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276
LE METAL EN TUNISIE : REBELLE ET MONDIALISE
« Je suis persuadé que je peux changer le
quotidien d’une personne. C’est une
musique qui permet de s’évader, de prendre
conscience de ce que l’on est. C’est aussi un
moyen de se défouler, d’exprimer sa colère
différemment…»
Ilef Boumefteh, 15 ans, musicien de Hard
Rock
« Aussi loin que je me souvienne, il y'avait déjà des groupes de Rock sur le grand
Tunis tels que les VISCOUNTS et les VAMPIRES qui ressemblaient beaucoup aux
groupes français LES CHATS SAUVAGES et LES CHAUSSETTES NOIRES à la
même époque »379
. Selon Fawzi Chekili, l’un des pionniers de la guitare en Tunisie,
le Rock est apparu dans le pays au milieu dans les années 1960. L’activité de ses
groupes se concentrait dans les hôtels et les cafés-chantants. Une musique « pour les
jeune destinée au divertissement » selon les musiciens de cette génération.
Empruntant les voix souterraines de la mondialisation, à travers les autoroutes du
piratage qui sillonnaient la planète, c’est trente ans plus tard, que la vague Rock voit
son apogée en Tunisie et conquiert un bout d’espace public. Une vague plus dure,
plus métallique et cent pour cent électrique : le Rock devient Hard et s’habille d’une
armure métallique lourde. Heavy, death, doom ou black, Le Metal hurlant est là. On
ne tardera pas à le voir dans les champs du pouvoir.
Si les débuts de ce musicscape sont marqués par l’apparition de groupes de Heavy et
de trash Metal comme MYSERIA, CATHAGODS, METALKATRAZ et
MADSHOCK, essentiellement influencés par les groupes américains comme
METALLICA, DEATH, DECEIDE ou MEGADEATH, le style atteint son apogée
en Tunisie avec le Death Metal suédois, le Black Metal norvégien et surtout, le Metal
progressif. Les groupes reprenant les titres des maîtres du style ou composant leur
379
Entretien avec Fawzi Chekili, mars 2011.
277
propre musique se multiplient : NEAR DEATH EXPERIENCE, XTASY (puis
MYRATH), O.B.E, BARZAKH, OCCULTA et YRAM s’imposent sur les scènes
confidentielles de la capitale et de ses banlieues et dans les rendez-vous
immanquables pour les fans du genre comme le mitigé « Festival Méditerranéen de
la Guitare » ou l’évènement des puristes « Rock à Radès » réunissant plusieurs
milliers de spectateurs.
Les	
  autoroutes	
  souterraines	
  de	
  la	
  mondialisation	
  
Tout pourrait commencer ainsi : une cassette piratée de l’album Never Mind du
groupe Nirvana, originaire de Seattle aux États-Unis, qui traverse la planète pour se
faire dupliquer en masse par un jeune fan de grunge. Et c’est presque toujours ce
même couplet que tiennent les hard-rockeurs interviewés : « Tout a commencé
lorsque j’ai découvert Nevermind. Un copain m’a passé la cassette au lycée ». Et
l’entreprise SOCA, la plus grande vendeuse de musique (souvent piratée) en Tunisie
vient assister le phénomène. En 1994, les cassettes de NIRVANA, DE
METALLICA, MEGADEATH et des autres tyrannosaures du Hard Rock
envahissent les étalages des milliers de petits revendeurs de musique. Et c’est à la
même époque, l’une de ces cassettes achetée par son cousin qui bouscule la vie de
Loujain ben Khalifa, lycéen et futur fondateur d’un groupe de Metal : « Il m’a mis
Master of Puppets de Metallica et j’aurai toujours du mal à décrire cette rencontre et
les sensations qui allaient avec. J’ai été en transe de la première à la dernière seconde
du titre. J’ai tout de suite emporté la cassette de l’album avec moi et celles des autres
albums du groupe »380
.
Encore les autoroutes de la mondialisation, mais cette fois-ci, les signaux de ces
autoroutes percent la stratosphère des États-Unis et d'Allemagne pour atterrir sur les
paraboles de millions de familles tunisiennes. Les antennes satellite bon marché
envahissent les toits des maisons et des immeubles et viennent installer les chaines
musicales américaines et européennes dans le salon familial. « J’ai commencé à
aimer le Metal en regardant les clips sur MTV et VIVA » est ce refrain qu’on
380
Entretien avec Loujain ben Khalifa, Tunis, juin 2010.
278
retrouve presque toujours chez ceux qui écouterons, aimerons et jouerons cette
musique rebelle. Le phénomène de la « parabolisation » de la Tunisie fut un
processus d’abord révélateur d’un vide conséquent au monopole de l’État sur
l’information et l’expression culturelle. La rapidité fulgurante de l’équipement des
ménages tunisiens révèle, justement, selon Anne-Marie Laulan d’un phénomène plus
large : « un réflexe pour combler le vide »381
. Cette parabolisation fulgurante est
également révélatrice d’une tension entre différentes logiques, tension qui
contribuera plus tard à la chute du régime de la dictature. En réalité, la logique
hégémonique de l’État-Parti, la logique de la fiscalité publique et la logique
marchande se heurtèrent. L’État oscillait entre sa volonté de garder la mainmise sur
le secteur de l’audiovisuel tout en maximisant les recettes fiscales provenant de cette
parabolisation massive des ménages. La première intention du régime semble avoir
été de limiter la pénétration des chaines de télévision étrangère dans le pays. Sa
réaction s’est traduite par une législation visant à limiter ou à interdire la vente de
matériels au gré de textes réglementaires ou des instructions adressées aux services
des douanes et de la police et aux commerçants. Le texte de loi publié le 15 janvier
1988382
, par exemple, visait le ralentissement, le contrôle et la taxation de
l’équipement en antennes satellites. La taxe annuelle était sensiblement égale au
salaire minimum légal. À la même époque, dans sa logique de contrôle des champs
de la culture et de l’information, l’État a essayé de renforcer ses positions à travers la
création d’organismes en relation avec la radio et la télévision tunisienne comme
l’ATCE chargée, entre autres, de ventiler stratégiquement les budgets publicitaires
des entreprises publiques dans les médias privées pour qu’ils contribuent à la
propagande du régime.
Cependant, c’était sans compter avec la logique marchande qui n’hésita pas à prendre
des chemins contrecarrant le contrôle de l’État. C’est ce que nous révèle l’experte en
sciences de l’information Aida Fitouri : « vers le début des années 1990, le récepteur
analogique était alors un luxe rare que seuls ceux qui avaient le privilège d’avoir des
parents à l’étranger réussissaient à acquérir après l’avoir dissimulé dans leurs
381
Anne-Marie Laulan, La Résistance aux Systèmes d’Information, Retz, 1985, p.37.
382
Loi n°88-1 du 15 janvier 1988 relative aux stations terriennes individuelles ou collectives pour la
réception des programmes par satellite in JORT, n°6, p.82.
279
bagages ou suite à des arrangements avec les agents des douanes. C’était, alors, la
seule voie d’obtention d’une antenne parabolique avant que la contrebande ne flaire
l’affaire et que de véritables circuits informels ne s’organisent pour en acheminer par
milliers au pays.»383
La parabole n’est plus un équipement de quelques privilégiés,
elle se généralise progressivement et devient un véritable phénomène de société :
officiellement 5000 en 1991, puis 40000 en 1996384
, les coûts sont divisés par dix et
le nombre de ménages équipés est multiplié par dix en moins de trois ans. En 1999,
on estime à 356000 le nombre de ménages équipés alors que le nombre
d’autorisations officielles était quatre fois moins important.
Altérité	
  structurante	
  et	
  identité	
  co-­‐construite	
  
« Un grand nombre de personnes,
généralement des ados, décident de
se mettre au Rock ou au Metal pour
volontairement faire tache »
Ilef Boumefteh, musicien de Metal
Hardous, pluriel (Hredis) : mot dérivé de l’argot français «hardos» signifiant pratiquant ou
fan de musique hard rock.
Ce qui rassemble, ce qui agrège les hredis de (presque) toutes les banlieues de Tunis,
issues de classes sociales différents n’est pas qu’une histoire de goût musical.
Découvrir le Metal et se l’approprier est autant une affaire de déterminisme que
d’accident. De l’adolescent de la banlieue nord (chic) qui choisira le Metal le plus
sombre pour rompre avec la culture Mainstream de ses parents, au squatteur de la
banlieue sud qui accède à une pratique culturelle que ses parents n’ont pas eu la
chance de connaitre comme écouter de la musique avec un walkman bon marché
383
Aida Fitouri, « Parabolisation » et Logiques des Acteurs en Tunisie : Entre le Jeu des Publics et des
Pouvoirs Publics in Les TICs in les Pays des Suds, vol. 5, n°2 et n°3, 2012.
384
Riadh Ferjani, « Usages des Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication en
Tunisie » in Revue Tunisienne de Communication, n° 32, 1997, p.29.
280
chinois vendu 12 dinars (6 euros) la pièce prêt du port commercial de Radès. Devenir
hardous ne se limite pas à une histoire de goût. Ce qui fait la vie de hardous se
cristallise autour de l’échange avec son groupe et dans l’altérité avec le reste de la
société.
L’altérité Mainstream contre Underground semble avoir été un facteur principal dans
le choix de ce musicscape par les musiciens tunisiens qui s’y sont spécialisés et les
fans qui y ont participé. « L’autre » est un élément récurrent dans les discours des
musiciens de Metal. « L’autre » semble être un moyen de tracer une frontière nette
avec « la société ». À ce propos, le pionnier Yazid Chebbi affirme : « on allait pour
écouter de la bonne musique, pour se défouler, sans penser au reste de la société.
Nous avions notre monde à part ». Mehdi Jouini, futur Mehdi Satan, n’est pas encore
le pilier du Metal en Tunisie. Il n’est encore qu’un lycéen du centre-ville de Tunis.
C’est en 1995, alors qu’il écoutait encore de la musique électronique parce qu’il la
trouvait « extrême » et « différente », d’une cassette piratée de Nirvana, puis une
autre de METALLICA, de DECEIDE et de DEATH et d’innombrables allers-retours
entre le centre-ville et la banlieue sud de Tunis pour récupérer encore plus de
cassettes qui lui font découvrir un monde encore plus « extrême ». Il était attiré « par
cet univers extrême (...) on sentait qu’il y avait quelque chose de fort qui se dégageait
de cette musique. Par contre, les paroles ne m’intéressaient pas du tout (...) C’était
quelque chose de nouveau, d’intéressant et disons de sérieux par rapport aux merdes
commerciales qu’on écoutait à l’époque comme la dance music, la pop, etc. »385
De son côté, cinq ans plus tard, Zied ben Tahar, rencontre Slim « rallonge », Hichem
et Mehdi dans les premiers concerts de Metal au Campus Universitaire d’el Manar et
au centre Aida, dans un café qui s’est transformé en quartier général de la
communauté Metal. Ensemble, ils fondent le groupe OUT BODY EXPERIENCE.
Du Rock, Zied en écoute depuis toujours. La guitare, il s’y met d’abord « pour le fun
». Ce sont GUNS N’ROSES, METALLICA et MEGADEATH qui déclenchent
l’aventure ; l’envie « d’en être ». Il les a découvert sur MTV, et grâce aux cassettes
que l’on se passait au lycée. Il témoigne de cette altérité qui ne semble pas se limiter
385
Entretien avec Yazid Chebbi, Tunis, mars 2010.
281
à une question de goût musical. C’est une prise de position vis-à-vis de la culture
dominante : « J’ai été attiré par cette musique, essentiellement, parce qu'elle était
différente de ce que les médias diffusaient et de ce que le reste du monde écoutait.
Peut-être que c'était une forme de contestation ou un refus de suivre ce que la société,
les traditions nous imposaient comme contraintes et idéologies »386
.
La rupture ne se limite pas, semble-t-il, à la volonté de se positionner face au
Mainstream. C’est aussi la rupture avec la culture des parents : le Rock est
revendiqué comme un marqueur de rupture générationnelle. Loujain Ben Khalifa,
fondateur du groupe Occulta, se rappelle de cette double altérité : « Bref, entre des
parents qui étaient très orientés vers la musique arable classique et du Moyen Orient
et des normes sociales très lourdes et standardisées, la cohabitation était délicate »387
.
Et la rupture devient plus nette, plus profonde encore. C’est toute « la société » que
les hredis mettent au piquet. Après tout, « la société » a entamé les hostilités. Le
pionnier Yazid Chebbi se souvient :
« Le Rock pour moi est un facteur de rupture avec la société. Avant je
mettais mon Walkman et j’envoyais tout le monde balader. J’étais toujours
dans mon univers (...) A l’école, j’étais comme un extraterrestre car
j’écoutais ce genre de musique (...) Quand je sortais avec ma guitare sur le
dos j’étais comme un extraterrestre ».
Zied Ben Tahar aborde dans ce sens : « Peut-être que c'était une forme de
contestation ou un refus de suivre ce que la société, les traditions, nous imposaient
comme contraintes et idéologies. »388
Cette volonté de rupture n’est pas à considérer comme une option désocialisatrice,
elle semble, au contraire, avoir été un moyen pour bâtir des liens, élaborer des rituels
et des codes selon Loujain : « Les codes et le penchant vers la rébellion sont aussi
des éléments très fédérateurs. C’est une culture à part entière » renfonçant la «
386
Entretien avec Zied ben Tahar, Tunis, mars 2010
387
Entretien avec Loujain ben Khalifa, Tunis, juin 2010.
388
Entretien avec Zied ben Tahar, Tunis, mars 2010.
282
volonté d’appartenance à un groupe marginalisé »389
pour l’ex musicien de Metal
Abdennour Yazbeck.
Et comme chaque tribu, la tribu Metal développe ses propres signes de
reconnaissance, ses propres marqueurs d’altérité identitaire à travers, notamment,
l’apparence physique et les codes vestimentaires. Melki Labbaoui se souvient : « On
commençait à aller à la fripe chercher les t-shirts des groupes de Rock et Metal, les
vestes cuirs, etc. Pour devenir membre de la communauté il nous fallait une carte
d’identité dont le look faisait partie. On se reconnaissait à travers le look. Si
quelqu’un porte toujours des pulls Metallica cela voulait dire pour moi qu’il était fan
de heavy Metal, s’il portait des pulls de CRADLE OF FILTH, de GORGOROTH, ou
autres cela voulait dire que la personne était plus orientée vers du black Metal.»390
Loujain aborde dans ce sens :
« Le look que j’ai adopté lors de mon adolescence, c’était peut-être par pique
envers la société. Parce que les gens dès qu’ils voyaient quelque chose de
différent, ou quelqu’un sortir du troupeau, on le regardait de travers. Je me
suis dit : vous voulez que je ne sorte pas du troupeau ! J’irai alors à l’extrême
du look. Vous n’aimez pas les bagues ? Je vais en porter huit ! Vous n’aimez
pas les cheveux longs ? Je vais laissez pousser mes cheveux ! Vous n’aimez
pas les vêtements déchirés ? Je ne vais porter que des jeans délavés et
déchirés (…) Le vous, c’est la société tunisienne traditionnelle et rétrograde.
C’était peut être une manière d’affirmer ma personnalité et mon point de vue
à tout ce qui est commun au regard de la société. »391
Pour Loujain, cette altérité et cette confrontation identitaire était volontairement
recherchée par les hredis tunisiens qui se positionnaient ainsi dans un conflit déclaré
avec « la société tunisienne » :
« Il y avait aussi une autre guerre avec tout le restant de la population
tunisienne "normale" qui était convaincue d’un tas de choses sur moi à cause
de mon apparence clairement marquée en portant des t-shirts METALLICA
389
Entretien avec Abdennour Yazbeck, Tunis, mars 2010
390
Entretien avec Melki Labbaoui, Tunis, juin 2010.
391
Entretien avec Loujain ben Khalifa, Tunis, juin 2010.
283
ou GUNS N’ ROSES et les cheveux longs, ce qui contrastait beaucoup avec
l’image de l’ado tunisien tel qu’il était supposé l’être pour la société :
cheveux courts, amoureux de foot, chemise Eden Park ou Tommy Hilfilger et
chaussures Sebago pour les beaux gosses bourgeois ou la même chose avec
les cheveux gominés et un jean Bogart pour les autres. »392
Rafik Rezine, fondateur et rédacteur du magazine et du portail internet Tunizika
consacré au Hard Rock, abonde dans ce sens : « il y avait un refus des codes
vestimentaires bourgeois et de s’habiller avec des marques »393
.
Le concept d’identité co-construite dans l’interaction développé par l’école de
Chicago semble pertinent pour nous éclairer sur la mécanique de « la résistance » à la
machine sociale Mainstream394
. Cette mécanique semble avoir été grandement
assistée par le sentiment de rejet des acteurs du musicscape Metal. Le cas de Melki
Labbaoui est significatif. L'interaction sociale est guidée par le souci « de ne pas
perdre la face ». La notion d'interaction prend une place très importante dans la
construction identitaire :
« Les gens croient bien faire quand ils nous rejettent, mais c’est un point fort
pour nous, pas pour eux. Il est vrai qu’on a tendance à nous renfermer et
construire notre propre monde parallèle, donc dès qu’on essaye de s'intégrer
dans une société qui nous rejette, on ne fait pas d’effort pour nous accrocher
donc nous aussi on la rejette et on sombre plus dans notre univers.»395
Même constat pour le cas de Refka ben Mahmoud, chanteuse de Metal :
« Vivre dans une société qui me repousse à cause de mon look et qui n’essaye
même pas de me connaitre personnellement, me poussait à les rejeter aussi et
à être en contestation continue. Le Rock et le métal étaient réellement un
facteur de rupture avec la société. »396
392
Idem.
393
Entretien avec Rafik Rezine, Tunis, juin 2010
394
Erving Goffman, Interaction Ritual: Essays on Face-to-Face Behavior, Pantheon Books, New York, 1982
395
Entretien avec Melki Labbaoui, Tunis, juin 2010.
396
Entretien avec Refka ben Mahmoud, Tunis, juin 2010.
284
Et cette volonté manifeste de rupture vis à vis de la culture dominante avait besoin
d’un environnement incubateur pour « faire culture » plébiscitant la dynamique de
groupe en se représentant dans une communauté imaginée que nous allons explorer
dans la section suivante.
La	
  communauté	
  imaginée	
  	
  
Réfléchir au musicscape Metal en Tunisie pose un problème préliminaire à toute
exploration : celui de l’image que l’on a du hardous en Tunisie, et c’est là une image
qui tient du mythe. C’est une représentation que le hardous a de lui-même d’abord et
qu’il souhaite projeter à « la société ». La première chose à faire était donc de
positionner la recherche sur le musicscape Metal en dehors de la mythologie en
considérant cette représentation d’un point de vue anthropologique et de la
considérer comme composante d’une identité politique d’un point de vue
sociologique et non plus mythologique. C’était donc reconnaître que les hredis en
tant que « communauté » sont une vue de l’esprit. « Communauté imaginée » et «
identité imaginée », nous empruntons ici les concepts développés dans les réflexions
sur l'origine et l'essor du nationalisme de Benedict Anderson. « Imaginé » ne doit pas
être confondu avec « imaginaire », c’est-à-dire irréel ou fictif. L’identification à la
communauté Metal n’a rien d'irréel et ses conséquences sont tout à fait réelles. En ce
qui concerne « la communauté Metal », nous tempérons la définition de Benedict qui
implique que la communauté imaginée réunit des gens qui ne se connaissent pas et
qui ne se croiseront jamais mais qui éprouvent un fort sentiment d’appartenance à un
commun.397
Dans notre cas, les hredis fonctionnent de manière rhizomique. Ils ne
sont pas une sphère ou chaque individu est lié à l’autre, mais une galaxie dans
laquelle ils peuvent se croiser, échanger, socialiser ou non mais dans tous les cas, ils
sont liés par un fort sentiment d'appartenance remarquable dans le discours que
tiennent nos interviewés comme Loujain : « Le Rock en Tunisie est plus une famille,
une tribu, qu’un simple genre musical.»398
. Le concept de communauté imaginée (ou
397
Benedict Anderson, L'Imaginaire National : Réflexions sur l'Origine et l'Essor du Nationalisme,
La Découverte, Paris, 1996.
398
Entretien avec Loujain ben Khalifa, Tunis, juin 2010.
285
peut-être partiellement imaginée dans notre cas) se révèle très intéressant parce qu’il
invite à lier la question du pouvoir à celle de l’imagination. En effet, le pouvoir de la
« communauté » comme celui du « peuple » réside dans l’illusion — une illusion
collective — du caractère naturel de ces derniers. Le philosophe Jacques Rancière
nous éclaire sur ce point : « Seul l’individu est réel, dit-il, l’individu seul a une
volonté et une intelligence, et cet ordre des choses qui l’assujettit à l’humanité, aux
lois sociales et à diverses autorités n’est qu’une création de l’imagination. »399
Vers la fin des années 1990, les membres de « la communauté » à laquelle s’identifie
la hredis établissent le quartier général dans un café du Centre Aida, dans une
banlieue de Tunis réputée calme et habitée en majorité par l’étage supérieur de la
classe moyenne. Mais comme souvent dans les cafés populaires tunisiens, les
chômeurs de longue date et les travailleurs journaliers guettant une journée sur un
chantier, côtoient les jeunes cadres dynamiques dans ce café ou s’installent les
hredis. Mais revenons à la communauté imaginée. Ce qui est de prime abord
remarquable dans le discours des hredis comme Loujain et les autres c’est la
récurrence du terme « communauté ». Sans pour autant définir ses limites et les
moyens d’en faire partie ou d’en sortir. La représentation de soi et l'identité imaginée
dans l’appartenance à une communauté semblent avoir été des facteurs importants
dans la fabrication de ce musicscape. Dans ce sens, Loujain ben Khalifa se souvient :
« Au centre Aida, il y avait une communauté qui commençait à se regrouper
dans un café là bas avant les années 2000. C’est une génération de métalleux,
qui n’était pas là que pour la musique, mais qui était là pour l’image que
dégageait la communauté. Ce que pouvait leur apporter le Rock et le métal :
notoriété, drague, prestige. J’en connais certains qui sortaient avec une housse
de guitare vide sur le dos. Juste pour l’image. »400
Et cette image qu’on projette à la société est essentielle. Elle définit le hardous dans
son appartenance et son positionnement face aux autres. Le Metal devient une «
valeur » de reconnaissance, un moyen pour créer des liens : « Bien sûr il y avait ceux
399
Jacques Rancière, Le Maître Ignorant, Fayard, Paris, 1987, p.19.
400
Entretien avec Loujain ben Khalifa, Tunis, juin 2010.
286
qui ne voulaient sortir qu’avec des rockeurs ou des rockeuses et des filles qui
préféraient avoir un petit ami guitariste pour que quand il monte sur scène elles
puissent dire : regardez c’est mon petit ami ! »401
, se rappelle Yazid Chebbi. On parle
définitivement de lien social, le mot est dit et répété : « Lorsqu’on se croisait à
l’époque entre guitaristes, même si on ne se connaissait pas, on s’échangeait les
tablatures, on discutait ensemble de ce qu’on jouait et préférait comme styles, où est
ce qu’on habitait. La guitare était un outil pour créer du lien social avec les autres
guitaristes ou musiciens aimant le genre Rock. »402
Et pour faire communauté, il faut d’abord une foi commune qui se manifeste à
travers un choix de vie et un sentiment d'appartenance complétant et renfonçant la
représentation de soi en tant que membre de la communauté imaginée parce que la
représentation a besoin de matière : « Bien sur que j’ai eu un sentiment
d’appartenance à un style particulier de vie. Disons que le métal que moi j’estime est
un métal engagé. Ce n’est pas un métal pour une image bien déterminée. » Et pour
faire communauté, le système de valeurs ne suffit pas. Il faut développer ses propres
pratiques sociales, ses « rituels » pour créer et développer du lien social. Aya Manai,
chanteuse de Metal, affirme dans ce sens que :
« Sans communauté, je ne pense pas que le Metal en Tunisie serait allé aussi
loin. Je m’explique : quand j’ai commencé, à cette époque, on n’avait pas
internet, donc on devait nous débrouiller pour dénicher des cassettes, il y a
tout de même des personnes qui nous aidaient à en avoir et même quand le
téléchargement est apparu, on s’échangeait nos CDs. Ca crée des liens aussi,
tout comme on arrivait à se conseiller de bons groupes. »403
Au centre Aida, chacun trouvait son bon plan : échanger des partitions photocopiées
vingt mètres plus loin, emprunter le dernier album de METALLICA, recruter un
batteur ou un bassiste, organiser la prochaine répétition ou le prochain concert «
l’autre moment fort pour se retrouver » pour Loujain et ses compagnons.
401
Entretien avec Yezid Chebbi, Tunis, mars 2010.
402
Idem.
403
Entretien avec Aya Manai, Tunis, mars 2010.
287
Mais avant le concert, il faut bien passer par un rituel préliminaire essentiel pour la
communauté : « Il y avait beaucoup de rituels entre nous. Le plus important était la
répète, bien sûr, là où l’alchimie du groupe se faisait et se défaisait »404
, ce qui
représente, alors, un exemple type du fonctionnement d’un groupe. Les membres du
groupe négocient un nom entre eux, un label sous lequel ils marquent une micro-
appartenance. MADSHOCK, MYSERIA, O.B.E, OCCULTA, CATHAGODS et des
dizaines d’autres noms aux consonances sombres et puissantes, vont peu à peu se
faire entendre parmi la communauté plus large des fans et des groupies. Et il faut s’y
mettre si on ne veut pas être un groupe sans existence, car un groupe existe pour
monter sur scène. Et surtout, il faut s’y mettre pour ne pas rester au niveau de la
représentation. Au niveau de « l’image » et de « l’imaginé ». On répète alors où l’on
peut : dans le garage des parents, dans les maisons de jeunes ou les maisons de la
culture, ce qui posera, comme nous le verrons dans ce qui suit, de grandes difficultés
au développement du Metal.
Entre-temps, le Metal se faufile dans le paysage médiatique tunisien assiégé et sous
contrôle de l'intelligentsia du palais. Karim Benamor est alors un jeune informaticien
passionné de Radio et de Metal, il propose d’animer bénévolement une émission
dans une plage à faible audience sur une musique que la direction de la radio
n’estime pas « dérangeante ». L’accord est passé et l’année 2000 voit l’apparition de
Zanzana dans la grille de programmation de Radio Tunis Chaine Internationale
(RTCI), la radio étatique multilingue. Pour les acteurs du musicscape, Zanzana
n’était pas seulement le rendez-vous de « la communauté », c’était un moyen de
communier à distance. Melki Labbaoui, étudiant et batteur de Metal se souvient que
« l’émission Zanzana regroupait toute la famille Metal de la Tunisie à une même
heure et à une même soirée. On était tous scotchés à la radio au même moment. »405
L’inexistence d’instituts de mesure d’audience en Tunisie à l’époque rend
hypothétique toute évaluation quantitative de la portée réelle de cette émission. Le
seul indicateur dont nous disposons est la reconduction de Zanzana chaque année
dans la grille de programmation annuelle de RTCI même après que son fondateur ait
quitté la radio en 2009.
404
Entretien avec Mehdi Satan, Tunis, juin 2012.
405
Entretien avec Melki Labbaoui, Tunis, juin 2010.
288
Apparence vestimentaire, appartenance communautaire, présence dans l’espace
public à travers les répétitions et les concerts, infiltration de l’espace médiatique
assiégé, la communauté s’est rendue visible aux yeux du pouvoir dès la fin des
années 1990. Les concerts pouvaient rassembler jusqu’à 5000 auditeurs comme en
1997 au Stadium Raja Haydar, non loin des ruines de la Carthage Romaine et
surtout, à moins de trois kilomètres du palais présidentiel du dictateur.
Le	
  pouvoir	
  contre-­‐attaque	
  
Le rapport au pouvoir des acteurs du musicscape Metal au pouvoir passait tout
d’abord par les institutions publiques. Et les institutions publiques semblaient œuvrer
en défaveur du développement de ce musicscape. Le rituel de la répétition nécessitait
un local qui manquait souvent aux groupes. Le premier réflexe d’un groupe
souhaitant trouver un local pour répéter était de s’adresser aux maisons de la culture
et les maisons de jeunes qui étaient, le plus souvent, hostiles à la présence de jeunes
dont l’allure et la musique « pouvait déranger ». Cette attitude envers le Metal était le
résultat de la structuration même des lieux dédiés à la culture dont la matrice
fascisante rappelle celle du régime Mussolini. En réalité, les sièges locaux du tout
puissant et omniprésent Parti-État RCD et les maisons de la culture n’étaient pas des
entités séparées. Les commissions culturelles locales du parti, dominées par les
commissaires régionaux à la culture « désignés non pas pour leurs compétences et
connaissances de l’art et de la culture mais pour leur fidélité et leur allégeance au
pouvoir »406
décidaient, selon l’ancien directeur du Festival de Hammamet Lassaad
ben Abdallah, de manière arbitraire ou selon les ordres de l'intelligentsia de favoriser
un mouvement artistique par rapport à un autre. Thameur Mekki se rappelle à ce
propos d’un épisode avec le commissaire régional de l’Ariana, en banlieue proche de
Tunis, lorsqu’il négociait un local pour répéter avec son crew de Rap à La Maison du
Peuple, centre culturel géré par le Parti de Ben Ali. Le commissaire disait que « notre
amie et collègue nous a amené son fils qui jouait de la guitare Hard Rock. Il était
habillé avec un t-shirt bizarre et son jean était déchiré. C'était choquant. Nous ne
406
Lasaad ben Abdallah cité par Thameur Mekki lors d’un entretien, Tunis, mars 2011.
289
voulons plus jamais de ça ici»407
, dans les faits, le commissaire régional avait interdit
de répétition les groupes de Metal pour une question de goût personnel.
S'approprier un lieu public pour répéter n’était pas le seul obstacle posé par les
instituions publiques. Exister dans l’espace public à travers les concerts était
également un défi de taille, se rappelle Yazid Chebbi : « A l’époque (1998), on avait
voulu faire un concert au lycée, mais il a été annulé par l’administration. Pourquoi ?
Je me dis que la première fonction de l’administration tunisienne et du corps
enseignant tunisien est de réprimer les élèves, d’écraser leurs personnalités. Donc
dans la logique des choses, on ne pouvait pas les laisser s’exprimer en organisant un
concert »408
. Au-delà de cette interprétation personnelle de Yazid Chebbi quant au
fonctionnement des instituions publiques, il semble que les craintes de « dérapages »
de cette musique rebelle avaient un fondement factuel. Les slogans anti-
gouvernementaux étaient fréquents lors des concerts. Un an avant l’épisode de
l’annulation du concert par le Lycée, dirigé à l’époque par le secrétaire général d’une
délégation régionale du Parti-État, un épisode important n’est pas passé inaperçu
dans un pays dont l’espace public était quadrillé par la police politique aux souvenirs
de Mehdi Azaiez, fondateur du groupe New Rock : « C’était le premier gros concert
de Metal à la Marsa, peut-être 3000 ou 4000 spectateurs. Je ne me rappelle plus des
autres groupes mais il faut dire qu’on avait un peu picolé. Je me rappelle en tout cas
qu’il y a eu des slogans anti gouvernement.»409
Un ancien directeur d’un centre
culturel de la capitale, préférant garder l’anonymat, me révéla en février 2011, juste
après la fuite du dictateur : « Nous n’avions pas toujours de consignes spécifiques
pour censurer telle ou de telle musique, mais nous voulions éviter les problèmes. Il y
avait souvent des slogans anti-gouvernementaux durant les concerts de Rock et ça
pouvait nous amener tout droit aux sous-sols du Ministère de l’Intérieur. » Les salles
de spectacle privées étaient également réticentes à programmer des concerts de Metal
ne laissant presque plus que le choix des espaces universitaires et des locaux des
organisations non gouvernementales telles que le Croissant Rouge comme espace
d’exhibition. Les rares salles privées qui acceptaient de programmer le Metal le
407
Idem.
408
Entretien avec Yezid Chebbi, Tunis, mars 2010.
409
Entretien avec Mehdi Azaiez, Paris, mai 2010.
290
faisaient avec beaucoup de réserves. Mehdi Satan se souvient justement que « nous
avons négocié dur afin de convaincre le directeur de l’Etoile du Nord de programmer
du Metal dans sa salle. Il avait peur des flics d’à côté. »410
L’intimidation permanente
des gérants d’espaces culturels œuvrait dans l’ombre pour les induire dans un
mécanisme d’autorégulation. Les fans comme Saloua ben Salah, chanteuse
professionnelle et ancienne fan de Metal, se souviennent :
« Les flics en habits civils étaient systématiquement présent à tous les concert
de Hard Rock. Que ça se passe dans un lycée, une maison de la culture, ou
une salle de spectacle (....) il était très facile de les reconnaitre à cause de leur
style vestimentaire et leur âge. Pour des policiers cherchant à nous espionner
discrètement, ils ne passaient vraiment pas inaperçus. »411
Répéter et s’exhiber en concert n’étaient pas les seuls axes de confrontation entre le
pouvoir, ses acteurs et ses institutions et les acteurs du musicscape Metal. Les
libertés individuelles étaient également un territoire conflictuel. La question du look,
le choix des jeunes dans leur manière de s’habiller et dans la représentation d’eux-
mêmes qu’ils veulent projeter dans la société était un premier élément de discorde.
Ainsi, les pressions permanentes sur les hredis étaient exercés afin qu’ils ne
dérangement pas, les obligeant à se brider pour éviter les problèmes. Malek Labbaoui
se souvient :
« Personnellement, j’adoptais ce look pour tous les jours, je ne le changeais
pas. J’ai été viré à plusieurs reprises du collège à cause de ça. Par contre ceux
qui ne se permettaient pas d’adopter ce look pour tous les jours, ils
l’adoptaient quand ils allaient voir des concerts. »412
.
Cette pression était accentuée par le conflit générationnel : « Mon père était contre
cette musique, ce look, cette manière d’être. Il me disait : regarde les gens autour de
410
Entretien avec Mehdi Satan, Tunis, juin 2012.
411
Conversation avec Saloua ben Salah, Tunis, mars 2008.
412
Entretien avec Melki Labbaoui, Tunis, juin 2010.
291
toi, ils rigolent rien qu’à te voir, les gens se moquent de toi »413
se souvient Refka
ben Mahmoud.
L’espace médiatique ne fut pas épargné par cette tension. À partir de l’année 2007,
des attaques synchronisées sur le champ médiatique dont l’objet manifeste était
l’éreintement envers ce musicscape et ses acteurs. La presse étatique, la presse privée
et la presse de l’opposition politique « en carton » (les partis de la fausse opposition
créés par le président dictateur pour faire croire à l’illusion du multipartisme en
Tunisie et qui le soutenait inconditionnellement) étaient curieusement synchrones
sans qu’un facteur d’actualité journalistique ne justifie cette synchronie. Bien que les
doutes se soient naturellement portés sur une volonté politique de nuire à cette
musique porteuse d’un potentiel de révolte vis-à-vis de la machine sociale
Mainstream — et s’il l’on prospecte plus encore, capable de contribuer à un éveil
politique chez les jeunes rebelles — nous n’avons obtenu ni de preuves irréfutables
quand aux réelles intentions derrière, ni de preuves matérielles de connivence entre
l’état et les médias étatiques dans cette campagne. Si ce secret risque d’être emporté
avec les archives de la police politique toujours occultées en Tunisie par un Ministère
de l’Intérieur très puissant et refusant catégoriquement de mettre ses archives à la
disposition des historiens et des citoyens, nous retrouvons dans la presse tunisienne
au service du président dictateur à l'identique les mêmes propos présents dans les
rapports transmis par le Ministère de l’Intérieur au Ministère de la Culture durant la
période 2007-2009. Une démonologie sans argumentation qui ressemble
singulièrement aux procédés utilisés par le régime dans ses campagnes de
diffamation contre les opposants politiques et les militants des droits de l’homme.
Les procédés utilisés nous font penser à une stratégie de stigmatisation des jeunes
envisagée plus largement qu’une attaque envers les acteurs du musicscape Metal. À
ce propos, la stigmatisation d’un individu ou d’une catégorie d’individus survient,
pour Goffman, lorsqu'il présente une variante par rapport aux modèles offerts par son
proche environnement, un attribut singulier qui modifie ses relations avec autrui et en
vient à le disqualifier en situation d'interaction414
. Cet attribut constitue un écart par
rapport aux attentes normatives des autres à propos de son identité. La stigmatisation
413
Entretien avec Refka ben Mahmoud, Tunis, juin 2010.
414
Erving Goffman, Stigmate. Les Usages Sociaux des Handicaps, Éditions de Minuit, Paris, 1975.
292
selon Goffman est intéressante à plus d’un titre pour nous éclaircir sur les tensions
entre ce que la machine sociale du pouvoir souhaitait produire et l’écart aux « produit
social attendu » que représentaient les hredis.
Cette stigmatisation des jeunes a été argumentée en détail par un groupe d’experts
média-analystes dans « l’Etude sur les Représentations de l’Enfant, de l’Adolescent
et du Jeune dans les Médias Tunisiens» réalisée par l’UNICEF et qui nous révèle à ce
propos :
« Quand ils ne constituent pas un enjeu institutionnel, ou qu’ils ne sont pas
construits selon le prisme déformant du fait divers, les sujets de l’enfance, de
l’adolescence et de la jeunesse peuvent fournir aux journalistes des quotidiens
l’occasion d’affirmer une sorte d’autorité du dire, autrement dit leur expertise
sur la question. Mais cette autorité n’est pas toujours fondée sur l’information
du public, l’explication des faits et leur mise en perspective. Elle peut être
aussi cadrée par des représentations sociales dominantes qui peuvent servir de
référentiel aux discours de stigmatisation. »415
Si nous regardons de plus près, le procédé à l’œuvre, nous remarquons aisément que
dans les articles stigmatisant les fans et les musiciens de Metal, l’énonciation
journalistique avait prit des formes emportées et excessives se justifiant par la
science comparables à celles pointées dans l’étude citée plus haut. Le journal Al
Watan publiait en 2007 : « Plusieurs études scientifiques prouvent que cette musique
(le Metal) est celle des adorateurs de Satan et qu’elle pousse la jeunesse dans ses
instinct bestiaux les plus idiots sans compter à côté de son effet d’addiction aux
drogues »416
. L’exemple de cet article, rédigé en 2007 et paru deux ans plus tard dans
un journal appartenant au gendre du dictateur Ben Ali, témoigne de la même violence
:
« Rituels macabres, magie noire, sang et feu (...) Satan, un héros (...) Les
vampires sont parmi nous (...) tout entre dans les exigences du hard Rock (...)
415
Arbi Chouikha, Riadh Ferjani, Fethi Touzri et Abdlekrim Hizaoui, Etude sur les Représentations
de l’Enfant, de l’Adolescent et du Jeune dans les Médias Tunisiens, UNICEF, Tunis, 2011.
416
« Cercles Satanistes à Tunis » in Al Watan, Tunis, juillet 2007.
293
Participer à une orgie est d'ailleurs l'une des conditions pour devenir un vrai
sataniste. Il va de soi que n'importe quelle pratique sexuelle ainsi que
l'adultère est permise dans le satanisme...»417
.
Les images d’une telle violence sont communes au corpus étudié. Elles sont,
toutefois, symptomatiques d’une démonologie du jeune dont les fans de Metal, entre
autres, deviennent des sortes de victimes expiatoires.
Selon un procédé de différenciation, les modes vestimentaires et les choix musicaux
deviennent une affaire d'intérêt public : « les instruments musicaux pour la musique
hard ou black sont alors essentiels pour initier l’adepte au monde auquel il est déjà
destiné et toujours lui parler de Satan, son église et de sa bible, le matraquage en
somme. Bien sûr, Il faut toujours l’habiller qu’en noir...»418
ou encore « Même ses
lèvres n’ont pas échappé à ce changement puisqu’elles sont couvertes éternellement
de noir »419
avec à l’appui une interview d’une psychiatre qui conforte les pires
préjugés sur les jeunes dans un discours dont la gradation les emmène de la solitude
et de la perte de repères à l’internement en passant par la psychose et schizophrénie.
417
Hajer Ajroudi, «Des Jeunes Tunisiens Envoûtés par le Satanisme» in Le Temps, 19 décembre 2009, p.3.
418
Idem.
419
Habib Missaoui, «Tunis Karima Quitte Qes Parents pour Satan» in Le Quotidien, Tunis, juillet 2007.
294
En parallèle, les illustrations de ces articles mettent les jeunes dans une double
contrainte. Les sujets sur la jeunesse sont souvent illustrés par des photos de
personnages appartenant à d’autres contextes culturels : la pochette d’un groupe de
Black Metal norvégien montrant un adepte agenouillé et offrant une tête de veau au
diable pour illustrer l’article cité plus haut comme dans l’illustration n°53, ou la
photo d’une jeune occidentale assise avec un pentacle en second plan comme dans
l’illustration n°55. Le même procédé est employé par le magazine privé Réalités avec
la photo d’une jeune occidentale à la tête rasée, tatouée et en piercing dans
l’illustration n°56.
Illustration 53 : visuel n°1 H. Ajroudi, «Des Jeunes Tunisiens Envoûtés par le Satanisme» in Le Temps, 19 décembre
2009
295
Illustration 54 visuel Anonyme, « Vénérateur du Diable : Démons et folie » in Réalités, 19 décembre 2009
12
Illustration 55 : visuel n°2 H. Ajroudi, «Des Jeunes Tunisiens Envoûtés par le Satanisme» in Le Temps, 19 décembre 2009
296
Selon les experts média-analystes, ces procédés de décontextualisation illustrative
peuvent être qualifiés de « mensonges visuels » parce qu’ils ne respectent pas le
contexte réel, c’est-à-dire, celui de l’énonciation journalistique. Pour « faire vrai »,
certaines illustrations se voient les yeux masqués pour rendre les sujets anonymes
comme l'illustration n°56 de cet article parue dans al Watan.
Cette disjonction entre la réalité des jeunes et les représentations de cette même
réalité dans la presse tunisienne constitue une tendance générale et relativement
stable durant la décennie explorée par les experts qui révèlent que « l’énonciation
journalistique semble participer à la création d’un climat d’intolérance envers les
jeunes plutôt que de promouvoir un discours "amis des jeunes" »420
. L'insistance de
ce discours journalistique sur la différence vestimentaire, musicale, comportementale
et culturelle est intrinsèquement porteuse de dangers entre un « eux » les acteurs du
musicscape Metal et un « nous ». Le hardous devient par un glissement sémantique «
l’autre », dangereux pour le « nous » inclusif.
420
Arbi Chouikha, Riadh Ferjani, Fethi Touzri et Abdlekrim Hizaoui, op.cit, p.140.
Figure 56 : visuel « Cercles Satanistes à Tunis » in Al Watan, Tunis, juillet 2007
297
Sur le plan lexical, l’analyse du corpus révèle que le terme politique chabab
(jeunesse) est utilisé quasi-systématiquement pour désigner les jeunes d’une manière
extensive, c’est à dire aussi bien des adultes de trente ans que des adolescents de
seize ans. L’analyse thématique de ce champ lexical montre une certaine propension
à la stigmatisation de la jeunesse. Cette stigmatisation prend plusieurs formes que
nous pouvons situer entre deux extrêmes : la stigmatisation au singulier et au pluriel.
Le traitement journalistique annihilant toute possibilité d’intelligibilité du social est
systématiquement adopté dans les articles attaquant les acteurs du musicscape Metal.
Le « je » énonciateur et moralisateur prend la figure traditionnelle du dénonciateur
des jeunes et redresseur de tort. La narration des évènements construite sur un
modèle canonique (situation initiale — développement et intrigue — dénouement)
participe au brouillage des racines sociales des évènements au profit d’une violence
symbolique sans équivoque envers les fans de Metal. À titre d’exemple, ces deux
procédés sont à l’œuvre dans cet article paru dans Le Quotidien en 2007, raconte
l’histoire de Karima, un « petit génie » qui serait progressivement tombée dans le
satanisme à cause la pratique de la guitare et de la fréquentation de jeunes écoutant
un « genre musical approprié aux jeunes de son âge » et aurait fini par «quitter ses
parents pour le diable ». La chute de l’article illustre le rôle de moralisateur,
redresseur de tort que s’octroie le rédacteur : « Les parents de Karima lancent un
appel à leur fille pour qu’elle revienne à la maison l’informant au passage que sa
mère est gravement malade.».421
Cette campagne n’épargne pas Zanzana, la seule émission réservée au genre qui se
développait en-dehors de son arène d’influence première. Al Watan titrait
simplement et sans argumenter : « Sur RTCI, une émission consacrée à la musique
des adorateurs du diable ». Au même moment, les producteurs de l’émission se
voyaient confrontés à des restrictions nouvelles. En effet, Mehdi Satan se rappelle :
« Zanzana c’était à la fois une émission radio, un forum, puis après ça a
évolué et on a coproduit l’émission « Zanzana on stage », la première radio
Rock on stage en Tunisie. On transmettait en direct les concerts sur RTCI.
421
Habib Missaoui, «Tunis Karima Quitte Qes Parents pour Satan» in Le Quotidien, Tunis, 2007.
298
C’était une très belle aventure, sans moyens, les difficultés d’avoir les
autorisations avec les administrations tunisiennes a précipité la fin de
l’aventure »422
.
Si nous ne pouvons que poser d'hypothèse sur l’impact de la perception du hardous
par les individus exposés à ces lectures, il semble que les premiers concernés
affirment une forte corrélation entre ces publications et l’attitude des autres à leur
égard. Pour Yazid Chebbi, « c’est après un moment que les gens commençaient à
regarder cette communauté bizarrement, il y a même des articles qui sont sortis dans
la presse locale disant que c’est tous des satanistes. »423
L’amalgame hardous-
sataniste semblait être indissociable pour Melki Labbaoui. Les mêmes propos
évoqués dans les articles en question semblent avoir colonisé l’imaginaire collectif :
« En Tunisie, on a un grand problème de préjugés. Dès qu’on capte que tu écoutes du
Metal on te classe directement en tant que sataniste et buveur de sang. La société te
rejette directement. »424
. Même ressentiment pour Refka ben Mahmoud : « On disait
qu’on était sales, qu’on ne se lavait pas, alors que ce n’était pas vrai. Ils n’acceptaient
même pas de nous écouter ou de discuter avec nous. »425
Melki Labbaoui confirme
l’amalgame et ses conséquences sur ses relations familiales :
« Mon attitude et look de Rockeur dérangeaient tout mon entourage passant
de la famille, aux voisins, au lycée, etc. Mes parents me prenaient la tête en
me demandant de changer de look et bien sur je n’obéissais pas jusqu’à ce
qu’ils ont laissé tomber. Ils me disaient que j’étais en train d’écouter des
musiques diaboliques. »426
Cette pression dans l’arène médiatique coïncida avec des mesures autoritaires. Habib
Tammar, membre du groupe OCULTA, se souvient :
422
Conversation téléphonique avec Mehdi Satan, juillet 2012.
423
Entretien avec Yezid Chebbi, Tunis, mars 2010.
424
Entretien avec Melki Labbaoui, Tunis, mars 2010.
425
Entretien avec Refka ben Mahmoud, Tunis, juin 2010.
426
Entretien avec Melki Labbaoui, Tunis, mars 2010.
299
« A partir du milieu des années 2000, on avait commencé à lier le Rock en
Tunisie avec le satanisme. Il y avait aussi des préjugés sur les musiciens de
Rock. Le pouvoir nous a contré et avait commencé à nous affaiblir. Des
Rockeurs ont été arrêtés pour interrogatoires à plusieurs reprises, des lycées,
des cafés, des concerts. Ils avaient même fichés de jeunes Rockeurs, ils
débarquaient chez eux le soir pour interrogatoire ou arrestation. Même au
lycée, ils guettaient ceux qui portaient des pulls ou symboles qui rappelaient
le métal ou le Rock. »427
Surveillance, intimidation, les procédés de la dictature n'épargnent pas les plus
jeunes. Yazid Chebbi se souvient : « A l’âge de treize ou quatorze ans avec un jean
déchiré et les cheveux longs, les policiers pouvaient m’arrêter dans la rue cinq fois
par jour pour m’interroger. «Qu’est ce que tu fais dans la vie ? Pourquoi ci ?
Pourquoi ça ?»428
Les différentes pressions exercées dans les arènes du pouvoir sur le musicscape
Metal coïncidèrent avec la tentative de la récupération de l’Islam politique par le
régime de Ben Ali à travers son gendre Sakhr el Materi, membre du comité central de
l’État-Parti RCD et fondateur en 2007 de la première chaine de Radio et de la
première banque «Islamique». Sakhr el Matri autorisa personnellement la journaliste
Hajer Ajroudi, selon ses propres dires, à publier son «enquête» sur le satanisme et le
vampirisme après qu’elle fut refusée de publication avant son rachat du groupe de
presse Dar Assabah, propriétaire du journal Le Temps. L’hypothèse de «mesures
préventives» par crainte d’une christianisation des jeunes tunisiens à travers le
musicscape Metal est envisageable dans un contextes ou les églises évangélistes
américaines faisaient du prosélytisme de manière remarquable dans l’espace public
depuis l’année 2006. Le cas de la chanteuse Refka ben Mahmoud nous révèle plus
encore :
« Je ne sais pas pourquoi mais j’ai toujours été attirée par la croix, ce symbole
me plait beaucoup et je l’admire, d’ailleurs je le portais souvent. Puis j’ai
commencé petit à petit à aller à l’église pour découvrir cette
427
Entretien avec Habib Tammar, Tunis, juin 2010.
428
Entretien avec Yezid Chebbi, Tunis, mars 2010.
300
communauté...Personne ne pouvait me convaincre que je n’étais pas sur le
bon chemin. Ils ne me donnaient pas des arguments convaincants (...) J’ai eu
beaucoup de problèmes avec la police et l’État. Je recevais des lettres à la
maison. J’avais l’impression que c’était contre le fait qu’il y ait des
catholiques en Tunisie et qu’ils soient épanouis (...) Des problèmes se sont
engendrés au lycée avec mes profs, lorsqu’ils ont su que je voulais me
convertir à cette religion. Je commençais à avoir de mauvaises notes. » 429
Le	
  déclin	
  ?	
  
Attaqué, censuré, le style peine à se démocratiser et à s’imposer sur la durée. Les
rapports tendus avec le pouvoir ne sont pas les seuls facteurs de son déclin. En
Tunisie, le Metal est une musique coûteuse : une batterie ou une guitare électrique et
un amplificateur entrée de gamme reviennent au double ou au triple du revenu
moyen brut mensuel par habitant (entre 150 et 250 euros pour la période 1996 et
2010 selon l’Institut National de la Statistique430
).
Organiser des concerts avait également un coût qui était principalement supporté par
les musiciens. Habib431
Tammar se rappelle :
« Lors de notre performance à l’espace El Teatro, nous avons eu 150
personnes à peu près sur une salle d’une capacité totale de 250. Lors de ce
concert là, nous avons nous-mêmes tout financé : la location de la salle, la
paye de l’ingénieur son et de l’ingénieur lumière, la location du matériel de
sonorisation (...) Financièrement, on était perdant à 150% mais il fallait qu’on
fasse se concert là. »
A part l’équipement et les concerts, la pratique même du répertoire semble également
avoir un coût compliquant l’accès à cette musique pour les jeunes musiciens
429
Entretien avec Refka ben Mahmoud, Tunis, juin 2010.
430
www.ins.com.tn
431
Entretien avec Habib Tammar, Tunis, juin 2010
301
tunisiens : « le prix des partitions et des disques coutaient très très cher. »432
, affirme
Mehdi Satan. Thameur Mekki affirme dans ce sens : « Les jeunes n’avaient pas
souvent en poche cinq dinars à dépenser dans un concert. »433
Avec l’arrivée massive des produits chinois bon marché, à partir de 2002, sur le
marché des instruments de musique en Tunisie, s’équiper revient de moins en moins
cher. La levée des taxes douanières et la TVA revue à la baisse à partir de l’année
2003, contribuent à la démocratisation de la pratique musicale rock. Selon, Riadh
Matar, « les instruments chinois sont arrivés sur le marché au milieu des années
1990, mais les ventes de guitares ont explosé littéralement à partir des années 2003 et
2004 »434
. On peut s’équiper d’une guitare acoustique pour 30 dinars (15 euros) et
d’une guitare électrique pour à peine 10 dinars de plus. Et en effet, la guitare devient
l’instrument le plus enseigné dans les conservatoires tunisiens, détrônant le
traditionnel Oud435
. Pourtant, la vague métal finit par s'essouffler. Le genre peine à se
démocratiser.
Les musiciens quittent le lycée et l’université. Ils pensent à leur « avenir ». Certains
comme MYRATH « percent » en signant avec des labels internationaux et finissent
par se faire distribuer par les majors du disque, mais la plupart des musiciens se
trouvent un travail « sérieux ». À défaut de se professionnaliser, ils rangent leur «
rêve » dans un tiroir préférant une voie, finalement, bien moins en rupture avec la
société et qui ressemble à celle de la génération de leurs parents : « Je rêve certes de
faire de la musique mais en vivre non. Je voudrais la garder comme un loisir à long
terme tout en ayant mon vrai métier dans le cinéma »436
déclare Aya Manai. La
logique de la gratuité des performances, pratique au cœur du spectacle de ce
musicscape contribua à la non autonomisation des musiciens : « Les organisateurs ne
pensaient pas qu’il fallait payer les musiciens. Je ne me souviens pas d’avoir jamais
432
Conversation avec Mehdi Satan, Tunis, mai 2012.
433
Conversation avec Thameur Mekki, Tunis, juin 2011.
434
Conversation téléphonique avec Riadh Matar, Tunis, septembre 2011.
435
Mohamed-Ali Kamoun, Les Nouvelles Tendances Instrumentales Improvisées en Tunisie Enjeux
Esthétiques, Culturels et Didactiques du Jazz, de la Modalité et du Métissage, thèse de doctorat
soutenue à la Sorbonne, Paris 2009.
436
Entretien avec Aya Manai, Tunis, mars 2010.
302
été payé pour un concert de Metal » affirme Mehdi Azaiez qui finit par s’intéresser à
d’autres univers musicaux. Il devient musicien de Jazz à Paris. Son comparse, le
batteur Slim Achour, lui, part à Los Angeles pour devenir ingénieur studio avant de
se convertir à l’informatique. Loujain ben Khalifa est devenu trader à Paris, quant à
Mehdi Satan, si la passion pour le Metal est toujours intacte, il s’est rasé la barbiche
et produit des spots publicitaires pour la marque d’habillement américaine Nike.
Quant à Karim Benamor, bien loin du Metal, il dirige depuis 2009, Express FM, la
première radio tunisienne spécialisée dans l’économie et la finance.
303
CONCLUSION DU SOUS-DISCOURS
L’évolution des trajectoires biographiques des acteurs majeurs du musicscape Metal
confirme ce que les études sociologiques s’accordent à avancer : la rupture des
adolescents et des jeunes avec les valeurs du milieu d’origine familial et relationnel
sont, in fine, des phénomènes très rares437
. Confirmant par la même les termes de la
résolution 45/112 du 14 décembre 1990 de l’Assemblée Générale des Nations Unies,
considérant « que le comportement ou la conduite d’un jeune qui n’est pas conforme
aux normes et valeurs sociales générales, relève souvent du processus de maturation
et de croissance et tend à disparaître spontanément chez la plupart des individus avec
le passage à l’âge adulte »438
.
Incapable de devenir autonome en haut de la vague, la communauté lâche prise. Peu
à peu, les concerts se réduisent à quelques rendez-vous annuels. Puis, à partir de
2003, « Le Festival méditerranéen de la Guitare » et « Accords de Guitare », deux
évènements majeurs servant essentiellement à promouvoir une école de musique de
la capitale sont créés. Ce sont des évènements « avant tout commerciaux » pour les
acteurs du musicscape Metal. Le gap générationnel stimulé par l’arrivée et la
promotion massive d’autres genres musicaux semble aussi avoir contribué au déclin
du Metal. La chanteuse et enseignante de guitare Saloua ben Salah nous révèle que le
Metal est bousculé dans le salon familial. La télévision y importe une nouvelle mode
inventée par des fabricants de vêtements et un dancing en banlieue parisienne et qui
vit son apogée durant l’année 2007 : « Mes élèves ont peu à peu arrêté de vouloir
apprendre le répertoire Rock pour des genre nouveaux comme la tecktonik. »439
En conclusion, nous pouvons avancer que le pouvoir du musicscape Metal ne se situe
pas dans des stratégies explicites de résistance au Mainstream incarné ici par
l’appareil d’État et sa machine sociale fabriquant la culture dominante. Les hredis
n’ont pas directement milité contre le pouvoir qu’ils ont subi de manière
transcendantale, les musiciens n’ont pas composé de textes condamnant le régime.
437
Dorra Mahfoudh-Draoui, et Imed Milliti, De la Difficulté de Grandir : Pour une Sociologie de
l’Adolescence en Tunisie, Centre de Publication Universitaire, Tunis, 2006.
438
Résolution 45/112 de l’Organisation des Nations Unies, article 5 alinéa 5 et 6, 14 décembre 1990.
439
Conversation avec Saloua ben Salah, juin 2010.
304
L’exploration du corpus des textes du musicscape Metal ne révèle pas de messages
contestataires explicites ni de prise de position contre la dictature. Les thèmes
relèvent surtout du romantisme : mort, rupture amoureuse, etc. Malgré quelques
allégories laissant chacun libre de leur interprétation. Il semble difficile de trouver
des textes politiques malgré les propos convaincus de certains acteurs comme Mehdi
Satan :
« Avec YRAM, on était des opposants politiques. Nos textes étaient en
anglais mais on critiquait déjà le système à travers nos chansons. Par
exemple, le morceau "Hat Rabbit" parlait du lapin d’un magicien, et "Chaos
Filder" parlait de la situation d’aujourd’hui. Nous hurlions : "on a emprisonné
des monstres dans des cages de coton croyant qu’ils n’allaient jamais
s’enfuir".»440
Le pouvoir du Metal se situe ailleurs. Il est dans l’acte même d’être dans un écart, un
différentiel remarquable dans l’espace public par rapport au résultat escompté par la
machine Mainstream. Les acteurs du Metal n’étaient pas une foule, ils ont constitué
une communauté imaginée et une communauté imaginée porte intrinsèquement en
elle un potentiel de dissidence et de révolte. Son esprit d’initiative, son apparition
comme nouvel entrant dans les arènes du pouvoir était en soi un acte de résistance.
Pendant que les hrades finissent d’enterrer le cadavre froid du Metal, la répression
sanguinaire du soulèvement du bassin minier dans le sud tunisien en 2008 prépare
l'émergence d’une génération d’artistes qui s'élèvera bientôt pour dénoncer ces
violations.
440
Entretien avec Mehdi Satan, Tunis, juin 2012.

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Extrait Metal - Doctorat Kerim Bouzouita anthropologie des dominations et des dissidences musicales

  • 1. 276 LE METAL EN TUNISIE : REBELLE ET MONDIALISE « Je suis persuadé que je peux changer le quotidien d’une personne. C’est une musique qui permet de s’évader, de prendre conscience de ce que l’on est. C’est aussi un moyen de se défouler, d’exprimer sa colère différemment…» Ilef Boumefteh, 15 ans, musicien de Hard Rock « Aussi loin que je me souvienne, il y'avait déjà des groupes de Rock sur le grand Tunis tels que les VISCOUNTS et les VAMPIRES qui ressemblaient beaucoup aux groupes français LES CHATS SAUVAGES et LES CHAUSSETTES NOIRES à la même époque »379 . Selon Fawzi Chekili, l’un des pionniers de la guitare en Tunisie, le Rock est apparu dans le pays au milieu dans les années 1960. L’activité de ses groupes se concentrait dans les hôtels et les cafés-chantants. Une musique « pour les jeune destinée au divertissement » selon les musiciens de cette génération. Empruntant les voix souterraines de la mondialisation, à travers les autoroutes du piratage qui sillonnaient la planète, c’est trente ans plus tard, que la vague Rock voit son apogée en Tunisie et conquiert un bout d’espace public. Une vague plus dure, plus métallique et cent pour cent électrique : le Rock devient Hard et s’habille d’une armure métallique lourde. Heavy, death, doom ou black, Le Metal hurlant est là. On ne tardera pas à le voir dans les champs du pouvoir. Si les débuts de ce musicscape sont marqués par l’apparition de groupes de Heavy et de trash Metal comme MYSERIA, CATHAGODS, METALKATRAZ et MADSHOCK, essentiellement influencés par les groupes américains comme METALLICA, DEATH, DECEIDE ou MEGADEATH, le style atteint son apogée en Tunisie avec le Death Metal suédois, le Black Metal norvégien et surtout, le Metal progressif. Les groupes reprenant les titres des maîtres du style ou composant leur 379 Entretien avec Fawzi Chekili, mars 2011.
  • 2. 277 propre musique se multiplient : NEAR DEATH EXPERIENCE, XTASY (puis MYRATH), O.B.E, BARZAKH, OCCULTA et YRAM s’imposent sur les scènes confidentielles de la capitale et de ses banlieues et dans les rendez-vous immanquables pour les fans du genre comme le mitigé « Festival Méditerranéen de la Guitare » ou l’évènement des puristes « Rock à Radès » réunissant plusieurs milliers de spectateurs. Les  autoroutes  souterraines  de  la  mondialisation   Tout pourrait commencer ainsi : une cassette piratée de l’album Never Mind du groupe Nirvana, originaire de Seattle aux États-Unis, qui traverse la planète pour se faire dupliquer en masse par un jeune fan de grunge. Et c’est presque toujours ce même couplet que tiennent les hard-rockeurs interviewés : « Tout a commencé lorsque j’ai découvert Nevermind. Un copain m’a passé la cassette au lycée ». Et l’entreprise SOCA, la plus grande vendeuse de musique (souvent piratée) en Tunisie vient assister le phénomène. En 1994, les cassettes de NIRVANA, DE METALLICA, MEGADEATH et des autres tyrannosaures du Hard Rock envahissent les étalages des milliers de petits revendeurs de musique. Et c’est à la même époque, l’une de ces cassettes achetée par son cousin qui bouscule la vie de Loujain ben Khalifa, lycéen et futur fondateur d’un groupe de Metal : « Il m’a mis Master of Puppets de Metallica et j’aurai toujours du mal à décrire cette rencontre et les sensations qui allaient avec. J’ai été en transe de la première à la dernière seconde du titre. J’ai tout de suite emporté la cassette de l’album avec moi et celles des autres albums du groupe »380 . Encore les autoroutes de la mondialisation, mais cette fois-ci, les signaux de ces autoroutes percent la stratosphère des États-Unis et d'Allemagne pour atterrir sur les paraboles de millions de familles tunisiennes. Les antennes satellite bon marché envahissent les toits des maisons et des immeubles et viennent installer les chaines musicales américaines et européennes dans le salon familial. « J’ai commencé à aimer le Metal en regardant les clips sur MTV et VIVA » est ce refrain qu’on 380 Entretien avec Loujain ben Khalifa, Tunis, juin 2010.
  • 3. 278 retrouve presque toujours chez ceux qui écouterons, aimerons et jouerons cette musique rebelle. Le phénomène de la « parabolisation » de la Tunisie fut un processus d’abord révélateur d’un vide conséquent au monopole de l’État sur l’information et l’expression culturelle. La rapidité fulgurante de l’équipement des ménages tunisiens révèle, justement, selon Anne-Marie Laulan d’un phénomène plus large : « un réflexe pour combler le vide »381 . Cette parabolisation fulgurante est également révélatrice d’une tension entre différentes logiques, tension qui contribuera plus tard à la chute du régime de la dictature. En réalité, la logique hégémonique de l’État-Parti, la logique de la fiscalité publique et la logique marchande se heurtèrent. L’État oscillait entre sa volonté de garder la mainmise sur le secteur de l’audiovisuel tout en maximisant les recettes fiscales provenant de cette parabolisation massive des ménages. La première intention du régime semble avoir été de limiter la pénétration des chaines de télévision étrangère dans le pays. Sa réaction s’est traduite par une législation visant à limiter ou à interdire la vente de matériels au gré de textes réglementaires ou des instructions adressées aux services des douanes et de la police et aux commerçants. Le texte de loi publié le 15 janvier 1988382 , par exemple, visait le ralentissement, le contrôle et la taxation de l’équipement en antennes satellites. La taxe annuelle était sensiblement égale au salaire minimum légal. À la même époque, dans sa logique de contrôle des champs de la culture et de l’information, l’État a essayé de renforcer ses positions à travers la création d’organismes en relation avec la radio et la télévision tunisienne comme l’ATCE chargée, entre autres, de ventiler stratégiquement les budgets publicitaires des entreprises publiques dans les médias privées pour qu’ils contribuent à la propagande du régime. Cependant, c’était sans compter avec la logique marchande qui n’hésita pas à prendre des chemins contrecarrant le contrôle de l’État. C’est ce que nous révèle l’experte en sciences de l’information Aida Fitouri : « vers le début des années 1990, le récepteur analogique était alors un luxe rare que seuls ceux qui avaient le privilège d’avoir des parents à l’étranger réussissaient à acquérir après l’avoir dissimulé dans leurs 381 Anne-Marie Laulan, La Résistance aux Systèmes d’Information, Retz, 1985, p.37. 382 Loi n°88-1 du 15 janvier 1988 relative aux stations terriennes individuelles ou collectives pour la réception des programmes par satellite in JORT, n°6, p.82.
  • 4. 279 bagages ou suite à des arrangements avec les agents des douanes. C’était, alors, la seule voie d’obtention d’une antenne parabolique avant que la contrebande ne flaire l’affaire et que de véritables circuits informels ne s’organisent pour en acheminer par milliers au pays.»383 La parabole n’est plus un équipement de quelques privilégiés, elle se généralise progressivement et devient un véritable phénomène de société : officiellement 5000 en 1991, puis 40000 en 1996384 , les coûts sont divisés par dix et le nombre de ménages équipés est multiplié par dix en moins de trois ans. En 1999, on estime à 356000 le nombre de ménages équipés alors que le nombre d’autorisations officielles était quatre fois moins important. Altérité  structurante  et  identité  co-­‐construite   « Un grand nombre de personnes, généralement des ados, décident de se mettre au Rock ou au Metal pour volontairement faire tache » Ilef Boumefteh, musicien de Metal Hardous, pluriel (Hredis) : mot dérivé de l’argot français «hardos» signifiant pratiquant ou fan de musique hard rock. Ce qui rassemble, ce qui agrège les hredis de (presque) toutes les banlieues de Tunis, issues de classes sociales différents n’est pas qu’une histoire de goût musical. Découvrir le Metal et se l’approprier est autant une affaire de déterminisme que d’accident. De l’adolescent de la banlieue nord (chic) qui choisira le Metal le plus sombre pour rompre avec la culture Mainstream de ses parents, au squatteur de la banlieue sud qui accède à une pratique culturelle que ses parents n’ont pas eu la chance de connaitre comme écouter de la musique avec un walkman bon marché 383 Aida Fitouri, « Parabolisation » et Logiques des Acteurs en Tunisie : Entre le Jeu des Publics et des Pouvoirs Publics in Les TICs in les Pays des Suds, vol. 5, n°2 et n°3, 2012. 384 Riadh Ferjani, « Usages des Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication en Tunisie » in Revue Tunisienne de Communication, n° 32, 1997, p.29.
  • 5. 280 chinois vendu 12 dinars (6 euros) la pièce prêt du port commercial de Radès. Devenir hardous ne se limite pas à une histoire de goût. Ce qui fait la vie de hardous se cristallise autour de l’échange avec son groupe et dans l’altérité avec le reste de la société. L’altérité Mainstream contre Underground semble avoir été un facteur principal dans le choix de ce musicscape par les musiciens tunisiens qui s’y sont spécialisés et les fans qui y ont participé. « L’autre » est un élément récurrent dans les discours des musiciens de Metal. « L’autre » semble être un moyen de tracer une frontière nette avec « la société ». À ce propos, le pionnier Yazid Chebbi affirme : « on allait pour écouter de la bonne musique, pour se défouler, sans penser au reste de la société. Nous avions notre monde à part ». Mehdi Jouini, futur Mehdi Satan, n’est pas encore le pilier du Metal en Tunisie. Il n’est encore qu’un lycéen du centre-ville de Tunis. C’est en 1995, alors qu’il écoutait encore de la musique électronique parce qu’il la trouvait « extrême » et « différente », d’une cassette piratée de Nirvana, puis une autre de METALLICA, de DECEIDE et de DEATH et d’innombrables allers-retours entre le centre-ville et la banlieue sud de Tunis pour récupérer encore plus de cassettes qui lui font découvrir un monde encore plus « extrême ». Il était attiré « par cet univers extrême (...) on sentait qu’il y avait quelque chose de fort qui se dégageait de cette musique. Par contre, les paroles ne m’intéressaient pas du tout (...) C’était quelque chose de nouveau, d’intéressant et disons de sérieux par rapport aux merdes commerciales qu’on écoutait à l’époque comme la dance music, la pop, etc. »385 De son côté, cinq ans plus tard, Zied ben Tahar, rencontre Slim « rallonge », Hichem et Mehdi dans les premiers concerts de Metal au Campus Universitaire d’el Manar et au centre Aida, dans un café qui s’est transformé en quartier général de la communauté Metal. Ensemble, ils fondent le groupe OUT BODY EXPERIENCE. Du Rock, Zied en écoute depuis toujours. La guitare, il s’y met d’abord « pour le fun ». Ce sont GUNS N’ROSES, METALLICA et MEGADEATH qui déclenchent l’aventure ; l’envie « d’en être ». Il les a découvert sur MTV, et grâce aux cassettes que l’on se passait au lycée. Il témoigne de cette altérité qui ne semble pas se limiter 385 Entretien avec Yazid Chebbi, Tunis, mars 2010.
  • 6. 281 à une question de goût musical. C’est une prise de position vis-à-vis de la culture dominante : « J’ai été attiré par cette musique, essentiellement, parce qu'elle était différente de ce que les médias diffusaient et de ce que le reste du monde écoutait. Peut-être que c'était une forme de contestation ou un refus de suivre ce que la société, les traditions nous imposaient comme contraintes et idéologies »386 . La rupture ne se limite pas, semble-t-il, à la volonté de se positionner face au Mainstream. C’est aussi la rupture avec la culture des parents : le Rock est revendiqué comme un marqueur de rupture générationnelle. Loujain Ben Khalifa, fondateur du groupe Occulta, se rappelle de cette double altérité : « Bref, entre des parents qui étaient très orientés vers la musique arable classique et du Moyen Orient et des normes sociales très lourdes et standardisées, la cohabitation était délicate »387 . Et la rupture devient plus nette, plus profonde encore. C’est toute « la société » que les hredis mettent au piquet. Après tout, « la société » a entamé les hostilités. Le pionnier Yazid Chebbi se souvient : « Le Rock pour moi est un facteur de rupture avec la société. Avant je mettais mon Walkman et j’envoyais tout le monde balader. J’étais toujours dans mon univers (...) A l’école, j’étais comme un extraterrestre car j’écoutais ce genre de musique (...) Quand je sortais avec ma guitare sur le dos j’étais comme un extraterrestre ». Zied Ben Tahar aborde dans ce sens : « Peut-être que c'était une forme de contestation ou un refus de suivre ce que la société, les traditions, nous imposaient comme contraintes et idéologies. »388 Cette volonté de rupture n’est pas à considérer comme une option désocialisatrice, elle semble, au contraire, avoir été un moyen pour bâtir des liens, élaborer des rituels et des codes selon Loujain : « Les codes et le penchant vers la rébellion sont aussi des éléments très fédérateurs. C’est une culture à part entière » renfonçant la « 386 Entretien avec Zied ben Tahar, Tunis, mars 2010 387 Entretien avec Loujain ben Khalifa, Tunis, juin 2010. 388 Entretien avec Zied ben Tahar, Tunis, mars 2010.
  • 7. 282 volonté d’appartenance à un groupe marginalisé »389 pour l’ex musicien de Metal Abdennour Yazbeck. Et comme chaque tribu, la tribu Metal développe ses propres signes de reconnaissance, ses propres marqueurs d’altérité identitaire à travers, notamment, l’apparence physique et les codes vestimentaires. Melki Labbaoui se souvient : « On commençait à aller à la fripe chercher les t-shirts des groupes de Rock et Metal, les vestes cuirs, etc. Pour devenir membre de la communauté il nous fallait une carte d’identité dont le look faisait partie. On se reconnaissait à travers le look. Si quelqu’un porte toujours des pulls Metallica cela voulait dire pour moi qu’il était fan de heavy Metal, s’il portait des pulls de CRADLE OF FILTH, de GORGOROTH, ou autres cela voulait dire que la personne était plus orientée vers du black Metal.»390 Loujain aborde dans ce sens : « Le look que j’ai adopté lors de mon adolescence, c’était peut-être par pique envers la société. Parce que les gens dès qu’ils voyaient quelque chose de différent, ou quelqu’un sortir du troupeau, on le regardait de travers. Je me suis dit : vous voulez que je ne sorte pas du troupeau ! J’irai alors à l’extrême du look. Vous n’aimez pas les bagues ? Je vais en porter huit ! Vous n’aimez pas les cheveux longs ? Je vais laissez pousser mes cheveux ! Vous n’aimez pas les vêtements déchirés ? Je ne vais porter que des jeans délavés et déchirés (…) Le vous, c’est la société tunisienne traditionnelle et rétrograde. C’était peut être une manière d’affirmer ma personnalité et mon point de vue à tout ce qui est commun au regard de la société. »391 Pour Loujain, cette altérité et cette confrontation identitaire était volontairement recherchée par les hredis tunisiens qui se positionnaient ainsi dans un conflit déclaré avec « la société tunisienne » : « Il y avait aussi une autre guerre avec tout le restant de la population tunisienne "normale" qui était convaincue d’un tas de choses sur moi à cause de mon apparence clairement marquée en portant des t-shirts METALLICA 389 Entretien avec Abdennour Yazbeck, Tunis, mars 2010 390 Entretien avec Melki Labbaoui, Tunis, juin 2010. 391 Entretien avec Loujain ben Khalifa, Tunis, juin 2010.
  • 8. 283 ou GUNS N’ ROSES et les cheveux longs, ce qui contrastait beaucoup avec l’image de l’ado tunisien tel qu’il était supposé l’être pour la société : cheveux courts, amoureux de foot, chemise Eden Park ou Tommy Hilfilger et chaussures Sebago pour les beaux gosses bourgeois ou la même chose avec les cheveux gominés et un jean Bogart pour les autres. »392 Rafik Rezine, fondateur et rédacteur du magazine et du portail internet Tunizika consacré au Hard Rock, abonde dans ce sens : « il y avait un refus des codes vestimentaires bourgeois et de s’habiller avec des marques »393 . Le concept d’identité co-construite dans l’interaction développé par l’école de Chicago semble pertinent pour nous éclairer sur la mécanique de « la résistance » à la machine sociale Mainstream394 . Cette mécanique semble avoir été grandement assistée par le sentiment de rejet des acteurs du musicscape Metal. Le cas de Melki Labbaoui est significatif. L'interaction sociale est guidée par le souci « de ne pas perdre la face ». La notion d'interaction prend une place très importante dans la construction identitaire : « Les gens croient bien faire quand ils nous rejettent, mais c’est un point fort pour nous, pas pour eux. Il est vrai qu’on a tendance à nous renfermer et construire notre propre monde parallèle, donc dès qu’on essaye de s'intégrer dans une société qui nous rejette, on ne fait pas d’effort pour nous accrocher donc nous aussi on la rejette et on sombre plus dans notre univers.»395 Même constat pour le cas de Refka ben Mahmoud, chanteuse de Metal : « Vivre dans une société qui me repousse à cause de mon look et qui n’essaye même pas de me connaitre personnellement, me poussait à les rejeter aussi et à être en contestation continue. Le Rock et le métal étaient réellement un facteur de rupture avec la société. »396 392 Idem. 393 Entretien avec Rafik Rezine, Tunis, juin 2010 394 Erving Goffman, Interaction Ritual: Essays on Face-to-Face Behavior, Pantheon Books, New York, 1982 395 Entretien avec Melki Labbaoui, Tunis, juin 2010. 396 Entretien avec Refka ben Mahmoud, Tunis, juin 2010.
  • 9. 284 Et cette volonté manifeste de rupture vis à vis de la culture dominante avait besoin d’un environnement incubateur pour « faire culture » plébiscitant la dynamique de groupe en se représentant dans une communauté imaginée que nous allons explorer dans la section suivante. La  communauté  imaginée     Réfléchir au musicscape Metal en Tunisie pose un problème préliminaire à toute exploration : celui de l’image que l’on a du hardous en Tunisie, et c’est là une image qui tient du mythe. C’est une représentation que le hardous a de lui-même d’abord et qu’il souhaite projeter à « la société ». La première chose à faire était donc de positionner la recherche sur le musicscape Metal en dehors de la mythologie en considérant cette représentation d’un point de vue anthropologique et de la considérer comme composante d’une identité politique d’un point de vue sociologique et non plus mythologique. C’était donc reconnaître que les hredis en tant que « communauté » sont une vue de l’esprit. « Communauté imaginée » et « identité imaginée », nous empruntons ici les concepts développés dans les réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme de Benedict Anderson. « Imaginé » ne doit pas être confondu avec « imaginaire », c’est-à-dire irréel ou fictif. L’identification à la communauté Metal n’a rien d'irréel et ses conséquences sont tout à fait réelles. En ce qui concerne « la communauté Metal », nous tempérons la définition de Benedict qui implique que la communauté imaginée réunit des gens qui ne se connaissent pas et qui ne se croiseront jamais mais qui éprouvent un fort sentiment d’appartenance à un commun.397 Dans notre cas, les hredis fonctionnent de manière rhizomique. Ils ne sont pas une sphère ou chaque individu est lié à l’autre, mais une galaxie dans laquelle ils peuvent se croiser, échanger, socialiser ou non mais dans tous les cas, ils sont liés par un fort sentiment d'appartenance remarquable dans le discours que tiennent nos interviewés comme Loujain : « Le Rock en Tunisie est plus une famille, une tribu, qu’un simple genre musical.»398 . Le concept de communauté imaginée (ou 397 Benedict Anderson, L'Imaginaire National : Réflexions sur l'Origine et l'Essor du Nationalisme, La Découverte, Paris, 1996. 398 Entretien avec Loujain ben Khalifa, Tunis, juin 2010.
  • 10. 285 peut-être partiellement imaginée dans notre cas) se révèle très intéressant parce qu’il invite à lier la question du pouvoir à celle de l’imagination. En effet, le pouvoir de la « communauté » comme celui du « peuple » réside dans l’illusion — une illusion collective — du caractère naturel de ces derniers. Le philosophe Jacques Rancière nous éclaire sur ce point : « Seul l’individu est réel, dit-il, l’individu seul a une volonté et une intelligence, et cet ordre des choses qui l’assujettit à l’humanité, aux lois sociales et à diverses autorités n’est qu’une création de l’imagination. »399 Vers la fin des années 1990, les membres de « la communauté » à laquelle s’identifie la hredis établissent le quartier général dans un café du Centre Aida, dans une banlieue de Tunis réputée calme et habitée en majorité par l’étage supérieur de la classe moyenne. Mais comme souvent dans les cafés populaires tunisiens, les chômeurs de longue date et les travailleurs journaliers guettant une journée sur un chantier, côtoient les jeunes cadres dynamiques dans ce café ou s’installent les hredis. Mais revenons à la communauté imaginée. Ce qui est de prime abord remarquable dans le discours des hredis comme Loujain et les autres c’est la récurrence du terme « communauté ». Sans pour autant définir ses limites et les moyens d’en faire partie ou d’en sortir. La représentation de soi et l'identité imaginée dans l’appartenance à une communauté semblent avoir été des facteurs importants dans la fabrication de ce musicscape. Dans ce sens, Loujain ben Khalifa se souvient : « Au centre Aida, il y avait une communauté qui commençait à se regrouper dans un café là bas avant les années 2000. C’est une génération de métalleux, qui n’était pas là que pour la musique, mais qui était là pour l’image que dégageait la communauté. Ce que pouvait leur apporter le Rock et le métal : notoriété, drague, prestige. J’en connais certains qui sortaient avec une housse de guitare vide sur le dos. Juste pour l’image. »400 Et cette image qu’on projette à la société est essentielle. Elle définit le hardous dans son appartenance et son positionnement face aux autres. Le Metal devient une « valeur » de reconnaissance, un moyen pour créer des liens : « Bien sûr il y avait ceux 399 Jacques Rancière, Le Maître Ignorant, Fayard, Paris, 1987, p.19. 400 Entretien avec Loujain ben Khalifa, Tunis, juin 2010.
  • 11. 286 qui ne voulaient sortir qu’avec des rockeurs ou des rockeuses et des filles qui préféraient avoir un petit ami guitariste pour que quand il monte sur scène elles puissent dire : regardez c’est mon petit ami ! »401 , se rappelle Yazid Chebbi. On parle définitivement de lien social, le mot est dit et répété : « Lorsqu’on se croisait à l’époque entre guitaristes, même si on ne se connaissait pas, on s’échangeait les tablatures, on discutait ensemble de ce qu’on jouait et préférait comme styles, où est ce qu’on habitait. La guitare était un outil pour créer du lien social avec les autres guitaristes ou musiciens aimant le genre Rock. »402 Et pour faire communauté, il faut d’abord une foi commune qui se manifeste à travers un choix de vie et un sentiment d'appartenance complétant et renfonçant la représentation de soi en tant que membre de la communauté imaginée parce que la représentation a besoin de matière : « Bien sur que j’ai eu un sentiment d’appartenance à un style particulier de vie. Disons que le métal que moi j’estime est un métal engagé. Ce n’est pas un métal pour une image bien déterminée. » Et pour faire communauté, le système de valeurs ne suffit pas. Il faut développer ses propres pratiques sociales, ses « rituels » pour créer et développer du lien social. Aya Manai, chanteuse de Metal, affirme dans ce sens que : « Sans communauté, je ne pense pas que le Metal en Tunisie serait allé aussi loin. Je m’explique : quand j’ai commencé, à cette époque, on n’avait pas internet, donc on devait nous débrouiller pour dénicher des cassettes, il y a tout de même des personnes qui nous aidaient à en avoir et même quand le téléchargement est apparu, on s’échangeait nos CDs. Ca crée des liens aussi, tout comme on arrivait à se conseiller de bons groupes. »403 Au centre Aida, chacun trouvait son bon plan : échanger des partitions photocopiées vingt mètres plus loin, emprunter le dernier album de METALLICA, recruter un batteur ou un bassiste, organiser la prochaine répétition ou le prochain concert « l’autre moment fort pour se retrouver » pour Loujain et ses compagnons. 401 Entretien avec Yezid Chebbi, Tunis, mars 2010. 402 Idem. 403 Entretien avec Aya Manai, Tunis, mars 2010.
  • 12. 287 Mais avant le concert, il faut bien passer par un rituel préliminaire essentiel pour la communauté : « Il y avait beaucoup de rituels entre nous. Le plus important était la répète, bien sûr, là où l’alchimie du groupe se faisait et se défaisait »404 , ce qui représente, alors, un exemple type du fonctionnement d’un groupe. Les membres du groupe négocient un nom entre eux, un label sous lequel ils marquent une micro- appartenance. MADSHOCK, MYSERIA, O.B.E, OCCULTA, CATHAGODS et des dizaines d’autres noms aux consonances sombres et puissantes, vont peu à peu se faire entendre parmi la communauté plus large des fans et des groupies. Et il faut s’y mettre si on ne veut pas être un groupe sans existence, car un groupe existe pour monter sur scène. Et surtout, il faut s’y mettre pour ne pas rester au niveau de la représentation. Au niveau de « l’image » et de « l’imaginé ». On répète alors où l’on peut : dans le garage des parents, dans les maisons de jeunes ou les maisons de la culture, ce qui posera, comme nous le verrons dans ce qui suit, de grandes difficultés au développement du Metal. Entre-temps, le Metal se faufile dans le paysage médiatique tunisien assiégé et sous contrôle de l'intelligentsia du palais. Karim Benamor est alors un jeune informaticien passionné de Radio et de Metal, il propose d’animer bénévolement une émission dans une plage à faible audience sur une musique que la direction de la radio n’estime pas « dérangeante ». L’accord est passé et l’année 2000 voit l’apparition de Zanzana dans la grille de programmation de Radio Tunis Chaine Internationale (RTCI), la radio étatique multilingue. Pour les acteurs du musicscape, Zanzana n’était pas seulement le rendez-vous de « la communauté », c’était un moyen de communier à distance. Melki Labbaoui, étudiant et batteur de Metal se souvient que « l’émission Zanzana regroupait toute la famille Metal de la Tunisie à une même heure et à une même soirée. On était tous scotchés à la radio au même moment. »405 L’inexistence d’instituts de mesure d’audience en Tunisie à l’époque rend hypothétique toute évaluation quantitative de la portée réelle de cette émission. Le seul indicateur dont nous disposons est la reconduction de Zanzana chaque année dans la grille de programmation annuelle de RTCI même après que son fondateur ait quitté la radio en 2009. 404 Entretien avec Mehdi Satan, Tunis, juin 2012. 405 Entretien avec Melki Labbaoui, Tunis, juin 2010.
  • 13. 288 Apparence vestimentaire, appartenance communautaire, présence dans l’espace public à travers les répétitions et les concerts, infiltration de l’espace médiatique assiégé, la communauté s’est rendue visible aux yeux du pouvoir dès la fin des années 1990. Les concerts pouvaient rassembler jusqu’à 5000 auditeurs comme en 1997 au Stadium Raja Haydar, non loin des ruines de la Carthage Romaine et surtout, à moins de trois kilomètres du palais présidentiel du dictateur. Le  pouvoir  contre-­‐attaque   Le rapport au pouvoir des acteurs du musicscape Metal au pouvoir passait tout d’abord par les institutions publiques. Et les institutions publiques semblaient œuvrer en défaveur du développement de ce musicscape. Le rituel de la répétition nécessitait un local qui manquait souvent aux groupes. Le premier réflexe d’un groupe souhaitant trouver un local pour répéter était de s’adresser aux maisons de la culture et les maisons de jeunes qui étaient, le plus souvent, hostiles à la présence de jeunes dont l’allure et la musique « pouvait déranger ». Cette attitude envers le Metal était le résultat de la structuration même des lieux dédiés à la culture dont la matrice fascisante rappelle celle du régime Mussolini. En réalité, les sièges locaux du tout puissant et omniprésent Parti-État RCD et les maisons de la culture n’étaient pas des entités séparées. Les commissions culturelles locales du parti, dominées par les commissaires régionaux à la culture « désignés non pas pour leurs compétences et connaissances de l’art et de la culture mais pour leur fidélité et leur allégeance au pouvoir »406 décidaient, selon l’ancien directeur du Festival de Hammamet Lassaad ben Abdallah, de manière arbitraire ou selon les ordres de l'intelligentsia de favoriser un mouvement artistique par rapport à un autre. Thameur Mekki se rappelle à ce propos d’un épisode avec le commissaire régional de l’Ariana, en banlieue proche de Tunis, lorsqu’il négociait un local pour répéter avec son crew de Rap à La Maison du Peuple, centre culturel géré par le Parti de Ben Ali. Le commissaire disait que « notre amie et collègue nous a amené son fils qui jouait de la guitare Hard Rock. Il était habillé avec un t-shirt bizarre et son jean était déchiré. C'était choquant. Nous ne 406 Lasaad ben Abdallah cité par Thameur Mekki lors d’un entretien, Tunis, mars 2011.
  • 14. 289 voulons plus jamais de ça ici»407 , dans les faits, le commissaire régional avait interdit de répétition les groupes de Metal pour une question de goût personnel. S'approprier un lieu public pour répéter n’était pas le seul obstacle posé par les instituions publiques. Exister dans l’espace public à travers les concerts était également un défi de taille, se rappelle Yazid Chebbi : « A l’époque (1998), on avait voulu faire un concert au lycée, mais il a été annulé par l’administration. Pourquoi ? Je me dis que la première fonction de l’administration tunisienne et du corps enseignant tunisien est de réprimer les élèves, d’écraser leurs personnalités. Donc dans la logique des choses, on ne pouvait pas les laisser s’exprimer en organisant un concert »408 . Au-delà de cette interprétation personnelle de Yazid Chebbi quant au fonctionnement des instituions publiques, il semble que les craintes de « dérapages » de cette musique rebelle avaient un fondement factuel. Les slogans anti- gouvernementaux étaient fréquents lors des concerts. Un an avant l’épisode de l’annulation du concert par le Lycée, dirigé à l’époque par le secrétaire général d’une délégation régionale du Parti-État, un épisode important n’est pas passé inaperçu dans un pays dont l’espace public était quadrillé par la police politique aux souvenirs de Mehdi Azaiez, fondateur du groupe New Rock : « C’était le premier gros concert de Metal à la Marsa, peut-être 3000 ou 4000 spectateurs. Je ne me rappelle plus des autres groupes mais il faut dire qu’on avait un peu picolé. Je me rappelle en tout cas qu’il y a eu des slogans anti gouvernement.»409 Un ancien directeur d’un centre culturel de la capitale, préférant garder l’anonymat, me révéla en février 2011, juste après la fuite du dictateur : « Nous n’avions pas toujours de consignes spécifiques pour censurer telle ou de telle musique, mais nous voulions éviter les problèmes. Il y avait souvent des slogans anti-gouvernementaux durant les concerts de Rock et ça pouvait nous amener tout droit aux sous-sols du Ministère de l’Intérieur. » Les salles de spectacle privées étaient également réticentes à programmer des concerts de Metal ne laissant presque plus que le choix des espaces universitaires et des locaux des organisations non gouvernementales telles que le Croissant Rouge comme espace d’exhibition. Les rares salles privées qui acceptaient de programmer le Metal le 407 Idem. 408 Entretien avec Yezid Chebbi, Tunis, mars 2010. 409 Entretien avec Mehdi Azaiez, Paris, mai 2010.
  • 15. 290 faisaient avec beaucoup de réserves. Mehdi Satan se souvient justement que « nous avons négocié dur afin de convaincre le directeur de l’Etoile du Nord de programmer du Metal dans sa salle. Il avait peur des flics d’à côté. »410 L’intimidation permanente des gérants d’espaces culturels œuvrait dans l’ombre pour les induire dans un mécanisme d’autorégulation. Les fans comme Saloua ben Salah, chanteuse professionnelle et ancienne fan de Metal, se souviennent : « Les flics en habits civils étaient systématiquement présent à tous les concert de Hard Rock. Que ça se passe dans un lycée, une maison de la culture, ou une salle de spectacle (....) il était très facile de les reconnaitre à cause de leur style vestimentaire et leur âge. Pour des policiers cherchant à nous espionner discrètement, ils ne passaient vraiment pas inaperçus. »411 Répéter et s’exhiber en concert n’étaient pas les seuls axes de confrontation entre le pouvoir, ses acteurs et ses institutions et les acteurs du musicscape Metal. Les libertés individuelles étaient également un territoire conflictuel. La question du look, le choix des jeunes dans leur manière de s’habiller et dans la représentation d’eux- mêmes qu’ils veulent projeter dans la société était un premier élément de discorde. Ainsi, les pressions permanentes sur les hredis étaient exercés afin qu’ils ne dérangement pas, les obligeant à se brider pour éviter les problèmes. Malek Labbaoui se souvient : « Personnellement, j’adoptais ce look pour tous les jours, je ne le changeais pas. J’ai été viré à plusieurs reprises du collège à cause de ça. Par contre ceux qui ne se permettaient pas d’adopter ce look pour tous les jours, ils l’adoptaient quand ils allaient voir des concerts. »412 . Cette pression était accentuée par le conflit générationnel : « Mon père était contre cette musique, ce look, cette manière d’être. Il me disait : regarde les gens autour de 410 Entretien avec Mehdi Satan, Tunis, juin 2012. 411 Conversation avec Saloua ben Salah, Tunis, mars 2008. 412 Entretien avec Melki Labbaoui, Tunis, juin 2010.
  • 16. 291 toi, ils rigolent rien qu’à te voir, les gens se moquent de toi »413 se souvient Refka ben Mahmoud. L’espace médiatique ne fut pas épargné par cette tension. À partir de l’année 2007, des attaques synchronisées sur le champ médiatique dont l’objet manifeste était l’éreintement envers ce musicscape et ses acteurs. La presse étatique, la presse privée et la presse de l’opposition politique « en carton » (les partis de la fausse opposition créés par le président dictateur pour faire croire à l’illusion du multipartisme en Tunisie et qui le soutenait inconditionnellement) étaient curieusement synchrones sans qu’un facteur d’actualité journalistique ne justifie cette synchronie. Bien que les doutes se soient naturellement portés sur une volonté politique de nuire à cette musique porteuse d’un potentiel de révolte vis-à-vis de la machine sociale Mainstream — et s’il l’on prospecte plus encore, capable de contribuer à un éveil politique chez les jeunes rebelles — nous n’avons obtenu ni de preuves irréfutables quand aux réelles intentions derrière, ni de preuves matérielles de connivence entre l’état et les médias étatiques dans cette campagne. Si ce secret risque d’être emporté avec les archives de la police politique toujours occultées en Tunisie par un Ministère de l’Intérieur très puissant et refusant catégoriquement de mettre ses archives à la disposition des historiens et des citoyens, nous retrouvons dans la presse tunisienne au service du président dictateur à l'identique les mêmes propos présents dans les rapports transmis par le Ministère de l’Intérieur au Ministère de la Culture durant la période 2007-2009. Une démonologie sans argumentation qui ressemble singulièrement aux procédés utilisés par le régime dans ses campagnes de diffamation contre les opposants politiques et les militants des droits de l’homme. Les procédés utilisés nous font penser à une stratégie de stigmatisation des jeunes envisagée plus largement qu’une attaque envers les acteurs du musicscape Metal. À ce propos, la stigmatisation d’un individu ou d’une catégorie d’individus survient, pour Goffman, lorsqu'il présente une variante par rapport aux modèles offerts par son proche environnement, un attribut singulier qui modifie ses relations avec autrui et en vient à le disqualifier en situation d'interaction414 . Cet attribut constitue un écart par rapport aux attentes normatives des autres à propos de son identité. La stigmatisation 413 Entretien avec Refka ben Mahmoud, Tunis, juin 2010. 414 Erving Goffman, Stigmate. Les Usages Sociaux des Handicaps, Éditions de Minuit, Paris, 1975.
  • 17. 292 selon Goffman est intéressante à plus d’un titre pour nous éclaircir sur les tensions entre ce que la machine sociale du pouvoir souhaitait produire et l’écart aux « produit social attendu » que représentaient les hredis. Cette stigmatisation des jeunes a été argumentée en détail par un groupe d’experts média-analystes dans « l’Etude sur les Représentations de l’Enfant, de l’Adolescent et du Jeune dans les Médias Tunisiens» réalisée par l’UNICEF et qui nous révèle à ce propos : « Quand ils ne constituent pas un enjeu institutionnel, ou qu’ils ne sont pas construits selon le prisme déformant du fait divers, les sujets de l’enfance, de l’adolescence et de la jeunesse peuvent fournir aux journalistes des quotidiens l’occasion d’affirmer une sorte d’autorité du dire, autrement dit leur expertise sur la question. Mais cette autorité n’est pas toujours fondée sur l’information du public, l’explication des faits et leur mise en perspective. Elle peut être aussi cadrée par des représentations sociales dominantes qui peuvent servir de référentiel aux discours de stigmatisation. »415 Si nous regardons de plus près, le procédé à l’œuvre, nous remarquons aisément que dans les articles stigmatisant les fans et les musiciens de Metal, l’énonciation journalistique avait prit des formes emportées et excessives se justifiant par la science comparables à celles pointées dans l’étude citée plus haut. Le journal Al Watan publiait en 2007 : « Plusieurs études scientifiques prouvent que cette musique (le Metal) est celle des adorateurs de Satan et qu’elle pousse la jeunesse dans ses instinct bestiaux les plus idiots sans compter à côté de son effet d’addiction aux drogues »416 . L’exemple de cet article, rédigé en 2007 et paru deux ans plus tard dans un journal appartenant au gendre du dictateur Ben Ali, témoigne de la même violence : « Rituels macabres, magie noire, sang et feu (...) Satan, un héros (...) Les vampires sont parmi nous (...) tout entre dans les exigences du hard Rock (...) 415 Arbi Chouikha, Riadh Ferjani, Fethi Touzri et Abdlekrim Hizaoui, Etude sur les Représentations de l’Enfant, de l’Adolescent et du Jeune dans les Médias Tunisiens, UNICEF, Tunis, 2011. 416 « Cercles Satanistes à Tunis » in Al Watan, Tunis, juillet 2007.
  • 18. 293 Participer à une orgie est d'ailleurs l'une des conditions pour devenir un vrai sataniste. Il va de soi que n'importe quelle pratique sexuelle ainsi que l'adultère est permise dans le satanisme...»417 . Les images d’une telle violence sont communes au corpus étudié. Elles sont, toutefois, symptomatiques d’une démonologie du jeune dont les fans de Metal, entre autres, deviennent des sortes de victimes expiatoires. Selon un procédé de différenciation, les modes vestimentaires et les choix musicaux deviennent une affaire d'intérêt public : « les instruments musicaux pour la musique hard ou black sont alors essentiels pour initier l’adepte au monde auquel il est déjà destiné et toujours lui parler de Satan, son église et de sa bible, le matraquage en somme. Bien sûr, Il faut toujours l’habiller qu’en noir...»418 ou encore « Même ses lèvres n’ont pas échappé à ce changement puisqu’elles sont couvertes éternellement de noir »419 avec à l’appui une interview d’une psychiatre qui conforte les pires préjugés sur les jeunes dans un discours dont la gradation les emmène de la solitude et de la perte de repères à l’internement en passant par la psychose et schizophrénie. 417 Hajer Ajroudi, «Des Jeunes Tunisiens Envoûtés par le Satanisme» in Le Temps, 19 décembre 2009, p.3. 418 Idem. 419 Habib Missaoui, «Tunis Karima Quitte Qes Parents pour Satan» in Le Quotidien, Tunis, juillet 2007.
  • 19. 294 En parallèle, les illustrations de ces articles mettent les jeunes dans une double contrainte. Les sujets sur la jeunesse sont souvent illustrés par des photos de personnages appartenant à d’autres contextes culturels : la pochette d’un groupe de Black Metal norvégien montrant un adepte agenouillé et offrant une tête de veau au diable pour illustrer l’article cité plus haut comme dans l’illustration n°53, ou la photo d’une jeune occidentale assise avec un pentacle en second plan comme dans l’illustration n°55. Le même procédé est employé par le magazine privé Réalités avec la photo d’une jeune occidentale à la tête rasée, tatouée et en piercing dans l’illustration n°56. Illustration 53 : visuel n°1 H. Ajroudi, «Des Jeunes Tunisiens Envoûtés par le Satanisme» in Le Temps, 19 décembre 2009
  • 20. 295 Illustration 54 visuel Anonyme, « Vénérateur du Diable : Démons et folie » in Réalités, 19 décembre 2009 12 Illustration 55 : visuel n°2 H. Ajroudi, «Des Jeunes Tunisiens Envoûtés par le Satanisme» in Le Temps, 19 décembre 2009
  • 21. 296 Selon les experts média-analystes, ces procédés de décontextualisation illustrative peuvent être qualifiés de « mensonges visuels » parce qu’ils ne respectent pas le contexte réel, c’est-à-dire, celui de l’énonciation journalistique. Pour « faire vrai », certaines illustrations se voient les yeux masqués pour rendre les sujets anonymes comme l'illustration n°56 de cet article parue dans al Watan. Cette disjonction entre la réalité des jeunes et les représentations de cette même réalité dans la presse tunisienne constitue une tendance générale et relativement stable durant la décennie explorée par les experts qui révèlent que « l’énonciation journalistique semble participer à la création d’un climat d’intolérance envers les jeunes plutôt que de promouvoir un discours "amis des jeunes" »420 . L'insistance de ce discours journalistique sur la différence vestimentaire, musicale, comportementale et culturelle est intrinsèquement porteuse de dangers entre un « eux » les acteurs du musicscape Metal et un « nous ». Le hardous devient par un glissement sémantique « l’autre », dangereux pour le « nous » inclusif. 420 Arbi Chouikha, Riadh Ferjani, Fethi Touzri et Abdlekrim Hizaoui, op.cit, p.140. Figure 56 : visuel « Cercles Satanistes à Tunis » in Al Watan, Tunis, juillet 2007
  • 22. 297 Sur le plan lexical, l’analyse du corpus révèle que le terme politique chabab (jeunesse) est utilisé quasi-systématiquement pour désigner les jeunes d’une manière extensive, c’est à dire aussi bien des adultes de trente ans que des adolescents de seize ans. L’analyse thématique de ce champ lexical montre une certaine propension à la stigmatisation de la jeunesse. Cette stigmatisation prend plusieurs formes que nous pouvons situer entre deux extrêmes : la stigmatisation au singulier et au pluriel. Le traitement journalistique annihilant toute possibilité d’intelligibilité du social est systématiquement adopté dans les articles attaquant les acteurs du musicscape Metal. Le « je » énonciateur et moralisateur prend la figure traditionnelle du dénonciateur des jeunes et redresseur de tort. La narration des évènements construite sur un modèle canonique (situation initiale — développement et intrigue — dénouement) participe au brouillage des racines sociales des évènements au profit d’une violence symbolique sans équivoque envers les fans de Metal. À titre d’exemple, ces deux procédés sont à l’œuvre dans cet article paru dans Le Quotidien en 2007, raconte l’histoire de Karima, un « petit génie » qui serait progressivement tombée dans le satanisme à cause la pratique de la guitare et de la fréquentation de jeunes écoutant un « genre musical approprié aux jeunes de son âge » et aurait fini par «quitter ses parents pour le diable ». La chute de l’article illustre le rôle de moralisateur, redresseur de tort que s’octroie le rédacteur : « Les parents de Karima lancent un appel à leur fille pour qu’elle revienne à la maison l’informant au passage que sa mère est gravement malade.».421 Cette campagne n’épargne pas Zanzana, la seule émission réservée au genre qui se développait en-dehors de son arène d’influence première. Al Watan titrait simplement et sans argumenter : « Sur RTCI, une émission consacrée à la musique des adorateurs du diable ». Au même moment, les producteurs de l’émission se voyaient confrontés à des restrictions nouvelles. En effet, Mehdi Satan se rappelle : « Zanzana c’était à la fois une émission radio, un forum, puis après ça a évolué et on a coproduit l’émission « Zanzana on stage », la première radio Rock on stage en Tunisie. On transmettait en direct les concerts sur RTCI. 421 Habib Missaoui, «Tunis Karima Quitte Qes Parents pour Satan» in Le Quotidien, Tunis, 2007.
  • 23. 298 C’était une très belle aventure, sans moyens, les difficultés d’avoir les autorisations avec les administrations tunisiennes a précipité la fin de l’aventure »422 . Si nous ne pouvons que poser d'hypothèse sur l’impact de la perception du hardous par les individus exposés à ces lectures, il semble que les premiers concernés affirment une forte corrélation entre ces publications et l’attitude des autres à leur égard. Pour Yazid Chebbi, « c’est après un moment que les gens commençaient à regarder cette communauté bizarrement, il y a même des articles qui sont sortis dans la presse locale disant que c’est tous des satanistes. »423 L’amalgame hardous- sataniste semblait être indissociable pour Melki Labbaoui. Les mêmes propos évoqués dans les articles en question semblent avoir colonisé l’imaginaire collectif : « En Tunisie, on a un grand problème de préjugés. Dès qu’on capte que tu écoutes du Metal on te classe directement en tant que sataniste et buveur de sang. La société te rejette directement. »424 . Même ressentiment pour Refka ben Mahmoud : « On disait qu’on était sales, qu’on ne se lavait pas, alors que ce n’était pas vrai. Ils n’acceptaient même pas de nous écouter ou de discuter avec nous. »425 Melki Labbaoui confirme l’amalgame et ses conséquences sur ses relations familiales : « Mon attitude et look de Rockeur dérangeaient tout mon entourage passant de la famille, aux voisins, au lycée, etc. Mes parents me prenaient la tête en me demandant de changer de look et bien sur je n’obéissais pas jusqu’à ce qu’ils ont laissé tomber. Ils me disaient que j’étais en train d’écouter des musiques diaboliques. »426 Cette pression dans l’arène médiatique coïncida avec des mesures autoritaires. Habib Tammar, membre du groupe OCULTA, se souvient : 422 Conversation téléphonique avec Mehdi Satan, juillet 2012. 423 Entretien avec Yezid Chebbi, Tunis, mars 2010. 424 Entretien avec Melki Labbaoui, Tunis, mars 2010. 425 Entretien avec Refka ben Mahmoud, Tunis, juin 2010. 426 Entretien avec Melki Labbaoui, Tunis, mars 2010.
  • 24. 299 « A partir du milieu des années 2000, on avait commencé à lier le Rock en Tunisie avec le satanisme. Il y avait aussi des préjugés sur les musiciens de Rock. Le pouvoir nous a contré et avait commencé à nous affaiblir. Des Rockeurs ont été arrêtés pour interrogatoires à plusieurs reprises, des lycées, des cafés, des concerts. Ils avaient même fichés de jeunes Rockeurs, ils débarquaient chez eux le soir pour interrogatoire ou arrestation. Même au lycée, ils guettaient ceux qui portaient des pulls ou symboles qui rappelaient le métal ou le Rock. »427 Surveillance, intimidation, les procédés de la dictature n'épargnent pas les plus jeunes. Yazid Chebbi se souvient : « A l’âge de treize ou quatorze ans avec un jean déchiré et les cheveux longs, les policiers pouvaient m’arrêter dans la rue cinq fois par jour pour m’interroger. «Qu’est ce que tu fais dans la vie ? Pourquoi ci ? Pourquoi ça ?»428 Les différentes pressions exercées dans les arènes du pouvoir sur le musicscape Metal coïncidèrent avec la tentative de la récupération de l’Islam politique par le régime de Ben Ali à travers son gendre Sakhr el Materi, membre du comité central de l’État-Parti RCD et fondateur en 2007 de la première chaine de Radio et de la première banque «Islamique». Sakhr el Matri autorisa personnellement la journaliste Hajer Ajroudi, selon ses propres dires, à publier son «enquête» sur le satanisme et le vampirisme après qu’elle fut refusée de publication avant son rachat du groupe de presse Dar Assabah, propriétaire du journal Le Temps. L’hypothèse de «mesures préventives» par crainte d’une christianisation des jeunes tunisiens à travers le musicscape Metal est envisageable dans un contextes ou les églises évangélistes américaines faisaient du prosélytisme de manière remarquable dans l’espace public depuis l’année 2006. Le cas de la chanteuse Refka ben Mahmoud nous révèle plus encore : « Je ne sais pas pourquoi mais j’ai toujours été attirée par la croix, ce symbole me plait beaucoup et je l’admire, d’ailleurs je le portais souvent. Puis j’ai commencé petit à petit à aller à l’église pour découvrir cette 427 Entretien avec Habib Tammar, Tunis, juin 2010. 428 Entretien avec Yezid Chebbi, Tunis, mars 2010.
  • 25. 300 communauté...Personne ne pouvait me convaincre que je n’étais pas sur le bon chemin. Ils ne me donnaient pas des arguments convaincants (...) J’ai eu beaucoup de problèmes avec la police et l’État. Je recevais des lettres à la maison. J’avais l’impression que c’était contre le fait qu’il y ait des catholiques en Tunisie et qu’ils soient épanouis (...) Des problèmes se sont engendrés au lycée avec mes profs, lorsqu’ils ont su que je voulais me convertir à cette religion. Je commençais à avoir de mauvaises notes. » 429 Le  déclin  ?   Attaqué, censuré, le style peine à se démocratiser et à s’imposer sur la durée. Les rapports tendus avec le pouvoir ne sont pas les seuls facteurs de son déclin. En Tunisie, le Metal est une musique coûteuse : une batterie ou une guitare électrique et un amplificateur entrée de gamme reviennent au double ou au triple du revenu moyen brut mensuel par habitant (entre 150 et 250 euros pour la période 1996 et 2010 selon l’Institut National de la Statistique430 ). Organiser des concerts avait également un coût qui était principalement supporté par les musiciens. Habib431 Tammar se rappelle : « Lors de notre performance à l’espace El Teatro, nous avons eu 150 personnes à peu près sur une salle d’une capacité totale de 250. Lors de ce concert là, nous avons nous-mêmes tout financé : la location de la salle, la paye de l’ingénieur son et de l’ingénieur lumière, la location du matériel de sonorisation (...) Financièrement, on était perdant à 150% mais il fallait qu’on fasse se concert là. » A part l’équipement et les concerts, la pratique même du répertoire semble également avoir un coût compliquant l’accès à cette musique pour les jeunes musiciens 429 Entretien avec Refka ben Mahmoud, Tunis, juin 2010. 430 www.ins.com.tn 431 Entretien avec Habib Tammar, Tunis, juin 2010
  • 26. 301 tunisiens : « le prix des partitions et des disques coutaient très très cher. »432 , affirme Mehdi Satan. Thameur Mekki affirme dans ce sens : « Les jeunes n’avaient pas souvent en poche cinq dinars à dépenser dans un concert. »433 Avec l’arrivée massive des produits chinois bon marché, à partir de 2002, sur le marché des instruments de musique en Tunisie, s’équiper revient de moins en moins cher. La levée des taxes douanières et la TVA revue à la baisse à partir de l’année 2003, contribuent à la démocratisation de la pratique musicale rock. Selon, Riadh Matar, « les instruments chinois sont arrivés sur le marché au milieu des années 1990, mais les ventes de guitares ont explosé littéralement à partir des années 2003 et 2004 »434 . On peut s’équiper d’une guitare acoustique pour 30 dinars (15 euros) et d’une guitare électrique pour à peine 10 dinars de plus. Et en effet, la guitare devient l’instrument le plus enseigné dans les conservatoires tunisiens, détrônant le traditionnel Oud435 . Pourtant, la vague métal finit par s'essouffler. Le genre peine à se démocratiser. Les musiciens quittent le lycée et l’université. Ils pensent à leur « avenir ». Certains comme MYRATH « percent » en signant avec des labels internationaux et finissent par se faire distribuer par les majors du disque, mais la plupart des musiciens se trouvent un travail « sérieux ». À défaut de se professionnaliser, ils rangent leur « rêve » dans un tiroir préférant une voie, finalement, bien moins en rupture avec la société et qui ressemble à celle de la génération de leurs parents : « Je rêve certes de faire de la musique mais en vivre non. Je voudrais la garder comme un loisir à long terme tout en ayant mon vrai métier dans le cinéma »436 déclare Aya Manai. La logique de la gratuité des performances, pratique au cœur du spectacle de ce musicscape contribua à la non autonomisation des musiciens : « Les organisateurs ne pensaient pas qu’il fallait payer les musiciens. Je ne me souviens pas d’avoir jamais 432 Conversation avec Mehdi Satan, Tunis, mai 2012. 433 Conversation avec Thameur Mekki, Tunis, juin 2011. 434 Conversation téléphonique avec Riadh Matar, Tunis, septembre 2011. 435 Mohamed-Ali Kamoun, Les Nouvelles Tendances Instrumentales Improvisées en Tunisie Enjeux Esthétiques, Culturels et Didactiques du Jazz, de la Modalité et du Métissage, thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne, Paris 2009. 436 Entretien avec Aya Manai, Tunis, mars 2010.
  • 27. 302 été payé pour un concert de Metal » affirme Mehdi Azaiez qui finit par s’intéresser à d’autres univers musicaux. Il devient musicien de Jazz à Paris. Son comparse, le batteur Slim Achour, lui, part à Los Angeles pour devenir ingénieur studio avant de se convertir à l’informatique. Loujain ben Khalifa est devenu trader à Paris, quant à Mehdi Satan, si la passion pour le Metal est toujours intacte, il s’est rasé la barbiche et produit des spots publicitaires pour la marque d’habillement américaine Nike. Quant à Karim Benamor, bien loin du Metal, il dirige depuis 2009, Express FM, la première radio tunisienne spécialisée dans l’économie et la finance.
  • 28. 303 CONCLUSION DU SOUS-DISCOURS L’évolution des trajectoires biographiques des acteurs majeurs du musicscape Metal confirme ce que les études sociologiques s’accordent à avancer : la rupture des adolescents et des jeunes avec les valeurs du milieu d’origine familial et relationnel sont, in fine, des phénomènes très rares437 . Confirmant par la même les termes de la résolution 45/112 du 14 décembre 1990 de l’Assemblée Générale des Nations Unies, considérant « que le comportement ou la conduite d’un jeune qui n’est pas conforme aux normes et valeurs sociales générales, relève souvent du processus de maturation et de croissance et tend à disparaître spontanément chez la plupart des individus avec le passage à l’âge adulte »438 . Incapable de devenir autonome en haut de la vague, la communauté lâche prise. Peu à peu, les concerts se réduisent à quelques rendez-vous annuels. Puis, à partir de 2003, « Le Festival méditerranéen de la Guitare » et « Accords de Guitare », deux évènements majeurs servant essentiellement à promouvoir une école de musique de la capitale sont créés. Ce sont des évènements « avant tout commerciaux » pour les acteurs du musicscape Metal. Le gap générationnel stimulé par l’arrivée et la promotion massive d’autres genres musicaux semble aussi avoir contribué au déclin du Metal. La chanteuse et enseignante de guitare Saloua ben Salah nous révèle que le Metal est bousculé dans le salon familial. La télévision y importe une nouvelle mode inventée par des fabricants de vêtements et un dancing en banlieue parisienne et qui vit son apogée durant l’année 2007 : « Mes élèves ont peu à peu arrêté de vouloir apprendre le répertoire Rock pour des genre nouveaux comme la tecktonik. »439 En conclusion, nous pouvons avancer que le pouvoir du musicscape Metal ne se situe pas dans des stratégies explicites de résistance au Mainstream incarné ici par l’appareil d’État et sa machine sociale fabriquant la culture dominante. Les hredis n’ont pas directement milité contre le pouvoir qu’ils ont subi de manière transcendantale, les musiciens n’ont pas composé de textes condamnant le régime. 437 Dorra Mahfoudh-Draoui, et Imed Milliti, De la Difficulté de Grandir : Pour une Sociologie de l’Adolescence en Tunisie, Centre de Publication Universitaire, Tunis, 2006. 438 Résolution 45/112 de l’Organisation des Nations Unies, article 5 alinéa 5 et 6, 14 décembre 1990. 439 Conversation avec Saloua ben Salah, juin 2010.
  • 29. 304 L’exploration du corpus des textes du musicscape Metal ne révèle pas de messages contestataires explicites ni de prise de position contre la dictature. Les thèmes relèvent surtout du romantisme : mort, rupture amoureuse, etc. Malgré quelques allégories laissant chacun libre de leur interprétation. Il semble difficile de trouver des textes politiques malgré les propos convaincus de certains acteurs comme Mehdi Satan : « Avec YRAM, on était des opposants politiques. Nos textes étaient en anglais mais on critiquait déjà le système à travers nos chansons. Par exemple, le morceau "Hat Rabbit" parlait du lapin d’un magicien, et "Chaos Filder" parlait de la situation d’aujourd’hui. Nous hurlions : "on a emprisonné des monstres dans des cages de coton croyant qu’ils n’allaient jamais s’enfuir".»440 Le pouvoir du Metal se situe ailleurs. Il est dans l’acte même d’être dans un écart, un différentiel remarquable dans l’espace public par rapport au résultat escompté par la machine Mainstream. Les acteurs du Metal n’étaient pas une foule, ils ont constitué une communauté imaginée et une communauté imaginée porte intrinsèquement en elle un potentiel de dissidence et de révolte. Son esprit d’initiative, son apparition comme nouvel entrant dans les arènes du pouvoir était en soi un acte de résistance. Pendant que les hrades finissent d’enterrer le cadavre froid du Metal, la répression sanguinaire du soulèvement du bassin minier dans le sud tunisien en 2008 prépare l'émergence d’une génération d’artistes qui s'élèvera bientôt pour dénoncer ces violations. 440 Entretien avec Mehdi Satan, Tunis, juin 2012.