1. 1
Physique des particules et individuation selon Gilbert Simondon
Gilles Cohen-Tannoudji
Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière (LARSIM CEA Saclay)
Le boson de Higgs dont la découverte a été annoncée le 4 juillet 2012 était le dernier
chaînon manquant et la clé de voûte du modèle standard de la physique des particules et des
interactions fondamentales. Cette découverte marque le couronnement de la théorie quantique
des champs (TQC), qui est la théorie relativiste et quantique au fondement du modèle
standard. La TQC a commencé à être utilisée, avec un succès inattendu, à la fin des années
quarante sous la forme de l’électrodynamique quantique (QED, pour Quantum
ElctroDynamics), théorie relativiste et quantique de l’interaction électromagnétique. Mais à
cette époque, l’étude de l’interaction électromagnétique ne relevait pas à proprement parler de
la physique des particules, qui, d’ailleurs n’existait pas encore comme discipline à part entière
de la recherche fondamentale. Il a fallu attendre les années cinquante et soixante que des
accélérateurs suffisamment puissants soient mis en fonctionnement aux Etats-Unis
(Brookhaven) et en Europe (CERN) pour que commence la physique expérimentale des
particules et que se pose la question de la pertinence de la TQC comme base théorique de
cette nouvelle branche de la physique. Dans un article paru récemment (Dossier de la
Recherche de Juillet-Août 2013 sur les particules élémentaires) j’ai analysé deux articles
d’Einstein (un datant de 1948 et un de 1952) dans lesquels il revient sur les critiques qu’il
faisait à la théorie quantique depuis le fameux article « EPR » et un de Schrödinger (datant de
1952) dans lequel il émet l’hypothèse que la seule façon d’établir une théorie quantique
cohérente est de reconnaître la « non-individualité » des particules et de revenir au point de
vue ondulatoire tel qu’il s’exprime dans le cadre de la « seconde quantification » c’est-à-dire
de la théorie quantique des champs.
Les objections d’Einstein à la mécanique quantique
Dans cette première citation, Einstein explicite ce qu’il appelle le principe des
actions par contiguïté qui permet de rendre compte du fait que des expériences effectuées
simultanément en des lieux spatialement séparés ne peuvent avoir que des résultats
indépendants, un principe qui, à sa connaissance n’est satisfait que dans le cadre de la théorie
des champs. Or ce principe est la clé de l’argumentaire du paradoxe « EPR » : si on suppose
2. 2
que la description de telles expériences au moyen de la mécanique quantique est complète
alors, elle se trouve en contradiction avec ce principe.
L’idée qui caractérise l’indépendance relative des choses distantes spatialement (A et B) est la
suivante : toute influence extérieure s’exerçant sur A n’a aucun effet sur B qui ne soit médiatisé. Ce
principe est appelé « principe des actions par contiguïté » et seule la théorie du champ en a fait une
application conséquente. L’abolition complète de ce principe fondamental rendrait impensable
l’existence de systèmes (quasi) fermés et donc l’établissement de lois empiriquement vérifiables, au
sens habituel du terme. Albert Einstein Mécanique quantique et réalité Extrait de Dialectica vol II,
1948, pp320-324, in œuvres choisies 1 Quanta, Seuil CNRS, 1989
Dans cette seconde citation, Einstein aggrave encore la critique qu’il fait à la
mécanique quantique : à l’argument précédent il en ajoute un qui comporte une dimension
proprement philosophique. Il y soutient en effet l’idée que, malgré les succès incontestables
que rencontre la mécanique quantique pour rendre compte des faits expérimentaux,
l’interprétation qu’elle donne de la fonction d’onde semble en contradiction avec la thèse de
l’existence d’une réalité physique objective indépendante. Le rejet de cette thèse induirait que
la réalité qu’elle prétend décrire ne préexisterait pas à l’observation !
Il y a quelque chose comme « l’état réel » d’un système physique, qui existe objectivement,
indépendamment de toute observation ou mesure, et qui peut en principe se décrire par les moyens
d’expression de la physique. [Quels moyens adéquats d’expression, et par conséquent quels concepts
fondamentaux sont à utiliser à cet égard, ceci à mon avis est actuellement inconnu (points matériels ?
champ ? moyen de détermination qui doit être d’abord créé ?)]. Cette thèse concernant la réalité n’a pas
le sens d’un énoncé clair en soi, en raison de sa nature « métaphysique » ; elle a seulement le caractère
propre d’un programme. Tous les hommes, y compris les théoriciens quantiques, tiennent fermement en
effet à cette thèse sur la réalité, tant qu’ils ne discutent point les fondements de la théorie quantique.
Nul ne doute par exemple qu’à un instant déterminé le centre de gravité de la lune n’occupe une
position déterminée, en l’absence même d’un observateur quelconque – réel ou potentiel. Laisse-t-on
choir cette thèse sur la réalité considérée en pure logique et arbitrairement, que c’est alors une rude
affaire d’échapper au solipsisme. Au sens indiqué plus haut, je ne rougis pas de mettre le concept
« d’état réel d’un système » au centre même de ma méditation. Albert Einstein Remarques sur les
conceptsfondamentaux, extrait de Louis de Broglie, physicien penseur,Albin Michel, 1952, traduit par
André George
La réponse proposée par Schrödinger
Quant au texte de Schrödinger il suggère clairement la nécessité, pour surmonter les
difficultés de l’interprétation canonique (celle de l’école de Copenhague) de la physique
quantique de passer de la mécanique quantique, à la théorie quantique des champs.
3. 3
On doit bien entendu abandonner l’idée de l’électron (par exemple) en tant que petit morceau de
quelque chose se mouvant à l’intérieur du train d’ondes, le long d’une mystérieuse trajectoire
inconnaissable. On doit regarder « l’observation d’un électron » comme un événement qui se produit à
l’intérieur d’un train d’ondes Broglie quand un dispositif est interposé dans ce train, dispositif qui de
par sa nature même peut répondre seulement par réponses discontinues : émulsion photographique,
écran luminescent, compteur de Geiger. Et il faut – répétons-le – s’en tenir à l’aspect ondulatoire, d’un
bout à l’autre. (…)Prétendre que le système saute réellement juste dans l’un de ceux-ci, qui est choisi
« en jouant aux dés » pour ainsi dire, est non seulement gratuit mais, comme il vient d’être montré,
contredit dans la plupart des cas l’interprétation courante elle-même. Ces incohérences seront évitées
par un retour à une théorie ondulatoire que n’annuleraient pas continuellement des miracles analogues à
un coup de dés ; non pas – cela va de soi – à la naïve théorie ondulatoire de jadis, mais à une plus
subtile, fondée sur la seconde quantification et la non-individualité des « particules ». Erwin
Schrödinger, La signification de la mécanique ondulatoire, Extrait de Louis de Broglie, physicien et
penseur, Albin Michel, 1952, traduit par André George
L’apport de Simondon
Dans l’introduction de L’individuation psychique et collective, on peut trouver un
passage dans lequel Simondon fait explicitement référence à la physique quantique et à la
théorie des champs, qu’il convient de citer intégralement :
Ni le mécanisme, ni l’énergétisme, théories de l’identité, ne rendent compte de la réalité de manière
complète. La théorie des champs, ajouté à celle des corpuscules et la théorie de l’interaction entre
champs et corpuscules, sont encore partiellement dualistes, mais s’acheminent vers une théorie du
préindividuel. Par une autre voie, la théorie des quanta saisit ce régime du préindividuel qui dépasse
l’unité : un échange d’énergie se fait par quantités élémentaires, comme s’il y avait une individuation
de l’énergie dans la relation entre les particules, que l’on peut en un sens considérer comme des
individus physiques. Ce serait peut-être en ce sens que l’on pourrait voir converger les deux théories
nouvelles restées jusqu’à ce jour impénétrables l’une à l’autre, celle des quanta et celle de la mécanique
ondulatoire – elles pourraient être envisagées comme deux manières d’exprimer le préindividuel à
travers les différentes manifestations où il intervient comme préindividuel. Au-dessous du continu et du
discontinu, il y a le quantique et le complémentaire métastable (le plus qu’unité), qui est le
préindividuel vrai. Gilbert Simondon L’individuation psychique et collective, Aubier Philosophie,
Editions Aubier1989, p.15
La théorie quantique des champs interprétée en termes d’individuation
Ce texte, qui date de 1964, fait preuve, de la part de son auteur, d’une stupéfiante
clairvoyance : dans les années soixante en effet, la prolifération de la famille des hadrons (les
particules qui, à l’instar du proton et du neutron, participent à toutes interactions, y compris
l’interaction forte, faisait craindre l’impossibilité d’utiliser la théorie quantique des champs en
physique des particules. Mais des avancées théoriques décisives comme celle des inégalités
4. 4
de Bell, ou les articles de Brout Englert et Higgs, et expérimentales comme la mise en
évidence du niveau subhadronique des quarks et des gluons ont aidé cette jeune discipline
scientifique à s’acheminer, comme le dit si bien Simondon, vers une théorie des constituants
élémentaires de la matière et des interactions fondamentales, la TQC qui est capable, comme
le dit Steven Weinberg de surmonter le dualisme de l’ancienne interprétation
Dans sa forme mature, l’idée de la théorie quantique des champs est que les champs quantiques sont
les ingrédients de base de l’univers, et que les particules ne sont que des paquets d’énergie et de
moment de ces champs. […] La théorie quantique des champs a donc conduit à une vue plus unifiée de
la nature que la vieille interprétation dualiste en termes à la fois de particules et de champs. Steven
Weinberg, What is QuantumField Theory, and What Did We Think It Is ? arXiv: hep-th/9702027
Selon le formalisme canonique de la TQC appliquée à la physique des particules, un
champ quantique est
Un champ relativiste, c’est-à-dire qu’il est défini en chaque point de l’espace-temps et
doté de propriétés de covariance sous les transformations de Lorentz
Ce champ est quantique, en ce sens qu’il s’agit d’un champ d’opérateurs de création
ou d’annihilation de quanta d’énergie-impulsion (appelés particules ou
d’antiparticules). Ces opérateurs agissent dans un espace de Hilbert (ou plus
précisément un espace de Fock) dans lequel les états du champ sont définis par le
nombre de quanta d’énergie-impulsion donnée. L’état fondamental du champ, appelé
vide quantique est l’état à zéro quantum.
Du point de vue de l’interprétation en termes d’individuation de la TQC appliquée à
la physique des particules, le néophyte que je suis dans la lecture de Simondon propose (voir
la figure)
d’interpréter les opérateurs en quoi consistent les champs quantiques comme des
opérateurs d’individuation (je remarque d’ailleurs que Simondon parle d’opération
d’individuation – page 12 op. cit. –)
d’interpréter comme le préindividuel le système métastable de champs quantiques en
interaction dans le vide quantique où a été injectée l’énergie potentielle apportée par
les particules incidentes, interprétées comme des champs quantiques préalablement
individués
d’interpréter les particules sortantes comme des champs quantiques individués lors
d’événements d’individuation (les petits cercles rouges dans la figure) dans des
détecteurs.
5. 5
Je note, pour conclure, qu’une telle interprétation en termes d’individuation de la
TQC permet aussi de lever le paradoxe EPR : la description par la TQC du préindividuel,
l’état réel du système, est complète ; comme théorie des champs elle satisfait le principe des
actions par contiguïté ; « l’intrication » entre les particules des deux branches de l’expérience
EPR se traduit par des corrélations statistiques entre les tribus d’événements d’individuation
enregistrés dans les deux branches.
Légende : Interprétation en termes d’individuation d’une réaction entre particules
élémentaires décrite au moyen de la théorie quantique des champs