Les sites web dits « pro-ana », lieux de rencontres pour des personnes atteintes d’anorexie ou d’autres troubles alimentaires, sont accusés d’inspirer à la maigreur extrême. Mais leurs auteurs, commentateurs et lecteurs ont longtemps échappé au regard, si bien que leurs motivations et interactions restaient opaques. L'étude présentée vise à lever le voile sur ces internautes et leurs réseaux sociaux.
Les résultats font apparaître une réalité sociale plus complexe qu'elle ne le paraîtrait à première vue. En ligne, la valorisation de la maigreur est loin de faire l’unanimité, et les internautes s’efforcent de tisser des liens d’entraide et d’information, pour contrer leur isolement et pallier, autant que possible, les manques ressentis du système de soins.
Loin de se réduire à un effet indésirable de la parole libérée sur internet, le « pro-ana » se présente comme un symptôme des transformations qui investissent aujourd’hui la santé. Les coupes dans les dépenses de santé publique incitent les patients à être actifs, informés, équipés, mais la pression sociale qui en dérive engendre des comportements paradoxaux et des prises de risque.
L’influence parentale en alimentation abordée en entrevues individuelles par ...
Le phénomène « pro ana »: Troubles alimentaires et réseaux sociaux
1. Le phénomène « pro ana »:
Troubles alimentaires et
réseaux sociaux
Paola Tubaro
LRI - CNRS
2.
3. Les sites web dits « pro-ana » / « pro-mia »
Les communautés auto-
gérées des personnes
avec troubles
alimentaires
Controverses : prôner
l’anorexie ?
Censure et tentatives de
législation répressive
4.
Autonomie, désintermédiation médicale, apomédiation (Eysenbach
2008)
• Le « patient actif » (Silber 2009, Casilli 2010)
• Soutien social et santé (Berkman & Syme 1979, Berkman & Glass 2000)
• Communautés web et savoir médical (Akrich & Méadel 2009)
Cacophonie dans l’information alimentaire (Fischler & Masson 2007)
« Carrières » anorexiques et boulimiques (Darmon 2003)
Liberté d’expression et surveillance d’internet
• Censure (Casilli & Tubaro 2016)
• Vie privée (Tubaro et al. 2014)
Les enjeux de société
6. Notre pari : regarder les réseaux
sociaux des usagers de sites web liés
aux troubles alimentaires
Mettre en rapport leur structure de
relations avec leurs motivations et
comportements
Faire apparaître leurs relations en
ligne, par rapport à leur sociabilité
générale
Au delà de l’observation des sites,
interroger les personnes
La « sociabilité ana-mia »
7. 1. Questionnaire en ligne (avec générateur de
noms)
2. Entretiens qualitatifs en profondeur avec un
sous-ensemble de participants
Une enquête en deux temps
8. Invitation relayées par
blogs, forums et
sites d’associations
Questionnaire sur état
de santé et
pratiques
numériques
Avec générateurs de
noms
1. Questionnaire en ligne
9. Dans le questionnaire en ligne,
une application graphique
permettait aux participants de
dessiner leurs réseaux personnels
généraux
Insérer des connaissances, les
positionner autour de soi, les lier
entre elles, les grouper
Deux réseaux chacun, face-à-face
et en ligne
Un générateur de noms graphique
10. Deux scénarii
A la fin du questionnaire, nous demandions aux participants d'imaginer
:
- Un cas grave (hospitalisation)
- Un cas plus banal (perte de cheveux)
Parmi leurs contacts, à qui voudraient-ils parler dans chaque cas?
Choix parmi les personnes déjà nommées dans l’application graphique
(en ligne et/ou en présentiel), avec possibilité d’en rajouter d'autres
Générer des réseaux de soutien
13. Un sous-ensemble (n
= 37) de
participants
Parcourir leurs listes
de contacts et les
faire parler de leur
histoire relationnelle
2. Entretiens qualitatifs
16. Les sites « ana-mia » renforcent la sociabilité de
personnes autrement isolées
Ils donnent accès à du soutien :
•« companionship » et sens d’appartenance
•information et conseil
•empathie, compréhension, encouragement
•aide concrète et matérielle
Ils offrent l’avantage de la confidentialité, restant
séparés des autres contextes relationnels
1. Sociabilité et soutien entre pairs
Tubaro & Mounier 2014
17. Internet aide à maintenir des liens forts avec des
proches et très proches (relations polyvalentes)…
… tout en permettant de créer de nouveaux liens,
(faibles) avec des moins proches
Quelles relations existent sur internet ?
18. Problèmes mineurs (chute de cheveux) : soutien
informationnel
Problèmes majeurs (hospitalisation) : soutien
d’accompagnement, informationnel, émotionnel et
instrumental
Quel soutien pour quels problèmes?
19. Face à des problèmes majeurs,
on s’appuie sur des relations
intimes et très proches
Par exemple, le partenaire
Ces relations sont plus à même
d’offrir du soutien émotionnel ou
instrumental
Elles sont présentielles ou
polyvalentes
Proximixité relationnelle et soutien émotionnel
20. Face à des problèmes
majeurs, on se tourne
davantage vers des
relations entretenues à la
fois en présentiel et en
ligne
Polyvalence et soutien
21. Pour les problèmes du
quotidien, cette tendance
est attenuée
Le soutien informationnel
n’exige pas
nécessairement la
proximité
Il est aisément accessible
en ligne – y compris parmi
les moins proches
Proximité relationnelle et soutien informationnel
22. En présentiel, on s’appuie sur des relations individualisées,
dans des espaces peu cohésifs
On s’adresse à des contacts qui n’ont pas de relations avec
ses autres connaissances
On cherche ainsi à contrôler la circulation d’information
sensible
Séparer ses sources de soutien
23. S’appuyer sur des relations individualisées
« j’ai pas envie que tout le monde soit au courant
non plus, parce qu’après on sent épiée pendant les
soirées »
« [mes] amis trop proches, j’ai pas trop
envie de trop les embêter avec ça. »
« et il y a cette réserve euh... qu’on a quand
on connaît les... gens, en fait. »
24. En revanche sur Internet, les
connaissances mobilisées sont
plus souvent en relation entre elles
(forum, lecteurs de blogs)
Elles tendent toutefois à former des
structures de relations séparées
les unes des autres
Mais en ligne, on peut s’appuyer sur des groupes
je suis une tout autre personne par rapport à mon
blog que par rapport à Facebook. Facebook, je suis
celle que tout le monde connaît et puis le blog, c’est
celle dont personne ne doute
c’est deux mondes différents, il y a les gens du forum
et euh... le reste. Le reste est sur Facebook. [...]
qu’est-ce qui sépare ces deux mondes ? Le fait que...
ils ne soient pas au courant [...] deux mondes
différents et... qui n’ont pas à se côtoyer
25. Les groupes spécialisés en ligne
Augmentent la taille des réseaux personnels (les sources
potentielles de soutien)
Mais la densité des réseaux personnels reste faible – les
groupes spécialisés troubles alimentaires ne se mélangeant
pas aux autres contextes sociaux, en ligne (Facebook) ou
présentiels (école, famille)
⇒ Accès au soutien par les pairs s’articule avec effort de
protection de l’anonymat et la confidentialité
26. Demande importante de soins médicaux
Perception répandue d’une insuffisance des
services existants
•« Déserts médicaux »
•Groupes sociaux moins bien desservis
•Manque d’accompagnement au jour le jour
⇒ Les sites web auto-gérés comme des
substituts imparfaits
2. Une demande insatisfaite de services de santé
27. Plus de la moitié des
participants ayant un
trouble sont suivis
médicalement
Accès aux soins perçu
comme important
Pourtant, taux d’abandon
(relativement) élevé
Suivi médical et usage des sites vont de pair
[Pour accueillir une nouvelle personne dans
un forum] déjà, je vérifierais qu’elle est
suivie. Parce que... parce que le problème,
en fait, euh... quand on accueille des
personnes qui ne sont pas suivies sur un
forum, c’est qu’on se sent responsable
d’elles et c’est pas notre rôle
28. Les professionnels de santé
font partie des réseaux
personnels
Ils sont toujours très
recherchés quand on a un
problème !
Effet plus fort avec petits
problèmes (soutien
informationnel)
⇒ Pas d’opposition entre
communautés ana-mia et
institutions médicales
Les professionnels de santé dans les réseaux
Doctor
29. Les communautés en ligne et des besoins à satisfaire
L’écoute, la compréhension : s’il y a un message qu’il faudrait faire passer, ce serait de dire aux médecins d’écouter
les anorexiques et les boulimiques, ce sont pas des personnes futiles qui ne s’attachent qu’aux apparences et euh...
ça cache un vrai mal-être
L’information : on avait créé un forum… enfin un blog euh... sur ça euh... pour essayer de… de mettre toutes les
études américaines qui… qui sortaient là-dessus. [...] Parce qu’on avait mis un mot sur un mal et il y a beaucoup de
personnes qui disaient ‘ah, c’est donc ça dont je souffre et personne me prend au sérieux’. Donc, ça a permis de
recueillir des… des témoignages. Malheureusement, comme on n’était pas médecins, bon, voilà, on n’avait pas de
solutions
L’aide concrète : c’est quand même nécessaire de faire savoir que… même les personnes qui ne sont pas… qui sont
pas maigres ou qui ont pas besoin d’une hospitalisation en urgence sont tout aussi mal et il y a beaucoup aussi de…
de tentatives de suicide à cause de ça
... je pense que, enfin… déjà, on devrait pouvoir accéder aux services anorexie, boulimie des hôpitaux, sans devoir
atteindre des poids extrêmement dangereux ou avoir des problèmes de santé graves. Si euh... quand… on commence
à aller mal, on nous aidait vraiment au lieu de nous dire ‘écoute, maintenant, tu vas voir un psy, tu manges mieux
et puis basta’, je pense que ça pourrait aller mieux.
Pas de rejet, mais de nombreuses demandes
31. Revoir des idées reçues sur le phénomène « pro-ana »?
Conclusions
Les relations en ligne ne se substituent pas aux relations hors ligne,
mais les complètent
Différents types de soutien sont recherchés, en fonction des types
de problèmes rencontrés
Des stratégies relationnelles : élargir ses réseaux, mais séparer les
groupes (en ligne), séparer les contacts individuels (en présentiel) ;
La recherche de soutien en ligne n’exprime pas un rejet des
institutions médicales, mais une demande insatisfaite de soins
33. Akrich M. & Méadel C. (2009). Les échanges entre patients sur internet. La Presse médicale,38(10) : 1484-1490.
Berkman L.F. & Glass T. (2000). Social integration, social networks, social support, and health. In: L.F. Berkman & I. Kawachi
(Eds.), Social epidemiology (pp. 137–173). New York: Oxford University Press.
Berkman L.F. & Syme S. (1979). Social networks, host resistance, and mortality: A nine-year follow-up of Alameda County
residents. American Journal of Epidemiology, 109, 186-204.
Casilli A.A. (2010). Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité? Seuil.
Casilli A.A. & Tubaro P. (2016). Le phénomène « pro ana »: troubles alimentaires et réseaux sociaux. Presses des Mines.
Darmon M. (2003). Devenir anorexique. Une approche sociologique. La Découverte.
Eysenbach G. (2008). Medicine 2.0: Social Networking, Collaboration, Participation, Apomediation, and Openness. Journal of
Medical Internet Research, 10(3).
Fischler C. & Masson E. (2007). Manger : Français Européens et Américains face à l'alimentation, Odile Jacob.
Silber D. (2009). Médecine 2.0 : les enjeux de la médecine participative. La Presse Médicale, 38(10):1456-62.
Tubaro P., Casilli A.A. & Mounier L. (2014). Eliciting personal network data in web surveys through participant-generated
sociograms, Field Methods, 26 (2): 107-125.
Tubaro P., Casilli A.A. & Sarabi Y. (2014). Against the Hypothesis of the End of Privacy. An Agent-based Modelling Approach to
Social Media. Springer.
Tubaro P. & Mounier L. (2014). Sociability and support in online eating disorder communities: Evidence from personal networks.
Network Science, 2(1): 1-25.
Références
35. Le web français des troubles alimentaires
Mars 2010 Mars 2012 Mars 2014
36. À qui s’adresser pour recevoir du soutien ?
Tubaro P. & Mounier L. (2014). Sociability and support in online eating disorder communities: Evidence from personal networks. Network
Science, 2(1): 1-25.
Notes de l'éditeur
Les sites internet, blogs, forums, et groupes dans les réseaux sociaux numériques, parfois appélés « pro-ana » ou « pro-mia », regroupent des personnes ayant des troubles des conduites alimentaires: anorexie mentale, boulimie, et autres. (« Ana » et « mia »: jargon internet pour « anorexie » et « boulimie »).
Ce sont des communauté en ligne auto-gérées, comme il y en a plusieurs en santé – pour les cancers, les grossesses, les maladies rares. L’internet est un lieu de débats et d’échanges entre patients avec d’intenses discussions permettant une appropriation collective de l’information médicale et la constitution d’une forme d’expertise. La recherche (Madeleine Akrich & Cécile Méadel par exemple) a reconnu qu’en contribuant de manière collaborative à la production d’informations sur la santé, les patients impliqués dans ces débats pourraient ouvrir la voie à un enrichissement des savoirs.
Mais ces sites sont au centre de controverses depuis désormais quinze ans: justement par leur caractère auto-géré, ils sont accusés de prôner la minceur par l’anorexie ainsi que les pratiques de restriction et de purge qui l’accompagnent.
Des formes de censure sont périodiquement mises en place, depuis 2001, par les fournisseurs de services web. Il y a plus: en France une tentative de pénalisation a été en discussion. L’article 5 quinquies A du Projet de loi de modernisation de notre système de santé, voté le 14 avril 2015 à l’Assemblée Nationale et supprimé le 15 septembre par le Sénat, voulait punir l’incitation à la maigreur extrême avec des peines allant jusqu’à un an de prison et 10.000 euros d’amende.
Voici la liste des personnes que j’ai nommés comme mes contacts sur Internet et hors internet. Imaginons maintenant un petit souci : j’ai remarqué une chute importante de mes cheveux ces derniers temps et je cherche un remède. Y a-t-il des personnes dans cette liste à qui je pourrais en parler et qui pourraient me conseiller ? S’il y a d’autres personnes avec qui je voudrais en parler, mais qui ne sont pas dans ma liste, j’ajoute leur nom ci-dessous.
Voici la liste des personnes que j’ai nommés comme mes contacts sur Internet et hors internet. Imaginons maintenant que je vais pas bien et que mon médecin, inquiet, vient de me proposer une hospitalisation. Y a-t-il des personnes dans cette liste à qui je pourrais en parler et qui pourraient me conseiller ? S’il y a d’autres personnes avec qui je voudrais en parler, mais qui ne sont pas dans ma liste, j’ajoute leur nom ci-dessous.
Comment les communautés en ligne pallient-elles à ces manques ? Voilà un deuxième résultat important de l’étude ANAMIA: en ligne, les usagers des sites recherchent différentes formes de soutien auprès de leurs pairs, justement pour faire face aux difficultés et aux incertitudes du quotidien.
1) Companionship: même le simple « être ensemble », se sentir intégré dans une communauté, est une forme de soutien importante dont ces personnes peuvent bénéficier. Il est souvent ressenti comme un soulagement par les personnes atteintes de troubles, autrement immergées dans le secret et repliées sur elles-mêmes (notons que la solitude caractérise souvent les troubles des conduites alimentaires).
2) Information : par exemple, les témoignages des pairs peuvent être utiles lorsque l’on ne parvient pas à « mettre un mot sur un mal », faute de renseignements médicaux clairs.
3) Empathie : lorsqu’on est démoralisé au moment d’une crise, le recours aux autres sur internet peut apporter des encouragements.
4) Aide concrète : certains internautes nous ont raconté être venus en aide ds autres (parfois même en arrivant à appelant les familles ou les secours dans les cas les plus graves).
Les groupes en ligne « ana » et « mia » aident cette recherche de soutien, élargissant l’entourage social dans lequel les membres peuvent puiser pour se le procurer. Ce sont des contextes où ils se sentent compris et non pas jugés.
Mais ce sont aussi des contextes qui restent nettement séparés de tous les autres lieux d’interaction sociale des membres (de l’école et la famille à leur page Facebook publique) ; c’est le résultat d’une stratégie relationnelle claire visant à protéger sa sphère intime et à ne pas révéler à quiconque des informations délicates concernant sa propre santé. On peut se confier à un forum en ligne, racontant sa « crise » de boulimie par exemple, dans la certitude que cette information ne sera pas dévoilée à ses parents, enseignants, ou camarades de classe. C’est d’autant plus vrai que la participation est anonyme, ou que l’inscription est protégée par mot de passe. On peut parler de choses plus intimes, précisément parce qu’on ne connaît pas vraiment les membres de ce forum « ana-mia » : on ne partage qu’autour de la maladie, laissant dehors toutes les autres sphères de la vie, pour qu’il n’y ait aucun croisement avec d’autres informations. Et ces contacts restent séparés de toutes les autres connaissances de la personne. C’est une manière de contrôler sa réputation, son image publique.
Les avantages de ces communautés auto-gérées en ligne sont alors évidents, tout autant que leurs limites – notamment l’insuffisance de l’apport des pairs par rapport à des besoins d’information médicale ou d’aide concrète.
L’étude ANAMIA révèle que l’offre de soins existante en France (quoique de grande qualité) est souvent perçue comme inadéquate.
D’abord, si les structures de soins spécialisées sont souvent excellentes (et les personnes ayant été soignées ou hospitalisées le reconnaissent), elles sont réparties très inégalement sur le territoire national. Beaucoup de départements en sont dépourvus. On peut parler en un certain sens, de « déserts médicaux ».
Un autre problème est la carence de services diversifiés par genre et âge. Puisque la plupart des personnes touchées sont des jeunes femmes ou adolescentes, les besoins des personnes de sexe masculin ou plus âgées sont moins bien pris en charge.
Un dernier problème majeur est la difficulté d’accès aux soins dans les cas les moins graves, au quotidien. Si la maigreur extrême est bien prise en charge, les comportements alimentaires risqués qui se cachent derrière un poids « normal » sont moins souvent reconnus, tout comme les formes « subcliniques », atypiques, ou plus légères. Le retour à la normale après une hospitalisation (ou thérapie) n’est pas non plus toujours bien accompagné, et les anciens malades se sentent souvent seuls dans leur parcours de récupération de rythmes de vie et d’habitudes alimentaires non-pathologiques.
Alors, la fonction reconnue des groupes, communautés et forums de discussion « ana-mia » en ligne est de pallier à ces manques. On va voir comment.