2. L
I
N
T
E
R
S
T
I
C
E
Le cuisinier (qui ne cuit rien du tout)
lui fiche une longue pointe dans la tête
prend une anguille vivante,
et la racle, la dépiaute.
Cette scène preste, humide (plus que sanglante), de petite cruauté, va se terminer en dentelle...
3. L'anguille (ou le fragment de lé-
gume, de crustacé), cristallisé dans
la friture comme le rameau de
Salzbourg, se réduit à un petit bloc
de vide, à une collection de jours :
l’aliment rejoint içi
Le rêve
d’un
paradoxe
celui d’un objet purement interstitiel, d’autant plus provoquant que
ce vide est fabriqué pour qu’on s’en nourrisse.
4. L’huile
( parfois, l’aliment est construit en S'agit-il vraiment de la subs-
boule comme une pelote d’air. ) (mais est-ce de l'huile? tance mère du huileux?)
La tempura est débarrassé du Aussitôt épongée par la ser- l'huile est sèche, sans plus aucun
sens que nous attachons tradi- viette de papier sur laquelle on rapport avec le lubrifiant dont
tionnellement à la friture, et qui vous présente la tempura dans la Méditerranée et l'Orient cou-
délayée si légèrement qu’elle une petite corbeille d'osier,
est la lourdeur. vrent leur cuisine et leur pâtisserie
forme un lait, et non une pâte; saisi par l'huile,
Elle perd une contradiction
qui marque nos aliments cuits à l’huile ou à la
graisse et qui est de brûler sans réchauffer.
Ce lait doré est si fragile qu'il recouvre imparfaitement le fragment retirant ainsi à la friture ce dont est fait notre beignet et qui est
de nourriture la gangue, l’enveloppe, la compacité.
5. cette brûlure froide du corps gras un piment, lui-même emplit
est remplacé ici par une qualité d'intérieur de moule.
qui paraît refusée à toute friture : les restaurant de tempura
se classent
selon le degrés d'usure
de l'huile qu'ils emploient:
Parfois la pièce de tem-
ce n'est pas l'aliment que l'on
pura est à étages : la friture contourne (mieux que : enveloppe)
achète,
au plus côté l'huile neuve,
ni même sa fraîcheur ( encore
Ce qui importe, c'est que l'aliment soit constitué en morceaux, en fragment (état fondamental de la cui-
moins le standing du local ou
sine japonaise,
du service),
qui, usée, est revendue à un autre
restaurant plus médiocre,
et ainsi de suite
où le nappage - de sauce, de
la fraîcheur. crème, de croûte- est inconnue non seulement par la préparation, mais aussi et surtout par son immersion dans une substance
d'où sort un
morceau fini, séparé,
nommé et mais le cerne est si léger qu'il en
c'est la virginité de sa cuisson. fluide comme l'eau cohésive comme la graisse, cependant tout ajouré; devient abstrait:
6. l’’aliment n’a plus pour enveloppe que le temps non celui d’un rythme de jeûne et d’expiation,
mais d’une sorte de méditation autant spectaculaire, qu’alimentaire
( puisque la tempura
se prépare sous vos yeux)
qui la solidifie
autour de ce quelque chose que nous déterminons, faute de mieux ( et peut-être en raison de nos ornières thématiques),
On dit que la tempura est un met
d’origine chrétienne (portugaise) : c’est la nourriture du carême (: tempora); du côté du léger, de l’aérien, de l’instantané, du fragile, du transparent, du frais, du rien,
mais affiné par les techniques japonaises d’annulation et d’exemption, c’est l’aliment d’un autre temps mais dont le vrai nom serait l’interstice sans bords plein, ou encore : le signe vide.
7. Il faut en effet revenir au jeune
artiste
qui fait de la dentelle de geste en geste,
de lieu en lieu, l’anguille,
du vivier
avec des poissons et des piments; au papier blanc qui, pour finir la recevra tout ajouré,
pour nous rendre
S’il prépare notre nourriture devant nous, conduisant, témoins de la haute
ce n’est pas seulement et de la pureté de sa cuisine; c’est parce que
précision
8. son activité est à la
lettre graphique : il accomplit ainsi dans la cohue du restaurant et l’entrecroisement des commandes, un étagement,
non du temps, mais des temps (ceux d’une grammaire de
il touche les substances comme le graphiste (surtout s’il est japonais) la tempura),
récite l’aliment non comme une
marchandise finie,
il inscrit l’aliment dans la matière;
qui alterne les godets, les pinceaux, rend visible la gamme des pratique,
le papier;
son étal est distribué comme la
table d’un calligraphe; la pierre à encre, l’eau, dont seule la perfection aurait quelque valeur
9. (ce qui est le cas de nos mets),
mais comme un produit dont le
sens n’est pas final mais
progressif, épuisé,
pour ainsi dire, quand sa production est terminé :
c’est vous qui mangez
mais c’est lui qui a joué, qui a écrit, qui a produit.