériel, les cinéastes
vont pouvoir concevoir, réaliser
et monter leurs films jusqu’au
PAD (prêt à diffuser).
Dès les années 20, l’apparition
des caméras 16 mm et le son
synchrone des magnétophones avec
système de pilotage au quartz
a un impact conséquent pour
les cinéastes. Ces instruments
deviennentl’outildeprédilection
des documentaristes. Jean Rouch
et Frederick Wiseman en feront
usage par la suite pour leur
cinéma du direct. C’est dans
les années 60 que les cinéastes
révolutionnent vraiment la
façon « traditionnelle » de
faire du documentaire, à l’aide
d’appareils plus légers et
silencieux, et de pellicules
sensibles. Le documentaire
profite également des techniques
de transmission de la télévision
pour faciliter la prise de
vue hors studio. Le début des
années 80 marque l’apparition
de la révolution vidéo avec
Le CNC, ancien Centre National de
la Cinématographie a été créé en
1946. L’inspiration culturelle
aujourd’huiancréeauCNCestnéedu
ministre de la culture de l’époque,
AndréMalraux.En1959,ilrattacheleCNCautoutnouveauministèredelaCulture.Actuellement,leCNCpermetentre
autres, un soutien économique aux œuvres de l’audiovisuel, à leur diffusion et à leur protection. En 2012, le CNC a
soutenu la production de 5 151 heures de programmes, soit plus 6,2 % par rapport à 2011. En revanche, les créations
journalistiques ne sont absolument pas reconnues par le CNC et ne bénéficient par conséquent, d’aucune aide.
Les chaînes de télévision publique
ne sont pas les seules alternatives
de financement pour le documentaire
mais elles restent la voie la plus
accessible. Le réalisateur passe
par un producteur qui passe par un
diffuseur qui discute avec une chaîne
de télévision. Peu de documentaires
ont la chance de sortir au cinéma
lorsqu’ils ne sont pas achetés par
les chaînes. Il faut pourtant nuancer
tout cela avec les festivals de plus
en plus présents pour diffuser les
films et les soutenir. En tout cas, les
diffuseurs de la TV sont les premiers
financeurs en termes de documentaires
en France. Ils assurent la moitié des
investissements si l’on s’en réfère
aux derniers chiffres du CNC (avril
2013). En 2012, avec plus de 223
millions d’euros, les engagements des
diffuseurs ont progressé de 17,9 %. Le
plus gros apport étant celui de France
Télévisions. Au niveau des chaînes
télévisées, ce sont les chaînes privées
de la TNT gratuite qui commandent le
plus de documentaires. De son côté, le
CNC offre de plus en plus de subventions
aux producteurs : 87 millions en 2012,
soit une hausse de 8,3 % par rapport
à 2011. 2 921 heures de documentaire
ont bénéficié du soutien financier. Le
reportage pour sa part, n’est pas
soutenu par le CNC. La ROD (Réseau
des Organisations du Documentaire)
le rappelle : « Le documentaire est
souvent sciemment confondu avec le
reportage. Or, la distinction a son
importance car un programme qualifié
de reportage par le CNC n’ouvre pas
droit au COSIP [Compte de soutien
à l’industrie de programmes] pour
son producteur ». C’est donc France
Télévisions qui est l’un des premiers
employeurs de journalistes en France.
Il est également un des actionnaires
fondateurs des chaînes d’information
Euronews et France 24.
L’audience, maîtresse financière
Tourner pour la télévision signifie
aussi se plier à des formats. Sans
pour autant appliquer officiellement
des règles éditoriales, les diffuseurs
interviennent souvent dans la finition
du « produit ». L’auteur doit alors
Money makes the world go around
D’un point de vue financier, journalistes et documentaristes ne jouent pas dans la même cour. Le
secteur public audiovisuel dépend principalement de la redevance, de la vente de programmes à
l’étranger, et de la publicité. Mais le documentariste est plus indépendant que le journaliste
puisqu’il ne travaille pas directement pour les chaînes, mais avec elles. Cependant, même si la
ligne éditoriale n’existe pas pour eux, les contraintes auxquelles ils sont confrontés en termes
de financement font qu’ils dépendent aussi parfois de l’avis d’un diffuseur ou d’un producteur.
15
QUELQUESCHIFFRES
Financement du documentaire en 2012, en France © CNC, avril 2013
(Pourcentages & données de la SCAM et du
CNC)
56 % des auteurs considèrent que les
diffuseurs s’immiscent dans leur
travail de création,
8 % considèrent cette ingérence
comme positive,
27 % considèrent qu’elle dénature
leur travail,
23 % considèrent que leur dernier
film ne correspond pas à leur projet
initial à cause de cette intervention
36 % ont dû réécrire les commentaires
de leur dernier film à la demande du
diffuseur.
2921 documentaires aidés en 2012
contre 2665 en 2011
Éric Garandeau est président du CNC depuis le 1er
janvier 2011
©AntoineDoyen/MétroFrance
adapter le contenu en fonction du public
visé, des horaires de diffusion, et
du média… Cela signifie une réduction
des durées de plans, des entretiens,
des silences et des plans fixes… Ce
sont des règles qui s’appliquent
également au journalisme télévisuel.
L’audience ordonne le système des
chaînes publiques depuis une vingtaine
d’années. C’est elle le plus grand
financeur. Elle dicte l’écriture et
le formatage du documentaire à la
télévision.
Cahiers du documentaire | Mai 2013 | DOSSIER
16
ENTREVUE AVEC
THIERRY GARREL
Thierry Garrel est un ancien membre de l’ORTF, de l’INA mais également ancien directeur de
l’unité documentaires sur la chaîne ARTE depuis sa naissance en 1992, et sur la Sept depuis
1987. Il est actuellement heureux retraité et vit entre la France et le Canada. Occupé par
un projet multimédia sur la préservation des baleines blanches au large de Vancouver, il
reste fidèle à sa cause et se qualifie aujourd’hui comme « consultant bénévole de bonne cause
documentaire » ! Entre deux discussions sur les baleines, nous avons parlé documentaire.
Meurice sur Elf ou sur le Crédit
Lyonnais, dans lesquels il s’appuie
sur un travail journalistique
approfondi, avec des entretiens de
première main, des protagonistes
principaux. En même temps, il les
organise de manière filmique avec
des formes qui emprunteraient au
langage documentaire.
Il y a toujours eu cette confusion
autour du terme documentaire. Est-
ce quelque chose qui vous dérange ?
Non, il y a une raison historique
à cela. Dans ses premiers âges, la
TV était considérée comme moyen
de partager des expériences,
de s’ouvrir sur le monde. Elle
était par nature et par essence,
documentaire. Assez rapidement
finalement, le journalisme a
phagocyté le documentaire en TV.
Il a progressivement développé
des formes qui se sont prétendues
documentaires. Dans le même temps,
il a minoré des formes plus
créatives, plus métaphoriques. Il y
a donc eu ces effets de conclusion.
D’ailleurs, récemment, le festival
de Cannes a donné à Michael Moore un
prix documentaire [ndlr. Farenheit
9/11]. C’est pourtant une forme
de journalisme engagé. Il a filmé
des faits, il n’a pas échangé de
pensées.
Le documentaire pourrait-il être
complémentaire au journalisme
d’actualité ?
Au XIXe
siècle, les journalistes
se battaient pour les droits
humains. Depuis la mondialisation,
le journalisme est rentré en
crise. Dans le système des grands
médias, c’est devenu un art spécial
conditionné par les gros titres,
le désir d’attraper la plus grande
audience. Cette compétition fait
que les valeurs initiales de porter
à la connaissance du plus grand
public des faits pour aider à une
mutation d’une société, de porter
la vérité, sont en perdition.
L’actualité a tué le journalisme.
Ce besoin de transmettre rapidement
avait un sens au XIXe
et peut-être
au XXe
. Plus tellement aujourd’hui
finalement. On est dans un sentiment
du présent, de l’actuel; pourtant ce
qui est actuel échappe probablement
à cette temporalité brève, ce n’est
pas durable. On efface tous les
jours le tableau, comme une espèce
de papillonnage où l’on étale des
morcellement de faits, dont le
spectateur ne peut trop rien faire.
Les faits sont des faits sans cause,
repêchés avec rien de ce qui vient
avant ou de ce qui vient après. Le
documentaire réorganise une certaine
cohérence dans l’organisation des
pensées qui environnent des faits.
Bien sûr, il y a aussi des faits
dans le documentaire, on parle du
monde réel, pas de la planète Mars.
Mais souvent plus en profondeur.
Le documentaire peut donc avoir
l’impact d’une information
différente...
Il y a eu relativement peu d’études
sur ce que les images font aux gens
mais ce que l’on vérifie lorsque l’on
est spectateur, c’est que dans le
temps organisé par le documentaire,
on pense. Ils produisent des
effets de mémoire. À une époque
où l’information mondialisée est
partialisée en millions de petits
faits, c’est important. La pensée
peut toujours être appliquée de
manière analogique à un autre
objet, c’est dans ce sens que le
documentaire est métaphorique, il
parle plus que ce dont il parle.
Ce n’est pas le fait du journalisme
où on va observer de très près la
matérialité des faits.
Quelle est la différence entre le
reportage et le documentaire ?
Un reportage, c’est une succession
d’images et de choses vues. Le
journaliste rapporte par des mots,
des choses qu’il a apprises. La
différence est celle-ci : le
documentaire parle par métaphores.
Il n’est pas organisé selon la pensée
verbale. Le reportage oui car il
illustre un texte journalistique.
Donc, le documentaire rend compte
d’une expérience du réel mais il
le fait avec des moyens d’images et
de sons qui ne sont pas forcément
la reproduction d’un morceau de la
réalité ; alors que le reportage
prétend filmer des faits. Je crois
que le documentaire cherche plutôt
à transmettre une pensée qui
environnerait les faits.
On parle parfois de documentaire
d’information. Le documentaire n’a-
t-il jamais vocation à informer ?
Disons qu’il informe aussi, mais sa
première fonction c’est d’avoir une
pensée sur le monde. Il existe des
formes qui sont plus informatives
que d’autres comme le documentaire
d’investigation. Mais encore une
fois, ce n’est pas prioritaire.
L’investigation, c’est ce qu’on
a vu au croisement du journalisme
et du cinéma. C’est en gros la
tentative de restituer par le
film et d’organiser un ensemble
d’informations. En général, c’est
plutôt une information à laquelle
on n’a pas d’ordinaire accès.
Ce type de documentaire s’est
développé relativement récemment.
Je pense au film de Marie-Monique
Robin sur Monsanto par exemple, qui,
pour dénoncer le pouvoir mondial
de cette firme, a fait un travail
journalistique approfondi et sous
la forme d’un film documentaire. Il
y a aussi le travail de Jean-Michel
« L’actualité a tué le journalisme »
Retrouvez l’intégralité de l’interview sur
questiondocumentaire.wordpress.com
cinéma documentaire travaille
souvent à partir de ou avec la
relation journalistique des
évènements du monde. Il opère
donc avec ou sur les liens
entre les récits sociaux et
leurs référents si bien que
toute une pression confuse ne
cesse de mêler dans le même
ressac - quoi qu’on y objecte
- le reportage ou le magazine
d’essence journalistique
au documentaire* ». Le
journalisme s’apparente à
de l’information-spectacle
où l’interview télévisuelle
par exemple est soumise
à une expérience de non-
écoute. Le documentaire de
Pour Jean-Louis Comolli, documentariste et critique de cinéma, le documentaire et le monde de
l’information sont totalement opposés. Ce qui dissocie le régime de l’information à celui du
cinéma, c’est cette idée « qu’il n’y aurait rien d’autre à voir que ce qui est montré » dans
les médias. Cependant, la société fonctionne aujourd’hui sous influence médiatique : « Ce
qui est vrai pour la grande presse l’est aussi pour le cinéma documentaire qui participe,
quelque minoritaire qu’il puisse être, de cette dimension politique* ». Selon lui, le simple
fait de filmer implique une responsabilité dans la société mais le documentaire se replace
au point zéro de l’information pour partager « son ignorance » avec le spectateur. « Le
LE DOCUMENTAIRE SELON
JEAN-LOUIS COMOLLI
Jean-LouisComollis’estintéresséàlafiguredujournalisteaucinéma.Illesfilmeparexempledans
Jeux de rôles à Carpentras (1998). Le documentaire propose une analyse des effets d’influence et
de manipulation des médias lors du scandale de la profanation du cimetière juif de Carpentras.
« Le cinéma, documentaire ou non, filme les journalistes non comme des
‘experts’ mais comme des personnages, avec, donc, leurs fragilités, leurs
bons et mauvais côtés, leur corps tel qu’il est face à la caméra. Le cinéma
ne peut pas faire autrement que de changer le programme en jeu. Le cinéma
est ludique, le journalisme ne l’est pas et ne doit pas l’être. Nous jouons
avec le spectateur. Le journaliste ne joue pas avec son lecteur ou son
spectateur. Un abîme sépare donc les deux registres. Le cinéma peut s’emparer
de ‘sujets’ qui sont aussi ceux de l’information. Mais il ne les traite
pas de la même manière. La place du spectateur de cinéma est à l’opposé de
celle du lecteur de journaux ou du téléspectateur. La place du spectateur
de cinéma est celle du rêve éveillé. Du désir de se projeter dans les corps
filmés. Il y a de l’enfance dans le spectateur de cinéma. Autrement dit : les
savoirs, les autorités, les spécialistes, les experts, tous ceux à qui nos
sociétés ont confié une part de pouvoir, sont fragilisés au cinéma, rendus
plus humains, montrés dans leurs crises et leurs doutes ».
[commentaires récoltés par email, mars 2013] Plusieurs documentaires réalisés sur dix ans se
confrontent dans la série de DVDs Marseille VS
Marseille (1989-2008)
©cinemadocumentaire.wordpress.com
17
Jean-Louis Comolli est un réalisateur et critique de cinéma français. © Critikat.com
Coffret réunissant quatre documentaires de Jean-
Louis Comolli, 2011
Comolli préfère donner une
importance au spectateur
dans la participation du
film, une sorte de processus
participatif entre le filmeur
et le filmé. « Le cinéma a
construit un spectateur
capable de voir et d’entendre
les limites du voir et de
l’entendre ! Un spectateur
critique* ».
* Cinéma contre spectacle, Jean-Louis Comolli, éditions Verdier, 2009 - Voir et pouvoir, JL Comolli, éditions Verdier,
2004 - Print the legend - Cinéma et journalisme, Ouvrage collectif, dir. Giorgio Gosetti et Jean-Michel Frodon, Paris,
Cahiers du cinéma/Festival international du film de Locarno, 2004
©commeaucinema.com
18
Chroniques d’un Iran interdit, réalisé par Manon Loizeau, diffusé en 2011 sur ARTE
©ARTE
NOUVEAU CHAMP VISUEL
Les médias en tant que « quatrième pouvoir », ont toujours
eu le monopole de l’image d’information. Ce n’est plus
le cas aujourd’hui, le public a accès à de nombreuses
alternatives sur internet entre autres. Lors des évènements
du Printemps arabe, ce sont des mouvements populaires de
grande ampleur qui se sont emparés de la production et de
la diffusion d’images.
Le pouvoir des images. Andy
Warhol a dit un jour :
« Everybody’s gonna be
famous some day » - Tout le monde
aura son quart d’heure de gloire
un jour. Vision ou phrase en
l’air, l’artiste avait raison.
Il parlait des télé-réalités
actuelles mais elles ne sont pas
les seules reines. Aujourd’hui,
chaque citoyen peut accéder aux
images par de nombreux moyens,
grâce à internet et à toutes les
évolutions technologiques qui en
découlent, des Smartphones aux
tablettes tactiles… Ce n’est pas
de gloire dont on va parler ici,
mais bien de pouvoir.
« Tout le monde peut avoir son
heure de pouvoir »
Aujourd’hui les images sont
accessibles à tous. Pourtant,
la cyber-censure est de plus
en plus efficace. Elle persiste
dans certains pays mais tend
à s’amenuiser petit à petit.
Les images sont de plus en plus
difficiles à contrôler malgré tout
et ce, grâce un nouvel engouement
libertaire et démocratique, voir
carte RSF. Il y a quelques années,
certains pays censurés étaient
contrôlés par des pouvoirs
dictatoriaux qui ont éclaté en
pleines révoltes. On se souvient
de l’Iran et des pays du Printemps
arabe. Hélas, cette anomalie de
ne parler que d’actualité (à quel
moment ne l’est-elle plus ?), a
provoqué après cet engouement, un
désintérêt quant aux situations
de ces peuples. Elles ont pourtant
empiré dans la plupart des cas (en
Égypte, en Tunisie...). Quatre
ans après la Révolution Verte
en Iran, les conséquences sont
aussi catastrophiques. Il y a un
véritable problème de visibilité
des luttes dans les médias
internationaux. En revanche,
les nouvelles technologies ont
l’avantage et l’inconvénient
d’être utilisées par les peuples
en conflit, mais aussi par leurs
dirigeants. Lorsqu’un peuple
veut s’émanciper, il attaque son
plus vigoureux ennemi. Ici : la
censure, le manque d’information,
mais aussi de visibilité. Les
dernières révolutions en date
(celles suivies par des médias)
ont beaucoup eu recours au
nouveau pouvoir des images.
Leurs propres images. Qui
s’inventait cameraman, reporter,
réalisateur ? Les acteurs-mêmes
des conflits. Plus généralement,
des jeunes générations, baignées
dans une culture où le téléphone
portable et internet font
partie du quotidien. Avec tous
leurs défauts, les nouvelles
technologies ont ouvert la porte
au plus grand nombre pour pouvoir
diffuser des photographies,
des vidéos ou encore des
enregistrements sonores. Plus
besoin de caméra haute définition,
un simple téléphone portable
suffit.
Un peuple révolté est un peuple
visionné
Une révolte se vit plus facilement
aujourd’hui si elle est reconnue
au niveau international, en tout
cas à plus grande échelle. La
génération 2.0 a interprété son
propre rôle face à ses propres
caméras. Smartphones, webcam
et autres appareils photos de
qualité médiocre ont été leurs
Cahiers du documentaire | Mai 2013 | DOSSIER
Affiche du film Tahrir de Stefano Savona, 2012
©Unifrance.org
19
outils. Les manifestants ont
créé leur image, diffusé sur les
réseaux sociaux et illustré leur
histoire grâce aux autres moyens
de diffusion.
Le poids des images
Le monde s’est retrouvé face à de
nouvelles images, à de nouvelles
réalités. Aujourd’hui, plus
personne n’est choqué de voir
une image de la Syrie en sang,
pixélisée à souhait au JT de 20h
(bien que la Syrie « ne fasse plus
l’actualité » aujourd’hui...).
Nous nous sommes habitués à nos
nouvelles images. Elles ne sont
pas esthétiques, elles ne sont
pas lisses et elles n’ont plus
de règles.
Qui les publie, qui est l’auteur,
faut-il les montrer, quel est
l’intérêt ? Lorsque Mouammar
Kadhafi est mort, des images
violentes de son cadavre ont
circulé sur la toile, mais
aussi sur certaines chaînes
d’information (Al-Arabiya, Al-
Jazeera, Reuters, etc.). Ces
images provenaient d’une vidéo
amateur et ont été diffusées
avant même l’officialisation
de sa mort. Deux ans après,
on ne sait toujours pas ce qui
s’est vraiment passé. Là où le
réalisateur de documentaire
a sa place dans cet imbroglio
d’actualités, c’est qu’il prend
le temps d’aller et surtout de
rester sur place, pour rencontrer
les personnes, les filmer et
revenir. Après le succès de la
révolution tunisienne de 2010, de
nombreuses révoltes ont suivi. En
Égypte par exemple, le mouvement
pour contester la présidence de
Moubarak a été lancé sur Facebook
fin janvier 2011 avec la «Journée
de la colère». Face à ces
manifestations interdites, les
agents de police ont encerclé la
place Tahrir. Mais après quelques
jours, la place est devenue
l’épicentre de la contestation,
et a été envahie par des milliers
de manifestants. Environ deux
millions de personnes se sont
réunies dans l’ensemble de la
capitale. Pour illustrer tout
cela, tout en envoyant quelques
correspondants sur place, les JT
français se sont surtout emparés
des images des manifestants, sur
des Smartphones. Des images de
qualité piètre mais d’un impact
très important et que peu de
médias sont allés filmer sur du long
terme par leurs propres moyens.
En tout cas, l’objectif était
atteint dans ce cas précis : les
médias internationaux ont fait
écho, chacun à leur manière, de
la situation du régime contesté.
Le monde change avec ses images
Ces nouvelles images ouvrent
de larges portes aux mondes
du cinéma et des médias. Ils
s’en nourrissent. Les uns
avec les images brutes, comme
illustration ou preuve. Les
autres pour créer des fictions
ou de nouvelles images sur les
lieux de conflit. Le réalisateur
Stefano Savona était sur place
lors des évènements en Égypte
en 2011. À l’aide d’un simple
appareil photo 5D et d’un micro
pour enregistrer, il présente un
an après son film, Tahrir, place
de la libération. (Voir encadré).
L’impact est alors différent. Le
temps des faits est passé.
Les nouvelles technologies ne
sont pas une solution miracle
aux différentes censures
actuelles mais leur rôle devient
primordial dans les médias,
pour les documentaristes et les
différents peuples qui y ont
accès.
TAHRIR, PLACE DE LA LIBÉRATION
Carte mondiale de la censure médiatique en 2013 © Reporters Sans Frontières
Stefano Savona a suivi trois jeunes Égyptiens en pleine révolution. Il explique* :
« Une fois sur zone, ma première contrainte était de trouver des ‘personnages’
que je pourrais ensuite suivre comme des fils rouges à travers la place bondée.
Dès le départ, je savais que mon parti pris serait de raconter les évènements [...] et
non d’essayer d’adopter une posture factice d’observateur neutre et omniscient.
Pourlessynthèses,lesanalyses,leschroniques,ilyavaitAlJezira,Twitteretconsorts.
Le cinéma, lui, exigeait de rester à hauteur d’homme, au beau milieu de la place,
et d’assumer un point de vue, nécessairement fragmentaire ». Selon Jacques
Mandelbaum du Monde *1
: « Le film nous montre une reconquête exaltante
de la liberté de parole et de mouvement, puis une diversité de visages, d’âges,
de sexes, d’origines, d’appartenances, d’attitudes, [...] En un mot, un peuple
en marche, une utopie réalisée. De telles images sont rares, et d’autant plus
précieuses. Un an après, cette victoire semble pourtant déjà lointaine. Un
étrange sentiment saisit donc le spectateur à la vision de ce film qui lui fait
revivre sur le vif un événement dont il ne peut désormais partager ni la liberté
ni l’incertitude ».
*Extraits commentés de “Tahrir, place de la Libération” par Stefano Savona - 27.01.2012 © télérama.fr
*1
« Tahrir, place de la Libération » : un film emporté par la révolution égyptienne - 24.01.2012 © lemonde.fr
RÉVOLUTION VERTE 2.0
2009 : les Iraniens se rendent aux urnes pour désigner un président.
La corruption est telle que Mahmoud Ahmadinejad, déjà en fonction,
obtient 85% des voix. Des milliers de manifestants vêtus de vert
envahissent les rues de Téhéran et des autres grandes villes pour
proclamer : « Where is my vote ? ». La police choisit alors la répression et
les attaques sont de plus en plus violentes. Les médias iraniens n’ont pas
d’autres choix que de se taire et les journalistes étrangers sont expulsés.
Une propagande se met en marche. Cacher ces images en dehors
de leurs frontières ? Il en est hors de question pour les manifestants.
Ils décident de filmer leurs propres images. Côté documentaire,
la réalisatrice Manon Loizeau est elle aussi parvenue à recueillir
clandestinement des témoignages sur deux années de répression avec
un téléphone portable et des petites caméras envoyées à des Iraniens.
Elle a reçu le grand prix du FIGRA 2012 (Festival International du Grand
Reportage d’Actualité et du documentaire de société).
INFORMER VITE, INFORMER BIEN ?
Cahiers du documentaire | Mai 2013 | DOSSIER
Playmobil journalistes accompagnés d’un arbitre levant un carton rouge
©cidscount
20
La pression des chiffres d’audience, de l’audimat et de
l’information en instantané sont des vecteurs devenus inévitables
dans la sphère journalistique audiovisuelle. Ce mécanisme
s’oppose à la création documentaire. En étant confronté à
d’autres exigences, le documentaire a l’avantage de prendre
son temps. Le temps de construire, d’analyser, de comprendre,
de filmer, de monter ses images et de connaître les gens qui
deviendront les personnages de ses films. Le journaliste TV
actuel travaille pour sa part, de plus en plus dans l’urgence.
Dans le trio – personne interviewée,
journaliste et spectateur – un pacte intime
de confiance, de vérité, et d’information
est consenti. Ainsi, lorsque les rapports se
bouleversent, les conséquences peuvent aller de
la perte de confiance, à une vérité biaisée, ou à
une information qui devient spectacle.
L’urgence, la rapidité et la
réactivité prennent souvent le pas
sur une réflexion de l’information
et sur l’information elle-même.
Selon la théorie de Pierre
Bourdieu : « La télévision n’est
plus un vecteur d’argumentation
et de pensée car il y a un lien
entre la pensée et le temps, et,
un lien négatif entre l’urgence
et la pensée. […] une amnésie
permanente qui est le pendant de
l’exaltation de la nouveauté*».
Les chaînes d’information en
continu illustrent bien la
situation. Sur ces chaînes, un
reportage est bien souvent, le
jour suivant de sa diffusion,
déjà dépassé, « broyé par
l’engrenage de l’information ».
– Le journaliste par nature
doit se dépêcher de recueillir
les nouvelles. Le cinéaste, lui,
creuse en profondeur, aussi bien
à l’aide des images qu’à l’aide
du récit, en quête de vérité*2
»
[cit. Abbas Kiarostami].
De l’éphémère du journalisme
Même lorsque les médias fabriquent
une analyse moins ancrée dans
l’instantané, avec les formes de reportages longs
par exemple, la durée de préparation accordée
au journaliste reste courte. Un documentariste
peut encore filmer pendant des mois et monter
ses images sur une année (malgré les difficultés
financières), chose presque impensable dans le
monde médiatique. Pour son film Tahrir, place de la
libération, Stefano Savona s’est réservé un an de
postproduction pour en arriver au résultat final.
Au-delà des compte-rendu journaliers des morts sur
la place et des évolutions de la manifestation,
la sortie « tardive » du documentaire a permis un
an après de remettre en perspective l’instabilité
politique qui persiste aujourd’hui en Égypte. Il
ne s’agit pas là d’une bataille, ni de s’attarder à
comparer les qualités informatives du documentaire
et du journalisme, mais de
prendre en compte l’éventuelle
capacité de leur complémentarité
(dans certaines circonstances).
Le documentaire permet de revenir
sur les faits qui ne sont plus
« médiatiques », ni médiatisés
dans la presse traditionnelle,
de proposer un autre regard.
Il laisse également une plus
grande place à l’interprétation
du spectateur. Le journaliste
quant à lui, énonce les faits
pour ouvrir sur cette réflexion.
Évidemment, la contrainte de
l’actualité change le rapport
au réel. Pour le journaliste
d’investigation, Carl Bernstein :
« Si la presse a un défaut, c’est
bien le manque de contexte. Cette
superficialité ravageuse a empiré
à mesure que les informations
ont proliféré sur le câble et à
la télévision et que les valeurs
[…] de controverse fabriquée
sont devenues majoritaires sur
la scène journalistique. »*2
Le
journaliste semble lutter contre
l’actualité. « Il faut faire vite
et bien, dans cet ordre », nous
enseignent les professionnels
dès l’école de journalisme. Au contraire,
le documentaire, par sa durée, son temps de
préparation et sa vision personnelle, prend son
temps, tout en amenant le spectateur à penser.
Contraintes professionnelles
Le suivi régulier de l’actualité par les médias
n’est pas remis en question. Il est assurément
indispensable à la démocratie. Mais le système
Pierre Bourdieu à l’émission Arrêt sur Images, 20 janvier 1996, France 5
« Faire vite et bien, dans cet ordre »
* Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Liber-Raisons d’agir, Paris, 1996
*1
Gérard Leclerc, Les répercussions de l’information en direct à la télévision sur les
normes journalistiques, Mémoire de maîtrise, 2000. Université Laval, Québec
*2
Print the legend - Cinéma et journalisme, Ouvrage collectif, dir. Giorgio Gosetti et
Jean-Michel Frodon, Paris, Cahiers du cinéma/Festival international du film de Locarno,
2004
Télévision vintage © Vintag.es
LE PUBLIC ET L’INFORMATION TÉLÉVISÉE
Selon un baromètre publié en janvier 2013
sur la confiance des Français envers les
médias (TNS Sofres pour La Croix), la
télévision est leur média favori et leur
intérêt pour l’actualité est assez élevé
(70%). D’une façon un peu paradoxale,
69 % d’entre eux disent y avoir recours
pour « avoir des nouvelles, connaître ce
qui se passe » ; mais 54 % avouent avoir
plus confiance en la radio pour ce qui
concerne « la restitution de l’information
dans les médias ». – Contre 49 % en
presse écrite, 48 % à la télévision,
et 35 % sur l’internet. D’après les
sondés, la crise en Centrafrique et le
coup d’état au Mali n’auraient pas été
assez couverts par les médias français.
vite dans sa pensée pour intégrer
toute l’information qui lui est
donnée* », il passe également
très rapidement sur chaque fait
en faveur d’une actualité plus
« chaude ». Cette pression génère
des choix mais aussi des absences
de choix de sujets, chose qui
n’a rien d’objectif. En tant
que spectateur, ce système de
consommation rapide, où l’on ne
fait que jeter un coup d’œil sur
ce qui se passe, peut être enrichi
en considérant d’autres formes
« informatives » moins ancrées
dans le présent et l’instant. Pour
le cinéaste Abbas Kiarostami :
« Le cinéma possède l’avantage
de pouvoir aspirer à surmonter
le caractère éphémère* ». En
discernant bien les rôles de
chacun et en s’inspirant des
deux, le spectateur peut aspirer
à s’informer autrement. Grâce aux
nombreux moyens de diffusion,
il peut diversifier ses sources
d’information pour élargir sa
réflexion sur la réalité, avec
toutes les valeurs du cinéma
documentaire et de la presse,
aussi distinctes soient-elles.
À cette différence énorme que
le cinéma ne revendique aucune
objectivité, bien au contraire,
il assume pleinement le point de
vue de son auteur.
actuel, parfois saturé par des images dénuées de sens et très vite consommées, ne laisse plus que peu de
moyens au journaliste pour effectuer son travail dignement. Pour Gérard Leclerc, professeur au Département
d’information et de communication de l’université de Laval au Québec, les mécanismes de l’information en
direct ont chamboulé les normes journalistiques. Ainsi les journalistes resteraient prisonniers de règles
comme l’objectivité ou le principe de séduction : « Pour faire un travail acceptable, les journalistes,
pressés par le temps, sont certes obligés de jouer sur l’approximation, mais également sur les émotions.
On ne peut pas vraiment leur reprocher de devenir partie prenante à l’évènement. Il nous serait
difficile d’effectuer un travail carrément objectif, distant de l’événement*1
». Et si le journaliste « va
21
*1
Gérard Leclerc, Les répercussions de l’information
en direct à la télévision sur les normes journalis-
tiques, Mémoire de maîtrise, 2000. Université Laval,
Québec
INTERVIEW
Le documentaire pourrait-il
apporter quelque chose au
journalisme audiovisuel ?
Alexandre Bonche : Pourquoi
pas, mais les journaux TV ne
sont pas prévus pour ce genre
de diffusion. Précisément,
les JT permettent d’aborder
beaucoup de sujets
différents. Mais combien de
minutes, de secondes y sont
accordées ? Les gens aiment
bien se tenir informés d’un
maximum de choses, alors on
doit vite zapper sur autre
chose. Il y a des cases
réservées au documentaire à
la télévision, heureusement
qu’elles sont là. Avec France
2, France 3, France 5 ou
encore ARTE [ndlr. seulement
chaînes publiques], nous
avons de la chance en France
! France 3 Région offre un
certain nombre d’espaces
aussi et des moyens financiers
pour que l’on puisse réaliser
des films. J’y ai eu recours
pour mon film Profession
Humanitaire. Il a été financé
par France 3, le CNC, et
la région. Et puis il y a
évidemment ARTE qui est la
chaîne qui propose vraiment
beaucoup de documentaires,
ou Infrarouge sur France 2.
Antoine Bonnetier : Pas grand-
chose dans la mesure où il
se place dans le temps long.
Le documentaire ne répond
pas aux mêmes contraintes.
C’est un film que l’on regarde
le soir pour se distraire.
Le reportage, lui, peut se
consommer en petit-déjeunant
le matin, en préparant le
sac de ses enfants, etc.
C’est un produit que l’on
consomme rapidement, parfois
en faisant autre chose. Il
mobilise moins l’attention.
Pour vous, quelle est la
différence entre reportage
et documentaire ?
AB : La différence c’est
exactement la situation
dans laquelle on est
actuellement. On a pris un
rendez-vous, tu viens, tu
enregistres mes paroles,
qui ne sont pas préparées,
très confuses. À partir
de ça, tu vas construire
une réalité qui va être
présentée comme la mienne :
ça c’est le journaliste. Un
documentariste travaille un
peu comme l’ethnologue, il
prend le temps de rester
avec les gens, il va les
rencontrer souvent, discuter
avec eux, pas juste une fois
comme ça lors d’un rendez-
vous. Lorsqu’il va élaborer
son sujet il va être capable
de savoir si la réalité
qu’il va présenter dans son
montage, c’est la réalité
telle qu’elle est vécue par
les gens qu’il a côtoyés
ou bien si c’est juste
un papillon qu’on a pris
comme ça dans un filet, qui
passait par hasard, comme
une idée peut passer. Selon
qu’on est en bonne forme
ou pas, on dit des choses
plus ou moins contrastées.
La grosse différence c’est
cette fréquentation plus
longue, plus assidue et
plus profonde des gens.
Au niveau de la forme, le
reportage consiste le plus
souvent en interviews face
caméra. J’essaye d’éviter
ça. On essaye de lécher un
peu plus les transitions,
l’aspect artistique ressort
dans le documentaire. Les
enchaînements sont plus
lisses. Bien qu’un JT aussi,
les frontières sont très
poreuses si ce travail est
effectué avec un très bon
cameraman et un bon monteur.
Abe : J’ai réalisé un seul
documentaire dans ma vie
lorsque j’étais à l’école de
journalisme. C’est plus
22
Cahiers du documentaire | Mai 2013 | DOSSIER
Les journalistes-reporters d’images (JRI) et les
documentaristes ont certains points en communs. L’un
d’entre eux, c’est la télévision, ce petit écran
vers lequel convergent divertissement, information,
documentaire, fiction et autres images. À partir de leur
propre expérience, Alexandre Bonche, documentariste
et anthropologue de formation, basé à Lyon et Antoine
Bonnetier, JRI à BFM TV, témoignent. Synthèse sur les
situations du reportage et du documentaire dans le
paysage audiovisuel français, avec deux acteurs des
médias et du documentaire.
Alexandre Bonche, documentariste français, en plein tournage au Mali
CROISÉE
long, plus contemplatif,
alors qu’un reportage
s’attache plus à l’enquête,
la démonstration, la
révélation de vérités, je
dirais. Un documentaire est
plus travaillé en images,
il prend plus le temps de
l’observation. Le temps
investi pour aboutir est ce
qui diffère le plus. Encore
une fois, le distinguo
est parfois ténu entre
les deux. Le documentaire
suppose l’observation,
le reportage l’enquête
et la démonstration. Les
deux sont-ils forcément
incompatibles ? Comment
qualifier le travail de Pierre
Carles ? Ce qui est sûr,
c’est qu’un documentaire
sera forcément long. Un
reportage, en revanche, peut
durer 1 min 30 comme 52 min.
Le spectre est large.
Un des points communs pour
les documentaristes et les
journalistes, c’est la
télévision. C’est elle qui
finance votre travail. Est-ce
un atout ?
AB : Si on veut gagner notre vie
en faisant du documentaire,
on doit obligatoirement
passer par la TV. Sauf peut-
être au cinéma, mais ça
ne finance pas énormément
parce qu’il y a très peu
de producteurs qui prennent
ce qu’ils considèrent comme
un risque. Avec la TV, ils
ont l’assurance d’avoir un
apport de la chaîne et du
CNC. Le problème pour nous
concerne le salaire, qui
n’est jamais très élevé.
En tant que réalisateur,
notre seul revenu minimum,
c’est le SMIC, contrairement
aux autres techniciens de
la chaîne audiovisuelle.
Heureusement, à la
différence des journalistes,
nous bénéficions du statut
d’intermittent du spectacle,
qui permet de vivre plus au
moins dignement.
ABe : La télévision, en tant
que diffuseur principal,
paie des sociétés de
production ou « boites de
prod », qui fabriquent les
documentaires et reportages
longs. Mais c’est comme
acheter une baguette : le
boulanger les fabrique parce
qu’il sait que tu vas venir
lui acheter. La télévision
achète des reportages ou
des documentaires pour les
diffuser. Après, on peut
aussi trouver des productions
associatives, hors du
circuit traditionnel, qui
peuvent avoir pour cibles
les cinémas d’art et d’essai
ou des lieux alternatifs.
L’exemple, c’est Pierre
Carles, que j’aime beaucoup.
Avez-vous envie de diffuser
votre travail sur internet ?
AB : Je n’ai pas le sentiment
pour l’instant que cela
permette de toucher autant de
spectateurs qu’à la TV avec
la TNT. Ça s’adresse à mon
avis à des petites niches.
Ce qui existe déjà, c’est
du documentaire TV diffusé
sur internet. Après, je
trouve l’idée intéressante,
pourquoi pas plus tard
quand je connaîtrai un peu
plus. C’est bien de mettre
des images à disposition
du public, mais c’est bien
de penser à la rémunération
des gens aussi. On a la
chance en France d’avoir
des droits d’auteur. Sur
internet… Je ne pense pas
que ce soit possible. Je
mets mes films sur internet
parce que j’ai envie que les
gens les regardent, parce
que c’est de la culture que
je leur apporte. Mais pour
l’instant internet n’est pas
une bonne solution. Pour les
reportages c’est pareil, à
moins de faire des sites
payants, et là tu restreins
ton nombre de spectateurs.
De mon côté, j’ai mis des
films dont j’ai les droits
sur internet [Tchoumpa, les
enfants du tourisme], mais
c’est très récent, il y a
un mois [janvier 2013]. Je
ne pourrai pas le faire
systématiquement parce que
la question financière est
cruciale.
ABe : Notre travail est déjà
diffusé sur le site BFMTV.
fr. Toutes les chaînes de
télévision essaient de
mettre au moins une partie
des contenus disponibles
sur le net. La toile est
incontournable. Elle offre
une notoriété par-delà
les frontières et offre
une seconde vie à notre
travail, que les internautes
peuvent trouver indexé
thématiquement dans Google,
etc.
23
Antoine Bonnetier est journaliste-reporter-d’images pour BFM TV
24
Cahiers du documentaire | Mai 2013 | DOSSIER
SUCCESS STORY
On n’a jamais autant réalisé de documentaires en France qu’en 2012. Depuis les
années 2000, l’engouement du public grandit et cela se ressent dans les commandes
multipliées des chaînes de télévision et aux succès dans les salles de cinéma.
Le film documentaire a une place intégrante dans le cinéma et dans la société. De
nombreux festivals lui sont consacrés et il est même possible de se former de
façon professionnelle dans le secteur de l’audiovisuel. Pour combler le tout, les
festivals de reportages les intègrent dans leur palmarès et les écoles de journalisme
s’empressent de joindre à leurs cursus, des formations aux techniques documentaires.
LA TÉLÉVISION -
retour au réel.
Les chiffres en
hausse du CNC attestent
du succès documentaire à
la télévision. Même si
les moyens de productions
sont encore précaires, le
nombre de créations n’a
jamais été aussi important.
C’est sur le petit écran
que le documentaire est le
plus diffusé. De nombreux
exemples illustrent ce
succès. Le documentaire
« Planète alu », diffusé
mardi 12 mars 2013 à 20.45
par exemple, a réalisé
la deuxième meilleure
audience de l’année pour
la chaîne. Mais le Réseau
des Organisations du
documentaire (ROD) reste
nuancé : « Il n’y a jamais
eu autant de programmes
appelés ‘documentaires’
sur les principales chaînes
de télévision de service
public – en bénéficiant,
à ce titre, de ses
mécanismes de financement
– alors qu’ils relèvent
de plus en plus souvent
du divertissement ou du
journalisme ». Le risque
de l’exhaustivité des
productions est un probable
formatage à la demande
des chaînes même si le
documentaire se distingue
aujourd’hui comme genre
cinématographique à part
entière.
LES FESTIVALS
Lesfestivalsduréel
et d’information
1
2
©RomainLamine
Diffusé le 12 mars 2013. Il a réalisé la
deuxième meilleure audience 2013 pour un
documentaire du mardi sur Arte.
25
sont nombreux à promouvoir
la scène documentaire
contemporaine. Par exemple, le
festival FIGRA présente des
reportages et des documentaires
produits pour la télévision.
Il tend particulièrement
à encourager les grands
reportages d’actualité et les
documentaires de société. Les
lauréats récoltent 1000 euros,
une diffusion sur grand écran
et un échange avec différents
professionnels. La mort est
dans le pré, d’Eric Guéret, sur
les ravages des engrais et des
pesticides, a été récompensé
par le Prix du 20e anniversaire
du FIGRA en 2013. Le Prix
spécial du jury a été attribué
au documentaire Goldman Sachs,
la banque qui dirige le monde,
de Jérôme Fritel et Marc
Roche (de l’agence Capa). La
Fondation Varenne qui valorise
les reportages journalistiques
avec le Prix Varenne, s’est
d’ailleurs associée à ce
festival pour créer le Prix
Varenne Web&Doc Figra.
D’autres festivals comme le
FIPA (Festival International
de Programmes Audiovisuels)
mettent en avant les créations
documentaires. Il y a aussi
le Festival International du
Documentaire à Marseille qui
se déroule en juillet ou encore
celui du Cinéma du Réel, etc.
Ils sont en revanche, peu
nombreux à ne promouvoir que
des formes documentaires.
LA FORMATION
Elle se multiplie
dans les écoles
de l’audiovisuel
et des stages courts
professionnelssedéveloppent
pour apprendre les techniques
documentaires,maislescoûts
sont importants (environ
4000 euros). Cinédoc à
Annecy, l’École nationale
Louis Lumière à Lyon, le
CIFAP à Montreuil… Ils se
développent également dans
les écoles de journalisme
ce qui démontre une certaine
connivence actuelle entre
les deux professions.
L’ESJ Lille propose une
formation pour « les
journalistes de télévision
habitués aux formats courts
et désirant acquérir les
bases fondamentales et la
méthodologie d’une démarche
documentaire de la production
à la réalisation ». L’ESJ
Paris, propose un nouveau
mastère d’investigation
et de documentaire créé
l’année dernière. Pour sa
première année, le mastère
a été fusionné avec celui
de Journaliste Reporter
d’Images (JRI). L’IEJ Paris a
également créé son mastère de
Journalisme d’investigation/
Documentaire/GrandReportage.
LES COLLECTIFS
En France, de nombreux
collectifs associatifs
de documentaristes
se mobilisent pour la défense
du documentaire. Ils créent
des lieux de rencontre entre
le public et les réalisateurs.
L’un des premiers a été le
Sunny Side of the Doc (marché
international professionnel du
documentaire) à La Rochelle. Ces
collectifs permettent également
de perpétuer une réflexion sur
l’écriture, la production,
la diffusion du genre. Il y a
également l’ADDOC (Association
des cinéastes documentaristes),
qui proposent des ateliers, des
débats et des manifestations.
Ils ont par exemple inventé La
toile d’Addoc, sorte d’œuvre
collective qui se déploie sur le
web. « Un site où cinéastes et
cinéphilespeuventserencontrer,
croiser leurs regards et partager
leurs manières de faire ».
3
4
Étudiants de l’ESJ Lille © esj-lille.fr
Sunny Side of the doc © primi.pro
Cahiers du documentaire | Mai 2013 | DOSSIER
26
Définition(s)
©CNC
Les dernières statistiques du CNC montrent que le documentaire de société est celui qui est le plus diffusé
en France
Illustration de Tom Haugomat pour Le Monde. © Tom Haugomat
Le succès du documentaire à la télévision tient en partie
à un de ses genres*: celui de société. 1686 heures ont
été commandées en 2012, contre seulement 253 pour le
documentaire historique (pourtant en deuxième place). Ainsi, le
documentaire pourrait bien être victime de son propre succès.
Le CNC considère par exemple les sujets du magazine de société
Tellement Vrai sur NRJ 12 (dont les thèmes vont de : « Peut-on
tout accepter par amour ? » à, « ma beauté est intérieure -
Jérôme, toujours vierge à 28 ans »), comme documentaires et leur
accorde un soutien financier. Les délimitations du documentaire
de société semblent très vagues mais le CNC a annoncé qu’une
réflexion sur ce thème se tiendrait fin juin 2013 au festival
Sunny Side of the Doc, à La Rochelle. Le problème reste que
l’appellation « documentaire de création » n’existe plus
juridiquement. En 1987, la CNCL, ancêtre du CSA, annonçait que
toute œuvre « se référant au réel, le transformant par le regard
original de son auteur et témoignant d’un esprit d’innovation
dans sa conception, sa réalisation et son écriture » serait
considérée comme documentaire de création. La différenciation
avec le reportage y était même indiquée : « Il se distingue du
reportage par la maturation du sujet traité et par la réflexion
approfondie, la forte empreinte de la personnalité d’un
réalisateur et/ou d’un auteur ». Seulement, cette définition
a été annulée par le Conseil d’État. L’interprétation de la
notion d’œuvre par rapport à la loi était trop restrictive.
*Appellation du CNC
27
Pensez-vous qu’internet va remplacer la
télévision ?
Non, la télévision a encore des décennies
de tranquillité devant elle. Ce qui va la
renforcer c’est la télévision connectée,
c’est-à-dire regarder sur votre téléviseur
aussi bien des programmes d’internet que
des programmes classiques, comme des
broadcasts. Actuellement en France, les
téléviseurs sont tous vendus en système
de TV connectées. Cela va renforcer son
attrait et surtout ramener les spectateurs
vers le petit écran alors qu’ils l’avaient
abandonné pour les ordinateurs.
Le web semble être un passage obligé,
même pour les médias. La chute d’audience
devant les JT est-elle une répercussion
du désintérêt public pour l’information
télévisuelle ?
Les médias ont déjà une énorme place et
à terme, même les journaux papiers vont
faire des versions numériques où vous
aurez des reportages image qui seront
annexés au texte des journaux. Pour
les JT, les chiffres ne sont pas aussi
évidents que cela. Si on cumule toutes les
émissions d’information, que ce soit les
journaux ou les magazines d’information,
la télévision est encore aujourd’hui
très importante parce qu’on cumule !
Évidemment il n’y a plus le phénomène
du journal à 20h, mais il y a toute la
journée des chaînes d’info en continu. Si
on additionne tout le temps des chaînes
qui parlent d’information ou d’actualité,
c’est considérable... L’audience reste
très forte !
Avez-vous senti la montée d’un nouveau
public pour les créations du web ?
Complètement, en quatre ans, on a vu une
évolution importante sur la qualité,
le nombre de productions et surtout
les financements des productions qui
arrivent. Maintenant, on trouve un
début de financement par le CNC, les
diffuseurs, les éditeurs de programmes,
les marques et des partenaires des web-
programmes. Quant au public, il y a une
sorte de progression tous les ans par
rapport aux nombres de visionnages et de
Pour cette 4e
édition, 165 programmes
étaient en compétition, 214 636 pages vues
(+16% par rapport à 2012), 10 7397 programmes
visionnés (+41%) par 48 687 visiteurs uniques
sur le site (+9%). Le Prix du public dans
la catégorie Web-documentaire est remporté
par le projet Iranorama, réalisé par Yann
Buxeda et Ulysse Gry. L’idée est simple :
le spectateur se retrouve plongé dans le
corps d’un journaliste envoyé en Iran. Cinq
jours pour appréhender la culture de Téhéran
et rendre un reportage sur les élections
présidentielles à venir.
Jean Cressant est président du Web Program Festival International, un
festival dédié à la télévision sur internet. Il est également président
et fondateur du groupe Mativi, chaîne de TV sur Internet basée à
La Rochelle. Le Web Program festival a pour but de récompenser les
différents acteurs du web. Internet devient un nouveau terrain de jeu
où journalistes et documentaristes transgressent leurs règles établies.
Pour autant, la télévision n’est pas encore morte d’après Jean Cressant.
journalisme…). En soit,
le journalisme n’emprunte
pas aux pratiques
documentaires. Il emprunte
sûrement à certaines de
ses catégories, si l’on
peut les appeler comme
cela (documentaire de
société…). Le documentaire
peut parfois servir de
« contrepoids » aux discours
du journalisme. Selon
Nathalie Fillion : « cet
apport du documentaire à la
communication publique a
été rendu nécessaire parce
que les conditions de la
production du journalisme
traditionnel, télévisuel
en particulier, ont
rétréci son champ d’action
et que, dans ce contexte,
le documentaire est venu
suppléer en quelque sorte à
un manque. » Mais les deux
pratiques restent bien
distinctes, seuls certains
outils ont été mis en commun
pour arriver à un résultat
et un objectif différents.
participants. L’intérêt pour toutes ces
nouvelles plateformes de diffusion est
clairement visible. Elles voient leur
nombre de vidéos regardées augmenter à
une vitesse incroyable. Mais sur internet,
les gens zappent très rapidement, bien
plus qu’à la télévision, c’est évident.
C’est un phénomène très intéressant ! Il
faut faire très attention au nombre de
visionnages qu’on observe et le temps où
les gens sont restés sur le programme.
Il y a un effet buzz qui existe, c’est
donc grâce aux réseaux sociaux qu’il faut
mettre en valeur les nouveaux programmes.
Quelle place est apportée au
webdocumentaire dans votre festival ?
Il fait partie des dix catégories que nous
présentons. C’est une des plus importantes
en termes de propositions de films,
de visionnage et de demande du public,
avec la fiction. Le webdocumentaire est
quelque chose d’intégré aujourd’hui et
puis il s’enrichit tous les ans avec la
technologie, et l’interactivité. Demain,
avec la télévision connectée qui arrive,
les webdocumentaires vont pouvoir se
décliner différemment. Ce qu’on a vu
cette année, ce sont de nouveaux concepts
qui sont en fin de compte des programmes
beaucoup plus courts. Il y a quatre ans on
avait beaucoup de programmes qui étaient
de trois à cinq minutes en unitaire et puis
cette année on a fait des présentations
de films qui font trente secondes, qui
ont une cible et une construction très
spécifique. Mais attention, on distingue
complètement l’actualité et le reportage
du documentaire. On ne mettra jamais en
compétition un webdocumentaire qui est
fait comme un webreportage, jamais.
JEAN CRESSANT :
Pour une TV connectée
C’est assez monnaie courante dans l’histoire des médias d’emprunter à d’autres
formes et d’autres pratiques. Pour Nathalie Fillion, chargée d’enseignement au
Département d’information et de communication de l’Université Laval : « Dès
lors que l’appellation ‘journalisme’ touche une grande diversité d’activités […]
centrées sur la médiation de la délibération publique, il est possible de qualifier de
‘journalistiques’ des documentaires qui répondent à certaines caractéristiques, dont
la référence au réel, le rôle éducatif et d’animation sociale ainsi que la médiation de
la liberté d’expression et d’opinion. En ce sens, la sphère des documentaires croise
celle du journalisme professionnel parce que toutes deux contribuent à la délibération
publique ». Tout comme la définition du terme documentaire, celle du journalisme est
difficile à cerner. Avec les évolutions numériques entre autres, la profession tend à
ouvrir ses frontières et ses pratiques (journalisme citoyen, slow journalism, data-
Magazine documentaire
Magazine documentaire
Magazine documentaire

Contenu connexe

Similaire à Magazine documentaire

La convergence numérique: Quelle place pour la télévision ?
La convergence numérique: Quelle place pour la télévision ?La convergence numérique: Quelle place pour la télévision ?
La convergence numérique: Quelle place pour la télévision ?Gabrielle Benchetrit
 
Les précurseurs des médias numériques
Les précurseurs des médias numériquesLes précurseurs des médias numériques
Les précurseurs des médias numériquesVincent Mabillot
 
L'opinion publique et les médias
L'opinion publique et les médiasL'opinion publique et les médias
L'opinion publique et les médiasmlaugel
 
Dossier fini theorie_info_com_2[1]
Dossier fini theorie_info_com_2[1]Dossier fini theorie_info_com_2[1]
Dossier fini theorie_info_com_2[1]Régnier Thomas
 
#15MinPasPlus sur des notions de média à placer dans un diner
#15MinPasPlus sur des notions de média à placer dans un diner#15MinPasPlus sur des notions de média à placer dans un diner
#15MinPasPlus sur des notions de média à placer dans un dinerLes Gaulois
 
Cinema-Invitation TR 310314.pdf
Cinema-Invitation TR 310314.pdfCinema-Invitation TR 310314.pdf
Cinema-Invitation TR 310314.pdfffgm1
 
Les nouveaux médias ca change quoi
Les nouveaux médias ca change quoiLes nouveaux médias ca change quoi
Les nouveaux médias ca change quoiNadya Benyounes
 
Relations Sociales 1946 2001 2006
Relations Sociales 1946 2001 2006Relations Sociales 1946 2001 2006
Relations Sociales 1946 2001 2006origene
 
« Les médias de demain, l’avenir des médias »
« Les médias de demain, l’avenir des médias »« Les médias de demain, l’avenir des médias »
« Les médias de demain, l’avenir des médias »Agence LUSSO
 
Medias Presentation
Medias PresentationMedias Presentation
Medias Presentationguest707d38
 
Forum blanc - Rapport 2015
Forum blanc - Rapport 2015Forum blanc - Rapport 2015
Forum blanc - Rapport 2015Fanny Coutureau
 
La satire de la caricature politique
La satire de la caricature politique La satire de la caricature politique
La satire de la caricature politique laurence allard
 
Politique et internet : les pires ennemis ? (La Lettre du cadre, 2007)
Politique et internet : les pires ennemis ? (La Lettre du cadre, 2007)Politique et internet : les pires ennemis ? (La Lettre du cadre, 2007)
Politique et internet : les pires ennemis ? (La Lettre du cadre, 2007)Franck Confino
 
"Qu'est-ce que la culture visuelle?" Jeu de Paume, avril 2011
"Qu'est-ce que la culture visuelle?" Jeu de Paume, avril 2011"Qu'est-ce que la culture visuelle?" Jeu de Paume, avril 2011
"Qu'est-ce que la culture visuelle?" Jeu de Paume, avril 2011Audrey Leblanc
 
La place du journalisme citoyen et de la blogosphère au sein de l’espace médi...
La place du journalisme citoyen et de la blogosphère au sein de l’espace médi...La place du journalisme citoyen et de la blogosphère au sein de l’espace médi...
La place du journalisme citoyen et de la blogosphère au sein de l’espace médi...le gouguec
 
La place du journalisme citoyen et de la blogosphère au sein de l’espace médi...
La place du journalisme citoyen et de la blogosphère au sein de l’espace médi...La place du journalisme citoyen et de la blogosphère au sein de l’espace médi...
La place du journalisme citoyen et de la blogosphère au sein de l’espace médi...le gouguec
 
Medias Presentation
Medias PresentationMedias Presentation
Medias Presentationguest707d38
 
DOCUMENTAIRES 2009/2010 FRANCE 2
DOCUMENTAIRES 2009/2010 FRANCE 2DOCUMENTAIRES 2009/2010 FRANCE 2
DOCUMENTAIRES 2009/2010 FRANCE 2LAOUFFIR
 

Similaire à Magazine documentaire (20)

La convergence numérique: Quelle place pour la télévision ?
La convergence numérique: Quelle place pour la télévision ?La convergence numérique: Quelle place pour la télévision ?
La convergence numérique: Quelle place pour la télévision ?
 
Les précurseurs des médias numériques
Les précurseurs des médias numériquesLes précurseurs des médias numériques
Les précurseurs des médias numériques
 
L'opinion publique et les médias
L'opinion publique et les médiasL'opinion publique et les médias
L'opinion publique et les médias
 
Dossier fini theorie_info_com_2[1]
Dossier fini theorie_info_com_2[1]Dossier fini theorie_info_com_2[1]
Dossier fini theorie_info_com_2[1]
 
#15MinPasPlus sur des notions de média à placer dans un diner
#15MinPasPlus sur des notions de média à placer dans un diner#15MinPasPlus sur des notions de média à placer dans un diner
#15MinPasPlus sur des notions de média à placer dans un diner
 
Cinema-Invitation TR 310314.pdf
Cinema-Invitation TR 310314.pdfCinema-Invitation TR 310314.pdf
Cinema-Invitation TR 310314.pdf
 
Les nouveaux médias ca change quoi
Les nouveaux médias ca change quoiLes nouveaux médias ca change quoi
Les nouveaux médias ca change quoi
 
Relations Sociales 1946 2001 2006
Relations Sociales 1946 2001 2006Relations Sociales 1946 2001 2006
Relations Sociales 1946 2001 2006
 
Murmure29 15juin
Murmure29 15juinMurmure29 15juin
Murmure29 15juin
 
« Les médias de demain, l’avenir des médias »
« Les médias de demain, l’avenir des médias »« Les médias de demain, l’avenir des médias »
« Les médias de demain, l’avenir des médias »
 
Medias Presentation
Medias PresentationMedias Presentation
Medias Presentation
 
Forum blanc - Rapport 2015
Forum blanc - Rapport 2015Forum blanc - Rapport 2015
Forum blanc - Rapport 2015
 
La satire de la caricature politique
La satire de la caricature politique La satire de la caricature politique
La satire de la caricature politique
 
Politique et internet : les pires ennemis ? (La Lettre du cadre, 2007)
Politique et internet : les pires ennemis ? (La Lettre du cadre, 2007)Politique et internet : les pires ennemis ? (La Lettre du cadre, 2007)
Politique et internet : les pires ennemis ? (La Lettre du cadre, 2007)
 
"Qu'est-ce que la culture visuelle?" Jeu de Paume, avril 2011
"Qu'est-ce que la culture visuelle?" Jeu de Paume, avril 2011"Qu'est-ce que la culture visuelle?" Jeu de Paume, avril 2011
"Qu'est-ce que la culture visuelle?" Jeu de Paume, avril 2011
 
La place du journalisme citoyen et de la blogosphère au sein de l’espace médi...
La place du journalisme citoyen et de la blogosphère au sein de l’espace médi...La place du journalisme citoyen et de la blogosphère au sein de l’espace médi...
La place du journalisme citoyen et de la blogosphère au sein de l’espace médi...
 
La place du journalisme citoyen et de la blogosphère au sein de l’espace médi...
La place du journalisme citoyen et de la blogosphère au sein de l’espace médi...La place du journalisme citoyen et de la blogosphère au sein de l’espace médi...
La place du journalisme citoyen et de la blogosphère au sein de l’espace médi...
 
Medias Presentation
Medias PresentationMedias Presentation
Medias Presentation
 
DOCUMENTAIRES 2009/2010 FRANCE 2
DOCUMENTAIRES 2009/2010 FRANCE 2DOCUMENTAIRES 2009/2010 FRANCE 2
DOCUMENTAIRES 2009/2010 FRANCE 2
 
Docs à venir sur France 2
Docs à venir sur France 2Docs à venir sur France 2
Docs à venir sur France 2
 

Magazine documentaire

  • 2. SOMMAIRE Directeur de publication : Patrick GIRARD Tuteur de mémoire : Jean-Michel FRODON, Journaliste et critique de cinéma, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma Rédaction/mise en page : Émilie LAMINE Icônes & logos : Romain LAMINE Photographies de couverture : Sugar Man, Vertov, Tahrir, Dayana Mini Market, pellicule Lumière © Francetv.fr, blogg. org, Arte.fr, Bifi.fr, sentieriselvaggi.it ISCPA LYON 47 rue Sergent Michel Berthet 69009 Lyon 04 72 85 71 73 questiondocumentaire. wordpress.com/ Une-hommage aux Cahiers du cinéma L’héritage des actualités cinématographiques Les pères du cinéma : Georges Méliès et les frères Lumière Le journalisme audiovisuel en pleines mutations Les origines du documentaire et ses frontières Nouvelles technologies : un nouveau champ visuel Entretien avec Thierry Garrel, ancien directeur documentaire sur ARTE Info & docu : des divergences financières Le succès du documentaire de société Interview croisée d’un documentariste et d’un JRI Nouveau public pour le web- documentaire Le web-documentaire comme nouveau support des médias 4 6 8 10 DOSSIER 28 30 de l’information même si celle-ci ne cesse de changer en fonction des environnements. Cette place a sans doute gagné en nécessité et en singularité. On réalise depuis le début des années 2000, notamment en France mais pas seulement, plus de films documentaires que jamais au cours des trente années précédentes. Émilie Lamine Lesbellesfrontières C’est aussi de l’analogique et du numérique, de la télévision et du web. Aujourd’hui, on le décline volontiers en lui associant d’autres mots, du web-docu au docu-fiction. À défaut de savoir précisément ce qu’est le documentaire, on sait déjà un peu ce qu’il n’est pas, ce avec quoi il ne faut pas le confondre : le documentaire n’est pas un reportage. L’un et l’autre campent pourtant aux frontières du même territoire que l’on appelle la réalité. Mais ils n’y pénètrent pas de la même manière. C’est ainsi qu’ils modifient la nature de cette frontière-même. Cette histoire n’est pas nouvelle. Elle vient de loin, de plus d’un siècle maintenant ; depuis la naissance de ces deux pratiques caractéristiques de la modernité que sont la presse et le cinéma. Un nouvel épisode se joue actuellement sous l’éclairage des technologies numériques. Ça change. Un peu ? Beaucoup ? Complètement ? Tout cela reste à voir. Une chose est sûre, cela accuse les différences. Dans un monde marqué par l’accélération de la production et de la circulation des informations, la singularité du documentaire se remarque davantage. Il prend son temps.  « Prendre son temps »... Cela ne signifie pas seulement qu’il est plus lent, mais qu’il construit sa propre temporalité, son propre rythme. Le documentaire se sert de ses propres modes d’articulation à la fichue et incernable réalité. Campant aux frontières, il les dessine lui-même pour mieux les franchir. Cette histoire... Les différentes techniques d’enregistrements et de diffusion l’ont marquée, non pas en étapes successives, mais par sédimentation. Elle a évolué avec les techniques du cinéma, les actualités filmées, les différents âges de la télévision, les outils successifs et les pratiques aussi, celle des professionnels, celle des publics. « Ceci n’a pas tué cela », disait Umberto Eco. C’est pourquoi le documentaire trouve sa place aujourd’hui dans les écoles de journalisme, sur les sites d’information et dans les festivals récompensant des reportages. Il tient depuis toujours sa place dans le monde Le documentaire, c’est beaucoup et peu à la fois. Des images, des sons, des gens, des silences, des lieux et de l’imaginaire.
  • 3. Héritage d’un cinéma informatif Le journalisme a quelques décennies d’avance sur le cinéma. C’est pourquoi les deux médias se sont inspirés l’un de l’autre au fil du temps. Deux choses les relient : l’idée de démocratie et de diffusion de vision(s) du monde. Très tôt, s’inspirant de l’information de la presse écrite, le cinéma a inventé les actualités filmées. Plus tard, quand de nouvelles techniques l’ont rendu possible dans les années 50, le journalisme s’est inspiré des actualités filmées pour inventer les journaux d’information télévisés. Ainsi, journalisme télévisuel et cinéma ont appartenu à la même période, intégrés dans les idéaux collectifs d’une même société. Dans sa préface pour l’ouvrage Print The Legend, Irene Bignardi montre que : « Le journalisme tout comme le cinéma, ont un rôle crucial en tant que système d’information mais aussi de formation idéologique, politique, vérités et mensonges. Ils disposent d’un pouvoir de séduction aussi puissant qu’éventuellement pervers ». Entre autres multiples aspects (un loisir de masse, une industrie, un art…), le cinéma participe très tôt à la production d’information. Beaucoup des premières vues Lumière documentent des événements de société, notamment des cérémonies impliquant des rois, des empereurs et autres puissants de ce monde. La notion de « véracité » n’est pas forcément invoquée, et des événements historiques sont remis en scène sans complexe avec des acteurs. Des faits divers propres à émouvoir les foules sont également enregistrés, voire organisés pour être filmés. Thomas Edison a par exemple fait tuer un éléphant par électrocution afin de filmer l’événement. Le film connaîtra un immense succès. Même si une telle date reste évidemment contestable, le film Nanouk l’Esquimau de Robert Flaherty, marque en 1922, la naissance du documentaire l’usage du présentateur à l’image, et le journal se divise en petits reportages variés. En 1954, le présentateur fait son apparition ! Cette nouvelle figure va permettre au JT d’allier présentation, illustration en image et actualité. C’est donc au début des années soixante que la formule que l’on connait actuellement sur les chaînes comme TF1 ou France 2 grandit et s’impose. Le présentateur a une place primordiale et un rôle essentiel : il se fait intermédiaire entre l’information et le public. C’est aussi lui qui permet au journal télévisé de s’émanciper de la représentation cinématographique classique. Au-delà du JT, l’information se décline sous d’autres formes à la télévision, avec notamment l’émission 5 colonnes à la Une. Celle-ci entretenait une relation différente avec le cinéma, totalement détachée des actualités filmées. « Le génie de la télévision, c’est l’image » Les pouvoirs politiques se posent très tôt la question du contrôle du sens des informations diffusées par le nouveau média, dont la puissance apparaît rapidement. En France, on trouve une curieuse approche, manifestée à l’occasion de la création du ministère de l’information suite à l’élection du général De Gaulle en 1958. Cette approche se fonde sur l’affirmation d’une neutralité de l’image et d’une défiance envers le commentaire. « Il suffit qu’on mette le journaliste en mesure de s’informer et de traduire son information en langage télévisé, c’est-à-dire en images parlantes… Le génie de la télévision, c’est l’image… […] Transformer le JT en un miroir. Transformer le présentateur en un simple meneur de jeu qui donne la parole, le plus possible, aux images », explique Alain Peyrefitte, ministre de l’information de l’époque, pour inaugurer la nouvelle formule du JT en 1963. 4 Pierre Sabbagh a inventé le premier JT français en 1949 © INA Cahiers du documentaire | Mai 2013 | HISTOIRE 5 Le Coq claironnant de Pathé-Journal, la marguerite Gaumont, le générique des actualités françaises... Tous ces souvenirs que je n’ai pas connus sont de vieux souvenirs perdus. Pourtant les actualités cinématographiques n’ont disparu des écrans qu’en 1979 ! Alors oui, la presse filmée est née du cinéma et le journal télévisé provient directement de son héritage. Comme leur nom l’indique,lesactualitésfilméesduXXe siècleétaientdesnouvellesprojetéesdanslessallesobscures avant la diffusion d’un film. Avec une naïveté qui leur était propre, elles parlaient de fêtes foraines et d’autres faits divers à l’origine. La notion d’information n’était pas antinomique avec celle de mise en scène et de divertissement. Ces petites informations étaient d’ailleurs plus actuelles qu’immédiates (une ou deux semaines après les faits), au contraire du journal télévisé qui les remplacera assez vite. En France, 1949 marque le passage de la presse filmée à la presse télévisée, même s’il faudra plus de dix ans pour que le nouveau média acquiert un poids sociologique décisif. Sous l’effet de ce basculement, l’information obtient un statut différent. On la regardera chez soi, seul ou en famille, sur un petit écran. Le côté collectif, attendu dans une salle obscure et sur un grand écran sera perdu. De ce point de vue, la rencontre avec l’information en image s’est LES ACTUALITÉS FILMÉES EN FRANCE Avant que le cinéma ne devienne un art, il était une industrie. Cette industrie a permis la création des premières actualités cinématographiques. Elles sont les ancêtres du journal télévisé que l’on connait actuellement. Peut-être bien plus que celle du cinéma documentaire. « Cette nouvelle formule, qui supprime les commentaires pour laisser parler seulement les images ou les faits, ou alors des dialogues, marquera un progrès vers l’objectivité et la dépolitisation », ajoute-t-il. L’écriture en héritage Laisser les images parler d’elles-mêmes fut aussi le credo de ceux qui ont créé les premiers JT et les premières émissions d’information à la télévision. Ce nouvel avatar du rêve impossible de l’objectivité détourne le regard du fait que toute information est inévitablement mise en scène. On met toujours en scène des évènements pour mieux illustrer une actualité. En s’inspirant de celles du cinéma de fiction, les mises en scène propres au journalisme d’image ont inventé leur propre rhétorique. Thierry Lancien, professeur en sémiotique des médias, explique que pour créer un évènement, il y a une notion de choix, de point de vue, de cadrage et de déplacement dans le champ à prendre en compte. Il y a par la suite un travail de représentation distinct de celui du cinéma. La télévision, qui est un média, travaille le visible et vise à le mettre en partage. Le septième art a pour sa part affaire avec l’invisible. Cela vaut pour la production d’informations sur le réel comme pour la fiction. Au fil des années, la dimension « produit de consommation » de l’information télévisée s’amplifie. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la presse va jouer un rôle nouveau de quatrième pouvoir dans la société. Le rapport de force entre exigence d’audience et rigueur journalistique évolue. De manière peu prévisible, cette évolution ouvre un champ d’action élargi au cinéma documentaire, qui multiplie les propositions de constructions de rapports au réel, y compris sur les petits écrans. La relation entre les deux médias dans la production de représentations du réel est sujette à des variations. Dans les années 80, le documentaire aura du mal à faire face à l’arrivée et au succès des médias d’information, avant de trouver de nouveaux espaces d’expression. 1895 : Première bande d’actualité filmée 1896 : Création de la société Pathé 1908 : Création du journal Pathé-faits divers, premier journal filmé au monde. 1910 : Création de Gaumont actualités 1927 : Création du journal Pathé- Gaumont-Métro Actualités 1930 : Arrivée du cinéma parlant 1949 : Premier journal télévisé en France 1975 : Dernier numéro du journal Pathé rapprochée de la lecture (privée) du journal. En tout cas, le nom des maîtres de cette industrie des actualités cinématographiques est encore reconnu aujourd’hui et s’affiche en grand sur les salles de cinéma. Ce sont les frères Pathé et Léon Gaumont. En 1927, leurs deux sociétés s’allient avec la Metro Goldwyn Mayer, pour produire un journal commun : le Pathé-Gaumont-Metro-Actualités. Le journal se transformera en Pathé-Gaumont- Actualités jusqu’en août 1931. Enfin, en avril 1975, les sociétés Gaumont et Pathé s’unissent pour créer l’ultime média en commun : le Gaumont Pathé Magazine. Ils ne survivront que quelques mois. Aujourd’hui, les actualités filmées, (mais aussi les sujets non retenus dans les choix éditoriaux) sont conservés dans de nombreuses cinémathèques et archives (CNC, INA, Cinémathèque Gaumont, etc.). Retrouvez la petite histoire des actualités filmées sur questiondocumentaire. wordpress.com comme réalisation composée, mais revendiquant son rapport à une réalité préexistante. Le film suscitera d’ailleurs une polémique, annonciatrice d’un débat sans fin, sur l’authenticité de ses conditions de réalisation. Pour ce qui est des débuts du journalisme d’image en France, le journal télévisé est né en 1949, à l’initiative du journaliste Pierre Sabbagh. Son fonctionnement originel, en totale construction permanente, était une sorte d’ébauche du JT tel qu’on le connait actuellement. Superficiellement, il apparaît comme une imitation des actualités de l’époque. Rétrospectivement, on peut se demander si ces « actualités filmées » étaient vraiment du cinéma, ou plutôt une manière de faire du journalisme d’image avant que l’outil approprié, la télévision, existe. Il y a de bonnes raisons de considérer les actualités filmées bien davantage comme la préhistoire du journal télévisé que comme une des formes de cinéma. Le documentaire se distingue en tout cas de ce que l’appareil cinématographique a fait dans le cadre des actualités filmées. Dans celles-ci, les premières informations télévisées ignorent Jacqueline Joubert est la première présentatrice TV en 1949 ©INA ©hervedavid.fr
  • 4. 6 Cahiers du documentaire | Mai 2013 | ORIGINES Et le cinématographe fut... Lumière Établir le premier inventeur Quelques noms sont encore pour sa technique du grandes figures ont marqué les frères Lumière cinématographe et les qui se transformera Georges Méliès pour ses son rôle considérable dans AVANT - Il y avait deux frères déjà. Max et Emil Skladanowsky, inventeurs du bioscope, sorte d’appareil optique servant à reproduire des images ou des photographies. Reconnus pour leurs trouvailles techniques, ils projettent un film lors d’une des premières représentations publiques et payantes au Wintergarten. Cela se passe le 1er novembre 1895, quelques semaines avant la séance Lumière du 28 décembre au Grand Café à Paris. Lumière. Comme si leur destin avait été tracé sur leur acte de naissance. En 1894, les deux frères examinent le kinétoscope de Thomas Edison. Cette machine inventée en 1888 permettait à une personne de visionner une image par le biais d’une fenêtre. C’est l’un des premiers appareils de visualisation cinématographique. Après cette découverte, les frères s’intéressent à l’idée de diffuser des images animées. « Mon frère en une nuit avait inventé le cinématographe », racontait Auguste, l’ainé des deux frères. Le brevet est déposé le 13 février 1895, il porte alors le numéro 245.032. Un mois plus tard, ce que l’on considère dans l’histoire du cinéma comme le premier film (documentaire), La Sortie des ouvriers de l’usine Lumière à Lyon, est projeté pour quelques personnes. Il faudra attendre décembre 1895 pour assister à la première projection publique, et payante (un franc). À partir de cette date, plus un jour ne s’écoulera sans qu’il y ait une, et bientôt beaucoup, de projections à Paris, en France et dans le monde entier. Mais si les bandes « documentaires » dominent dès la première séance, un film de fiction y figure tout de même, la saynète comique de L’Arroseur arrosé… En 1897, le premier catalogue des frères Lumière est diffusé. Il regroupe alors de nombreuses « vues », toutes de moins d’une minute (la durée d’une bobine de pellicule). La plupart sont des enregistrements de situations réelles, d’autres sont plus ou moins mises en scènes, voire expérimentent les premiers trucages comme la Démolition d’un mur, projeté à l’envers. L’industrie du cinéma fait ses premiers pas. Puis le succès est tel que de nombreuses personnalités souhaitent s’emparer de l’invention des deux frères. Le cinématographe-théâtre est investi par les plus grands du spectacle. Georges Méliès propose alors 10 000 francs pour le brevet. Les deux frères refusent. Si l’on regarde de plus près le principe des premières images diffusées par les frères Lumière : ce sont des faits d’actualité retranscrits sur grand écran. Louis et Auguste plantent dès la fin du XIXe siècle, les premiers germes du journalisme en image. Ce sont, en partie, les prémices des futures actualités télévisées. Le cinématographe Lumière a été inventé en 1895 par les frères Auguste et Louis Lumière. ©festival-cannes.fr du cinéma relèverait du défi. débattuscommeceluid’Edison kinétoscope. Deux autres l’histoire du cinéma: pour leur invention du prémices d’une industrie en art et inventions de trucages et la naissance de la fiction. & Méliès 7 Celui qui se qualifiait comme le « Jules Verne du cinéma, le magicien de la fantasmagorie, le magicien de l’écran », est élu en 1900 président de la première Chambre syndicale des Editeurs cinématographiques. Mais avant de devenir un des pères « féérique » du cinéma, Georges Méliès a fini sa vie, ruiné dans un kiosque de souvenirs à la gare de Montparnasse.IlaétéretrouvéetidentifiéparlejournalisteDruhot.En2011,MartinScorseserelatecetépisodedans son film Hugo Cabret (adaptation du roman pour enfants The Invention of Hugo Cabret de Brian Selznick en 2007). Mécanicien, acteur, dessinateur, décorateur de théâtre ou encore illusionniste, Georges Méliès avait de multiples talents. Son premier fut d’organiser de véritables spectacles à partir de son savoir-faire de prestidigitateur. Lui qui était présent dès la séance fondatrice du 28 décembre 1895, est l’un des premiers à considérer les nombreuses possibilités de spectacle offertes par l’invention des frères Lumière - on verra combien la notion de spectacle sera importante dans l’évolution des médias. Ses premières productions présentent pourtant des scènes réalistes de la vie quotidienne. Il les appelle Scènes des villes et des champs. Il invente même un procédé pour mieux décrire la réalité en faisant effectuer à sa caméra un tour complet sur elle-même pour filmer entièrement un lieu. Mais surtout, il met en scène des événements historiques ou d’actualité. Il consacre ainsi douze films à l’Affaire Dreyfus en 1899, dont une Bagarre entre journalistes. Tous sont des reconstitutions interprétées par des acteurs et par lui-même. Pour les réaliser, G. Méliès – qui a aussi pratiqué le journalisme dans les années 1880, au journal La Griffe dirigé par son cousin - a mené sa propre enquête et assisté au procès de Rennes. L’Affaire Dreyfus anticipe, avec des moyens qui sont ceux de la fiction (décors, costumes, acteurs) ce qui deviendra ensuite le langage du récit d’actualité en images. Mais avec dans ce cas, l’affirmation claire d’un point de vue sur l’événement. Méliès tournera d’autres reconstitutions, comme Éruption du Mont Pelé ou Catastrophe du Maine. Si Georges Méliès est entré dans la mythologie comme le grand inventeur de trucages au service de fantasmagories, on voit qu’il était loin d’être indifférent au réel et à ses ressources spectaculaires. L’opposition souvent invoquée entre les frères Lumière, réalistes, « documentaires » et Méliès, le fantaisiste père de la fiction au cinéma, apparaît donc en grande partie schématique. Elle aura du moins eu le mérite de personnaliser les deux horizons qui polarisent le cinéma : le réalisme, l’artifice de la mise en scène. Des horizons qui sont toujours l’un et l’autre présents dans tout film de cinéma, quoique de manière très variable. Georges Méliès réalise Voyage dans la lune en 1902. Le film est inspiré de La Terre à la Lune de Jules Verne Du réel et du spectaculaire ©leblogducinema.fr
  • 5. « À la course de l’actualité » Né sous la forme imprimée, le journalisme s’est décliné sous plusieurs formats au cours de son histoire (les actualités filmées, la radio, la télévision, et plus récemment internet). Ces évolutions ont modifié la façon d’informer et de s’informer. Aujourd’hui, le journalisme traverse une phase d’incertitude riche de possibilités nouvelles mais qui fragilise ses anciens repères. Pour l’instant, il se noie un peu dans des bouleversements numériques et dans l’opinion publique de plus en plus exigeante. Le journalisme actuel est en perpétuel mouvement, en pleine mutation. Lors de « l’affaire Françoise Claustre », cette archéologue française enlevée au Tchad en 1974 par des rebelles, le photographe, documentariste et reporter Raymond Depardon, est allé sur place avec la photographe Marie-Laure de Decker. Après des mois passés avec les rebelles et leurs chefs, ils sont autorisés à interviewer la détenue. La diffusion de cet entretien en France fait mouche et émeut l’opinion publique. Paris décide alors de payer la rançon mais le gouvernement est furieux. Ces images réalisées dans les années 70 par Raymond Depardon n’auraient pas le même destin aujourd’hui. Elles passeraient en boucle sur les blogs citoyens comme AgoraVox. Elles auraient également fait le tour des réseaux sociaux et conduit à de nombreux commentaires des internautes, à des débats sous forme de Tweets sur le rôle du gouvernement en temps de prise d’otage, etc. Les nouveaux acteurs des médias actuels sont les spectateurs et plus seulement la presse. Même si cela se joue souvent en 140 signes. La grand-messe de 20h Pour Thierry Lancien, professeur en sémiotique des médias : « Le journal télévisé traverse une période de turbulences marquée par l’arrivée de formules concurrentes et de nouveau dispositifs d’accès à l’information. Son atout est pourtant de s’ancrer dans une histoire médiatique et culturelle complètement différente de celle d’internet ». La construction du journal télévisé se divise en reportages. Le commentaire, la voix off et le présentateur ont pris une large place dans le mode d’information. « Pour TF1 et France 2, les chiffres d’audience sont en baisse, le public est vieillissant et les critiques virulentes », insiste Thierry Lancien. Le JT ne serait-il plus compatible avec le public actuel ? Florence Ferrari a fait les frais de cette interrogation en mai 2012 lorsqu’elle a dû quitter le 20h de TF1. L’audience n’étant plus bonne, c’est le présentateur qui semble être tenu pour responsable. Plutôt que de tenter de modifier son modèle d’information, la chaîne se réfère aux chiffres d’audience* et à la figure Raymond Depardon ©blog.madame.lefigaro.fr Cahiers du documentaire | Mai 2013 | MÉDIAS ACTUELS 8 Impression d’écran d’une vidéo sur l’histoire du journal télévisé en France.  © INA Gilles Bouleau, présentateur du JT de 20h sur TF1 du présentateur qui passe mieux face aux spectateurs. Après Patrick Poivre d’Arvor et Harry Roselmack, ces indécisions sur le choix du présentateur ont pourtant été bien prises par le public, si l’on s’en réfère justement aux chiffres d’audience. Gilles Bouleau présente actuellement le 20h de TF1. Dans un de ses articles pour Le Monde (janvier 2013), Marie de Vergès constate que le nouveau présentateur propose moins de sujets mais plus de décryptage. Elle explique que selon la directrice de l’information, Catherine Nay : « Il fallait rompre avec une culture de l’exhaustivité, faire des choix plus affirmés ». Un monde de concurrence Évidemment, le changement de présentateur n’est pas la seule préoccupation des JT. Ils doivent faire face à d’autres remises en cause comme l’arrivée de la TNT en 2005 et les chaînes d’information en continu comme BFM, France 24, LCI ou encore Itélé. Dans ces nouvelles formules, les reportages sont bien plus courts et plus nombreux. Le téléspectateur est donc informé presque en instantané sur des faits d’actualité qui passent en boucle. Il faut également prendre l’internet en considération. Le public s’informe tout au long de la journée, au travail, en voiture, chez lui, entre deux cafés… sur son téléphone ou son ordinateur. Le JT de 20h que l’on considérait comme « la grand-messe » n’est donc plus si attendu, et pourtant... La TV n’est pas encore dépassée par internet. Mais l’expérimentation de nouvelles formes est un challenge pour les différentes émissions d’information télévisées. Pour le JT particulièrement, puisqu’il s’est forgé sur des traditions et est présent dans le décor télévisuel depuis soixante ans ! L’information télévisée va devoir trouver de nouvelles idées pour attirer le téléspectateur, aujourd’hui habitué aux changements rapides et aux nouveautés. C’est un fait, le journalisme audiovisuel actuel est fait de concurrences et de consommation en pleines mutations. 9 CHIFFRES D’AUDIENCE* TF1 - De septembre à fin décembre 2012, le JT a gagné 600 000 nouveaux téléspectateurs par rapport aux premiers mois de l’année. Soit 27,4 % de part d’audience. Presque 7 millions de personnes pour le JT de TF1 chaque soir. France 2 - 1,7 million de téléspectateurs de moins que TF1. Un peu plus de 5 millions de téléspectateurs chaque soir tout de même (chiffres Médiamétrie - janvier 2013). Valéry Giscard D’Estaing suivi de Raymond Depardon en 1974, dans Une partie de campagne © toutlecine.com Laurence Ferrari au JT de 20h de TF1. © TF1 France 24 est une des chaînes d’info en continu © lexpress.fr
  • 6. 10 Le documentaire a été le premier modèle du Septième Art. Ce genre noble des débuts s’est vite transformé en genre maudit au cours de son histoire. On le comparera aussi beaucoup au reportage. Mais si le documentaire n’est pas un média d’information, il est pourtant ancré dans cette même culture de la télévision et de ses engrenages. À la fois dans ses financements mais aussi dans sa diffusion. Pourtant, la télévision n’est pas la seule garante de ces deux médias. Même si l’entente n’a pas toujours été facile entre documentaristes et journalistes sur le petit écran, les frontières s’ouvrent et de nouveaux lieux s’offrent aujourd’hui à eux. Ils se retrouvent de plus en plus sur les podiums de festivals et sur le web. Des représentations documentaires vont sortir des sentiers battus pour laisser place à de nouvelles images. En France, le documentaire a connu un déclin important dans les années 70. À cette époque, de nouveaux circuits parallèles, généralement militants, vont se créer. En effet, l’intégration du documentaire à la télévision n’a pas été chose facile. Pour Didier Mauro, réalisateur et théoricien du documentaire, les raisons étaient diverses : « Il y a eu le démantèlement de l’ORTF, une hégémonie du mode de traitement journalistique et une nouvelle course à l’audience »*. Parallèlement, le Journal Télévisé va multiplier les sujets d’actualité en instaurant de courts reportages et ainsi imposer un nouveau mode d’information. Cette offre est alors justifiée par ce que les rédactions considèrent comme une nouvelle demande du public. Le sociologue Pierre Bourdieu qualifiait ces informations d’omnibus*1  : « Une part de l’action symbolique de la télévision, au niveau des informations, consiste à attirer l’attention sur des faits qui sont de nature à intéresser tout le monde, donc on peut dire qu’ils sont omnibus. Ils ne doivent choquer personne, sont sans enjeu, ne divisent pas, font le consensus, et intéressent tout le monde mais sur un mode tel qu’ils ne touchent à rien d’important ». DOCUMENTAIRE & Chacun sa place à la télévision... *Praxis du cinéma documentaire, Publibook, Paris, janvier 2013 *1 Sur la télévision, Liber-Raisons d’agir, Paris, 1996 11 Cette « emprise du journalisme » (cf. Pierre Bourdieu), a provoqué une domination sur les programmes de la télévision, dont les documentaires. Mais l’arrivée des chaînes privées comme Canal + en 1984 et la création de La Sept en 1989 (actuellement ARTE), apporteront des changements considérables. La télévision va élargir ses programmes vers l’animation, la fiction et le documentaire. C’est également à ce moment-là que l’industrie des médias va commencer à se développer et le système de production a évoluer. Aujourd’hui, le documentaire a retrouvé ses lettres de noblesse, mais sa renaissance à la télévision est assez récente. On est passé de moins de 100 heures de production documentaire en 1986, à 2748 en 2002 ! L’année dernière, 2921 heures ont été produites, bien plus que les autres genres audiovisuels (fiction, animation, magazine). Cela s’explique par le temps de préparation bien plus long et par un nouvel engouement pour le documentaire en France. Mais pour que le documentaire ait autant de succès aujourd’hui dans les salles et à la télévision, il aura fallu de nombreuses réflexions sur son économie et sur la reconquête de son public dans les dernières années. MEDIASEN IMAGE © vintag.es Cahiers du documentaire | Mai 2013 | DOSSIER
  • 7. Cahiers du documentaire | Mai 2013 | DOSSIER Portrait de Chris Marker et de son chat Guillaume-en-Egypte. © Les Films du jeudi Chris Marker est mort le 29 juillet 2012. Son œuvre était en grande partie composée « d’essais cinématographiques* » documentaires. Ne se considérant ni comme un cinéaste, ni comme un artiste, mais plutôt comme artisan, Chris Marker mélangeait les genres. « Les éléments se combinent comme des pièces de mon Meccano imaginaire, je ne me demande jamais si, pourquoi, comment... ».*1 En alliant individuel et collectif, son cinéma est marqué par de nombreuses collaborations (Alain Resnais…) et par une vision personnelle, engagée, et ouvertement subjective du monde. Il s’intéressait à la fois à la mémoire, à la circulation dans le temps (La Jetée, 1962), mais aussi au présent, dont les nouvelles technologies le marqueront. « La difficulté des temps est qu’avant d’apporter des idées nouvelles il faudrait détruire tous les simulacres que le siècle, et son instrument favori, la TV, génèrent à la place de ce qui a disparu. C’est pourquoi je suis passionné par toute cette nouvelle grille d’informations, internet, blogs, etc. Une nouvelle culture naîtra de là »*2 . Il questionnait aussi beaucoup la relation entre l’image et les mots. Dans un recueil de « Commentaires », il publie en 1961 les scénarios de certains de ses films comme Les Statues meurent aussi ou encore Dimanche à Pékin. Une manière de redonner au spectateur son pouvoir, en lui donnant « son » commentaire. LA BANDE À LUMIÈRE En 1985, quelques réalisateurs et producteurs (Yves Billon, Jean-Michel Carré, Yves Jeanneau, Jean Rouch...) se réunissent pour créer la Bande à Lumière (présidée par Joris Ivens) et faire revivre le documentaire en France. À l’époque, le ministère de la Culture propose un nouveau fond de soutien pour le cinéma, mais le documentaire y est absent. Leur action fait suite aux revendications du Groupe des 30 (soutenu par Chris Marker ou encore Alain Resnais) dans les années 50, qui défendait déjà le court-métrage et le documentaire discriminé au bénéfice du cinéma de fiction. Sous la pression de la Bande à Lumière, le genre documentaire est remis au-devant de la scène et le terme de documentaire de création est créé en réaction au concept journalistique, comme vision objective du monde. Il se démarque officiellement et pour la première fois du reportage. Depuis, un label reconnu du CNC lui permet l’intervention du fonds de soutien. Le 6 juin 1986, la Bande à Lumière organise une manifestation nationale : plus de 1500 documentaires sont montrés dans 70 villes et provinces. Après le succès de l’évènement, ils entreprennent pendant trois ans, un travail de réflexion sur le genre documentaire tout en se battant pour affirmer sa valeur culturelle. Pour trouver une économie rentable du documentaire de création, ils vont démarcher des décideurs et constituer des réseaux de production. De ces réflexions et du succès de la manifestation de 1986, l’évènement se transforme en festival. Les États Généraux du Documentaire s’ouvrent à Lussas en 1989 ! Ils deviennent un lieu d’échanges et de rencontres pour les professionnels et permettent également de renforcer l’engouement du public pour le genre documentaire. La 25e édition aura lieu du 18 au 24 août 2013. Dans leur élan, ils créeront plusieurs autres manifestations : la première Biennale Européenne du Documentaire à Lyon qui se déplacera à Marseille et deviendra le FID (aujourd’hui basé à la Rochelle), le Sunny Side of the Doc, pour aborder le versant économique de la production… CINÉMA DU RÉEL Yves Billon Jean Rouch 12 Trois membres de la Bande à Lumière Jean-Michel Carré * Didier Coureau écrit dans l’ouvrage collectif L’essai et le cinéma que « l’essai est une forme qui pense ». Jean-François Lyotard écrit que « l’essayiste et l’artiste travaillent sans règle afin d’établir les règles de ce qui aura été ». *1 « Je ne demande jamais si, pourquoi, comment… », Entretien avec Jean-Michel Frodon, Le Monde, 20 fevrier 1997. *2 La seconde vie de Chris Marker, entretien pour les Inrockuptibles, 2008. en 1955 et plus tard Shoah de Claude Lanzmann, 1985… Rapport entre réel et fiction Dans les années 50 en France, des ethnologues et sociologues commencent à intégrer les outils cinématographiques à leur travail, pour aller vers « une objectivité scientifique ». Leur science donnera parfois lieu à du cinéma direct. Jean Rouch est un des fondateurs de l’anthropologie visuelle. Pour lui, la meilleure façon de connaître les populations étudiées est de les faire participer à un « processus filmique » et d’y allier de la fiction. Il réalise plusieurs films en Les différentes tendances du d o c u m e n t a i r e s’inscrivent dans plus d’un siècle d’histoire du cinéma. Quelques grands maîtres marqueront cette histoire avec différents styles : le cinéma direct, la caméra-œil de Dziga Vertov, le cinéma d’essai (Agnès Varda, Chris Marker…), le documentaire ethnographique (Jean Rouch)… Filmer le réel À travers ses guerres, l’Holocausteetlarévolution bolchevique, l’Histoire a posé les fondements du documentaire. Après la Seconde Guerre mondiale, filmer le réel devient une volonté essentielle pour les cinéastes. Comment montrer la réalité ? Les Soviétiques vont mener une réflexion sur cette image du réel et sur le documentaire : L’homme à la caméra de Dziga Vertov en 1929 ou encore Le cuirassé Potemkine d’Eisenstein en 1925. L’Holocauste fera également l’objet de plusieurs films comme Nuit et brouillard d’Alain Resnais Alain Resnais L’homme à la caméra de Dziga Vertov, 1929 Avant 1985, quelques documentaristes étaient intégrés dans les chaînes. Ils avaient une autorité qui leur permettait une certaine autonomie. Il existait d’ailleurs à cette époque une carte de réalisateur. Et puis il y avait les indépendants qui étaient souvent très engagés politiquement, et plutôt à gauche... Ceux-là sortaient leurs films en salle, car dans les années 60 et 70, il y avait un public pour ce cinéma. À partir des années 80, le monde a changé. L’attrait du public pour le cinéma militant s’est épuisé. En 1986 il n’y a presque plus que des documentaires animaliers à la télévision française ! En 1987, la naissance de la Sept, permet au documentaire de création de continuer d’exister à la télévision. Thierry Garrel, directeur de l’unité documentaire, a largement contribué à renouveler le genre en imposant des standards de qualité très élevés. Dans le même temps, les journalistes, se sont beaucoup emparés du savoir-faire des documentaristes. Ce qui a été ressenti, c’est qu’ils ont pris un terrain qui était occupé auparavant par les documentaristes. Extrait d’un entretien avec un documentariste français, qui a souhaité rester anonyme. - entretien à Paris, février 2013 - La situation des documentaristes français dans les années 80. 13 Dziga Vertov, cinéaste soviétique des années 1920-1945, invente le concept de Kino-Pravda, qui signifie ciné-réalité en russe. Pour lui, les scénarios ou les acteurs n’ont aucun intérêt dans un film. C’est la caméra qui permet d’aborder des thèmes de société, comme la lutte des classes. La caméra est donc un perfectionnement de l’œil humain, qui lui, est imparfait. Il parle alors de « Cinéma-Œil » afin de pouvoir « prendre la vie sur le vif ». Afrique comme Moi un noir, en 1958 ou Les Maîtres Fous en 1954. D’autres créeront après lui, des formes autour du cinéma du réel, en réinterrogeant le rapport entre le documentaire et la fiction  : les faux documentaires d’Orson Welles, F For Fake, 1973 et de Woody Allen, Zelig, 1983. ©devenir-realisateur.com ©dvdtoile.com
  • 8. Cahiers du documentaire | Mai 2013 | DOSSIER Dans les années 60, l’allègement du matériel de tournage et d’enregistrement des sons a considérablement modifié la façon de voir et de filmer dans le monde de l’audiovisuel. C’est en partie grâce à ces techniques que les langages documentaires ont évolué, pour laisser place à des formes diverses et à différentes manières de filmer le réel. 14 Bricoleursd’images Illustration du cinématographe © Wikipedia ©Bifi.frPelliculesLumièredelacollectiondelaCinémathèqueFrançaise DATES REPÈRES 1895 : Invention du cinématographe 1923 : Apparition de la caméra 16mm 1927 : Le Chanteur de Jazz d’Alan Crossland, est le premier long-métrage en son synchrone. 1930 : Apparition du technicolor 1938 : Démonstration de la télévision couleur, les images sont retransmises depuis le Crystal Palace au Dominion Theatre de Londres 1967 : Invention du TIME CODE qui évite le décalage entre son et images. 1970 : Apparition du Dolby Stéréo Années 2000 : Installation progressive de matériel HD et des caméras numériques le HI-8, standard analogique d’enregistrement pour les caméscopes et le Betacam, format d’enregistrement vidéo sur bande magnétique (développé par Sony en 1982). Le matériel devient de plus en plus léger, sophistiqué et de moins en moins onéreux ! Dans les années 90, la vidéo numérique fait son apparition avec les DV, DVCam, DVC Pro. S’en suit l’arrivée des caméscopes Haute Définition, à prix abordables, qui profiteront aux différents acteurs de l’audiovisuel. Depuis 2010, les HD sont largement utilisées. Avec toutes ces évolutions d’allègement et l’abaissement des coûts du matériel, les cinéastes vont pouvoir concevoir, réaliser et monter leurs films jusqu’au PAD (prêt à diffuser). Dès les années 20, l’apparition des caméras 16 mm et le son synchrone des magnétophones avec système de pilotage au quartz a un impact conséquent pour les cinéastes. Ces instruments deviennentl’outildeprédilection des documentaristes. Jean Rouch et Frederick Wiseman en feront usage par la suite pour leur cinéma du direct. C’est dans les années 60 que les cinéastes révolutionnent vraiment la façon « traditionnelle » de faire du documentaire, à l’aide d’appareils plus légers et silencieux, et de pellicules sensibles. Le documentaire profite également des techniques de transmission de la télévision pour faciliter la prise de vue hors studio. Le début des années 80 marque l’apparition de la révolution vidéo avec Le CNC, ancien Centre National de la Cinématographie a été créé en 1946. L’inspiration culturelle aujourd’huiancréeauCNCestnéedu ministre de la culture de l’époque, AndréMalraux.En1959,ilrattacheleCNCautoutnouveauministèredelaCulture.Actuellement,leCNCpermetentre autres, un soutien économique aux œuvres de l’audiovisuel, à leur diffusion et à leur protection. En 2012, le CNC a soutenu la production de 5 151 heures de programmes, soit plus 6,2 % par rapport à 2011. En revanche, les créations journalistiques ne sont absolument pas reconnues par le CNC et ne bénéficient par conséquent, d’aucune aide. Les chaînes de télévision publique ne sont pas les seules alternatives de financement pour le documentaire mais elles restent la voie la plus accessible. Le réalisateur passe par un producteur qui passe par un diffuseur qui discute avec une chaîne de télévision. Peu de documentaires ont la chance de sortir au cinéma lorsqu’ils ne sont pas achetés par les chaînes. Il faut pourtant nuancer tout cela avec les festivals de plus en plus présents pour diffuser les films et les soutenir. En tout cas, les diffuseurs de la TV sont les premiers financeurs en termes de documentaires en France. Ils assurent la moitié des investissements si l’on s’en réfère aux derniers chiffres du CNC (avril 2013). En 2012, avec plus de 223 millions d’euros, les engagements des diffuseurs ont progressé de 17,9 %. Le plus gros apport étant celui de France Télévisions. Au niveau des chaînes télévisées, ce sont les chaînes privées de la TNT gratuite qui commandent le plus de documentaires. De son côté, le CNC offre de plus en plus de subventions aux producteurs : 87 millions en 2012, soit une hausse de 8,3 % par rapport à 2011. 2 921 heures de documentaire ont bénéficié du soutien financier. Le reportage pour sa part, n’est pas soutenu par le CNC. La ROD (Réseau des Organisations du Documentaire) le rappelle : « Le documentaire est souvent sciemment confondu avec le reportage. Or, la distinction a son importance car un programme qualifié de reportage par le CNC n’ouvre pas droit au COSIP [Compte de soutien à l’industrie de programmes] pour son producteur ». C’est donc France Télévisions qui est l’un des premiers employeurs de journalistes en France. Il est également un des actionnaires fondateurs des chaînes d’information Euronews et France 24. L’audience, maîtresse financière Tourner pour la télévision signifie aussi se plier à des formats. Sans pour autant appliquer officiellement des règles éditoriales, les diffuseurs interviennent souvent dans la finition du « produit ». L’auteur doit alors Money makes the world go around D’un point de vue financier, journalistes et documentaristes ne jouent pas dans la même cour. Le secteur public audiovisuel dépend principalement de la redevance, de la vente de programmes à l’étranger, et de la publicité. Mais le documentariste est plus indépendant que le journaliste puisqu’il ne travaille pas directement pour les chaînes, mais avec elles. Cependant, même si la ligne éditoriale n’existe pas pour eux, les contraintes auxquelles ils sont confrontés en termes de financement font qu’ils dépendent aussi parfois de l’avis d’un diffuseur ou d’un producteur. 15 QUELQUESCHIFFRES Financement du documentaire en 2012, en France © CNC, avril 2013 (Pourcentages & données de la SCAM et du CNC) 56 % des auteurs considèrent que les diffuseurs s’immiscent dans leur travail de création, 8 % considèrent cette ingérence comme positive, 27 % considèrent qu’elle dénature leur travail, 23 % considèrent que leur dernier film ne correspond pas à leur projet initial à cause de cette intervention 36 % ont dû réécrire les commentaires de leur dernier film à la demande du diffuseur. 2921 documentaires aidés en 2012 contre 2665 en 2011 Éric Garandeau est président du CNC depuis le 1er janvier 2011 ©AntoineDoyen/MétroFrance adapter le contenu en fonction du public visé, des horaires de diffusion, et du média… Cela signifie une réduction des durées de plans, des entretiens, des silences et des plans fixes… Ce sont des règles qui s’appliquent également au journalisme télévisuel. L’audience ordonne le système des chaînes publiques depuis une vingtaine d’années. C’est elle le plus grand financeur. Elle dicte l’écriture et le formatage du documentaire à la télévision.
  • 9. Cahiers du documentaire | Mai 2013 | DOSSIER 16 ENTREVUE AVEC THIERRY GARREL Thierry Garrel est un ancien membre de l’ORTF, de l’INA mais également ancien directeur de l’unité documentaires sur la chaîne ARTE depuis sa naissance en 1992, et sur la Sept depuis 1987. Il est actuellement heureux retraité et vit entre la France et le Canada. Occupé par un projet multimédia sur la préservation des baleines blanches au large de Vancouver, il reste fidèle à sa cause et se qualifie aujourd’hui comme « consultant bénévole de bonne cause documentaire » ! Entre deux discussions sur les baleines, nous avons parlé documentaire. Meurice sur Elf ou sur le Crédit Lyonnais, dans lesquels il s’appuie sur un travail journalistique approfondi, avec des entretiens de première main, des protagonistes principaux. En même temps, il les organise de manière filmique avec des formes qui emprunteraient au langage documentaire. Il y a toujours eu cette confusion autour du terme documentaire. Est- ce quelque chose qui vous dérange ? Non, il y a une raison historique à cela. Dans ses premiers âges, la TV était considérée comme moyen de partager des expériences, de s’ouvrir sur le monde. Elle était par nature et par essence, documentaire. Assez rapidement finalement, le journalisme a phagocyté le documentaire en TV. Il a progressivement développé des formes qui se sont prétendues documentaires. Dans le même temps, il a minoré des formes plus créatives, plus métaphoriques. Il y a donc eu ces effets de conclusion. D’ailleurs, récemment, le festival de Cannes a donné à Michael Moore un prix documentaire [ndlr. Farenheit 9/11]. C’est pourtant une forme de journalisme engagé. Il a filmé des faits, il n’a pas échangé de pensées. Le documentaire pourrait-il être complémentaire au journalisme d’actualité ? Au XIXe siècle, les journalistes se battaient pour les droits humains. Depuis la mondialisation, le journalisme est rentré en crise. Dans le système des grands médias, c’est devenu un art spécial conditionné par les gros titres, le désir d’attraper la plus grande audience. Cette compétition fait que les valeurs initiales de porter à la connaissance du plus grand public des faits pour aider à une mutation d’une société, de porter la vérité, sont en perdition. L’actualité a tué le journalisme. Ce besoin de transmettre rapidement avait un sens au XIXe et peut-être au XXe . Plus tellement aujourd’hui finalement. On est dans un sentiment du présent, de l’actuel; pourtant ce qui est actuel échappe probablement à cette temporalité brève, ce n’est pas durable. On efface tous les jours le tableau, comme une espèce de papillonnage où l’on étale des morcellement de faits, dont le spectateur ne peut trop rien faire. Les faits sont des faits sans cause, repêchés avec rien de ce qui vient avant ou de ce qui vient après. Le documentaire réorganise une certaine cohérence dans l’organisation des pensées qui environnent des faits. Bien sûr, il y a aussi des faits dans le documentaire, on parle du monde réel, pas de la planète Mars. Mais souvent plus en profondeur. Le documentaire peut donc avoir l’impact d’une information différente... Il y a eu relativement peu d’études sur ce que les images font aux gens mais ce que l’on vérifie lorsque l’on est spectateur, c’est que dans le temps organisé par le documentaire, on pense. Ils produisent des effets de mémoire. À une époque où l’information mondialisée est partialisée en millions de petits faits, c’est important. La pensée peut toujours être appliquée de manière analogique à un autre objet, c’est dans ce sens que le documentaire est métaphorique, il parle plus que ce dont il parle. Ce n’est pas le fait du journalisme où on va observer de très près la matérialité des faits. Quelle est la différence entre le reportage et le documentaire ? Un reportage, c’est une succession d’images et de choses vues. Le journaliste rapporte par des mots, des choses qu’il a apprises. La différence est celle-ci : le documentaire parle par métaphores. Il n’est pas organisé selon la pensée verbale. Le reportage oui car il illustre un texte journalistique. Donc, le documentaire rend compte d’une expérience du réel mais il le fait avec des moyens d’images et de sons qui ne sont pas forcément la reproduction d’un morceau de la réalité ; alors que le reportage prétend filmer des faits. Je crois que le documentaire cherche plutôt à transmettre une pensée qui environnerait les faits. On parle parfois de documentaire d’information. Le documentaire n’a- t-il jamais vocation à informer ? Disons qu’il informe aussi, mais sa première fonction c’est d’avoir une pensée sur le monde. Il existe des formes qui sont plus informatives que d’autres comme le documentaire d’investigation. Mais encore une fois, ce n’est pas prioritaire. L’investigation, c’est ce qu’on a vu au croisement du journalisme et du cinéma. C’est en gros la tentative de restituer par le film et d’organiser un ensemble d’informations. En général, c’est plutôt une information à laquelle on n’a pas d’ordinaire accès. Ce type de documentaire s’est développé relativement récemment. Je pense au film de Marie-Monique Robin sur Monsanto par exemple, qui, pour dénoncer le pouvoir mondial de cette firme, a fait un travail journalistique approfondi et sous la forme d’un film documentaire. Il y a aussi le travail de Jean-Michel « L’actualité a tué le journalisme » Retrouvez l’intégralité de l’interview sur questiondocumentaire.wordpress.com cinéma documentaire travaille souvent à partir de ou avec la relation journalistique des évènements du monde. Il opère donc avec ou sur les liens entre les récits sociaux et leurs référents si bien que toute une pression confuse ne cesse de mêler dans le même ressac - quoi qu’on y objecte - le reportage ou le magazine d’essence journalistique au documentaire* ». Le journalisme s’apparente à de l’information-spectacle où l’interview télévisuelle par exemple est soumise à une expérience de non- écoute. Le documentaire de Pour Jean-Louis Comolli, documentariste et critique de cinéma, le documentaire et le monde de l’information sont totalement opposés. Ce qui dissocie le régime de l’information à celui du cinéma, c’est cette idée « qu’il n’y aurait rien d’autre à voir que ce qui est montré » dans les médias. Cependant, la société fonctionne aujourd’hui sous influence médiatique : « Ce qui est vrai pour la grande presse l’est aussi pour le cinéma documentaire qui participe, quelque minoritaire qu’il puisse être, de cette dimension politique* ». Selon lui, le simple fait de filmer implique une responsabilité dans la société mais le documentaire se replace au point zéro de l’information pour partager « son ignorance » avec le spectateur. « Le LE DOCUMENTAIRE SELON JEAN-LOUIS COMOLLI Jean-LouisComollis’estintéresséàlafiguredujournalisteaucinéma.Illesfilmeparexempledans Jeux de rôles à Carpentras (1998). Le documentaire propose une analyse des effets d’influence et de manipulation des médias lors du scandale de la profanation du cimetière juif de Carpentras. « Le cinéma, documentaire ou non, filme les journalistes non comme des ‘experts’ mais comme des personnages, avec, donc, leurs fragilités, leurs bons et mauvais côtés, leur corps tel qu’il est face à la caméra. Le cinéma ne peut pas faire autrement que de changer le programme en jeu. Le cinéma est ludique, le journalisme ne l’est pas et ne doit pas l’être. Nous jouons avec le spectateur. Le journaliste ne joue pas avec son lecteur ou son spectateur. Un abîme sépare donc les deux registres. Le cinéma peut s’emparer de ‘sujets’ qui sont aussi ceux de l’information. Mais il ne les traite pas de la même manière. La place du spectateur de cinéma est à l’opposé de celle du lecteur de journaux ou du téléspectateur. La place du spectateur de cinéma est celle du rêve éveillé. Du désir de se projeter dans les corps filmés. Il y a de l’enfance dans le spectateur de cinéma. Autrement dit : les savoirs, les autorités, les spécialistes, les experts, tous ceux à qui nos sociétés ont confié une part de pouvoir, sont fragilisés au cinéma, rendus plus humains, montrés dans leurs crises et leurs doutes ». [commentaires récoltés par email, mars 2013] Plusieurs documentaires réalisés sur dix ans se confrontent dans la série de DVDs Marseille VS Marseille (1989-2008) ©cinemadocumentaire.wordpress.com 17 Jean-Louis Comolli est un réalisateur et critique de cinéma français. © Critikat.com Coffret réunissant quatre documentaires de Jean- Louis Comolli, 2011 Comolli préfère donner une importance au spectateur dans la participation du film, une sorte de processus participatif entre le filmeur et le filmé. « Le cinéma a construit un spectateur capable de voir et d’entendre les limites du voir et de l’entendre ! Un spectateur critique* ». * Cinéma contre spectacle, Jean-Louis Comolli, éditions Verdier, 2009 - Voir et pouvoir, JL Comolli, éditions Verdier, 2004 - Print the legend - Cinéma et journalisme, Ouvrage collectif, dir. Giorgio Gosetti et Jean-Michel Frodon, Paris, Cahiers du cinéma/Festival international du film de Locarno, 2004 ©commeaucinema.com
  • 10. 18 Chroniques d’un Iran interdit, réalisé par Manon Loizeau, diffusé en 2011 sur ARTE ©ARTE NOUVEAU CHAMP VISUEL Les médias en tant que « quatrième pouvoir », ont toujours eu le monopole de l’image d’information. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, le public a accès à de nombreuses alternatives sur internet entre autres. Lors des évènements du Printemps arabe, ce sont des mouvements populaires de grande ampleur qui se sont emparés de la production et de la diffusion d’images. Le pouvoir des images. Andy Warhol a dit un jour : « Everybody’s gonna be famous some day » - Tout le monde aura son quart d’heure de gloire un jour. Vision ou phrase en l’air, l’artiste avait raison. Il parlait des télé-réalités actuelles mais elles ne sont pas les seules reines. Aujourd’hui, chaque citoyen peut accéder aux images par de nombreux moyens, grâce à internet et à toutes les évolutions technologiques qui en découlent, des Smartphones aux tablettes tactiles… Ce n’est pas de gloire dont on va parler ici, mais bien de pouvoir. « Tout le monde peut avoir son heure de pouvoir » Aujourd’hui les images sont accessibles à tous. Pourtant, la cyber-censure est de plus en plus efficace. Elle persiste dans certains pays mais tend à s’amenuiser petit à petit. Les images sont de plus en plus difficiles à contrôler malgré tout et ce, grâce un nouvel engouement libertaire et démocratique, voir carte RSF. Il y a quelques années, certains pays censurés étaient contrôlés par des pouvoirs dictatoriaux qui ont éclaté en pleines révoltes. On se souvient de l’Iran et des pays du Printemps arabe. Hélas, cette anomalie de ne parler que d’actualité (à quel moment ne l’est-elle plus ?), a provoqué après cet engouement, un désintérêt quant aux situations de ces peuples. Elles ont pourtant empiré dans la plupart des cas (en Égypte, en Tunisie...). Quatre ans après la Révolution Verte en Iran, les conséquences sont aussi catastrophiques. Il y a un véritable problème de visibilité des luttes dans les médias internationaux. En revanche, les nouvelles technologies ont l’avantage et l’inconvénient d’être utilisées par les peuples en conflit, mais aussi par leurs dirigeants. Lorsqu’un peuple veut s’émanciper, il attaque son plus vigoureux ennemi. Ici : la censure, le manque d’information, mais aussi de visibilité. Les dernières révolutions en date (celles suivies par des médias) ont beaucoup eu recours au nouveau pouvoir des images. Leurs propres images. Qui s’inventait cameraman, reporter, réalisateur ? Les acteurs-mêmes des conflits. Plus généralement, des jeunes générations, baignées dans une culture où le téléphone portable et internet font partie du quotidien. Avec tous leurs défauts, les nouvelles technologies ont ouvert la porte au plus grand nombre pour pouvoir diffuser des photographies, des vidéos ou encore des enregistrements sonores. Plus besoin de caméra haute définition, un simple téléphone portable suffit. Un peuple révolté est un peuple visionné Une révolte se vit plus facilement aujourd’hui si elle est reconnue au niveau international, en tout cas à plus grande échelle. La génération 2.0 a interprété son propre rôle face à ses propres caméras. Smartphones, webcam et autres appareils photos de qualité médiocre ont été leurs Cahiers du documentaire | Mai 2013 | DOSSIER Affiche du film Tahrir de Stefano Savona, 2012 ©Unifrance.org 19 outils. Les manifestants ont créé leur image, diffusé sur les réseaux sociaux et illustré leur histoire grâce aux autres moyens de diffusion. Le poids des images Le monde s’est retrouvé face à de nouvelles images, à de nouvelles réalités. Aujourd’hui, plus personne n’est choqué de voir une image de la Syrie en sang, pixélisée à souhait au JT de 20h (bien que la Syrie « ne fasse plus l’actualité » aujourd’hui...). Nous nous sommes habitués à nos nouvelles images. Elles ne sont pas esthétiques, elles ne sont pas lisses et elles n’ont plus de règles. Qui les publie, qui est l’auteur, faut-il les montrer, quel est l’intérêt ? Lorsque Mouammar Kadhafi est mort, des images violentes de son cadavre ont circulé sur la toile, mais aussi sur certaines chaînes d’information (Al-Arabiya, Al- Jazeera, Reuters, etc.). Ces images provenaient d’une vidéo amateur et ont été diffusées avant même l’officialisation de sa mort. Deux ans après, on ne sait toujours pas ce qui s’est vraiment passé. Là où le réalisateur de documentaire a sa place dans cet imbroglio d’actualités, c’est qu’il prend le temps d’aller et surtout de rester sur place, pour rencontrer les personnes, les filmer et revenir. Après le succès de la révolution tunisienne de 2010, de nombreuses révoltes ont suivi. En Égypte par exemple, le mouvement pour contester la présidence de Moubarak a été lancé sur Facebook fin janvier 2011 avec la «Journée de la colère». Face à ces manifestations interdites, les agents de police ont encerclé la place Tahrir. Mais après quelques jours, la place est devenue l’épicentre de la contestation, et a été envahie par des milliers de manifestants. Environ deux millions de personnes se sont réunies dans l’ensemble de la capitale. Pour illustrer tout cela, tout en envoyant quelques correspondants sur place, les JT français se sont surtout emparés des images des manifestants, sur des Smartphones. Des images de qualité piètre mais d’un impact très important et que peu de médias sont allés filmer sur du long terme par leurs propres moyens. En tout cas, l’objectif était atteint dans ce cas précis : les médias internationaux ont fait écho, chacun à leur manière, de la situation du régime contesté. Le monde change avec ses images Ces nouvelles images ouvrent de larges portes aux mondes du cinéma et des médias. Ils s’en nourrissent. Les uns avec les images brutes, comme illustration ou preuve. Les autres pour créer des fictions ou de nouvelles images sur les lieux de conflit. Le réalisateur Stefano Savona était sur place lors des évènements en Égypte en 2011. À l’aide d’un simple appareil photo 5D et d’un micro pour enregistrer, il présente un an après son film, Tahrir, place de la libération. (Voir encadré). L’impact est alors différent. Le temps des faits est passé. Les nouvelles technologies ne sont pas une solution miracle aux différentes censures actuelles mais leur rôle devient primordial dans les médias, pour les documentaristes et les différents peuples qui y ont accès. TAHRIR, PLACE DE LA LIBÉRATION Carte mondiale de la censure médiatique en 2013 © Reporters Sans Frontières Stefano Savona a suivi trois jeunes Égyptiens en pleine révolution. Il explique* : « Une fois sur zone, ma première contrainte était de trouver des ‘personnages’ que je pourrais ensuite suivre comme des fils rouges à travers la place bondée. Dès le départ, je savais que mon parti pris serait de raconter les évènements [...] et non d’essayer d’adopter une posture factice d’observateur neutre et omniscient. Pourlessynthèses,lesanalyses,leschroniques,ilyavaitAlJezira,Twitteretconsorts. Le cinéma, lui, exigeait de rester à hauteur d’homme, au beau milieu de la place, et d’assumer un point de vue, nécessairement fragmentaire ». Selon Jacques Mandelbaum du Monde *1 : « Le film nous montre une reconquête exaltante de la liberté de parole et de mouvement, puis une diversité de visages, d’âges, de sexes, d’origines, d’appartenances, d’attitudes, [...] En un mot, un peuple en marche, une utopie réalisée. De telles images sont rares, et d’autant plus précieuses. Un an après, cette victoire semble pourtant déjà lointaine. Un étrange sentiment saisit donc le spectateur à la vision de ce film qui lui fait revivre sur le vif un événement dont il ne peut désormais partager ni la liberté ni l’incertitude ». *Extraits commentés de “Tahrir, place de la Libération” par Stefano Savona - 27.01.2012 © télérama.fr *1 « Tahrir, place de la Libération » : un film emporté par la révolution égyptienne - 24.01.2012 © lemonde.fr RÉVOLUTION VERTE 2.0 2009 : les Iraniens se rendent aux urnes pour désigner un président. La corruption est telle que Mahmoud Ahmadinejad, déjà en fonction, obtient 85% des voix. Des milliers de manifestants vêtus de vert envahissent les rues de Téhéran et des autres grandes villes pour proclamer : « Where is my vote ? ». La police choisit alors la répression et les attaques sont de plus en plus violentes. Les médias iraniens n’ont pas d’autres choix que de se taire et les journalistes étrangers sont expulsés. Une propagande se met en marche. Cacher ces images en dehors de leurs frontières ? Il en est hors de question pour les manifestants. Ils décident de filmer leurs propres images. Côté documentaire, la réalisatrice Manon Loizeau est elle aussi parvenue à recueillir clandestinement des témoignages sur deux années de répression avec un téléphone portable et des petites caméras envoyées à des Iraniens. Elle a reçu le grand prix du FIGRA 2012 (Festival International du Grand Reportage d’Actualité et du documentaire de société).
  • 11. INFORMER VITE, INFORMER BIEN ? Cahiers du documentaire | Mai 2013 | DOSSIER Playmobil journalistes accompagnés d’un arbitre levant un carton rouge ©cidscount 20 La pression des chiffres d’audience, de l’audimat et de l’information en instantané sont des vecteurs devenus inévitables dans la sphère journalistique audiovisuelle. Ce mécanisme s’oppose à la création documentaire. En étant confronté à d’autres exigences, le documentaire a l’avantage de prendre son temps. Le temps de construire, d’analyser, de comprendre, de filmer, de monter ses images et de connaître les gens qui deviendront les personnages de ses films. Le journaliste TV actuel travaille pour sa part, de plus en plus dans l’urgence. Dans le trio – personne interviewée, journaliste et spectateur – un pacte intime de confiance, de vérité, et d’information est consenti. Ainsi, lorsque les rapports se bouleversent, les conséquences peuvent aller de la perte de confiance, à une vérité biaisée, ou à une information qui devient spectacle. L’urgence, la rapidité et la réactivité prennent souvent le pas sur une réflexion de l’information et sur l’information elle-même. Selon la théorie de Pierre Bourdieu : « La télévision n’est plus un vecteur d’argumentation et de pensée car il y a un lien entre la pensée et le temps, et, un lien négatif entre l’urgence et la pensée. […] une amnésie permanente qui est le pendant de l’exaltation de la nouveauté*». Les chaînes d’information en continu illustrent bien la situation. Sur ces chaînes, un reportage est bien souvent, le jour suivant de sa diffusion, déjà dépassé, « broyé par l’engrenage de l’information ». – Le journaliste par nature doit se dépêcher de recueillir les nouvelles. Le cinéaste, lui, creuse en profondeur, aussi bien à l’aide des images qu’à l’aide du récit, en quête de vérité*2 » [cit. Abbas Kiarostami]. De l’éphémère du journalisme Même lorsque les médias fabriquent une analyse moins ancrée dans l’instantané, avec les formes de reportages longs par exemple, la durée de préparation accordée au journaliste reste courte. Un documentariste peut encore filmer pendant des mois et monter ses images sur une année (malgré les difficultés financières), chose presque impensable dans le monde médiatique. Pour son film Tahrir, place de la libération, Stefano Savona s’est réservé un an de postproduction pour en arriver au résultat final. Au-delà des compte-rendu journaliers des morts sur la place et des évolutions de la manifestation, la sortie « tardive » du documentaire a permis un an après de remettre en perspective l’instabilité politique qui persiste aujourd’hui en Égypte. Il ne s’agit pas là d’une bataille, ni de s’attarder à comparer les qualités informatives du documentaire et du journalisme, mais de prendre en compte l’éventuelle capacité de leur complémentarité (dans certaines circonstances). Le documentaire permet de revenir sur les faits qui ne sont plus « médiatiques », ni médiatisés dans la presse traditionnelle, de proposer un autre regard. Il laisse également une plus grande place à l’interprétation du spectateur. Le journaliste quant à lui, énonce les faits pour ouvrir sur cette réflexion. Évidemment, la contrainte de l’actualité change le rapport au réel. Pour le journaliste d’investigation, Carl Bernstein : « Si la presse a un défaut, c’est bien le manque de contexte. Cette superficialité ravageuse a empiré à mesure que les informations ont proliféré sur le câble et à la télévision et que les valeurs […] de controverse fabriquée sont devenues majoritaires sur la scène journalistique. »*2 Le journaliste semble lutter contre l’actualité. « Il faut faire vite et bien, dans cet ordre », nous enseignent les professionnels dès l’école de journalisme. Au contraire, le documentaire, par sa durée, son temps de préparation et sa vision personnelle, prend son temps, tout en amenant le spectateur à penser. Contraintes professionnelles Le suivi régulier de l’actualité par les médias n’est pas remis en question. Il est assurément indispensable à la démocratie. Mais le système Pierre Bourdieu à l’émission Arrêt sur Images, 20 janvier 1996, France 5 « Faire vite et bien, dans cet ordre » * Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Liber-Raisons d’agir, Paris, 1996 *1 Gérard Leclerc, Les répercussions de l’information en direct à la télévision sur les normes journalistiques, Mémoire de maîtrise, 2000. Université Laval, Québec *2 Print the legend - Cinéma et journalisme, Ouvrage collectif, dir. Giorgio Gosetti et Jean-Michel Frodon, Paris, Cahiers du cinéma/Festival international du film de Locarno, 2004 Télévision vintage © Vintag.es LE PUBLIC ET L’INFORMATION TÉLÉVISÉE Selon un baromètre publié en janvier 2013 sur la confiance des Français envers les médias (TNS Sofres pour La Croix), la télévision est leur média favori et leur intérêt pour l’actualité est assez élevé (70%). D’une façon un peu paradoxale, 69 % d’entre eux disent y avoir recours pour « avoir des nouvelles, connaître ce qui se passe » ; mais 54 % avouent avoir plus confiance en la radio pour ce qui concerne « la restitution de l’information dans les médias ». – Contre 49 % en presse écrite, 48 % à la télévision, et 35 % sur l’internet. D’après les sondés, la crise en Centrafrique et le coup d’état au Mali n’auraient pas été assez couverts par les médias français. vite dans sa pensée pour intégrer toute l’information qui lui est donnée* », il passe également très rapidement sur chaque fait en faveur d’une actualité plus « chaude ». Cette pression génère des choix mais aussi des absences de choix de sujets, chose qui n’a rien d’objectif. En tant que spectateur, ce système de consommation rapide, où l’on ne fait que jeter un coup d’œil sur ce qui se passe, peut être enrichi en considérant d’autres formes « informatives » moins ancrées dans le présent et l’instant. Pour le cinéaste Abbas Kiarostami : « Le cinéma possède l’avantage de pouvoir aspirer à surmonter le caractère éphémère* ». En discernant bien les rôles de chacun et en s’inspirant des deux, le spectateur peut aspirer à s’informer autrement. Grâce aux nombreux moyens de diffusion, il peut diversifier ses sources d’information pour élargir sa réflexion sur la réalité, avec toutes les valeurs du cinéma documentaire et de la presse, aussi distinctes soient-elles. À cette différence énorme que le cinéma ne revendique aucune objectivité, bien au contraire, il assume pleinement le point de vue de son auteur. actuel, parfois saturé par des images dénuées de sens et très vite consommées, ne laisse plus que peu de moyens au journaliste pour effectuer son travail dignement. Pour Gérard Leclerc, professeur au Département d’information et de communication de l’université de Laval au Québec, les mécanismes de l’information en direct ont chamboulé les normes journalistiques. Ainsi les journalistes resteraient prisonniers de règles comme l’objectivité ou le principe de séduction : « Pour faire un travail acceptable, les journalistes, pressés par le temps, sont certes obligés de jouer sur l’approximation, mais également sur les émotions. On ne peut pas vraiment leur reprocher de devenir partie prenante à l’évènement. Il nous serait difficile d’effectuer un travail carrément objectif, distant de l’événement*1 ». Et si le journaliste « va 21 *1 Gérard Leclerc, Les répercussions de l’information en direct à la télévision sur les normes journalis- tiques, Mémoire de maîtrise, 2000. Université Laval, Québec
  • 12. INTERVIEW Le documentaire pourrait-il apporter quelque chose au journalisme audiovisuel ? Alexandre Bonche : Pourquoi pas, mais les journaux TV ne sont pas prévus pour ce genre de diffusion. Précisément, les JT permettent d’aborder beaucoup de sujets différents. Mais combien de minutes, de secondes y sont accordées ? Les gens aiment bien se tenir informés d’un maximum de choses, alors on doit vite zapper sur autre chose. Il y a des cases réservées au documentaire à la télévision, heureusement qu’elles sont là. Avec France 2, France 3, France 5 ou encore ARTE [ndlr. seulement chaînes publiques], nous avons de la chance en France ! France 3 Région offre un certain nombre d’espaces aussi et des moyens financiers pour que l’on puisse réaliser des films. J’y ai eu recours pour mon film Profession Humanitaire. Il a été financé par France 3, le CNC, et la région. Et puis il y a évidemment ARTE qui est la chaîne qui propose vraiment beaucoup de documentaires, ou Infrarouge sur France 2. Antoine Bonnetier : Pas grand- chose dans la mesure où il se place dans le temps long. Le documentaire ne répond pas aux mêmes contraintes. C’est un film que l’on regarde le soir pour se distraire. Le reportage, lui, peut se consommer en petit-déjeunant le matin, en préparant le sac de ses enfants, etc. C’est un produit que l’on consomme rapidement, parfois en faisant autre chose. Il mobilise moins l’attention. Pour vous, quelle est la différence entre reportage et documentaire ? AB : La différence c’est exactement la situation dans laquelle on est actuellement. On a pris un rendez-vous, tu viens, tu enregistres mes paroles, qui ne sont pas préparées, très confuses. À partir de ça, tu vas construire une réalité qui va être présentée comme la mienne : ça c’est le journaliste. Un documentariste travaille un peu comme l’ethnologue, il prend le temps de rester avec les gens, il va les rencontrer souvent, discuter avec eux, pas juste une fois comme ça lors d’un rendez- vous. Lorsqu’il va élaborer son sujet il va être capable de savoir si la réalité qu’il va présenter dans son montage, c’est la réalité telle qu’elle est vécue par les gens qu’il a côtoyés ou bien si c’est juste un papillon qu’on a pris comme ça dans un filet, qui passait par hasard, comme une idée peut passer. Selon qu’on est en bonne forme ou pas, on dit des choses plus ou moins contrastées. La grosse différence c’est cette fréquentation plus longue, plus assidue et plus profonde des gens. Au niveau de la forme, le reportage consiste le plus souvent en interviews face caméra. J’essaye d’éviter ça. On essaye de lécher un peu plus les transitions, l’aspect artistique ressort dans le documentaire. Les enchaînements sont plus lisses. Bien qu’un JT aussi, les frontières sont très poreuses si ce travail est effectué avec un très bon cameraman et un bon monteur. Abe : J’ai réalisé un seul documentaire dans ma vie lorsque j’étais à l’école de journalisme. C’est plus 22 Cahiers du documentaire | Mai 2013 | DOSSIER Les journalistes-reporters d’images (JRI) et les documentaristes ont certains points en communs. L’un d’entre eux, c’est la télévision, ce petit écran vers lequel convergent divertissement, information, documentaire, fiction et autres images. À partir de leur propre expérience, Alexandre Bonche, documentariste et anthropologue de formation, basé à Lyon et Antoine Bonnetier, JRI à BFM TV, témoignent. Synthèse sur les situations du reportage et du documentaire dans le paysage audiovisuel français, avec deux acteurs des médias et du documentaire. Alexandre Bonche, documentariste français, en plein tournage au Mali CROISÉE long, plus contemplatif, alors qu’un reportage s’attache plus à l’enquête, la démonstration, la révélation de vérités, je dirais. Un documentaire est plus travaillé en images, il prend plus le temps de l’observation. Le temps investi pour aboutir est ce qui diffère le plus. Encore une fois, le distinguo est parfois ténu entre les deux. Le documentaire suppose l’observation, le reportage l’enquête et la démonstration. Les deux sont-ils forcément incompatibles ? Comment qualifier le travail de Pierre Carles ? Ce qui est sûr, c’est qu’un documentaire sera forcément long. Un reportage, en revanche, peut durer 1 min 30 comme 52 min. Le spectre est large. Un des points communs pour les documentaristes et les journalistes, c’est la télévision. C’est elle qui finance votre travail. Est-ce un atout ? AB : Si on veut gagner notre vie en faisant du documentaire, on doit obligatoirement passer par la TV. Sauf peut- être au cinéma, mais ça ne finance pas énormément parce qu’il y a très peu de producteurs qui prennent ce qu’ils considèrent comme un risque. Avec la TV, ils ont l’assurance d’avoir un apport de la chaîne et du CNC. Le problème pour nous concerne le salaire, qui n’est jamais très élevé. En tant que réalisateur, notre seul revenu minimum, c’est le SMIC, contrairement aux autres techniciens de la chaîne audiovisuelle. Heureusement, à la différence des journalistes, nous bénéficions du statut d’intermittent du spectacle, qui permet de vivre plus au moins dignement. ABe : La télévision, en tant que diffuseur principal, paie des sociétés de production ou « boites de prod », qui fabriquent les documentaires et reportages longs. Mais c’est comme acheter une baguette : le boulanger les fabrique parce qu’il sait que tu vas venir lui acheter. La télévision achète des reportages ou des documentaires pour les diffuser. Après, on peut aussi trouver des productions associatives, hors du circuit traditionnel, qui peuvent avoir pour cibles les cinémas d’art et d’essai ou des lieux alternatifs. L’exemple, c’est Pierre Carles, que j’aime beaucoup. Avez-vous envie de diffuser votre travail sur internet ? AB : Je n’ai pas le sentiment pour l’instant que cela permette de toucher autant de spectateurs qu’à la TV avec la TNT. Ça s’adresse à mon avis à des petites niches. Ce qui existe déjà, c’est du documentaire TV diffusé sur internet. Après, je trouve l’idée intéressante, pourquoi pas plus tard quand je connaîtrai un peu plus. C’est bien de mettre des images à disposition du public, mais c’est bien de penser à la rémunération des gens aussi. On a la chance en France d’avoir des droits d’auteur. Sur internet… Je ne pense pas que ce soit possible. Je mets mes films sur internet parce que j’ai envie que les gens les regardent, parce que c’est de la culture que je leur apporte. Mais pour l’instant internet n’est pas une bonne solution. Pour les reportages c’est pareil, à moins de faire des sites payants, et là tu restreins ton nombre de spectateurs. De mon côté, j’ai mis des films dont j’ai les droits sur internet [Tchoumpa, les enfants du tourisme], mais c’est très récent, il y a un mois [janvier 2013]. Je ne pourrai pas le faire systématiquement parce que la question financière est cruciale. ABe : Notre travail est déjà diffusé sur le site BFMTV. fr. Toutes les chaînes de télévision essaient de mettre au moins une partie des contenus disponibles sur le net. La toile est incontournable. Elle offre une notoriété par-delà les frontières et offre une seconde vie à notre travail, que les internautes peuvent trouver indexé thématiquement dans Google, etc. 23 Antoine Bonnetier est journaliste-reporter-d’images pour BFM TV
  • 13. 24 Cahiers du documentaire | Mai 2013 | DOSSIER SUCCESS STORY On n’a jamais autant réalisé de documentaires en France qu’en 2012. Depuis les années 2000, l’engouement du public grandit et cela se ressent dans les commandes multipliées des chaînes de télévision et aux succès dans les salles de cinéma. Le film documentaire a une place intégrante dans le cinéma et dans la société. De nombreux festivals lui sont consacrés et il est même possible de se former de façon professionnelle dans le secteur de l’audiovisuel. Pour combler le tout, les festivals de reportages les intègrent dans leur palmarès et les écoles de journalisme s’empressent de joindre à leurs cursus, des formations aux techniques documentaires. LA TÉLÉVISION - retour au réel. Les chiffres en hausse du CNC attestent du succès documentaire à la télévision. Même si les moyens de productions sont encore précaires, le nombre de créations n’a jamais été aussi important. C’est sur le petit écran que le documentaire est le plus diffusé. De nombreux exemples illustrent ce succès. Le documentaire « Planète alu », diffusé mardi 12 mars 2013 à 20.45 par exemple, a réalisé la deuxième meilleure audience de l’année pour la chaîne. Mais le Réseau des Organisations du documentaire (ROD) reste nuancé : « Il n’y a jamais eu autant de programmes appelés ‘documentaires’ sur les principales chaînes de télévision de service public – en bénéficiant, à ce titre, de ses mécanismes de financement – alors qu’ils relèvent de plus en plus souvent du divertissement ou du journalisme ». Le risque de l’exhaustivité des productions est un probable formatage à la demande des chaînes même si le documentaire se distingue aujourd’hui comme genre cinématographique à part entière. LES FESTIVALS Lesfestivalsduréel et d’information 1 2 ©RomainLamine Diffusé le 12 mars 2013. Il a réalisé la deuxième meilleure audience 2013 pour un documentaire du mardi sur Arte. 25 sont nombreux à promouvoir la scène documentaire contemporaine. Par exemple, le festival FIGRA présente des reportages et des documentaires produits pour la télévision. Il tend particulièrement à encourager les grands reportages d’actualité et les documentaires de société. Les lauréats récoltent 1000 euros, une diffusion sur grand écran et un échange avec différents professionnels. La mort est dans le pré, d’Eric Guéret, sur les ravages des engrais et des pesticides, a été récompensé par le Prix du 20e anniversaire du FIGRA en 2013. Le Prix spécial du jury a été attribué au documentaire Goldman Sachs, la banque qui dirige le monde, de Jérôme Fritel et Marc Roche (de l’agence Capa). La Fondation Varenne qui valorise les reportages journalistiques avec le Prix Varenne, s’est d’ailleurs associée à ce festival pour créer le Prix Varenne Web&Doc Figra. D’autres festivals comme le FIPA (Festival International de Programmes Audiovisuels) mettent en avant les créations documentaires. Il y a aussi le Festival International du Documentaire à Marseille qui se déroule en juillet ou encore celui du Cinéma du Réel, etc. Ils sont en revanche, peu nombreux à ne promouvoir que des formes documentaires. LA FORMATION Elle se multiplie dans les écoles de l’audiovisuel et des stages courts professionnelssedéveloppent pour apprendre les techniques documentaires,maislescoûts sont importants (environ 4000 euros). Cinédoc à Annecy, l’École nationale Louis Lumière à Lyon, le CIFAP à Montreuil… Ils se développent également dans les écoles de journalisme ce qui démontre une certaine connivence actuelle entre les deux professions. L’ESJ Lille propose une formation pour « les journalistes de télévision habitués aux formats courts et désirant acquérir les bases fondamentales et la méthodologie d’une démarche documentaire de la production à la réalisation ». L’ESJ Paris, propose un nouveau mastère d’investigation et de documentaire créé l’année dernière. Pour sa première année, le mastère a été fusionné avec celui de Journaliste Reporter d’Images (JRI). L’IEJ Paris a également créé son mastère de Journalisme d’investigation/ Documentaire/GrandReportage. LES COLLECTIFS En France, de nombreux collectifs associatifs de documentaristes se mobilisent pour la défense du documentaire. Ils créent des lieux de rencontre entre le public et les réalisateurs. L’un des premiers a été le Sunny Side of the Doc (marché international professionnel du documentaire) à La Rochelle. Ces collectifs permettent également de perpétuer une réflexion sur l’écriture, la production, la diffusion du genre. Il y a également l’ADDOC (Association des cinéastes documentaristes), qui proposent des ateliers, des débats et des manifestations. Ils ont par exemple inventé La toile d’Addoc, sorte d’œuvre collective qui se déploie sur le web. « Un site où cinéastes et cinéphilespeuventserencontrer, croiser leurs regards et partager leurs manières de faire ». 3 4 Étudiants de l’ESJ Lille © esj-lille.fr Sunny Side of the doc © primi.pro
  • 14. Cahiers du documentaire | Mai 2013 | DOSSIER 26 Définition(s) ©CNC Les dernières statistiques du CNC montrent que le documentaire de société est celui qui est le plus diffusé en France Illustration de Tom Haugomat pour Le Monde. © Tom Haugomat Le succès du documentaire à la télévision tient en partie à un de ses genres*: celui de société. 1686 heures ont été commandées en 2012, contre seulement 253 pour le documentaire historique (pourtant en deuxième place). Ainsi, le documentaire pourrait bien être victime de son propre succès. Le CNC considère par exemple les sujets du magazine de société Tellement Vrai sur NRJ 12 (dont les thèmes vont de : « Peut-on tout accepter par amour ? » à, « ma beauté est intérieure - Jérôme, toujours vierge à 28 ans »), comme documentaires et leur accorde un soutien financier. Les délimitations du documentaire de société semblent très vagues mais le CNC a annoncé qu’une réflexion sur ce thème se tiendrait fin juin 2013 au festival Sunny Side of the Doc, à La Rochelle. Le problème reste que l’appellation « documentaire de création » n’existe plus juridiquement. En 1987, la CNCL, ancêtre du CSA, annonçait que toute œuvre « se référant au réel, le transformant par le regard original de son auteur et témoignant d’un esprit d’innovation dans sa conception, sa réalisation et son écriture » serait considérée comme documentaire de création. La différenciation avec le reportage y était même indiquée : « Il se distingue du reportage par la maturation du sujet traité et par la réflexion approfondie, la forte empreinte de la personnalité d’un réalisateur et/ou d’un auteur ». Seulement, cette définition a été annulée par le Conseil d’État. L’interprétation de la notion d’œuvre par rapport à la loi était trop restrictive. *Appellation du CNC 27 Pensez-vous qu’internet va remplacer la télévision ? Non, la télévision a encore des décennies de tranquillité devant elle. Ce qui va la renforcer c’est la télévision connectée, c’est-à-dire regarder sur votre téléviseur aussi bien des programmes d’internet que des programmes classiques, comme des broadcasts. Actuellement en France, les téléviseurs sont tous vendus en système de TV connectées. Cela va renforcer son attrait et surtout ramener les spectateurs vers le petit écran alors qu’ils l’avaient abandonné pour les ordinateurs. Le web semble être un passage obligé, même pour les médias. La chute d’audience devant les JT est-elle une répercussion du désintérêt public pour l’information télévisuelle ? Les médias ont déjà une énorme place et à terme, même les journaux papiers vont faire des versions numériques où vous aurez des reportages image qui seront annexés au texte des journaux. Pour les JT, les chiffres ne sont pas aussi évidents que cela. Si on cumule toutes les émissions d’information, que ce soit les journaux ou les magazines d’information, la télévision est encore aujourd’hui très importante parce qu’on cumule ! Évidemment il n’y a plus le phénomène du journal à 20h, mais il y a toute la journée des chaînes d’info en continu. Si on additionne tout le temps des chaînes qui parlent d’information ou d’actualité, c’est considérable... L’audience reste très forte ! Avez-vous senti la montée d’un nouveau public pour les créations du web ? Complètement, en quatre ans, on a vu une évolution importante sur la qualité, le nombre de productions et surtout les financements des productions qui arrivent. Maintenant, on trouve un début de financement par le CNC, les diffuseurs, les éditeurs de programmes, les marques et des partenaires des web- programmes. Quant au public, il y a une sorte de progression tous les ans par rapport aux nombres de visionnages et de Pour cette 4e édition, 165 programmes étaient en compétition, 214 636 pages vues (+16% par rapport à 2012), 10 7397 programmes visionnés (+41%) par 48 687 visiteurs uniques sur le site (+9%). Le Prix du public dans la catégorie Web-documentaire est remporté par le projet Iranorama, réalisé par Yann Buxeda et Ulysse Gry. L’idée est simple : le spectateur se retrouve plongé dans le corps d’un journaliste envoyé en Iran. Cinq jours pour appréhender la culture de Téhéran et rendre un reportage sur les élections présidentielles à venir. Jean Cressant est président du Web Program Festival International, un festival dédié à la télévision sur internet. Il est également président et fondateur du groupe Mativi, chaîne de TV sur Internet basée à La Rochelle. Le Web Program festival a pour but de récompenser les différents acteurs du web. Internet devient un nouveau terrain de jeu où journalistes et documentaristes transgressent leurs règles établies. Pour autant, la télévision n’est pas encore morte d’après Jean Cressant. journalisme…). En soit, le journalisme n’emprunte pas aux pratiques documentaires. Il emprunte sûrement à certaines de ses catégories, si l’on peut les appeler comme cela (documentaire de société…). Le documentaire peut parfois servir de « contrepoids » aux discours du journalisme. Selon Nathalie Fillion : « cet apport du documentaire à la communication publique a été rendu nécessaire parce que les conditions de la production du journalisme traditionnel, télévisuel en particulier, ont rétréci son champ d’action et que, dans ce contexte, le documentaire est venu suppléer en quelque sorte à un manque. » Mais les deux pratiques restent bien distinctes, seuls certains outils ont été mis en commun pour arriver à un résultat et un objectif différents. participants. L’intérêt pour toutes ces nouvelles plateformes de diffusion est clairement visible. Elles voient leur nombre de vidéos regardées augmenter à une vitesse incroyable. Mais sur internet, les gens zappent très rapidement, bien plus qu’à la télévision, c’est évident. C’est un phénomène très intéressant ! Il faut faire très attention au nombre de visionnages qu’on observe et le temps où les gens sont restés sur le programme. Il y a un effet buzz qui existe, c’est donc grâce aux réseaux sociaux qu’il faut mettre en valeur les nouveaux programmes. Quelle place est apportée au webdocumentaire dans votre festival ? Il fait partie des dix catégories que nous présentons. C’est une des plus importantes en termes de propositions de films, de visionnage et de demande du public, avec la fiction. Le webdocumentaire est quelque chose d’intégré aujourd’hui et puis il s’enrichit tous les ans avec la technologie, et l’interactivité. Demain, avec la télévision connectée qui arrive, les webdocumentaires vont pouvoir se décliner différemment. Ce qu’on a vu cette année, ce sont de nouveaux concepts qui sont en fin de compte des programmes beaucoup plus courts. Il y a quatre ans on avait beaucoup de programmes qui étaient de trois à cinq minutes en unitaire et puis cette année on a fait des présentations de films qui font trente secondes, qui ont une cible et une construction très spécifique. Mais attention, on distingue complètement l’actualité et le reportage du documentaire. On ne mettra jamais en compétition un webdocumentaire qui est fait comme un webreportage, jamais. JEAN CRESSANT : Pour une TV connectée C’est assez monnaie courante dans l’histoire des médias d’emprunter à d’autres formes et d’autres pratiques. Pour Nathalie Fillion, chargée d’enseignement au Département d’information et de communication de l’Université Laval : « Dès lors que l’appellation ‘journalisme’ touche une grande diversité d’activités […] centrées sur la médiation de la délibération publique, il est possible de qualifier de ‘journalistiques’ des documentaires qui répondent à certaines caractéristiques, dont la référence au réel, le rôle éducatif et d’animation sociale ainsi que la médiation de la liberté d’expression et d’opinion. En ce sens, la sphère des documentaires croise celle du journalisme professionnel parce que toutes deux contribuent à la délibération publique ». Tout comme la définition du terme documentaire, celle du journalisme est difficile à cerner. Avec les évolutions numériques entre autres, la profession tend à ouvrir ses frontières et ses pratiques (journalisme citoyen, slow journalism, data-