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F. Musany. Propos d'un
écuyer... [Lettre du Gl
L'Hotte.]
Source gallicalabs.bnf.fr / Château-Musée de Saumur
Musany, F. (anagramme de C. Mansuy). F. Musany. Propos d'un écuyer... [Lettre du Gl L'Hotte.]. 1895.
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fropos
d'un
H. SIMONISEMPIS, Éditeur
Propos d'un Écuyer
DU MÊME AUTEUR
Dressage méthodique et pratique du cheval de selle, i vol.
Conseils pour le dressage des chevaux difficiles, i vol.
Dressage simplifié du cheval de selle, i vol.
Traité d'Équitation, illustré par FRÉDÉRIC RÉGAMEY :
1. Cours élémentaire. i vol.
2. Cours supérieur:Haute-Ecole, Équitation de course, i vol.
3. Appendice:Deux allures nouvelles.
Les Règles de l'Équitation. Brochure.
L'Amazone au Manège et à la Promenade, illustré par FRÉ-
DÉRIC RÉGAMEY. 1 vol.
L'Élevage, l'Entrainement et les Courses, i vol.
L'Homme et l'Animal devant la méthode expérimentale, en
collaboration avec le Dr A. NETTER (de Nancy). 1 vol.
Homme ou Singe? i vol.
La Lutte pour le Vrai. i vol.
F. MUSANY
rPropos d'un Écuyer
ILLUSTRATIONS
DE
DOLDIER
PARIS
H. SIMONISEMPIS, ÉDITEUR
21, RUE DES PETITS-CHAMPS, 21
1895
Tous droits réservéspour tous les pays y compris la Suède et la Norvège.
A
MONSIEUR LE GÉNÉRAL L'HOTTE
Les cavaliers, mon Général, sont unanimes à vous recon-
naîtrepour le plus éminent écuyer de la Cavaleriefrançaise,
qui compte dans ses rangs tant d'hommes de cheval distingués.
Lessentimentsque vous ave gardéspour ceux quifurent
vos maîtres montrent la haute estime que vous ave toujours
euepour lepremier de tous les arts et pour ceux qui lepro-
fessent dignement. Permettez-moide vous dédier ces quelques
études, en témoignage de mon admiration pour votre grand
talent équestre, en témoignage aussi de la respectueuseaffec-
tion que je sens grandir chaque jour pour l'homme dont il
m'a été donné d'apprécier le noble caractère et l'esprit élevé,
depuis lapremière visite quej'eus l'honneur de vousfaire, à
Tours, ily a déjàprès de sept ans.
Et veuille agréer, mon Général, l'expression de mes sen-
timents lesplus respectueusementdévoués.
F. MUSANY.
Ermitage de Châtenay, le 22 décembre 1894.
LETTRE DE M. LE GÉNÉRAL L'HOTTE
Mon cher Monsieur Musany,
Vous me dédieî le livre que vous alle publier sous le titre
Propos d'un Ecuyer. Je vous remercie de l'honneur que vous
voulez bien me faire.
Dans votre lettre de dédicace,vous rappelez que les hommes
de cheval distingués se trouvent en grand nombre dans la
Cavaleriefrançaise:jejoins ma voix à la vôtre, et de grand
cœur, pour rendre à notre Cavalerie ce juste témoignage. Je
tiens à vous en donner l'assurance et à vous dire combienje
suis louché des sentiments exprimés dans la lettre que vous
mefaitesl'honneur de m'adresser.
Veuille agréer, mon cher Monsieur Musany, l'assurance
de mes sentiments tout dévoués.
Gai L'HOTTE.
Lunéville, 27 décembre i8g4.
GRISON
PROPOS D'UN ÉCUYER
L'HOMME ET LA BÊTE
0 libre et divine Pensée!
L'homme descend-il de quelque forme animale?n'est-il
que le dernier anneau d'une longue chaîne qui relierait entre
eux sur cette terre tous les êtres vivants? ou bien doit-il for-
mer un règne à part, le RÈGNE HUMAIN, absolument distinct
des trois autres?
Telle est la question, capitale pour l'humanité tout entière,
qui n'est pas encore résolue par les savants.
La petite secte des socialistes rationnels, disciples de Co-
lins, à la tête de laquelle se trouvent des hommes d'une ho-
norabilité parfaite et de convictions très sincères, a vu toute
l'importance de cette question, dont elle fait la base même
de son système social. Les socialistes rationnels refusent aux
animaux toute intelligence, ne voient en eux que des auto-
mates1. Mais, comme si l'humanité étaitvraiment condamnée
de toute éternité à ne pouvoir faire un pas en avant sans en
faire aussitôt un autre en arrière, ou à droite, ou à gauche, de
sorte qu'elle ne pût jamais atteindrele but vers lequel tendent
tous ses efforts, les disciples de Colins sont à la fois spiritua-
listes et. athées!
Le grand problème qui me semble, comme à eux, devoir
être résolu, avant même qu'on examine ceux qui passionnent
aujourd'hui toutes les classes de la société, a été étudié déjà
par les plus grands philosophes. Sans doute il ne l'a pas été
comme il aurait fallu, puisque la vérité est loin d'éclater à
tous les yeux. Je ne me dissimule pas qu'il est fort téméraire
à un homme dont le savoir se borne à très peu de choses
d'oser exprimer son avis sur une telle question. J'espère
pourtant qu'il me sera permis, après avoir passé plus de vingt
années à examiner toute une catégorie de faits, de présenter
le résultat d'observations et d'expériences consciencieuses.
Qu'on me frappe, qu'on m'accable après, si je le mérite;
mais je supplie, du moins, qu'on m'écoute.
1
Le célèbre Darwin, dont les théories ont réuni tant de par-
tisans, dit, au commencement de l'introduction de l'Origine
des Espèces:« J'étais, en qualité de naturaliste, à bord du
vaisseau de Sa Majesté Britannique The Beagle, lorsque,
pour la première fois, je fus vivement frappé de certains faits
dans la distribution des êtres organisés qui peuplent l'Amé-
rique du Sud et des relations géologiques qui existent entre
les habitants passés et présents de ce continent. Ces faits,
i. Ils leur refusent même toute sensibilité, disant que la sensibilité
inconsciente n'est pas la sensibilité réelle. Il ne peut toutefois y avoir
ici qu'une erreur d'expression que la discussion ferait promptement
disparaître. La sensibilité n'a pas besoin d'être consciente pour exister
réellement.
ainsi qu'on le verra dans les derniers chapitres de cet ouvrage,
semblent jeter quelque lumière sur l'origine des espèces,« ce
mystère des mystères», ainsi. que l'appelle un de nos plus
grands philosophes. A mon retour, en 1837, il me vint à
l'esprit qu'on pourrait peut-être faire avancer cette question
en accumulant, pour les méditer, les observations de toutes
sortes qui pourraient avoir quelque rapport à sa solution. »
Et en effet, poursuivant son idée, Darwin a accumulé tous
les faits qu'il a pu observer, toutes les anecdotes qu'on lui a
racontées, les interprétant dans le sens le plus favorable à sa
théorie.
Après avoir lu, dans les traductions et dans le texte origi-
nal, l'Origine des Espèces, la Descendancede l'Homme et
l'Expression des émotions, il me semble que le savant natu-
raliste anglais est un bien faible logicien. Toutefois je laisse
à d'autres le soin de discuter les questions qui ne sont pas
de ma compétence et veux seulementm'occuper des actes des
animaux qui peuvent montrer s'ils sont doués ou non d'in-
telligence.
Darwin lui-même a dit1 : a Si aucun être organisé,
l'homme excepté, n'avait possédé quelquesfacultés de l'ordre
intellectuel, ou que ces facultés eussent été chez ce dernier
d'une nature toute différente de ce qu'elles sont chez les ani-
maux inférieurs,jamais nous n'aurions pu nous convaincre
que nos hautesfacultés sont la résultante d'un développement
graduel. Mais on peut facilement démontrer qu'il n'existe
aucune différence fondamentale de ce genre. »
J'espère, au contraire,démontrer que rien ne prouve l'exis-
tence de facultés intellectuelles chez les animaux, ni de quoi
que ce soit qui y ressemble. Mais auparavant je ferai quelques
remarques sur la nature même des faits qu'il convient d'exa-
miner.
Les faits expérimentaux, c'est-à-dire ceux que l'on produit
dans des circonstances données et qui peuvent être repro-
1. La Descendance de l'Homme, 3e édit. française, — Reinwald, édi-
teur, — p. 67.
-
duits à volonté dans les mêmes circonstances, de manière
qu'il soit possible à chacun de découvrir des détails qui au-
raient pu échapper aux précédents expérimentateurs, ont seuls
une valeur scientifique positive. Tels sont, dans la discussion
de l'intelligence des animaux, les faits de dressage, qui mal-
heureusementsont jusqu'ici les plus négligés par les savants.
Les faits d'observation, qui ont simplement attiré l'atten-
tion de celui qui les rapporte sans qu'il les ait produits lui-
même et sans qu'il puisse les reproduire à volonté, sont extrê-
mement sujets à caution, attendu que malgré l'attention et la
sincérité de l'observateur, il est toujours possible que certains
détails lui aient échappé et que les causes qu'il croit voir ne
soient pas les véritables1.
Ainsi un chien, que son maître a emmené de France en
Angleterre, se perd après la traversée et, au bout de quelque
temps, le maître apprend qu'il est revenu tout seul chez lui,
à Paris; il en conclut que l'animal a dû avoir l'idée de re-
prendre un paquebotpour rentrer en France. Mais pourquoi
n'aurait-il pas simplement, guidé par son odorat, suivi la
piste de son maître jusque sur le même bateau où tous deux
avaient passé, et ainsi de suite jusqu'à Paris? Qu'est-ce qui
prouve même qu'un voyageur, ayant trouvé le chien errant,
ne l'a pas emmené avec lui à Paris, où l'animal, de nouveau
perdu, sera revenu à son ancien logis en suivant des chemins
familiers? D'autres suppositions ne sont-elles pas possibles?
En un mot quelle conclusion certaine peut-on tirer de faits
qui ne sont pas connus d'une manière plus précise?
Or, les faits accumulés par les partisans de l'intelligence
des animaux ne sont presque toujours que des faits d'obser-
vation, qu'il est impossible de contrôler; de plus, ils raison-
nent sur tous les faits comme le vulgaire qui, frappé de l'ana-
logie paraissant exister entre les actes de l'animal et ceux de
i. Pour la même raison, les tribunaux ne devraient accorder qu'une
importance très relative aux dépositions des témoins qui, de la meil-
leure foi du monde, jugeant d'après leurs impressions, peuvent dénatu-
turer complètement les faits qui se sont passés sous leurs yeux.
l'homme, leur attribue d'emblée les mêmes causes, sans
même se demander si les choses ne peuvent pas s'expliquer
autrement.
Ce n'est pas ainsi, pour ma part, que j'ai procédé. Ayant
cru jusqu'à l'âge de vingt-deux ans à l'intelligence des ani-
maux, ayant même commencé vers cette époque un petit
travail sur les moyens d'accroître cette intelligence, j'entre-
pris avec confiance l'éducation d'un chien et d'une jument
que je jugeais particulièrement bien doués. La jument, Dona
Sol, de pur sang, fut promptement dressée à tous les airs de
haute-école, et le chien, Brenn, magnifique mastiff, alla bien-
tôt me chercher mon journal tous les matins, mangeait à
table avec moi presque comme une personne, aboyait douce-
ment quand je lui parlais, de manière à paraître répondre à
mes questions. Jusque-là, malgré les moyens que j'avais dû
employer, je continuais à m'illusionner sur la possibilité de
développer considérablement les facultés « intellectuelles »
de ces deux animaux. Je voulus alors apprendre à Brenn à
compter jusqu'à dix et à aller me chercher, sur mon ordre,
différents objets sans se tromper. J'échouai complètement:Brenn ne put jamais compterjusqu'à un, etquand je l'envoyais
chercher mes pantoufles ou mes gants, il m'apportait indis-
tinctement tout ce qui se trouvaità sa portée. Cela me fit
réfléchir et, comme mon intention déjà bien arrêtée était de
me consacrer tout entier à la pratique de l'équitation et à
l'étude des chevaux et des chiens, je compris la nécessité de
me faire tout d'abord une opinion juste sur le « moral» de
ces animaux. Je me mis à lire attentivement les ouvrages de
Flourens; en rapprochanttous les faits dont il parle de ceux
que j'avais étudiés moi-même, je crus bientôt découvrir dans
ses interprétations de nombreuses erreurs et je sentis mes
propres convictions profondément modifiées. Je laissai pen-
dant quelque temps les livres de côté, et m'occupai de faire
tout seul chaque jour de nombreuses expériences sur les che-
vaux et les chiens. J'arrivai ainsi à une opinion nouvelle qui
fut plus tard confirmée par la lecture de Descartes et de l'ad-
mirable discours de Buffon Sur la nature desanimaux,et qui
me donna la clef de tous les moyens employés par les dres-
seurs d'animaux savants. En 1877, je publiai mon Dressage
méthodique etpratique du cheval de selle, précédé d'un Essai
sur l'instinctet l'intelligence des animaux que M. Nourrisson
me fit l'honneur de présenter à l'Académie des Sciences mo-
rales et politiques. Malgré moi, il m'était resté de mes an-
ciennes croyances une telle habitude du langage courant, que
je dus, en 1886, publier sur le même sujet mon Dressage sim-
plifié,pour rectifier les erreurs d'expressions qui s'étaient
glissées à chaque page de mon précédent travail.
Depuis cette époque, j'ai élevé plusieurs poulains, j'ai
dressé beaucoup de chevaux, j'ai eu un grand nombre de
chiens de toutes races et n'ai jamais cessé d'étudier tous ces
animaux. De jour en jour ma conviction qu'ils sont entière-
ment, absolument dépourvus d'intelligence s'affermit davan-
tage. Je dirai bientôt sur quels faits elle se fonde, mais je
crois devoir commencer par donner une définition précise du
mot intelligence. Pris dans son sens le plus simple donné
par l'étymologie (intus legere), INTELLIGENCEsignifie exclusi-
vement facultéde choisir. Dès qu'il y a choix volontaire entre
deux objets, entre deux actes à accomplir, il y a manifesta-
tion d'intelligence. Les animaux sont-ils capables de choix
volontaire, ou agissent-ils toujours comme le morceau de fer
qui placé entre deux aimants ira nécessairement, fatalement,
vers celui qui l'attire avec le plus de force? Toute la question
est là.
II
Tous ceux qui ont écrit jusqu'à ces dernières années sur le
dressage des chevaux, tous les maîtres d'équitation, quoique
reconnaissant que le cheval a très peu d'intelligence, ont en-
seigné qu'il faut tenir compte de cette intelligence, faire com-
prendre à l'animal ce qu'il doit ou ne doit pas faire.
M. H. Bouley, de l'Institut, avait coutume de dire « qu'un
cheval n'est vraiment dressé que quand il est consentant ».
Ce sont là des appréciations dont je laisse à leurs auteurs la
responsabilité. Toujours est-il que, dans tous les procédés
préconisés par les différentes méthodes, dans tous ceux, sans
exception, qu'emploient les hommes de cheval, il est impos-
sible de voir autre chose que des sensations déterminant des
mouvements.
Tout dressage commence par une période d'apprivoise-
ment. Un homme s'approche d'un jeune cheval qui jusque-
là a vécu en liberté:sa présence produit aussitôt sur la vue,
l'ouïe, l'odorat, des sensations qui surexcitent l'animal; si
celui-ci se trouve dans un vaste enclos, il se sauve; s'il est
enfermé dans une écurie, il tourne la croupe et rue. On s'em-
pare adroitement de la bête, on l'attache, l'homme pose la
main sur l'encolure:nouvelle sensation tactile qui, comme
les autres, produit une excitation proportionnée au degré
d'impressionnabilitédu système nerveux.
Peu à peu, grâce à toutes les précautions que connaissent
les gens du métier et qui consistent toujours à associer des
sensations agréables (poignées d'avoine, caresses) à celles qui
d'abord effrayaient l'animal, celui-ci s'accoutume à la pré-
sence de l'homme, à son contact. L'homme, tenant les rênes,
caressant le cheval, l'attirant par l'àppât d'une friandise, se
fait suivre et le dressage commence. Tout le savoir-faire con-
siste à éviter à l'animalles sensations qui pourraient produire
un désordre; et il faut pour cela beaucoup d'attentionet d'ex-
périence, car pour la moindre chose, une sangle trop serrée,
un geste trop brusque,un bruit entendu, l'animal affolé bon-
dit, rue, se cabre, se renverse, échappe à son dresseur, se
jette brutalementdans n'importe quel obstacle et se fait beau-
coup de mal. C'est pour éviter ces accidents qu'on se sert des
manèges, où aucune sensation étrangère n'est à redouter.
Mais voici l'animal plus calme, habitué à suivre l'homme
qui le tient: on le touche du côté gauche avec la cravache, il
se jette aussitôt à droite, fuyant cette sensation nouvelle; on
en profite pour l'accoutumerpeu à peu à se déplacer à droite,
à gauche, en avant, en arrière, au moindre contact de la cra-
vache. Y a-t-il là autre chose que des mouvements rénexes?
La cravache est maintenant devenue un instrument de
domination. On peut, au moyen de légers coups sur l'enco-
lure ou en l'agitant devant les yeux, produire sur le sens de la
vue ou sur celui du toucher des sensations assez fortes pour
que d'autres sensations agissant en même temps sur d'autres
parties du corps passent presque inaperçues. C'est ainsi qu'on
peut, les premières fois, ferrer, seller, atteler le jeune cheval.
On place sur son dos un poids d'abord léger, qu'on aug-
mente graduellement, et on le promène ainsi en l'accoutu-
mant à arrêter, repartir, tourner en tous sens; puis le cavalier
se met en selle. Cette sensation nouvelle produit une nou-
velle surexcitation;mais la bête s'y habitue peu à peu comme
aux précédentes, sans que rien montre d'ailleurs qu'elle ait
conscience de quoi que ce soit, car, excepté dans les romans,
on n'a jamais vu un cheval s'inquiéter de ce qui arrive à
son cavalier. On tire sa tête à droite, il tourne à droite; on
tire à gauche, il tourne à gauche; on tire les deux rênes
également, il arrête. Pour tous ces mouvements si simples,
il faut encore agir avec beaucoup de précaution, car s'il se
trouvait en présence d'un objet inaccoutuméau moment où
on voudrait le faire tourner, s'il entendait un bruit, etc., il
se jetterait du côté opposé, et une autre fois, l'habitude étant
prise, il résisterait dès qu'on voudrait le faire tourner.
Tout le reste du dressage s'obtient par des moyens abso-
lument semblables, sans que rien indique que l'animal fasse
le moindre raisonnement; la rapidité même avec laquelle
il prend des habitudes me paraît une preuve non d'un effort
de mémoire de sa part, mais au contraire de l'absence de
tout travail intellectuel venant déranger les impressions
reçues. Graduellement, un habile écuyer arrive à obtenir des
mouvements de plus en plus compliqués,tout en diminuant
ses propres moyens d'action de manière que ceux-ci devien-
nentpresque invisibles à l'œildu spectateur. Mais JAMAIS il ne
peut les supprimer entièrement; jamais on n'a vu un cheval
« savant », ni aucun animal, chien, singe, éléphant, etc.,
exécuter un exercice quelconque sans que le dresseur soit là
pour produire toutes les sensations nécessaires1; on s'efforce
seulement de les dissimuler le mieux possible au public.
Ainsi on a présenté dernièrement au Nouveau-Cirque un
chien « mélomane » qui aboyait de manière à accompagner
un air de musique joué par l'orchestre. Les spectateurs pou-
vaient se figurer que l'animal écoutait l'air, qu'il le suivait et
qu'il aboyait volontairement au moment opportun. Il ne me
fallut que quelques minutes pour m'apercevoir que le dres-
seur, sous prétexte de battre la mesure, faisait un geste de la
main comme pour frapper le chien chaque fois que celui-ci
devait aboyer. Le chien était fort bien dressé, puisqu'il man-
quait rarement d'obéir à ce geste, mais il n'y avait, là encore,
qu'une sensation produisant un cri, c'est-à-dire un mouve-
ment réflexe2.
Si tous les hommes de cheval se rendaient compte de la
nécessité d'éviter en dressage toutes les sensations pouvant
provoquer des mouvements autres que ceux qu'on veut obte-
nir et d'y substituer celles qui sont nécessaires, je n'hésite
pas a dire qu'ils n'éprouveraient jamais une déception et
qu'ils obtiendraient toujours de leurs chevaux tout ce que les
moyens physiques de chaque animal lui permettent d'exécu-
ter. Lorsquun cheval résiste à son cavalier, c'est ou bien
que les sensations maladroitement produites ont précisé-
ment pour résultat autre chose que ce qu'on voudrait, ou
qu'il est dominé au même moment par une autre sensation
i. Si l'on cite de vieux chevaux de haute école exécutant tant bien
que mal leur travail sous des écuyères médiocres, ce n'est encore qu'une
exécution machinale, résultant de l'habitude et de quelques excitations,
même inhabiles.
2. IlY aurait des expériences très curieuses à faire sur la manière dont
les différents animaux peuvent être véritablement affectés par les sons
et surtout par le rythme de la musique. Ce qui est certain, c'est que la
trompette ne fait pas marcher au pas les chevaux de cavalerie et que,
pour tous les exercices que les animaux exécutent dans un cirque, c'est
le dresseur et surtout le chef d'orchestre qui se règlent le mieux possi-
ble l'un sur l'autre; encore un trompe-l'œil,comme on voit.
plus forte, externe ou interne. S'il s'agit, par exemple, de
faire sauter une barrière, l'obstacle produit sur la vue une
sensation qui peut arrêter l'animal:moins la barrière sera
élevée, moindre sera la sensation, et si les jambes du cavalier,
les éperons, la cravache agissent comme il convient, le che-
val sautera;élevez un peu la barrière, il sautera encore;
mais si vous continuez à l'élever, il viendra nécessairement
un moment où la sensation produite par elle sera plus forte
que toutes celles que vous pourrezproduire vous-même, et le
cheval ne passera pas. Il en sera de même s'il éprouve une
souffrance qui l'empêche de sauter.
Il arrive souvent qu'à la promenade un cheval fasse un
brusqueécart, un tête-à-queue, s'emballe: le cavalier, qui n'a
rien vu, rien entendu, prétend qu'il y a là un acte volontaire,
une méchanceté de l'animal:n'est-il pas plus juste de croire
qu'une cause physique a pu agir à l'insu du cavalier?
Lorsqu'un cheval a peur d'un objet, il ne peut être dressé
que par l'habitude de le voir souvent. Si l'on veut employer
la force pour l'obliger à approcher, il sera encore plus
effrayé une autre fois, et si l'on a recours à la « persuasion »,
la «
leçon », si patiente qu'elle soit, ne produira aucun effet,
précisément parce que l'animal ne peut apprendre à surmon-
ter volontairement ses impressions. Une fois habitué à la
vue de cet objet, s'il reste longtemps sans le revoir et surtout
s'il reste au repos pendant ce temps, il en sera de nouveau
effrayé:ce qui montre bien qu'il n'a fait aucun raisonne-
ment, qu'il n'agit pas volontairement, mais que les sensa-
tions sont d'autant plus vives qu'elles se renouvellent moins
souvent et que le système nerveux est plus excitable.
La fatigue excessive, qui fait naitre souvent chez les
hommes des idées de révolte contre ceux qui les comman-
dent, ne fait que rendre les animaux plus soumis;c'est même
un moyen souvent employé pour dresser les chevaux réputés
indomptables, et je suis persuadé pour ma part que, si l'on
utilisait les lions et les tigres pour tirer la charrue, ils devien-
draient aussi dociles que les bœufs et resteraient aussi tran-
quilles à l'écurie, après leur travail fait. Je livre cette idée
aux économistes qui seraient tentés de tirer ainsi parti de
tant de forces qu'on laisse perdre, que même on détruit
comme nuisibles.
On croit généralement qu'il y a des chevaux plus intelli-
gents que d'autres;mais la facilité ou la difficulté qu'on a à
les dresser ne vient-elle pas tout simplement de ce que les
sens sont plus ou moins développés, le système nerveux plus
ou moins irritable, la conformationplus ou moins favorable
aux différents exercices qu'on exige?
Pour dresser les chevaux à l'attelage, on commence par
les habituer au contact du harnais; le meilleur moyen est,
comme je l'ai dit plus haut, d'agir en même temps sur l'ani-
mal par d'autres sensationsen lui montrant la cravache et en
en donnant de petits coups sur l'encolure, puis, quand le har-
nais est placé, de donner un peu d'avoine au cheval en restant
auprès de lui pour prévenir tout accident, ou de le promener
pour faire diversionpar le mouvement. Ensuite, il faut habi-
tuer l'animal au tirage. On fait d'abord tenir de longs traits
par un homme qui les tend progressivement; on excite l'ani-
mal à se porter en avant, soit en le tirant par les rênes, soit en
lui présentant de l'avoine. Peu à peu l'habitude se prend, les
épaules deviennent moins sensibles. Néanmoins la première
fois qu'on met le cheval dans les brancards, il faut encore
beaucoup de prudence. On aurait pu atteler cent fois d'autres
chevaux devant ses yeux, l'exemple n'aurait servi à rien:ce
qui montre encore que l'animal ne comprend rien. Le moin-
dre faux mouvement, le moindre dérangement dans le har-
nais et voici l'animal ruant, brisant tout, s'estropiant lui-
même;au contraire, que tout aille bien, et le voici aux trois
quarts dressé:la fois suivante les mêmes choses se feront
bien plus facilement. Presque tous les cas de prétendue
rétivité des chevaux à l'attelage sont dus à la sensibilité des
parties du corps en contact avec le harnais, et les autres cas
ont des causes de même nature.
Une fois dressé, le cheval d'attelage ne donne-t-il pas
exactement l'idée d'une machine? Placé entre deux brancards
qui le maintiennent dans la direction qu'il doit suivre tant
qu'il n'est pas attiré et poussé dans une autre, contenu par le
mors qui règle son allure, l'arrête, le fait reculer, qu'a à faire
son intelligence et où est sa volonté? Mais une mouche le
pique ou quelque autre sensation se produit:sans se rendre
compte des circonstances qui l'entourent, il se débat, se
heurte brutalement, et plus il se heurte, plus il frappe furieu-
sement, stupidement. Que la voiture qu'il traîne rencontre
quelque obstacle, jamais il n'a l'idée de faire quoi que ce soit
pour la dégager; au contraire, il s'embarrasse de plus en
plus, frappant même, fort inconsciemment, ceux qui l'ont
toujours soigné et qui lui viennent en aide. Et toutes ces
violences seront toujours en raison directe de la nature plus
ou moins nerveuse de la bête et de son état de vigueur et
de santé, jamais de sa prétendue intelligence ni de l'expé-
rience qu'il aurait pu acquérir. Qu'on choisisse un cheval,
même âgé et parfaitement dressé, mais qui ne soit pas accablé
par la fatigue ni d'une nature apathique, et qu'après l'avoir
attelé on le fasse partir au pas, sans cocher pour le conduire,
dans l'avenue des Champs-Elysées, il ne se passera pas dix
minutes avant qu'il ait causé de graves accidents et qu'il se
soit abattu lui-même sur un trottoir ou dans une devanture,
parce que, cédant à toutes les sensations qui le pousseront
d'un côté ou l'attireront d'un autre, il se précipitera incon-
sciemment dans des embarras dont il ne saura se tirer et qui
sont pourtant les mêmes qu'il rencontre tous les jours.
Ceux qui reconnaissentque le cheval a très peu d'intelli-
gence lui accordent volontiers une grande mémoire. Or, cette
prétendue «
mémoire» n'est chez lui, comme chez tous les
animaux, que le renouvellement mécaniquedesensations,
bien connu de tous les physiologistes. Il faut toujours qu'une
impressionactuelle réveillemécaniquementune autre impres-
sion avec laquelle elle a été précédemmentassociée. Et rien
n'autorise à supposer que l'animal se rappellevolontairement
quoi que ce soit. On cite des chevaux qui se seraient vengés
de ceux qui les avaiént maltraités longtemps auparavant. Re-
marquons d'abord que L'on n'a pas fait d'expériences à ce
sujet et que, les faits que l'on rapporte étant de pure obser-
vation, il est difficile de savoir exactement ce qui a pu déter-
miner les mouvements des animaux. Mais, en admettant même
les faits tels qu'ils sont racontés, ils s'expliqueraient parfaite-
ment d'après la théorie de l'automatisme. Rien ne prouve en
effet que les animaux auraient pensé à l'homme en l'absence
de celui-ci, qu'ils auraient formé le projet de se venger à la
première occasion favorable. C'est seulement la vue de cet
homme (sensation produite sur les yeux) qui a renouvelé mé-
caniquement la sensation des coups reçus et qui a provoqué
des mouvements réflexes, ruades ou morsures.
On parle de chevaux qui connaissent le cavalier qui les
monte, qui « ne veulent pas en accepter d'autres».Il est facile
de se convaincre par des expériences que si, habituée à céder
a certaines sensations, la bête ne cède pas à des sensations
différentes, tout cavalier qui emploiera les moyens auxquels
elle a été accoutumée ou qui saura l'accoutumer à d'autres
obtiendra sans difficulté tout ce qu'obtenait le premier
maître.
Quant aux chevaux dont on dit qu'ils sont « méchants»
parce qu'ils mordent ou frappent ceux qui les approchent, ce
sont des animaux dont le système nerveux est très impresion-
nable, chez qui le moindre attouchement produit des sensa-
tions irritantes,comme celles qu'éprouve dès qu'on la touche
une personne chatouilleuse. Ils se livrent aussitôt à toutes
sortes de mouvements brusques et involontaires : ils sont
dangereux, non méchants.
Ce qui précède me semble montrer que le cheval est une
simple machine, non certes une machine comme celles que
peuvent fabriquer les hommes, mais une machine vivante,
c'est-à-dire douée de sensibilité physique, fonctionnant au
moyen d'un système nerveux et dont tous les mouvements
sont fatalement déterminés par les sensations reçues.
Lorsqu'on croit à l'intelligence du cheval, on est logique-
ment conduit à admettre — ainsi qu'on l'a toujours enseigné
— qu'il y a quelquefois de sa part de l'entêtement, un parti
pris bien arrêté de désobéir; que dans ce cas-là il faut em-
ployer les corrections et les proportionner à la gravité de la
faute commise! Personne, toutefois, n'a jamais dit à quels
signes on peut reconnaître qu'il y a mauvaise volonté. Pour
moi, convaincu que la bête ne saurait en aucun cas choisir,
ni par conséquent être responsable de ses actes, je proscris
complètement les corrections; je ne crains pas d'affirmer
qu'elles sont toujours inutiles et presque toujours fort nuisi-
bles, parce qu'elles ne peuventque causer le désordre et faire
naître de mauvaises habitudes en produisant des sensations
exagérées.
Le croira-t-on? c'est justement ce principe — le plus im-
portant de tous à mon avis — que les cavaliers ont le plus de
peine à admettre. Il semble qu'il serait contraire à leur dignité
de ne pas lutter de violence avec l'animal. Et c'est unique-
ment pour cela qu'il y a tant de chevaux rétifs. Si l'on faisait
à ce sujet des expériences pratiques, on aurait bientôt la
preuve de ce que j'avance, et l'on verrait que tous les chevaux
peuvent être facilement soumis, ceux-là seuls exceptés — ils
sont fort rares — qu'une grave infirmité rend impropres au
service qu'on voudrait leur faire faire. Je ne prétends pas
d'ailleursqu'il ne soit parfois nécessaire, lorsqu'unesensation
étrangère détermine une résistance,de produire d'autres sen-
sations assez vives pour dominer la première;mais alors elles
doivent être proportionnées à la seule sensibilité de l'animal,
et il ne faut jamais en attendre un effet moral. Que penser
des hommes assez brutaux pour corriger une bête après
qu'elle a «
commis une faute» et assez naïfs pour se figu-
rer qu'elle comprendra pourquoi on la frappe?
Le chien passe pour beaucoup plus intelligent que le che-
val; cependant les moyens employéspourledressersont sem-
blables.
Quoiqu'on ne connaisse pas bien la nature de ses sensations
olfactives, —lesquelles sont très différentes des nôtres, puis-
que l'animal se montre insensible aux odeurs qui nous sont
les plus agréables et est vivement attiré par celles qui nous
répugnent le plus, — il est certainqu'on tire un grand parti
de son odorat, qui peut être affecté à de grandes distances par
certaines émanations. Mais on ne s'adresse pas plus à son
intelligence qu'à celle du cheval.
Ses mouvements, auxquels on laisse plus de liberté,parais-
sent souvent volontaires;en réalité, c'est toujours un bruit,
une odeur, la vue d'un objet ou quelque besoin interne qui
fatalement les détermine.
Pour dresser les chiens, il faut, comme pour les chevaux,
sy prendre le plus tôt possible après leur naissance, leur
éviter toutes les sensationsqui pourraient faire naître de mau-
vaises habitudes et s'efforcer de produire celles qui auront
pour résultatles mouvementsqu'on veut obtenir.
Lorsqu'on apporte aux tout jeunes chiens leur nourriture,
on leur présente l'écuelle en sifflant;la sensation auditive
produitepar le coup de sifflet étant ainsi associéeà la sensation
agréable venant de la nourriture reçue réveillera mécanique-
ment cette dernière, et voilà les petitesbêtes dressées à accou-
rir à l'appel du maître, qui du reste fera bien de les accueillir
toujours par une caresse et de temps en temps par quelque
friandise.
-A l'heure où d'habitude on donne le repas, le dresseur, qui
a préalablement placé un bon morceau dans un endroit appa-
rent, fait un geste du bras dans cette direction et conduit le
chien en lui disant: Cherche! L'animal, attiré par l'odeur, ne
tarde pas à trouver, et bientôt il se met enquête dès qu'il en-
tend le son: Cherche!ou qu'il voit le geste.
Pour habituer les chiens au rapport, on choisit de préfé-
rence le moment où, tourmentés par le travail de la dentition,
ils trouvent du plaisir à se servir de leurs dents et à tenir
quelque chose dans la gueule; ou bien on enveloppe un mor
ceau de viande dans quelque chiffon. On va avec eux placer a
terre l'objet puis on s'éloigne de quelques pas et, faisant le
geste accoutumé, on dit: Cherche! L'animal suit le geste,
trouve l'objet, revient en gambadant; on le caresse, on retire
doucement l'objet de sa gueule, où on le remplace par un bon
morceau, de sorte que, cette sensation agréable s'associant
chaque fois avec l'acte de rapporter quelque chose, il prend
l'habitude de rapporter tout ce qu'on lui fait chercher et
même tout ce qu'il trouve sur sa route, sans que rien prouve
qu'il a conscience de ce qu'il fait. J'ai connu, dans un café,
un vieux chien auquel les clients avaient si souvent fait
apporter des petits bancs, qu'il avait pris l'habitude de se
promener presque constamment avec un petit banc dans la
gueule.
Le dressage du chien se commence à la maison, comme ce-
lui du cheval se commence au manège, afin que les sensa-
tions étrangères ne viennent pas déranger celles produites
par le maître. Ensuite, on emmène le chien dehors, après
avoir attaché à son collier une corde assez longue et s'être
muni de quelques friandises. On jette à quelque distance un
morceau de pain ou de viande en disant:Cherche/eten éten-
dant le bras. Il se précipite; mais, au moment où il va saisir
le morceau, on l'arrête au moyen de la corde,en disant:Tout beau!et en levant le bras. Remarquons que cette partie
du dressage ressemble absolument au dressage des chevaux
qu'on présente « en liberté »
dans les cirques et qu'on a com-
mencé par dresser à la longe. L'animal est placé entre deux
sensations:l'une, le morceau de viande, l'attire; l'autre, la
corde, le retient; celle-ci étant la plus forte, il ne peut céder
à la première, et plus tard,quand la corde sera supprimée, le
geste seul du maître renouvellera la sensation et le chien res-
tera immobile. Que le maître ait la moindre distraction, une
mauvaise habitude se prendra, et il faudra recommencer pa-
tiemment le dressage à la corde; car si l'on voulait corriger la
bête, on aurait ensuite beaucoup de peine à lui faire cher-
cher quelque chose, ce qui montre bien qu'elle n'aurait rien
compris.
Les chasseurs savent que, si bien dressé que soit unchien,
il ne tarde pas à être gâté s'il est conduit pendant quelque
temps par un maladroit. Il en est de même pour un cheval
mal monté. Cela ne prouve-t-il pas que l'un comme l'autre
prend inconsciemment toutes les habitudes bonnes ou mau-
vaises qui résultent des sensations qu'il reçoit et n'a aucune
idée de ce qu'il doit faire?
J'ai fait vingt fois l'expérience suivante,et toujours avec le
même résultat:Le propriétaire d'un chien m'affirmant que
son animal comprenait parfaitement quand il lui défendait
de toucher à quelque chose et, pour m'en convaincre, l'ayant
empêché de prendre un morceau de sucre placé à sa portée,
je le priais de sortir avec moi, en laissant le chien seul pen-
dant cinq minutes après lui avoir donné les ordres les plus
formels. Le défi fut toujours accepté avec empressement.
Jamais, à notre retour, nous n'avons retrouvé le morceau de
sucre.
Plus que tous les autres chiens, ceux qui aident à la garde
des troupeaux passent, pour avoir conscience du rôle qu'ils
remplissent. Il serait intéressant de confier un troupeau de
moutons à un chien, sans berger, et de voir ce qui arriverait.
En somme, tout ce qu'on fait faire aux animaux réputés les
plus intelligents, on pourrait le faire faire à des hommes
idiots, pourvu qu'on surveillât ceux-ci comme ceux-là cons-
tamment et qu'on ne négligeât pas -de produire toutes les
sensations nécessaires pour diriger leurs actes. Pas plus que
le cheval, le chien ne doit jamais être « corrigé », attendu
qu'il est incapable de comprendre qu'il a «
commis une
faute», et que les brutalités inutiles dont il est trop souvent
victime ne peuvent que lui faire contracter de mauvaises ha-
bitudes, en provoquant des mouvements tout opposés à ceux
qu'on voudrait obtenir.
Quant aux « sentiments » qu'on attribue aux animaux,il
est aisé de montrer qu'on s'abuse encore étrangement à ce
sujet.
Les rapports sexuels entre un chien et une chienne ne
ressemblent en rien à de l'amour: ce n'est qu'à certaines
époques que le mâle est attiré vers la femelle par les odeurs
qu'elle dégage; celle-ci reçoit alors tous les mâles qui se pré-
sentent, tandis qu'à tout autre moment elle repousse bruta-
lement toute approche. Même après que le même chien et
la même chienne ont vécu longtemps l'un près de l'autre et
ont eu ensemble une nombreuse postérité, il y a entre eux si
peu d'affection qu'on peut tuer l'un en présence de l'autre
sans que celui qui reste en manifeste aucun chagrin.
Quand les petits viennent au monde, la mère les lèche
comme elle lèche tous les corps humides imprégnés de cer-
taines odeurs; elle est retenue auprès d'eux par la fatigue et
par le besoin d'être débarrassée de son lait; ils sont attirés
vers elle par la chaleur de son corps et par l'odeur du lait.
Elle a d'ailleurs si peu conscience de son rôle, que souvent
elle écrase ses petits en se couchant; si on les lui enlève tous,
elle cherche de tous côtés les sensations qui lui manquent;mais si vous en détruisez deux ou trois, elle retournera tran-
quillement près des autres. Une fois les besoins physiques
disparus, aucun lien ne subsiste entre la mère et les enfants.
Le chien est attaché à son maître par les sensations qu'il
reçoit de lui, par les habitudes contractées et surtout par le
besoin qu'il a de ses émanations, car l'expérience a démontré
que, si l'on coupe les nerfs olfactifs d'un chien, il ne mani-
feste plus aucune préférence pour personne, bien que ses
autres sens soient restés intacts. Par l'odorat, il retrouvé son
maître même à de grandes distances, comme il retrouve le
gibier dont il suit la piste. Mais séparé de lui ou dépaysé par
un petit trajet en chemin de fer, — j'en ai fait souvent l'ex-
périence, — il s'accoutume presque instantanément à de
nouvelles personnes, il ne manifeste aucun regret. A la vé-
rité, il suffit qu'il revoie son ancien maître pour que le son
de sa voix, ses gestes, l'odeur qui émane de lui, réveillent les
sensations d'autrefois; mais rien ne prouve qu'il ait pensé à
lui dans l'intervalle, et j'ai toujours constaté qu'après un
temps relativement court — disons six mois — il suit plus
volontiers le nouveau maître que l'ancien.
Tout ce que l'on raconte sur le prétendu dévouement du
chien ne repose que sur des faits mal observés, on pourra s'en
convaincre expérimentalement quand on voudra.
Quand l'animal semble avoir conscience d'une faute qu'il a
faite et en demander pardon, c'est le ton de la voix ou les
gestes du maître qui provoquent ces attitudes; et la preuve,
c'est qu'il suffira de lui parler sur le même ton et de faire les
mêmes gestes pour qu'il prenne les mêmes postures quoiqu'il
n'ait rien fait de mal.
Rien ne prouve que les rêves amènent des idées chez les
animaux comme chez l'homme, puisqu'on ne peut constater
que des gestes, des cris, indiquant simplement une agitation
nerveuse.
A 1écurie, les chevaux ne prennent aucune précaution
pour ne pas marchersur les pieds de l'homme qui les soigne,
lui donner un coup de tête ou un coup de pied lorsqu'une
mouche, par exemple, les tourmente. Il en est de même des
chiens qui, en jouant, vous posent brutalement la patte sur
la figure, culbutent les enfants, etc.
On prétend que certaines races de chiens sont plus intelli-
gentes que d'autres:il y a seulement des différences d'apti-
tudes physiques. Depuis plusieurs années je ne possède plus
que des. lévriers:ils ont bien l'inconvénient d'étiangler de
temps en temps quelque chat qui n'est pas rentré assez vite
au logis ou n'a pas grimpé à temps sur un arbre; mais malgré
cela, ils sont à mon avis les plus charmants de tous les chiens,
les plus élégants de formes, les moins turbulents à la mai-
son, les plus merveilleux d'allures, et s'ils n'ont pas plus
d'intelligence que les autres, il n'est pas moins vrai qu'on
peut les dresser à des choses tout aussi curieuses; témoin
Jack qui m'a suivi dans de longs voyages que j'ai faits à che-
val et en voiture, et que j'envoyais, plusieurs kilomètres avant
l'étape, annoncer mon arrivée dans les hôtels où j'avais cou-
tume de descendre.
Les chiens, comme beaucoup d'autres animaux, font en-
tendre différentscris,toujoursproduitsparde vives sensations.
Pourrait-onprétendre qu'il y a là un langage?A-t-on jamais
vu des chevaux attachés toute la journée dans la même écu-
rie, des chiens au chenil ou dans la maison, paraître échanger
entre eux des pensées?
On dit que le gibier, vers la fin de la saison de la chasse est
plusprudentqu'au commencement,et on en conclut qu'il s'est
rendu compte des dangers qui le menacent. N'est-il pas plus
simple de croire que les animaux qui vivent en liberté con-
tractent inconsciemmentdes habitudes, reçoiventun véritable
dressage résultant des sensations qu'ils subissent tous les
jours, des circonstances qui les entourent, et que, constam-
ment poursuivis, ils s'affolent au moindre bruit?
III
J'aurais pu multiplier les exemples à l'infini, et discuter
longuement les détails de chacund'eux. Mais le rapide exposé
que j'ai fait suffira certainement pour appeler l'attention des
savants sur cetteimportante question de l'intelligencedes ani-
maux et sur la manièredont il me semble qu'il faut l'examiner.
On remarquera que je n'ai pas employé une seule fois le
mot instinct. Je crois en effet que l'impulsion intérieure qui
détermine les actes des animaux est toujours produite par
une sensation physique; que par conséquent, comme l'a dit
le Dr A. Netter, le mot instinct ne signifie rien et devrait être
rayé du vocabulaire scientifique.
Les procédés de dressage constituant les rapports les plus
directs que nous puissions avoir avec les animaux que nous
connaissons le mieux et dont les facultés pourraient être le
plus développées par l'éducation, si ces animaux n'agissent
jamais raisonnablement, s'ils ne sont même pas libres de
choisir entre deux sensations présentes, s'il faut toujours
qu'ils cèdent à la plus forte, n'a-t-on pas lieu de croire qu'il
en est de même pour ceux qui vivent à l'état sauvage, d'au-
tant plus que ceux-ci ne font rien aujourd'hui autrement qu'il
y a cent ans, mille ans, leurs ancêtres ne leur ayant rien en-
seigné, par l'excellente raison, vraisemblablement, qu'ils
navaient eux-mêmes rien appris et que les bêtes n'ont jamais
pu communiquer entre elles à l'aide d'aucun langage?
Les romanciers, les poètes sont peut-être excusables de pré-
senterles choses autrement. Encore leur talent serait-ilmieux
employé à faire connaître la vérité qu'à répandre l'erreur.
Mais à coup sûr les savants, eux, ne devraient pas se laisser
aussi facilement tromper par les apparences. Je n'ignore pas
qu'on peut réfuter presque tous les arguments par d'autres
arguments, et cela avec sincérité, en regardant les choses
d'un autre point de vue:aussi je demande qu'avant de me
réfuter on veuille bien se placer pendant quelques instants au
même point de vue que moi, afin de voir s'il ne permet pas
de mieux juger l'ensemble de la question. La théorie de l'au-
tomatisme des animaux une fois admise, il est facile de s'as-
surer qu'elle est juste, puisque, après y avoir été conduit par
l'examen des faits,onvoit,en faisant la contre-ipreuve, qu'il
ny a pas un fait expérimental, un seul, qu'elle ne puisse ex-
pliquer d'une manière satisfaisante.
Ce n'est qu'en cherchant dans les sensations la cause phy-
sique de tous les actes des animaux, en étudiant les effets
différentsque produisent sur les différentes espèces la vue des
objets, les bruits, les odeurs, etc., là distance à laquelle les
organes en sont affectés1, qu'on pourra faire faire de grands
progrès à la science en découvrant les causes encore mysté-
rieuses des travaux des castors, des migrations (qui probable-
ment s'expliquent par les mêmes sensations que le retour du
chien vers son maître)
,
etc. Le Dr A. Netter a montré déjà,
dans un magnifique chapitre de L'homme et l'animal devant
la méthode expérimentale ce qu'il faut penser des fourmis et
de leur langage antennal.
On m'objectera sans doute que tout ce que j'ai dit des ani-
1. Des instruments perfectionnés, augmentant considérablement la
puissance de l'odorat et du toucher, commed'autres augmentent la puis-
sance de la vue et de l'ouïe, permettront peut-être à l'homme de résoudre
un jour bien des problèmes jusqu'ici inabordables.
maux peut aussi s'appliquer à l'homme. Oh! je sais que l'on
essaie aujourd'huide démontrer que l'homme n'est pas libre,
qu'il n'est pas, lui non plus, responsable de ses actes. Il ne
m'appartient pas de soutenir une discussion avec les philo-
sophes et les savants dont le langage ne m'est pas familier.
Cependant, homo sum, et comme tel, ayant passé ma vie à
m'étudier moi-même en même temps que j'étudiais les che-
vaux et les chiens, à comparer mes actes aux leurs, il m'est
permis d'avoir une opinion et, quitte à ne pas savoir l'expri-
mer doctement, voici ce que je dirai:
L'homme parle, l'homme pense, l'homme sent parfaitement
qu'il est libre de choisir, ne fût-ce, par exemple, qu'entre l'acte
de se lever et celui de s'asseoir, sans qu'aucune sensation
physique ledétermineplutôt à l'un qu'à l'autre. Tous les rai-
sonnements, il me semble, ne peuvent rien contre cela. On
peut dire que lorsqu'il croit être libre de se lever et qu'il se
lève, il a, en réalité, cédé au désir qu'il avait de montrer qu'il
pouvait se lever. Mais ce désir même est-il une sensation phy-
sique? L'homme peut s'abstenir des choses qui flattent le plus
ses sens, en vue d'un plus grand bien qu'il se propose, s'im-
poser toutes les privations, subir tous les tourments, sacrifier
jusqu'à sa vie pour être utile à ses semblables, pour le renom,
si l'on veut, qu'il laissera après sa mort, sans même l'espoir
d'une vie meilleure. A notre époque où l'on prêche tant la
lutte pour la vie et pour toutes les jouissances qu'elle procure,
il y a encore des hommes capablesde cela;j'en connais. Peut-
on dire d'euxque leurs actes sont gouvernés par des sensations
physiques? Et la pensée même qu'ilsont d'un bien métaphy-
sique n'est-elle pas la preuve — s'il en fallait une — qu'il existe
réellement chez l'homme quelque chose qui échappe à tous
les sens, que ni le chimisteni l'anatomiste ne découvriront ja-
mais avec leurs instruments, qu'il faut, par conséquent, distin-
guerde touteMATIÈRE
— la matière étant tout ce qui peut être
perçu par l'intermédiaire dessens,—et qui s'appelle l'ESPRIT1.
I. Je ne donne pas ici au mot esprit le sens deprincipe de vie. La vie
n'est, selon moi, que le fonctionnement naturel des organes. L'esprit
Or, rien, absolument rien ne permet même de supposerque
l'esprit existe chez les animaux. Du haut en bas de l'échelle,
ils n'exécutentque des mouvements réflexes. Ces mouvements
sont plus ou moins variés selon que l'organisme est plus ou
moins compliqué:le poisson ne peut pas courir, le lièvre ne
peut pas voler; le singe, qui a des mains, l'éléphant,qui a une
trompe, sont capables d'accomplir des actes qui étonnent un
instant l'homme qui les observe; en réalité, chez le singe, le
chien, l'éléphant, l'intelligence est la même que chez l'huître,
c'est à dire nulle:ils cèdent à des sensations plus multiples,
ils n'agissent jamais librement.
L'homme seul est un être double; il y a en lui l'animal et
l'être pensant, le corps et l'esprit. A la vérité beaucoup de ses
actes et de ses sentiments ne sont, comme chez la bête, que
des mouvements réflexes; mais dans beaucoup d'autres l'es-
prit intervient, domine les sensations physiques, intercepte
les mouvements réflexes et les réfrène.
Nonseulement une sensation actuelle en renouvelle une
autre, comme quand, se retrouvant dans une maison où il a
entendu un air de musique, il entend de nouveau cet air qui
revient, qui 1obsède, qu'il ne peut chasser — si ce n'est en
pensant a autre chose;mais il a le pouvoir, par le seul effort
de sa volonté, sans qu'aucune sensation physiquel'ypousse,de se rappeler ce qu'il a fait la veille, il y a huit jours, il y ades années.
Une attaque brutale, une parole injurieuse peut déterminer
de sapart une riposte violente (mouvement réflexe), que les
tribunaux excusent et qui me paraît à moi fort coupable,
précisément parce que l'homme a agi dans ce cas comme un
animal et ne s'est pas servi du pouvoir qu'il a de dominer ses
sens; mais il peut aussi, apprenant qu'en Amérique, six mois
auparavant, un autre homme l'a insulté, se déterminerfroide-
ment, librement, à tirer de lui vengeance.
Une femme fait sur ses sens une vive impression:il est
est ce qu'il y a d'immatériel chez l'homme,ce qui pense, réfléchit, com-
pare, connaît.
prêt à y céder; mais aussitôt il songe aux raisons d'ordre mo-
ral qui s'opposent à leur union et, dominant cet amour phy-
sique, il s'éloigne, ou, au contraire, après avoir longuement
réfléchi, il se décide, croyant bien faire, à surmonter tous les
obstacles:et voilà son amour grandi de tous les sacrifices.
Donc entre le règne animal et le règne humain il y a une
limite infranchissable:l'esprit, c'est-à-dire l'intelligence, la
faculté de choisir, c'est-à-dire la liberté.
Cette théorie explique aussitôt tous les actes de l'homme et
ceux des animaux.
Avec la théorie de Darwin on arrive nécessairement à ce
dilemme:Ou l'intelligence est'partout, dans la plante comme
chez l'homme, dans le bloc de marbre comme chez l'animal,
ce qui est absurde;ou l'intelligence n'est nulle part:l'homme
n'a pas conscience de ce qu'il fait, n'est pas responsable de
ses bonnes ni de ses mauvaises actions, ce qui est également
absurde.
La théorie de Darwin pousse encore des écrivains de ta-
lent, comme Mmo Séverine, à s'enthousiasmer pour un affreux
roquet, qu'il leur plaît, précisément à cause de ses défauts
physiques, d'affubler de toutes les qualités morales et leur fait
écrire: «
J'aime les pauvres d'abord, les bêtes ensuite, et
les gens après! »
A quelle époque l'esprit commence-t-il à exister chez l'en-
fant? A la conception?à la naissance? ou plus tard? Scien-
tifiquement on n'en peut rien savoir, car l'esprit nepeut se
manifester qu'au moyen de certains organes, comme un vio-
loniste ne peut faire connaître son talent qu'au moyen d'un
violon et d'un archet. Les parents s'illusionnentpresque tou-
jours sur l'époque où leurs enfants donnent les premières
preuves d'intelligence. Pendant plusieurs années l'enfant
n'est, en apparence,qu'un petit animal, obéissant à toutes ses
sensations, exécutant machinalement des mouvements, répé-
tant inconsciemment des sons qu'il ne comprend pas. Lors-
que les organes physiques, c'est-à-dire les instruments qui
lui sont nécessaires,ont pris assez de force, l'esprit commence
a se révéler. Peut-être l'esprit est-il le même chez tous les
êtres humains; peut-être n'est-ce pas lui qu'on peut perfec-
tionner, mais seulementles organes physiquesdont il se sert;
peut-être était-il le même avant que ces organes fussent
formés, et reste-t-il le même lorsque la maladie ou la vieil-
lesse les paralysent. Ainsi les penseurs de nos jours ne sont
pas supérieurs intellectuellement à ceux d'autrefois et les dé-
couvertes de la science ne sont dues qu'à des instruments
plus parfaits.
Quoi qu'il en soit, l'esprit, la liberté, la responsabilité
nexistent pas sur cette terre ailleurs que chez l'homme et lui
imposent d'autres règles de conduite que la lutte pour la vie
à laquelle obéissent les autres êtres. Au point de vue social
et politique, c'est-à-dire au point de vue des relations entre
les hommes et de la manière dont ils doivent être élevés et
gouvernés, cette vérité a quelque importance.
Tout ce qui est faux est immoralet dangereux. Les idées de
Darwin, propagées par la littérature soi-disant naturaliste,
qui nous montre la bête humaine cédant à tous ses appétits,
aux besoins physiques les plus vils, ont encouragé tous ceuxqui, ne luttant plus que pour le bien-être et la fortune,
cœurent aujourd'hui, par les scandales qui se découvrent,
tous les honnêtes gens.
Si je ne me trompe, on a soif maintenant d'autre chose.
L'ENSEIGNEMENT
DE
L'ÉQUITATION EN FRANCE
i
Bien qu'on se soit servi du cheval dès les temps les plus
reculés et qu'on trouve déjà dans Xénophon des préceptes
fort justes sur la manière de le monter et de le dresser, il est
inutile de rechercher dans l'antiquité les origines de notre
équitation actuelle, qui, par suite surtout des modifications
importantes apportées aux harnachements, n'a pour ainsi
dire aucun rapport avec celle des peuples anciens et des
Orientaux.
Peut-être pourrait-on retrouver dans de vieux écrits quel-
ques traces des procédés en usage autrefois dans notre pays
même;les tournois et l'organisation des troupes à cheval
montrent en effet qu'au temps de la chevalerie l'éducation de
la noblesse comportait déjà une certaine instruction équestre.
Jusqu'au xve siècle nous n'avons toutefois aucun document
précis sur la manière dont cette instruction était donnée.
Sans doute on choisissait pour exercer les chevaux les ter-
rains les plus convenables; on s'aidait de barrières ou de fer-
metures quelconques pour soustraire le plus possible les
animaux à l'influence des objets extérieurs et les mieux pos-
séder; chaque cavalier déployait plus ou moins d'habileté
selon ses aptitudes naturelles et l'expérience acquise; mais
tant qu'il n'y eut ni manèges ni enseignement rationnel, et
tant que les gentilshommes se vantèrent de ne savoir ni lire
ni écrire, l'équitation ne fit aucun progrès. C'est à l'époque
de la renaissance des lettres, des sciences et des arts, qu'elle
commença à être enseignée avec quelque méthode, en Italie,
par plusieurs gentilshommes,Frédéric Grison,César Fiaschi
et surtout Giovan-Batista Pignatelli, qui ouvrirent les pre-
mièresacadémies, àNaples d'abord,puisàRome. « Lesélèves,
dit Newcastle,y restaient des années avant qu'on leur dît seu-
lement s'ils étaient capables d'apprendre et de réussir en cet
exercice,tant les écuyerssavaient bien faire valoir leur talent.»
La noblesse de France accourutaussitôt s'instruire à l'école
italienne; Salomon de La Broue, Saint-Antoine, Pluvinel,
brillèrent au premier rang parmi les élèves du célèbre Pigna-
telli et, de retour en France, jetèrent les premières bases de
l'enseignement. Des académies' furent fondées à Paris, à
i. On trouve dans l'édition de 1777 du Dictionnaire de l'Académie
française, au mot ACADÉMIE : « Certain lieu près d'Athènes où s'assem-
blaient. Se dit aussi d'une compagnie de personnes. Il se dit aussi du
lieu où la noblesse apprend à monter à cheval et les autres exercicesqui
lui conviennent. (Il a mis son fils à l'Académie. Il est en pension à une
telle Académie. Au sortir de l'Académie, il fut à la guerre.) Il se prend
aussi pour lesécoliers mêmes. (Ce jour-là, un tel écuyer fit monter toute
son Académie à cheval.) n — ACADÉMIE DE MUSIQUE ne vient qu'ensuite
dans le Dictionnaire.
Tours, à Bordeaux, à Lyon; elles recevaient des pension-
naires et des externes; les pensionnaires y apprenaient non
seulement l'équitation,mais l'escrime, la danse, arts dits aca-
démiques, et les mathématiques.
Dans le sens le plus généralement usité, c'est-à-dire pour
désigner une compagnie de savants ou d'artistes,nous verrons
plus loin que le mot académie ne saurait convenir à aucune
institution hippique ayant existé jusqu'à présent. Dans son
sens le plus conforme à l'étymologie, ce nom qui, appliqué
aujourd'hui à une école d'équitation, semble prétentieux,
était certainement on ne peut mieux choisi pour désigner
les endroitsoù les premiersmaîtresenseignèrentles principes
enfin découverts de l'art de monter à cheval. Cet art fut pen-
dant longtemps le plus en honneurparmi ceux que pratiquait
la noblesse, qui elle-même descendait des anciens écuyers1,
et c'est bien certainement parce que le cheval a été le prin-
cipal instrument de la civilisation,que Buffon l'a appelé « la
plus noble conquête que l'homme ait jamais faite ». Aussi
faut-il déplorer que tout ce qui se rapporte à l'équitation soit
depuis longtemps si négligé en France, surtout par les écri-
vains et les savants, que l'on ne trouve, ni dans les guides
usuels, ni dans les dictionnaires,ni dans les traités d'histoire,
aucun renseignementsur les plus grands maîtres qui ont il-
lustré notre pays. Alors que tant de statues s'élèvent sur nos
places publiques, les noms mêmes de nos plus célèbres
écuyers, à peine connus d'un très petit nombre de fervents
admirateurs, sont complètement ignorés, non seulement du
Public, mais encore de ceux qui ont mission de l'instruire;
on laisse cela de côté avec une sorte de mépris et l'on ne
I. On sait qu'après la conquête des Gaules et dès les premiers
temps de la monarchie française, on donnait le nom d'écuyer aux gens
de guerre qui tenaient le premier rang parmi les militaires; on les ap-
pela gentilshommes ou nobles pour les distinguerdu reste du peuple,
et ils furent la source de la noblesse. Jusqu'à la Révolution, la charge
d'écuyer resta un titre de noblesse, et nul ne pouvait prendre le titre
d'écuyer s'il n'était issu d'un père ou d'un aïeul anobli dans la profes-
sion des armes.
semble pas se douter que l'équitation est, parmi les arts, un
des plus utiles, des plus attrayants, un de ceux aussi qui né-
cessitent le plus d'étude et qui forment le mieux l'esprit et le
jugement.
Dès que l'équitation, au lieu d'être pratiquée empirique-
ment en plein air, fut enseignée dans les manègespar de vrais
maîtres, elle fit d'immenses progrès et, en très peu d'années,
atteignit le degré de perfection où sut l'élever La Guérinière.
Il se fonda bientôt un grand nombred'académies; mais celles
de Paris et de Versailles eurent toujours le pas sur toutes les
autres, et c'est à elles que revient l'honneur d'avoir produit
les premières et les meilleures méthodes.
Salomon de La Broue, écuyerdu roi, écrivit en 1610 le
premier traité d'équitation qu'on eût vu en France:le Cava-
lerice francois. Cet ouvrage, qui se ressent encore des an-
ciennes pratiques,estrempli des préceptes les plus barbares
et préconisedes moyensd'une brutalité révoltante; toutefois,
il révèle un effort vers le progrès, vers un enseignement mé-
thodique s'appuyant sur les connaissances scientifiques de
l'époque, et l'on y trouve des passages excellents, comme ce-
lui où l'auteur recommande de ne pas renfermer le cheval,
c'est-à-dire lui placer la tête et l'encolure, avant qu'il se soit
livré aux différentes allures, et de ne demander la mise en
main qu'en marche, contrairement à ceux qui, déjà à cette
époque, travaillaient d'abord le cheval en place.
Pluvinel, devenu écuyer du roi, fit l'éducation équestre de
Louis XIII et nous a laissé un ouvrage fort curieux, l'Ins-
truction du roi en l'exercice de monter à cheval, dans lequel,
sous forme de dialogue entre son élève et lui, il donne déjà
des principes fort supérieurs à ceux de La Broue et exprime
des idées que beaucoup d'écuyers et de sportsmen de nos jours
feraient bien de méditer. Le roi s'adresse d'abord au grand-
écuyer de France,qui était alors M. deBellegarde, et lui dit:
« Monsieur le Grand, puisque mon aage et ma force me per-
mettent de contenter le désir que j'ay, il y a longtemps, d'ap-
prendre à bien mener un cheval pour m'en servir, soit à la
teste de nos armées ou sur la carrière pour les actions de
plaisir, je veux en sçavoir non-seulement ce qui m'est néces-
saire comme roi, mais aussi ce qu'il en faut pour atteindre à
la perfection de cet exercice, afin de cognoistre parmy tous
ceux de mon royaumeles plus dignes d'estre estimez. » M. le
Grand répond:« Sire, VostreMajesté a raison de souhaiter
passionnément d'apprendre le plus beau et le plus nécessaire
de tous les exercices qui se pratiquent au monde, non seule-
ment pour le corps, mais aussi pour l'esprit, comme M. de
Pluvinel luy donnera parfaitement à entendre, estant très
aise de ce qu'il a encore assez de vigueur pour enseigner à
VostreMajesté la perfection de cette science. » Le roi de-
mande à M. de Pluvinel en quel sens il entend que l'exercice
du cheval n'est pas seulement nécessaire pour le corps, mais
aussi pour l'esprit. Pluvinel répond:« L'homme ne le peut
apprendre qu'en montant sur son cheval, duquel il faut qu'il
se résolve de souffrir toutes les extravagances qui se peuvent
attendre d'un animal irraisonnable, les périls qui se ren-
contrent parmi la cholère, le désespoir et la lascheté de tels
animaux, joincte aux appréhensions d'en ressentirles effects.
Toutes lesquelles choses ne se peuvent vaincre ny éviter,
quavec la cognoissance de la science, la bonté de l'esprit et
la solidité du jugement : lequel faut qu'il agisse dans le plus
fort de tous ces tourmens avec la même promptitude et froi-
deur que fait celuy qui, assis dans son cabinet, tasche d'ap-
prendre quelque chose dans un livre. Tellement que par là
VostreMajesté
peut cognoistretrès clairement comme quoy
ce bel exercice est utile à l'esprit, puisqu'il l'instruict et l'ac-
coustume d'exécuter nettement, et avec ordre, toutes ces
fonctions parmi le tracas, le bruict, l'agitation et lapeur con-
tinuelle du péril, qui est comme un acheminement pour le
rendre capable de faire ces mesmes opérations parmy les
armes, et au milieu des hazards qui s'y rencontrent. » Plu-
vinel explique ensuite au roi la différence qui existe entre le
bel homme à cheval et le bon homme de cheval et, parlant de
ce dernier, il dit: « Pour estre parfaitement bon homme de
cheval, il faut sçavoir, par pratique et par raison, la manière
de dresser toutes sortes de chevaux à toutes sortes d'airs et de
manèges; cognoistre leurs forces, leurs inclinations, leurs
habitudes, leurs perfections et imperfections, et leur nature
entièrement; sur tout cela faire agir le jugement,pour savoir
à quoi le cheval peut estre propre, afin de n'entreprendre sur
luy que ce qu'il pourra exécuter de bonne grâce; et ayant
cette cognoissance, commencer, continuer et achever le che-
val avec la patience et la résolution, la douceur et la force
requise, pour arriver à la fin où le bon homme de cheval doit
aspirer; lesquelles qualitez se rencontrant en un homme, on
le pourra véritablementestimer bon homme de cheval. »
De nouveaux traités furent bientôt publiés par MM. de
Menou, de Solleysel, de Birac, de Beaumont, Delcampe,
Gaspard de Saunier.
Mais ce fut La Guérinière qui, le premier, institua l'ensei-
gnementvraiment méthodique del'équitation.Praticien hors
de pair, il ne pensait pas, comme nos modernes sportsmen,
que la théorie est inutile. Élève lui-même de M. de Vandeuil,
dont la famille tint pendant plus d'un siècle l'académie royale
de Caen,La Guérinière comprit la nécessité d'une méthode
écrite, et il l'écrivit dans une langue claire, correcte, élégante,
qui montrela pondération de son esprit, sa grande expérience
pratique, les ressources de son savoir. Ce livre est une œuvre
admirable, dont toutes les parties s'enchaînent avec ordre et
qui est rempli de vérités auxquelles le temps ne pourra rien
changer. Dans le premier chapitre de la seconde partie inti-
tulé :
Pourquoi ily a si peu d'hommes de cheval, et des qua-
lités nécessairespour le devenir, La Guérinière dit: «
Toutes
les sciences et tous les arts ont des principes et des règles
par le moyen desquels on fait' des découvertes qui con-
duisent à la perfection. La cavalerie est le seul art pour le-
quel il semble qu'on n:ait besoin que de pratique; cependant,
la pratique dépourvue de vrais principes n'est autre chose
qu'une routine, dont tout le fruit est une exécution forcée et
incertaine, et un faux brillant qui éblouit les demi-connais-
DELAGUÉRIIÈRE
seurs, surpris souvent par la gentillesse du cheval plus que
par le mérite de celui qui le monte. De là vient le petit nombre
de chevaux bien dressés et le peu de capacité qu'on voit pré-
sentement dans la plupart de ceux qui se disent hommes de
cheval.
«
Cette disette de principes fait que les élèves ne sont point
en état de discerner les défauts d'avec les perfections. Ils n'ont
d'autre ressource que l'imitation, et malheureusementil est
bien plus facile de tourner à la fausse pratiqueque d'acquérir
la bonne.
«
Le sentiment de ceux qui comptent pour rien la théorie
dans l'art de monter à cheval ne m'empêchera point de sou-
tenir que c'est une des choses les plus nécessaires pour at-
teindre à la perfection. Sans cette théorie, la pratique est
toujours incertaine. Je conviens que, dans un exercice où le
corps a tant de part, la pratique doit être inséparable de la
théorie, puisqu'elle nous fait découvrir la nature, l'inclination
et les forces du cheval; et, par ce moyen, on déterre sa res-
source et sa gentillesse ensevelies, pour ainsi dire, dans l'en-
gourdissementde ses membres. Mais, pour parvenir à l'excel-
lence de cet art, il faut nécessairement être préparé sur les
difficultés de cette pratique par une théorie claire et solide.
« La théorie nous enseigne à travailler sur de bons prin-
cipes; et ces principes, au lieu de s'opposer à la nature, doi-
vent servir à la perfectionner par le secours de l'art.
« Quand je dis qu'ilfaut de la vigueur et de la hardiesse,
je ne prétends pas que ce soit cette force violente et cette té-
mérité imprudente dont quelques cavaliers se parent, et qui
leur fait essuyer de si grands dangers, qui désespèrent un
cheval et le tiennent dans un continuel désordre:j'entends
une force liante qui maintienne le cheval dans la crainte et
dans la soumission pour les aides' et pour les châtimens du
cavalier; qui conserve l'aisance, l'équilibre et la grâce qui
1. On appelle aides les moyens dont se sert le cavalier pour faire ma-
nœuvrer le cheval:les rênes, les jambes, les éperons, la cravache.
doivent être le propre du bel homme de cheval, et qui sont
d'un grand acheminementà la science.
« La difficulté d'acquérir ces qualités et letemps considé-
rable qu'il faut pour se perfectionner dans cet exercice font
dire à plusieurs personnes qui affectent un air de capacité,
que le manège ne vaut rien, qu'il use et ruine les chevaux,
et qu'il ne sert qu'à leur apprendre à sauter et à danser, ce
qui, par conséquent,les rend inutiles pour l'usage ordinaire.
Ce faux préjugé est cause qu'une infinité de gens négligent
un si noble et si utile exercice, dont tout le but est d'assouplir
les chevaux, de les rendre doux et obéissans, et de les asseoir
sur les hanches, sans quoi un cheval, soit de guerre, soit de
chasse ou d'école, ne peut être agréable dans ses mouve-
mens, ni commode pour le cavalier:ainsi, la décision de
ceux qui tiennent un pareil langage étant sans fondement, il
serait inutile de combattre des opinions qui se détruisent
suffisamment d'elles-mêmes. »
Le livre de La Guérinière reste encore aujourd'hui un de
ceux qu'on peut consulter avec le plus de fruit. Toute la
partie qui traite de l'équitation et du dressage ne le cède en
rien, est même supérieure, pour l'époque où elle a été écrite,
à nos meilleurs ouvrages modernes, et la fameuse « épaule en
dedans », trop peu comprise de nos jours, est vraiment ad-
mirable. Les seules critiques qu'on puisse faire à l'auteur,
c'est d'être entré parfois dans trop de détails, d'avoir commis,
en parlant du mécanisme des allures, des erreurs qu'il était,
d'ailleurs, bien difficile d'éviter de son temps, d'avoir né-
gligé, particulièrement pour les départs au galop, de préciser
l'emploi des aides, enfin d'avoir voulu ajouter à son ouvrage
une partie qui se rattache plutôt à l'art vétérinaire, et dont il
confia la rédaction à un médecin de la Faculté de Paris, qui,
dit Grognier, « se contenta de copier Solleysel, et répéta des
erreurs et des absurdités cent fois répétées déjà».
Après La Guérinière,il n'y avait plus qu'à confier à un co-
mité d'écuyers le soin de conserver la méthode, d'en élaguer
ce qui pouvait être superflu ou erroné, et d'y ajouter, avec
la plus grande circonspection, les innovations utiles qui
pourraient se produire. Malheureusement,on ne songea pas
à cela; chacun interpréta à sa guise les préceptes du maître;
ce fut à qui, parmi les écuyers qui se succédèrent, produirait
des méthodes soi-disant nouvelles, compliquerait les diffi-
cultés en discutantceci, transformant cela, ajoutant sans cesse
des procédés d'une efficacité plus ou moins démontrée. Ils
prétendirent appuyer leurs systèmes sur des sciences qu'ils
ne possédaient eux-mêmes,cela va sans dire, que très impar-
faitement, et dont les théories, d'ailleurs, ne peuvent trouver
leur application exacte dans la pratique de l'équitation;
et c'est ainsi qu'ils s'égarèrent de plus en plus, sous prétexte
de progrès. La vanité, qui exerce un si grand empire sur
les artistes en général, et sur les écuyers en particulier, fut
certainement la cause principale de toutes les rivalités qui,
dès lors, ne cessèrent de diviser les maîtres, chacun semblant
avant tout désireux de faire reconnaître sa propre supériorité.
Jusqu'à la Révolution, l'académie de Versailles fut uni-
versellement reconnue pour la première du monde. C'est là
que, depuis le commencement du règne de Louis XIV, les
rois et tous les princes de France firent leur éducation éques-
tre, là que furent le mieux conservés les préceptesde La Gué-
rinière, et que l'on accueillit plus tard, dans une juste mesure,
les modifications que rendaient nécessaires la transformation
des chevaux et la plus grande rapidité des allures. L'ensei-
gnement de Versailles rayonnait non seulement sur toute la
France, mais encore sur toute l'Europe. La charge du grand-
écuyer était une des plus considérables de la cour. Les écu-
ries du roi étaient séparées en deux bâtiments, l'un pour les
chevaux de manège et de guerre et pour les chevaux de selle
et de chasse, l'autre pour les chevauxde carrosse. M. le Grand
vendait toutes les charges de la grande et de la petite écurie.
Nul maître ne pouvait ouvrir une académie sans sa permis-
sion et sans des lettres l'autorisant à prendre pour son école
le nom d'académie royale. Le manège de Versailles était
alors le véritable temple de l'art équestre; le silence y régnait
pendant les leçons; toutes les règles de la plus exquise poli-
tesse y étaient observées comme dans les salons du palais;
il reste, aussi bien pour la bonne tenue que pour la manière
d'enseigner, le modèle de toutes les écoles à venir.
Parmi les écuyers qui furent le plus justement célèbres
après La Guérinière, il faut citer Dupaty de Clam, membre
de l'Académie des sciences de Bordeaux, qui a laissé une
excellente traduction de Xénophon, et qui voulut appli-
quer à l'art de l'équitation l'anatomie, la mécanique, la géo-
métrie et la physique; Nestier, d'Auvergne, Mottin de La
Balme, le comte Drummont de Melfort, Montfaucon de
Rogles, dont le Traitéd'équitation inspira en grande partie le
Manuel pour l'instruction équestre, lors de l'installation de
l'école de cavalerie à Saumur, en 1814; le baron de Bohan,
le marquis de La Bigne, d'Abzac, Pellier, de Boisdeffre, Le
Vaillant de Saint-Denis.
La première école militaire fut fondée en 1751; l'ensei-
gnement équestre y fut confié au célèbre d'Auvergne. De
nombreuses divergences existaient déjà entre les maîtres.
Mottin de La Balme, élève de d'Auvergne, critiquant les mé-
thodes alors en usage dans la cavalerie, dit: « Ici on fait
jeter l'assiette en dehors, là on exige que ce soit en dedans,
ailleurs qu'on la laisse droite, etc. » Le baron de Bohan,
élève aussi de d'Auvergne, dit, au commencement de son
traité: « Je vois partout le schisme et l'ignorance varier nos
pratiques à l'infini, et j'entends partout des voix qui s'élèvent
pour reprocher à nos écoles le temps qu'elles perdent et les
chevaux qu'elles consomment. »
Depuis quelque temps déjà, l'anglomanie pénétrait en
France, et tous les écuyers s'en plaignaient amèrement. Il n'y
avait jamais eu, en effet, que peu de maîtres en Angleterre:Saint-Antoine, condisciple de La Broue, qui avait été envoyé
par le roi de France pour faire l'éducation d'Henri II, le duc
de Newcastle, lord Pembroke et Sydney Meadows, qui fu-
rent chez nos voisins les représentants de l'école française,
sont à peu près les seuls écuyers à citer.
Le duc de Newcastle avait publié à Anvers, en 1657, une
méthode dont le style seul était à ce point ridicule, qu'il est
resté un objet de risée parmi nous. Elle était intitulée : Mé-
thode et invention nouvelle de dresser les chevaux,par le très
noble, haut et très puissant prince Guillaume, marquis et
comte de Newcastle, vicomte de Maliffield, baron de Balsover
et Ogle, seigneur de Cavendish, Bothel et Hepwel;pair
d'Angleterre;quieut lachargeetl'honneur, etc., etc., etc.
Œuvre auquel on apprend à travailler les chevaux selon la
nature et àparfaire la naturepar la subtilité de l'art; tra-
duit de l'anglais de l'auteur par son commandement et en-
richy de quarante belles gravures en taille-douce. Une de ces
gravures représente Newcastle monté sur Pégase, planant
dans les airs, au-dessus de quatre chevaux prosternés; au
bas, ces vers:
Il monte avec la main, les éperons et gaule
Le cheval de Pégase qui vole en capriole :
Il monte si haut qu'il touche de sa tète les cieux,
Et par ces merveilles ravit en extase les dieux;
Les chevaux corruptibles qui, là-bas, sur terre sont
En courbettes, demi-airs, terre à terre vont,
Avec humilité, soumission et bassesse,
L'adorer comme Dieu et auteur de leur adresse.
Une autre gravure le représente en empereur romain, sur
un char traîné par des centaures, et touj ours suivi par des che-
vaux prosternés. Voici, du reste, comment l'auteur lui-même
s'exprime:«
J'ay enfin trouvé cette méthode, qui est assuré-
ment infaillible. J'ay dressé toutes sortes de chevaux, de
quelque pays ou tempéramentqu'ils fussent, de quelque dis-
position, force ou faiblesse qu'ils puissent être. Ils se sou-
mettent à ma volonté avec grande satisfaction. Ce que je
souhaiterois que les autres peussent, en pratiquant leur mé-
thode, ce que je ne crois pas qui arrive de si tost. D'une
chose vous puis-je répondre, que quelque autre dresse un
cheval et le parfasse par son industrie, cette mienne méthode
nouvelle le parfera en moins de la moitié du temps que lui,
et il ira encore mieux et plus juste ou parfaitement, ce que
j'ay vu faire à peu de chevaux que les autres dressent. » Cette
fameuse méthode, qui parut trente années après celle de Plu-
vinel, n'était guère supérieure au Cavalerice de La Broue,
et préconisait à peu près les mêmes moyens de brutalité. Le
lieutenant-colonel Mussot, dans ses Commentaires sur l'é-
quitation, dit, en parlant du livre de Newcastle : « Une telle
exubérance d'orgueil et de vanité puérile annonce nécessai-
rement un dérangement quelconque des facultés mentales. »
On peut se demander si ce dérangement d'esprit ne s'est pas
accentué depuis chez les sportsmen anglais et chez leurs
imitateurs,qui prétendent être, pour ainsi dire, de naissance,
des hommes de cheval transcendant, sans jamais avoir rien
appris. Le marquis de Newcastle, du moins, avait, dit-il,
«
toujours pratiqué et étudié l'art de monter à cheval auprès
des plus excellents hommes de cheval de toutes les nations,
les avoit entendus discourir fort amplement sur leur métier,
avoit essayé et expérimenté toutes leurs méthodes, lu tous
leurs livres, sans en excepter aucun, tant italiens, françois,
qu'anglois et quelques-uns en latin »-
Depuis Newcastle, dont le livre les avait sans doute dégoûtés
de tout enseignement théorique, les Anglais avaient aban-
donné les principes des maîtres; aimant beaucoup, à leur
façon, l'exercice du cheval, ils ne voyaient plus, dans l'équi-
tation, qu'un sport, c'est-à-dire, littéralement,un amusement,
un jeu comme tous les autres, où l'on acquiert, par la pratique
seule, toute l'habileté désirable;ils instituèrent les courses,
qui ne tardèrent pas à prendre chez eux un grand développe-
ment, créèrent la race nouvelle des chevaux de pur sang qui
devait être si utile pour améliorer toutes celles dites de demi-
sang et se mirent à pratiquer un genre d'équitation que la
mode mit d'autant plus promptement en faveur qu'il n'exi-
geait aucune étude assujettissante.Vers 1780, les premières
courses eurent lieu en France, à Fontainebleau, à Vincennes
et dans la plaine des Sablons, et les idées nouvelles firent de
grands progrès chez nous parmi les jeunes gens du monde,
qui, à l'imitation des Anglais, commencèrent à négliger le
manège. Il faut bien dire, d'ailleurs, que le manque d'unité
de l'enseignement, le désaccord qui régnait entre les maîtres
n'étaient pas faits pour inspirer grande confiance aux élèves.
Le Vaillant de Saint-Denis, l'un des écuyers du roi, publia
en 1789 un Recueil d'opuscules sur l'équitation, dédié au
prince de Lambesc, grand-écuyer de France;il dit en com-
mençant : «
C'est avec regret que j'ai vu l'équitation presque
avilie; des usages étrangers ont prévalu et semblent annoncer
que les talents des plus grands maîtres vont être à jamais
perdus pour la nation. » Et plus loin: « Ce qu'il y a de plus
malheureux pour l'équitation, dont les principes devraient
être simples et invariables, quoique l'ignorance les modifie
trop souvent à son gré, c'est que plusieurs personnes qui
montent à cheval plutôt parce qu'ils ont des chevaux que
parce qu'ils sont hommes de cheval, se croient obligés de
suivre la mode;on les voit bientôt soutenir que si la mode
n'est pas en elle-même la meilleure manière de monter à
cheval, elle est du moins la plus agréable, puisqu'elle est la
plus répandue. »
Il y avait cependant quelques bonnes choses à-prendre
dans l'équitation redevenue presque instinctive des Anglais;le trot enlevé, bien que né du laisser-aller de cavaliers
auxquels la méthode n'imposait plus aucune fixité de tenue,
présentait notamment de réels avantages. Au lieu de l'exami-
ner comme on avait fait pour les pratiques défectueuses des
anciens et de le soumettre à des règles précises, les représen-
tants de l'équitation classique eurent le tort de le rejeter de
parti pris, à cause de l'apparence grotesque qu'il donnait
inévitablement à des cavaliers dénués de bons principes;ceux-ci n'en réussirent pas moins à le mettre de plus en
plus à la mode, mais il va sans dire qu'ils ne surent pas
l'améliorer et en faire cette manière de trotter si gracieuse et
si commode qui est pratiquée aujourd'hui par quelques rares
écuyers français.
II
Nous avons vu que depuis La Broue et Pluvinel, on avait
fondé, en France, de nombreuses académies d'équitation. Il
y en avait à Metz, Besançon, Cambrai,La Flèche, Angers,
Caen, Lunéville, Saint-Germain, etc. Duplessis-Mornay,
l'ami et le confident d'Henri IV, avait créé, à Saumur, l'Aca-
démie protestante. Vers 1764, on avait construit dans cette
ville, pour les carabiniers, le magnifique manège qui est
actuellement celui des écuyers.En 1771, Saumurdevint, pour
la première fois, école de cavalerie.
Le manège de Versailles conservait néanmoins tout son
prestige;ceux qui prétendaient que l'enseignement y était
trop « académique» pour l'armée n'ont pas réfléchi que si
l'équitation militaire n'a pas besoin d'être aussi savante, elle
est basée sur les mêmes principes que celle de l'école et
que, pour pouvoir bien enseigner les éléments d'un art, il
faut que les maîtres en connaissent à fond toutes les res-
sources.
La supériorité éclatante du marquis de La Bigne et du
chevalier d'Abzac était reconnue par tous leurs contempo-
rains. Les d'Abzac, tout en suivant les principes de La Gué-
rinière, avaient compris la nécessité de les modifier pour les
adapter à une équitation plus large, que rendait nécessaire
l'introduction des chevaux anglais; mais ils voulaient que les
allures devenues plus rapides fussent toujours souples et bien
réglées;que le cavalier, sachant se lier à tous les mouvements
de l'animal, restât toujours correct dans sa tenue et dans ses
moyens de conduite;en un mot, ils avaient des idées abso-
lument justes sur l'équitation telle qu'elle devrait être
enseignée aujourd'hui même.
Lors de la Révolution, toutes les institutions hippiques
furent supprimées et, à partir de ce moment, le désordre
régna de plus en plus dans l'enseignement. L'École de Sau-
D'ABZAC
mur disparut comme celle de Versailles, comme toutes les
autres, et ne fut réorganisée qu'à la fin de l'Empire. Dès le
mois de septembre 1796, l'École de Versailles fut rétablie
sous le nom d'École nationale d'équitation. Elle était à la
fois civile et militaire. Chaque régiment pouvait y envoyer
un officier et un sous-officier: « Ce n'était plus, dit le
comte d'Aure, le manège académique des temps passés,
chargé de conserver les vieilles traditions en développant le
progrès: il ne s'agissait plus que de former à la hâte des
instructeurs pour nos régiments. Coupé, Jardin, Gervais et
quelques autres débris du manège de Versailles furent mis à
la tête de cette nouvelle institution. » C'étaient d'anciens
piqueurs des écuries du roi, imbus des principes de La Gué-
rinière et d'Abzac, mais manquant d'instruction.
En 1799, on adjoignit à l'École de Versailles deux succur-
sales:l'une à Lunéville, l'autre à Angers.
La mode adoptait de plus en plus tout ce qui venaitd'An-
gleterre;il était de bon ton de copier non seulement les
harnachements, plus légers et plus commodes pour les usages
ordinaires, mais encore la manière de monter de nos voisins,
ce qui était une grave erreur, car, aussi bien en chasse qu'à
la guerre, les cavaliers qui savent appliquer les bons prin-
cipes fatiguent beaucoup moins leur chevaux et ne les
« claquent » jamais, tout en leur faisant faire, au besoin, plus
de travail.
MM. Leroux frères, Pellier qui avait ouvert le manège de
Provence et dont le petit-neveu, continuant les traditions de sa
famille, dirige encore à Paris la belle école d'équitation dont
la renommée est universelle, Chapelle, Aubert, formés à
l'École de Versailles, s'efforcèrent de maintenir les règles
d'un bon enseignement.
En 1809, l'École de Versailles fut supprimée et une École
de cavalerie créée à Saint-Germain.
En 18 14,
l'École de Saint-Germainfut transférée à Saumur
et prit le nom d'Ecole d'instruction des troupes à cheval.
MM. Ducroc de Chabanneset Cordier furent placés à la tête
du manège, comme écuyers civils, tous deux au même titre.
Le marquis Ducroc de Chabannes, élève de l'École militaire,
partisan des principes des Mottin de La Balme, Melfort,
d'Auvergne et Bohan, qui étaient en divergence avec ceux de
Versailles, représentaitce qu'on appelait l'équitationmilitaire
et voulait simplifier l'enseignement en supprimant les vieux
airs de manège. M. Cordier, élève de Versailles, tenait pour
l'équitation classique selon les principes de La Guérinière et
de Montfaucon. Les deux maîtres, au lieu de chercher à
unifier leur enseignement par des concessions réciproques,
s'attachèrent de plus en plus aux idées qui les divisaient:
« On tolérait, dit Mussot, pour l'instruction militaire les
principes de Bohan, qui étaient ceux que défendait M. de Cha-
bannes et dont il avait en quelque sorte tiré la quintessence,
et on les bannissait du manège civil. Ainsi, les élèves rece-
vaient un jour des leçons de position, d'assiette, de tenue à
cheval, qui étaient démenties ou qu'ils ne reconnaissaient
plus le lendemain avec d'autres maîtres (le travail militaire et
le travail d'académie alternaient d'un jour à l'autre). L'in-
struction dans les corps se ressentait de cette incohérence
d'idées; les élèves de Saumur en sortaient avec une intelli-
gence fatiguée de ces contradictions et des connaissances
aussi incomplètes qu'indécises. »
Ce fut Cordier qui l'emporta. Le Manuel pour le manège
de l'École imposa les principes de Montfaucon. M. de Cha-
bannes présenta contre ce Manuel des observations qui ne
furent pas acceptées.
il
dut quitter l'École et se retira près de
Saumur au château de Bagneux où il recevait les visites de
ses anciens élèves qui venaient souvent le consulter.
Le désaccord entre les deux premiers maîtres de Saumur
fut une chose très regrettable, dont les mauvais effets ne firent
que s'accentuer dans la suite. A une époqueoù l'enseignement
était déjà si troublé, il eût fallu, en organisant l'École de ca-
valerie, placer à sa tête un comité d'écuyers, ou tout au
moins charger les deux maîtres qui représentaient précisé-
ment les deux équitations rivales de s'entendre pour produire
une nouvelle méthode établie sur les meilleurs principes.
Sans doute, ils auraient été assez intelligents, étant tous deux
des écuyers d'élite, pour reconnaître que l'équitation acadé-
mique et l'équitation militaire ne peuvent être en opposition
l'une avec l'autre, mais que celle-ci doit au contrairedécouler
tout naturellement de celle-là.
Cordier resta seul écuyer en chef à Saumur jusqu'en 1822,
époque à laquelle l'École fut licenciée à la suite de la conspi-
ration du général Berton. De 1815 à 1822, les principes de
Montfaucon, déjà un peu arriérés, furent seuls enseignés offi-
ciellement; mais ils rencontrèrent une forte opposition chez
plusieurs officiers-instructeurs qui préféraient ceux de Bohan.
Le capitaine Véron ne craignit pas de se poser en adversaire
dj l'école de La Guérinière et de Montfaucon, et il fut le
premier qui professa alors ouvertement, à Saumur, les théories
de Bohan et de Mottin de La Balme. D'autres capitaines ne
tardèrent pas à l'imiter.
Vers la même époque, Versailles fut rendu à son ancienne
destination. Les deux d'Abzac reprirent la direction du ma-
nège du roi. Dépositaires des vieilles traditions, ils voulurent
imposer à leurs élèves une sorte d'uniforme qui ne plut pas
à ceux-ci et les assujettir à des règles qu'ils trouvèrent trop
sévères. Les pages, appartenant aux grandes familles de
France, ayant presque tous une brillante situationde fortune,
entraînés par le goût des modes anglaises, considéraient
l'exercice du cheval comme une simple distraction et ne sui-
vaient les cours que très irrégulièrement. Toutefois, les
d'Abzac, qui, ainsi que nous l'avons vu, surent, dans leurs
leçons,appliquer, en les modifiant, les principes de la vieille
École, laissèrent la réputation de deux grands maîtres, de
deux écuyers de premier ordre.
De tous côtés des théories personnelles surgissaient, criti-
quant, souvent avec raison, les méthodes en vigueur.
M. d'Outrepont, capitaine de cavalerie à la demi-solde, publia,
en 1824,sesObservations critiques et raisonnéessur l'ordon-
nance provisoire des exercices et des manœuvres de la cava-
lerie, où il discute longuement la position de l'homme à
cheval. La même année, Cordier fit paraître un Traité rai-
sonnéd'équitation qui contient beaucoup d'excellenteschoses,
mais où l'auteur entre dans une foule de détails inutiles et
souvent erronés, à propos de l'impulsion que le cavalier
éprouve dans toutes les allures et tous les mouvements du
cheval. Il reste fidèle à la gracieusetenue des rênes à lafran-
çaise, le petit doigt de la main gauche entre les rênes de
bride, le filet dans la main droite, qui est la plus commode,
la plus élégante et la plus pratique en toutes circonstances;
mais il a le tort de rejeter le trot à l'anglaise.
En 1825, l'École de cavalerie fut définitivement installée
à Saumur et, en 1830, l'École de Versailles fut à jamais dis-
persée. Saumur restait donc seul, de fait, pour représenter
l'École française.
Ducroc de Chabannes fut rappelé commeécuyerde 1re classe
à l'Ecolede cavalerie, où Cordierreprit ses fonctions d'écuyer
en chef. Mais les théories de Bohan l'emportèrent cette fois.
Si le désaccord existait entre tous les maîtres du dehors, on
voit qu'il était au moins aussi grand dans Saumurmême. Le
24 mai 1825, parut le Cours d'équitation militaire, où l'on
fondit et modifia le Manuel du manège, le Cours d'hippia-
trique de M. Flandrin et l'Ordonnanceprovisoire. Flan-
drin, professeur d'hippiatrique, voulait appuyer sur l'anato-
mie l'enseignement de l'équitation. Mais ce n'est pas avec le
scalpel qu'on peut se rendre compte de l'ensemble et de la
relation des mouvements de l'être vivant: aussi, lorsque plus
tard Cordier et Flandrin collaborèrent à un Cours d'équita-
tion,ce livre se trouva rempli des théories les plus fausses sur
le mécanisme des allures.
Quand Ducroc de Chabannesprit sa retraite en 1827,ilpu-
blia son Cours élémentaire et analytique d'équitation, où il
dit: «
Un établissement essentiellement militaire, dont l'u-
nique ou du moins le principalobjetest l'instruction équestre
d'un grand nombre d'officiersde cavalerie dont la destination
ultérieure est derégénéreret de propager cette même instruc-
CORDIER
tion dans leurs corps respectifs et auxquels sous ce rapport
se trouve en quelque sorte confiée la destinée de nos troupes
à cheval, rentre dans la classe des établissements d'un intérêt
majeur digne de fixer d'une manière toute particulière les
regards et la sollicitude du gouvernement. Et s'il est de l'es-
sence d'un tel établissement que tout ce qu'on y enseigne y
soit admis de confiance, il devient aussi et par cela même de
la plus hauteimportance de n'admettre et de ne tolérer dans
le cours de cette instruction que des doctrines avouées par
l'art et des pratiques qui puissent être profitables à celui qui,
par devoir, est astreint à s'y conformer; comme aussi qu'elles
soient de nature à être propagées et puissent en même temps
se concilier avec les règlements militaires. Que si cependant
on persistait à diriger cette instruction d'après les mêmes
éléments contradictoires, ce serait se préparer les mêmes re-
grets, car indubitalement ils auraient les mêmes résultats. »
Il est fâcheux qu'après d'aussi sages paroles, l'auteur donne à
entendre que les seules vraies doctrines sont celles auxquelles
il est lui-même de plus en plus attaché. Il présente ses prin-
cipes « comme émanant directement des lois mécaniques,et
par cela même comme portant en eux un caractère irréfra-
gable». Il repousse énergiquement l'équitation anglaise et
regrette de lui voir prendre pied à l'école. Cependant, lui-
même ne s'en rapproche-t-il pas quand,dans ses longues dis-
sertations surlaposition ducavalier, ilindique,commeBohan,
que les principes de La Guérinière,«bons pouruneéquitation
de cour,où la belle tenue et la grâce étaient de rigueur, comme
type de la perfection, » ne s'appliquent pas au cavaliermili-
taire; qu'il faut tenir compte des différencesdeconformation
et laisser chaque cavalier trouverdelui-mêmelapositionqu'il
peut prendre le plus commodément?Ilme semble, au con-
traire, que c'est l'affaire des conseils de revision d'écarter de
la cavalerie les hommes qui ne peuvent avoir à cheval une
tenue correcte et que, aussi bien pourle bel aspect que pour
la solidité des troupes, lecavalier militaire doit se rapprocher
le plus possible de la positionjugée par les hommes de l'art la
plus propreàassurerles mouvements àtoutesles allures,etqui
est toujours aussi la moins fatigante. Cetteposition,d'ailleurs,
étant partout imposée, l'instruction se trouve fort simplifiée
dans les régiments, tandis qu'avec le système de Chabannes,
le rôle de l'instructeur devient fort difficile et l'on ne peut
avoir que de mauvais cavaliers.Tout le monde sait, en effet,
que le commençant a toujours tendance à prendre à cheval
des attitudes défectueuses,dont il faut soigneusementle cor-
riger dès le début, parce qu'ensuite il devient presque impos-
sible d'y rien changer. Si Ducroc de Chabannesjugeait qu'il
y avait lieu de modifier la position de La Guérinière, déjà
bien différente de celle de Newcastle et de Pluvinel,il fallait
qu'un comité d'écuyers s'entendit sur les changements néces-
saires et les prescrivît; mais il est vraiment étrange que
Chabannes, après avoir réclamé avec tant d'énergie l'u-
nification des principes, ait pensé qu'on pouvait s'abstenir
de se prononcer d'une manière nette et formelle sur un point
que tous les maîtres ont considéré comme fondamental et
auquel lui-mêmeattache assez d'importancepour y consacrer
une grande partie de son livre.
En voulant appliquer la mécanique à l'équitation, l'auteur
a oublié parfois, comme beaucoup d'autres maîtres, que le
cheval ne cède pas, comme un corps inerte, à l'impulsion
qui lui est donnée par un autre corps, mais qu'étant un être
vivant, sensible, il est mû, selon sa sensibilitépropre, par les
sensations qui lui viennent de son cavalier et de tous les objets
environnants.
Le livre de Ducroc de Chabannes,que beaucoup d'écuyers
militaires considèrent comme un des plus remarquablesqui
aient paru sur la matière, est à la fois diffus et incomplet;
l'auteur néglige de préciser les moyens à employer:si, comme
il le dit, «tous les procédés sont bons quand les cavaliers
sont habiles, et si les leçons appuyées sur l'exemple sont plus
profitables que les plus volumineux cahiers de commentaires
et de théoriesscientifiques», on ne saurait nier que les prin-
cipes clairs etles méthodes bien écrites soient indispensables
pour former des cavaliers habiles et surtout de bons profes-
seurs.
En 1829 parut un nouveau Règlementdecavalerie.
Depuis 1825, une commission composée d'officiers géné-
raux avait été chargée de reviser l'ancienne Ordonnance. La
commission avait reconnu dans son rapport que les principes
de l'Ordonnancede l'an XIII étaient généralement bons, mais
qu'il importait de la rendre plus simple et d'en coordonner
les parties. En conséquence. on supprima l'exercice:Pré-
parez-vous pour sauter à cheval; la iro et la 2e leçon n'en
firent plus qu'une; la 3e devint la 2e; la 40 devint la 3e; la
5e et la 6e furent remplacées par la 4e!
En i83o, Aubert, ex-professeur écuyer de l'École d'état-
major, publie son Traité raisonné d'équitation, d'après les
principes de l'Ecolefrançaise,danslequel il déplore le délais-
sement de l'équitation et les progrès de l'anglomanie.
Comme pour augmenter encore le désarroi de l'enseigne-
ment, on vit alors un écuyer de cirque, doué d'un très grand
talent d'exécution, d'un tact équestre merveilleux et d'une
intelligence très vive, mais qui, ne pouvant s'appuyer sur
aucune tradition, prit le parti de les rejeter toutes, Baucher
enfin, le fameux Baucher, se poser en réformateur de toutes
les doctrines, ou plutôt en novateuraux yeux de qui rien du
passé ne méritait de subsister. Les succès qu'il obtenait tous
les soirs émerveillèrent des milliersde spectateurs,etson im-
perturbable aplomb fit le reste. Une rivalité qui est restée cé-
lèbre s'éleva entre lui et le comte d'Aure, dernier représen-
tant de l'École de Versailles, qui, dans un tout autre sens que
Baucher, entrevoyait l'avenir de l'équitation. Baucher ne pra-
tiquait que les allures raccourcies et cadencées, les airs de
manège de plus en plus compliqués et extravagants, les as-
souplissements de mâchoire et d'encolure; il prétendait «dé-
composer, annuler les forces instinctives pour leur substi-
tuer les forces transmises» et ne semble pas avoir compris
grand'chose à l'emploi pratique du cheval. Le comte d'Aure,
excellent écuyer de manège, voyaitsimplement dans le travail
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Musany

  • 1. F. Musany. Propos d'un écuyer... [Lettre du Gl L'Hotte.] Source gallicalabs.bnf.fr / Château-Musée de Saumur
  • 2. Musany, F. (anagramme de C. Mansuy). F. Musany. Propos d'un écuyer... [Lettre du Gl L'Hotte.]. 1895. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter reutilisation@bnf.fr.
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  • 16. DU MÊME AUTEUR Dressage méthodique et pratique du cheval de selle, i vol. Conseils pour le dressage des chevaux difficiles, i vol. Dressage simplifié du cheval de selle, i vol. Traité d'Équitation, illustré par FRÉDÉRIC RÉGAMEY : 1. Cours élémentaire. i vol. 2. Cours supérieur:Haute-Ecole, Équitation de course, i vol. 3. Appendice:Deux allures nouvelles. Les Règles de l'Équitation. Brochure. L'Amazone au Manège et à la Promenade, illustré par FRÉ- DÉRIC RÉGAMEY. 1 vol. L'Élevage, l'Entrainement et les Courses, i vol. L'Homme et l'Animal devant la méthode expérimentale, en collaboration avec le Dr A. NETTER (de Nancy). 1 vol. Homme ou Singe? i vol. La Lutte pour le Vrai. i vol.
  • 17. F. MUSANY rPropos d'un Écuyer ILLUSTRATIONS DE DOLDIER PARIS H. SIMONISEMPIS, ÉDITEUR 21, RUE DES PETITS-CHAMPS, 21 1895 Tous droits réservéspour tous les pays y compris la Suède et la Norvège.
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  • 19. A MONSIEUR LE GÉNÉRAL L'HOTTE Les cavaliers, mon Général, sont unanimes à vous recon- naîtrepour le plus éminent écuyer de la Cavaleriefrançaise, qui compte dans ses rangs tant d'hommes de cheval distingués. Lessentimentsque vous ave gardéspour ceux quifurent vos maîtres montrent la haute estime que vous ave toujours euepour lepremier de tous les arts et pour ceux qui lepro- fessent dignement. Permettez-moide vous dédier ces quelques études, en témoignage de mon admiration pour votre grand talent équestre, en témoignage aussi de la respectueuseaffec- tion que je sens grandir chaque jour pour l'homme dont il m'a été donné d'apprécier le noble caractère et l'esprit élevé, depuis lapremière visite quej'eus l'honneur de vousfaire, à Tours, ily a déjàprès de sept ans. Et veuille agréer, mon Général, l'expression de mes sen- timents lesplus respectueusementdévoués. F. MUSANY. Ermitage de Châtenay, le 22 décembre 1894.
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  • 21. LETTRE DE M. LE GÉNÉRAL L'HOTTE Mon cher Monsieur Musany, Vous me dédieî le livre que vous alle publier sous le titre Propos d'un Ecuyer. Je vous remercie de l'honneur que vous voulez bien me faire. Dans votre lettre de dédicace,vous rappelez que les hommes de cheval distingués se trouvent en grand nombre dans la Cavaleriefrançaise:jejoins ma voix à la vôtre, et de grand cœur, pour rendre à notre Cavalerie ce juste témoignage. Je tiens à vous en donner l'assurance et à vous dire combienje suis louché des sentiments exprimés dans la lettre que vous mefaitesl'honneur de m'adresser. Veuille agréer, mon cher Monsieur Musany, l'assurance de mes sentiments tout dévoués. Gai L'HOTTE. Lunéville, 27 décembre i8g4.
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  • 25. PROPOS D'UN ÉCUYER L'HOMME ET LA BÊTE 0 libre et divine Pensée! L'homme descend-il de quelque forme animale?n'est-il que le dernier anneau d'une longue chaîne qui relierait entre eux sur cette terre tous les êtres vivants? ou bien doit-il for- mer un règne à part, le RÈGNE HUMAIN, absolument distinct des trois autres? Telle est la question, capitale pour l'humanité tout entière, qui n'est pas encore résolue par les savants. La petite secte des socialistes rationnels, disciples de Co- lins, à la tête de laquelle se trouvent des hommes d'une ho- norabilité parfaite et de convictions très sincères, a vu toute l'importance de cette question, dont elle fait la base même de son système social. Les socialistes rationnels refusent aux animaux toute intelligence, ne voient en eux que des auto-
  • 26. mates1. Mais, comme si l'humanité étaitvraiment condamnée de toute éternité à ne pouvoir faire un pas en avant sans en faire aussitôt un autre en arrière, ou à droite, ou à gauche, de sorte qu'elle ne pût jamais atteindrele but vers lequel tendent tous ses efforts, les disciples de Colins sont à la fois spiritua- listes et. athées! Le grand problème qui me semble, comme à eux, devoir être résolu, avant même qu'on examine ceux qui passionnent aujourd'hui toutes les classes de la société, a été étudié déjà par les plus grands philosophes. Sans doute il ne l'a pas été comme il aurait fallu, puisque la vérité est loin d'éclater à tous les yeux. Je ne me dissimule pas qu'il est fort téméraire à un homme dont le savoir se borne à très peu de choses d'oser exprimer son avis sur une telle question. J'espère pourtant qu'il me sera permis, après avoir passé plus de vingt années à examiner toute une catégorie de faits, de présenter le résultat d'observations et d'expériences consciencieuses. Qu'on me frappe, qu'on m'accable après, si je le mérite; mais je supplie, du moins, qu'on m'écoute. 1 Le célèbre Darwin, dont les théories ont réuni tant de par- tisans, dit, au commencement de l'introduction de l'Origine des Espèces:« J'étais, en qualité de naturaliste, à bord du vaisseau de Sa Majesté Britannique The Beagle, lorsque, pour la première fois, je fus vivement frappé de certains faits dans la distribution des êtres organisés qui peuplent l'Amé- rique du Sud et des relations géologiques qui existent entre les habitants passés et présents de ce continent. Ces faits, i. Ils leur refusent même toute sensibilité, disant que la sensibilité inconsciente n'est pas la sensibilité réelle. Il ne peut toutefois y avoir ici qu'une erreur d'expression que la discussion ferait promptement disparaître. La sensibilité n'a pas besoin d'être consciente pour exister réellement.
  • 27. ainsi qu'on le verra dans les derniers chapitres de cet ouvrage, semblent jeter quelque lumière sur l'origine des espèces,« ce mystère des mystères», ainsi. que l'appelle un de nos plus grands philosophes. A mon retour, en 1837, il me vint à l'esprit qu'on pourrait peut-être faire avancer cette question en accumulant, pour les méditer, les observations de toutes sortes qui pourraient avoir quelque rapport à sa solution. » Et en effet, poursuivant son idée, Darwin a accumulé tous les faits qu'il a pu observer, toutes les anecdotes qu'on lui a racontées, les interprétant dans le sens le plus favorable à sa théorie. Après avoir lu, dans les traductions et dans le texte origi- nal, l'Origine des Espèces, la Descendancede l'Homme et l'Expression des émotions, il me semble que le savant natu- raliste anglais est un bien faible logicien. Toutefois je laisse à d'autres le soin de discuter les questions qui ne sont pas de ma compétence et veux seulementm'occuper des actes des animaux qui peuvent montrer s'ils sont doués ou non d'in- telligence. Darwin lui-même a dit1 : a Si aucun être organisé, l'homme excepté, n'avait possédé quelquesfacultés de l'ordre intellectuel, ou que ces facultés eussent été chez ce dernier d'une nature toute différente de ce qu'elles sont chez les ani- maux inférieurs,jamais nous n'aurions pu nous convaincre que nos hautesfacultés sont la résultante d'un développement graduel. Mais on peut facilement démontrer qu'il n'existe aucune différence fondamentale de ce genre. » J'espère, au contraire,démontrer que rien ne prouve l'exis- tence de facultés intellectuelles chez les animaux, ni de quoi que ce soit qui y ressemble. Mais auparavant je ferai quelques remarques sur la nature même des faits qu'il convient d'exa- miner. Les faits expérimentaux, c'est-à-dire ceux que l'on produit dans des circonstances données et qui peuvent être repro- 1. La Descendance de l'Homme, 3e édit. française, — Reinwald, édi- teur, — p. 67.
  • 28. - duits à volonté dans les mêmes circonstances, de manière qu'il soit possible à chacun de découvrir des détails qui au- raient pu échapper aux précédents expérimentateurs, ont seuls une valeur scientifique positive. Tels sont, dans la discussion de l'intelligence des animaux, les faits de dressage, qui mal- heureusementsont jusqu'ici les plus négligés par les savants. Les faits d'observation, qui ont simplement attiré l'atten- tion de celui qui les rapporte sans qu'il les ait produits lui- même et sans qu'il puisse les reproduire à volonté, sont extrê- mement sujets à caution, attendu que malgré l'attention et la sincérité de l'observateur, il est toujours possible que certains détails lui aient échappé et que les causes qu'il croit voir ne soient pas les véritables1. Ainsi un chien, que son maître a emmené de France en Angleterre, se perd après la traversée et, au bout de quelque temps, le maître apprend qu'il est revenu tout seul chez lui, à Paris; il en conclut que l'animal a dû avoir l'idée de re- prendre un paquebotpour rentrer en France. Mais pourquoi n'aurait-il pas simplement, guidé par son odorat, suivi la piste de son maître jusque sur le même bateau où tous deux avaient passé, et ainsi de suite jusqu'à Paris? Qu'est-ce qui prouve même qu'un voyageur, ayant trouvé le chien errant, ne l'a pas emmené avec lui à Paris, où l'animal, de nouveau perdu, sera revenu à son ancien logis en suivant des chemins familiers? D'autres suppositions ne sont-elles pas possibles? En un mot quelle conclusion certaine peut-on tirer de faits qui ne sont pas connus d'une manière plus précise? Or, les faits accumulés par les partisans de l'intelligence des animaux ne sont presque toujours que des faits d'obser- vation, qu'il est impossible de contrôler; de plus, ils raison- nent sur tous les faits comme le vulgaire qui, frappé de l'ana- logie paraissant exister entre les actes de l'animal et ceux de i. Pour la même raison, les tribunaux ne devraient accorder qu'une importance très relative aux dépositions des témoins qui, de la meil- leure foi du monde, jugeant d'après leurs impressions, peuvent dénatu- turer complètement les faits qui se sont passés sous leurs yeux.
  • 29. l'homme, leur attribue d'emblée les mêmes causes, sans même se demander si les choses ne peuvent pas s'expliquer autrement. Ce n'est pas ainsi, pour ma part, que j'ai procédé. Ayant cru jusqu'à l'âge de vingt-deux ans à l'intelligence des ani- maux, ayant même commencé vers cette époque un petit travail sur les moyens d'accroître cette intelligence, j'entre- pris avec confiance l'éducation d'un chien et d'une jument que je jugeais particulièrement bien doués. La jument, Dona Sol, de pur sang, fut promptement dressée à tous les airs de haute-école, et le chien, Brenn, magnifique mastiff, alla bien- tôt me chercher mon journal tous les matins, mangeait à table avec moi presque comme une personne, aboyait douce- ment quand je lui parlais, de manière à paraître répondre à mes questions. Jusque-là, malgré les moyens que j'avais dû employer, je continuais à m'illusionner sur la possibilité de développer considérablement les facultés « intellectuelles » de ces deux animaux. Je voulus alors apprendre à Brenn à compter jusqu'à dix et à aller me chercher, sur mon ordre, différents objets sans se tromper. J'échouai complètement:Brenn ne put jamais compterjusqu'à un, etquand je l'envoyais chercher mes pantoufles ou mes gants, il m'apportait indis- tinctement tout ce qui se trouvaità sa portée. Cela me fit réfléchir et, comme mon intention déjà bien arrêtée était de me consacrer tout entier à la pratique de l'équitation et à l'étude des chevaux et des chiens, je compris la nécessité de me faire tout d'abord une opinion juste sur le « moral» de ces animaux. Je me mis à lire attentivement les ouvrages de Flourens; en rapprochanttous les faits dont il parle de ceux que j'avais étudiés moi-même, je crus bientôt découvrir dans ses interprétations de nombreuses erreurs et je sentis mes propres convictions profondément modifiées. Je laissai pen- dant quelque temps les livres de côté, et m'occupai de faire tout seul chaque jour de nombreuses expériences sur les che- vaux et les chiens. J'arrivai ainsi à une opinion nouvelle qui fut plus tard confirmée par la lecture de Descartes et de l'ad-
  • 30. mirable discours de Buffon Sur la nature desanimaux,et qui me donna la clef de tous les moyens employés par les dres- seurs d'animaux savants. En 1877, je publiai mon Dressage méthodique etpratique du cheval de selle, précédé d'un Essai sur l'instinctet l'intelligence des animaux que M. Nourrisson me fit l'honneur de présenter à l'Académie des Sciences mo- rales et politiques. Malgré moi, il m'était resté de mes an- ciennes croyances une telle habitude du langage courant, que je dus, en 1886, publier sur le même sujet mon Dressage sim- plifié,pour rectifier les erreurs d'expressions qui s'étaient glissées à chaque page de mon précédent travail. Depuis cette époque, j'ai élevé plusieurs poulains, j'ai dressé beaucoup de chevaux, j'ai eu un grand nombre de chiens de toutes races et n'ai jamais cessé d'étudier tous ces animaux. De jour en jour ma conviction qu'ils sont entière- ment, absolument dépourvus d'intelligence s'affermit davan- tage. Je dirai bientôt sur quels faits elle se fonde, mais je crois devoir commencer par donner une définition précise du mot intelligence. Pris dans son sens le plus simple donné par l'étymologie (intus legere), INTELLIGENCEsignifie exclusi- vement facultéde choisir. Dès qu'il y a choix volontaire entre deux objets, entre deux actes à accomplir, il y a manifesta- tion d'intelligence. Les animaux sont-ils capables de choix volontaire, ou agissent-ils toujours comme le morceau de fer qui placé entre deux aimants ira nécessairement, fatalement, vers celui qui l'attire avec le plus de force? Toute la question est là. II Tous ceux qui ont écrit jusqu'à ces dernières années sur le dressage des chevaux, tous les maîtres d'équitation, quoique reconnaissant que le cheval a très peu d'intelligence, ont en- seigné qu'il faut tenir compte de cette intelligence, faire com- prendre à l'animal ce qu'il doit ou ne doit pas faire. M. H. Bouley, de l'Institut, avait coutume de dire « qu'un
  • 31. cheval n'est vraiment dressé que quand il est consentant ». Ce sont là des appréciations dont je laisse à leurs auteurs la responsabilité. Toujours est-il que, dans tous les procédés préconisés par les différentes méthodes, dans tous ceux, sans exception, qu'emploient les hommes de cheval, il est impos- sible de voir autre chose que des sensations déterminant des mouvements. Tout dressage commence par une période d'apprivoise- ment. Un homme s'approche d'un jeune cheval qui jusque- là a vécu en liberté:sa présence produit aussitôt sur la vue, l'ouïe, l'odorat, des sensations qui surexcitent l'animal; si celui-ci se trouve dans un vaste enclos, il se sauve; s'il est enfermé dans une écurie, il tourne la croupe et rue. On s'em- pare adroitement de la bête, on l'attache, l'homme pose la main sur l'encolure:nouvelle sensation tactile qui, comme les autres, produit une excitation proportionnée au degré d'impressionnabilitédu système nerveux. Peu à peu, grâce à toutes les précautions que connaissent les gens du métier et qui consistent toujours à associer des sensations agréables (poignées d'avoine, caresses) à celles qui d'abord effrayaient l'animal, celui-ci s'accoutume à la pré- sence de l'homme, à son contact. L'homme, tenant les rênes, caressant le cheval, l'attirant par l'àppât d'une friandise, se fait suivre et le dressage commence. Tout le savoir-faire con- siste à éviter à l'animalles sensations qui pourraient produire un désordre; et il faut pour cela beaucoup d'attentionet d'ex- périence, car pour la moindre chose, une sangle trop serrée, un geste trop brusque,un bruit entendu, l'animal affolé bon- dit, rue, se cabre, se renverse, échappe à son dresseur, se jette brutalementdans n'importe quel obstacle et se fait beau- coup de mal. C'est pour éviter ces accidents qu'on se sert des manèges, où aucune sensation étrangère n'est à redouter. Mais voici l'animal plus calme, habitué à suivre l'homme qui le tient: on le touche du côté gauche avec la cravache, il se jette aussitôt à droite, fuyant cette sensation nouvelle; on en profite pour l'accoutumerpeu à peu à se déplacer à droite,
  • 32. à gauche, en avant, en arrière, au moindre contact de la cra- vache. Y a-t-il là autre chose que des mouvements rénexes? La cravache est maintenant devenue un instrument de domination. On peut, au moyen de légers coups sur l'enco- lure ou en l'agitant devant les yeux, produire sur le sens de la vue ou sur celui du toucher des sensations assez fortes pour que d'autres sensations agissant en même temps sur d'autres parties du corps passent presque inaperçues. C'est ainsi qu'on peut, les premières fois, ferrer, seller, atteler le jeune cheval. On place sur son dos un poids d'abord léger, qu'on aug- mente graduellement, et on le promène ainsi en l'accoutu- mant à arrêter, repartir, tourner en tous sens; puis le cavalier se met en selle. Cette sensation nouvelle produit une nou- velle surexcitation;mais la bête s'y habitue peu à peu comme aux précédentes, sans que rien montre d'ailleurs qu'elle ait conscience de quoi que ce soit, car, excepté dans les romans, on n'a jamais vu un cheval s'inquiéter de ce qui arrive à son cavalier. On tire sa tête à droite, il tourne à droite; on tire à gauche, il tourne à gauche; on tire les deux rênes également, il arrête. Pour tous ces mouvements si simples, il faut encore agir avec beaucoup de précaution, car s'il se trouvait en présence d'un objet inaccoutuméau moment où on voudrait le faire tourner, s'il entendait un bruit, etc., il se jetterait du côté opposé, et une autre fois, l'habitude étant prise, il résisterait dès qu'on voudrait le faire tourner. Tout le reste du dressage s'obtient par des moyens abso- lument semblables, sans que rien indique que l'animal fasse le moindre raisonnement; la rapidité même avec laquelle il prend des habitudes me paraît une preuve non d'un effort de mémoire de sa part, mais au contraire de l'absence de tout travail intellectuel venant déranger les impressions reçues. Graduellement, un habile écuyer arrive à obtenir des mouvements de plus en plus compliqués,tout en diminuant ses propres moyens d'action de manière que ceux-ci devien- nentpresque invisibles à l'œildu spectateur. Mais JAMAIS il ne peut les supprimer entièrement; jamais on n'a vu un cheval
  • 33. « savant », ni aucun animal, chien, singe, éléphant, etc., exécuter un exercice quelconque sans que le dresseur soit là pour produire toutes les sensations nécessaires1; on s'efforce seulement de les dissimuler le mieux possible au public. Ainsi on a présenté dernièrement au Nouveau-Cirque un chien « mélomane » qui aboyait de manière à accompagner un air de musique joué par l'orchestre. Les spectateurs pou- vaient se figurer que l'animal écoutait l'air, qu'il le suivait et qu'il aboyait volontairement au moment opportun. Il ne me fallut que quelques minutes pour m'apercevoir que le dres- seur, sous prétexte de battre la mesure, faisait un geste de la main comme pour frapper le chien chaque fois que celui-ci devait aboyer. Le chien était fort bien dressé, puisqu'il man- quait rarement d'obéir à ce geste, mais il n'y avait, là encore, qu'une sensation produisant un cri, c'est-à-dire un mouve- ment réflexe2. Si tous les hommes de cheval se rendaient compte de la nécessité d'éviter en dressage toutes les sensations pouvant provoquer des mouvements autres que ceux qu'on veut obte- nir et d'y substituer celles qui sont nécessaires, je n'hésite pas a dire qu'ils n'éprouveraient jamais une déception et qu'ils obtiendraient toujours de leurs chevaux tout ce que les moyens physiques de chaque animal lui permettent d'exécu- ter. Lorsquun cheval résiste à son cavalier, c'est ou bien que les sensations maladroitement produites ont précisé- ment pour résultat autre chose que ce qu'on voudrait, ou qu'il est dominé au même moment par une autre sensation i. Si l'on cite de vieux chevaux de haute école exécutant tant bien que mal leur travail sous des écuyères médiocres, ce n'est encore qu'une exécution machinale, résultant de l'habitude et de quelques excitations, même inhabiles. 2. IlY aurait des expériences très curieuses à faire sur la manière dont les différents animaux peuvent être véritablement affectés par les sons et surtout par le rythme de la musique. Ce qui est certain, c'est que la trompette ne fait pas marcher au pas les chevaux de cavalerie et que, pour tous les exercices que les animaux exécutent dans un cirque, c'est le dresseur et surtout le chef d'orchestre qui se règlent le mieux possi- ble l'un sur l'autre; encore un trompe-l'œil,comme on voit.
  • 34. plus forte, externe ou interne. S'il s'agit, par exemple, de faire sauter une barrière, l'obstacle produit sur la vue une sensation qui peut arrêter l'animal:moins la barrière sera élevée, moindre sera la sensation, et si les jambes du cavalier, les éperons, la cravache agissent comme il convient, le che- val sautera;élevez un peu la barrière, il sautera encore; mais si vous continuez à l'élever, il viendra nécessairement un moment où la sensation produite par elle sera plus forte que toutes celles que vous pourrezproduire vous-même, et le cheval ne passera pas. Il en sera de même s'il éprouve une souffrance qui l'empêche de sauter. Il arrive souvent qu'à la promenade un cheval fasse un brusqueécart, un tête-à-queue, s'emballe: le cavalier, qui n'a rien vu, rien entendu, prétend qu'il y a là un acte volontaire, une méchanceté de l'animal:n'est-il pas plus juste de croire qu'une cause physique a pu agir à l'insu du cavalier? Lorsqu'un cheval a peur d'un objet, il ne peut être dressé que par l'habitude de le voir souvent. Si l'on veut employer la force pour l'obliger à approcher, il sera encore plus effrayé une autre fois, et si l'on a recours à la « persuasion », la « leçon », si patiente qu'elle soit, ne produira aucun effet, précisément parce que l'animal ne peut apprendre à surmon- ter volontairement ses impressions. Une fois habitué à la vue de cet objet, s'il reste longtemps sans le revoir et surtout s'il reste au repos pendant ce temps, il en sera de nouveau effrayé:ce qui montre bien qu'il n'a fait aucun raisonne- ment, qu'il n'agit pas volontairement, mais que les sensa- tions sont d'autant plus vives qu'elles se renouvellent moins souvent et que le système nerveux est plus excitable. La fatigue excessive, qui fait naitre souvent chez les hommes des idées de révolte contre ceux qui les comman- dent, ne fait que rendre les animaux plus soumis;c'est même un moyen souvent employé pour dresser les chevaux réputés indomptables, et je suis persuadé pour ma part que, si l'on utilisait les lions et les tigres pour tirer la charrue, ils devien- draient aussi dociles que les bœufs et resteraient aussi tran-
  • 35. quilles à l'écurie, après leur travail fait. Je livre cette idée aux économistes qui seraient tentés de tirer ainsi parti de tant de forces qu'on laisse perdre, que même on détruit comme nuisibles. On croit généralement qu'il y a des chevaux plus intelli- gents que d'autres;mais la facilité ou la difficulté qu'on a à les dresser ne vient-elle pas tout simplement de ce que les sens sont plus ou moins développés, le système nerveux plus ou moins irritable, la conformationplus ou moins favorable aux différents exercices qu'on exige? Pour dresser les chevaux à l'attelage, on commence par les habituer au contact du harnais; le meilleur moyen est, comme je l'ai dit plus haut, d'agir en même temps sur l'ani- mal par d'autres sensationsen lui montrant la cravache et en en donnant de petits coups sur l'encolure, puis, quand le har- nais est placé, de donner un peu d'avoine au cheval en restant auprès de lui pour prévenir tout accident, ou de le promener pour faire diversionpar le mouvement. Ensuite, il faut habi- tuer l'animal au tirage. On fait d'abord tenir de longs traits par un homme qui les tend progressivement; on excite l'ani- mal à se porter en avant, soit en le tirant par les rênes, soit en lui présentant de l'avoine. Peu à peu l'habitude se prend, les épaules deviennent moins sensibles. Néanmoins la première fois qu'on met le cheval dans les brancards, il faut encore beaucoup de prudence. On aurait pu atteler cent fois d'autres chevaux devant ses yeux, l'exemple n'aurait servi à rien:ce qui montre encore que l'animal ne comprend rien. Le moin- dre faux mouvement, le moindre dérangement dans le har- nais et voici l'animal ruant, brisant tout, s'estropiant lui- même;au contraire, que tout aille bien, et le voici aux trois quarts dressé:la fois suivante les mêmes choses se feront bien plus facilement. Presque tous les cas de prétendue rétivité des chevaux à l'attelage sont dus à la sensibilité des parties du corps en contact avec le harnais, et les autres cas ont des causes de même nature. Une fois dressé, le cheval d'attelage ne donne-t-il pas
  • 36. exactement l'idée d'une machine? Placé entre deux brancards qui le maintiennent dans la direction qu'il doit suivre tant qu'il n'est pas attiré et poussé dans une autre, contenu par le mors qui règle son allure, l'arrête, le fait reculer, qu'a à faire son intelligence et où est sa volonté? Mais une mouche le pique ou quelque autre sensation se produit:sans se rendre compte des circonstances qui l'entourent, il se débat, se heurte brutalement, et plus il se heurte, plus il frappe furieu- sement, stupidement. Que la voiture qu'il traîne rencontre quelque obstacle, jamais il n'a l'idée de faire quoi que ce soit pour la dégager; au contraire, il s'embarrasse de plus en plus, frappant même, fort inconsciemment, ceux qui l'ont toujours soigné et qui lui viennent en aide. Et toutes ces violences seront toujours en raison directe de la nature plus ou moins nerveuse de la bête et de son état de vigueur et de santé, jamais de sa prétendue intelligence ni de l'expé- rience qu'il aurait pu acquérir. Qu'on choisisse un cheval, même âgé et parfaitement dressé, mais qui ne soit pas accablé par la fatigue ni d'une nature apathique, et qu'après l'avoir attelé on le fasse partir au pas, sans cocher pour le conduire, dans l'avenue des Champs-Elysées, il ne se passera pas dix minutes avant qu'il ait causé de graves accidents et qu'il se soit abattu lui-même sur un trottoir ou dans une devanture, parce que, cédant à toutes les sensations qui le pousseront d'un côté ou l'attireront d'un autre, il se précipitera incon- sciemment dans des embarras dont il ne saura se tirer et qui sont pourtant les mêmes qu'il rencontre tous les jours. Ceux qui reconnaissentque le cheval a très peu d'intelli- gence lui accordent volontiers une grande mémoire. Or, cette prétendue « mémoire» n'est chez lui, comme chez tous les animaux, que le renouvellement mécaniquedesensations, bien connu de tous les physiologistes. Il faut toujours qu'une impressionactuelle réveillemécaniquementune autre impres- sion avec laquelle elle a été précédemmentassociée. Et rien n'autorise à supposer que l'animal se rappellevolontairement quoi que ce soit. On cite des chevaux qui se seraient vengés
  • 37. de ceux qui les avaiént maltraités longtemps auparavant. Re- marquons d'abord que L'on n'a pas fait d'expériences à ce sujet et que, les faits que l'on rapporte étant de pure obser- vation, il est difficile de savoir exactement ce qui a pu déter- miner les mouvements des animaux. Mais, en admettant même les faits tels qu'ils sont racontés, ils s'expliqueraient parfaite- ment d'après la théorie de l'automatisme. Rien ne prouve en effet que les animaux auraient pensé à l'homme en l'absence de celui-ci, qu'ils auraient formé le projet de se venger à la première occasion favorable. C'est seulement la vue de cet homme (sensation produite sur les yeux) qui a renouvelé mé- caniquement la sensation des coups reçus et qui a provoqué des mouvements réflexes, ruades ou morsures. On parle de chevaux qui connaissent le cavalier qui les monte, qui « ne veulent pas en accepter d'autres».Il est facile de se convaincre par des expériences que si, habituée à céder a certaines sensations, la bête ne cède pas à des sensations différentes, tout cavalier qui emploiera les moyens auxquels elle a été accoutumée ou qui saura l'accoutumer à d'autres obtiendra sans difficulté tout ce qu'obtenait le premier maître. Quant aux chevaux dont on dit qu'ils sont « méchants» parce qu'ils mordent ou frappent ceux qui les approchent, ce sont des animaux dont le système nerveux est très impresion- nable, chez qui le moindre attouchement produit des sensa- tions irritantes,comme celles qu'éprouve dès qu'on la touche une personne chatouilleuse. Ils se livrent aussitôt à toutes sortes de mouvements brusques et involontaires : ils sont dangereux, non méchants. Ce qui précède me semble montrer que le cheval est une simple machine, non certes une machine comme celles que peuvent fabriquer les hommes, mais une machine vivante, c'est-à-dire douée de sensibilité physique, fonctionnant au moyen d'un système nerveux et dont tous les mouvements sont fatalement déterminés par les sensations reçues. Lorsqu'on croit à l'intelligence du cheval, on est logique-
  • 38. ment conduit à admettre — ainsi qu'on l'a toujours enseigné — qu'il y a quelquefois de sa part de l'entêtement, un parti pris bien arrêté de désobéir; que dans ce cas-là il faut em- ployer les corrections et les proportionner à la gravité de la faute commise! Personne, toutefois, n'a jamais dit à quels signes on peut reconnaître qu'il y a mauvaise volonté. Pour moi, convaincu que la bête ne saurait en aucun cas choisir, ni par conséquent être responsable de ses actes, je proscris complètement les corrections; je ne crains pas d'affirmer qu'elles sont toujours inutiles et presque toujours fort nuisi- bles, parce qu'elles ne peuventque causer le désordre et faire naître de mauvaises habitudes en produisant des sensations exagérées. Le croira-t-on? c'est justement ce principe — le plus im- portant de tous à mon avis — que les cavaliers ont le plus de peine à admettre. Il semble qu'il serait contraire à leur dignité de ne pas lutter de violence avec l'animal. Et c'est unique- ment pour cela qu'il y a tant de chevaux rétifs. Si l'on faisait à ce sujet des expériences pratiques, on aurait bientôt la preuve de ce que j'avance, et l'on verrait que tous les chevaux peuvent être facilement soumis, ceux-là seuls exceptés — ils sont fort rares — qu'une grave infirmité rend impropres au service qu'on voudrait leur faire faire. Je ne prétends pas d'ailleursqu'il ne soit parfois nécessaire, lorsqu'unesensation étrangère détermine une résistance,de produire d'autres sen- sations assez vives pour dominer la première;mais alors elles doivent être proportionnées à la seule sensibilité de l'animal, et il ne faut jamais en attendre un effet moral. Que penser des hommes assez brutaux pour corriger une bête après qu'elle a « commis une faute» et assez naïfs pour se figu- rer qu'elle comprendra pourquoi on la frappe? Le chien passe pour beaucoup plus intelligent que le che- val; cependant les moyens employéspourledressersont sem- blables. Quoiqu'on ne connaisse pas bien la nature de ses sensations olfactives, —lesquelles sont très différentes des nôtres, puis-
  • 39. que l'animal se montre insensible aux odeurs qui nous sont les plus agréables et est vivement attiré par celles qui nous répugnent le plus, — il est certainqu'on tire un grand parti de son odorat, qui peut être affecté à de grandes distances par certaines émanations. Mais on ne s'adresse pas plus à son intelligence qu'à celle du cheval. Ses mouvements, auxquels on laisse plus de liberté,parais- sent souvent volontaires;en réalité, c'est toujours un bruit, une odeur, la vue d'un objet ou quelque besoin interne qui fatalement les détermine. Pour dresser les chiens, il faut, comme pour les chevaux, sy prendre le plus tôt possible après leur naissance, leur éviter toutes les sensationsqui pourraient faire naître de mau- vaises habitudes et s'efforcer de produire celles qui auront pour résultatles mouvementsqu'on veut obtenir. Lorsqu'on apporte aux tout jeunes chiens leur nourriture, on leur présente l'écuelle en sifflant;la sensation auditive produitepar le coup de sifflet étant ainsi associéeà la sensation agréable venant de la nourriture reçue réveillera mécanique- ment cette dernière, et voilà les petitesbêtes dressées à accou- rir à l'appel du maître, qui du reste fera bien de les accueillir toujours par une caresse et de temps en temps par quelque friandise. -A l'heure où d'habitude on donne le repas, le dresseur, qui a préalablement placé un bon morceau dans un endroit appa- rent, fait un geste du bras dans cette direction et conduit le chien en lui disant: Cherche! L'animal, attiré par l'odeur, ne tarde pas à trouver, et bientôt il se met enquête dès qu'il en- tend le son: Cherche!ou qu'il voit le geste. Pour habituer les chiens au rapport, on choisit de préfé- rence le moment où, tourmentés par le travail de la dentition, ils trouvent du plaisir à se servir de leurs dents et à tenir quelque chose dans la gueule; ou bien on enveloppe un mor ceau de viande dans quelque chiffon. On va avec eux placer a terre l'objet puis on s'éloigne de quelques pas et, faisant le geste accoutumé, on dit: Cherche! L'animal suit le geste,
  • 40. trouve l'objet, revient en gambadant; on le caresse, on retire doucement l'objet de sa gueule, où on le remplace par un bon morceau, de sorte que, cette sensation agréable s'associant chaque fois avec l'acte de rapporter quelque chose, il prend l'habitude de rapporter tout ce qu'on lui fait chercher et même tout ce qu'il trouve sur sa route, sans que rien prouve qu'il a conscience de ce qu'il fait. J'ai connu, dans un café, un vieux chien auquel les clients avaient si souvent fait apporter des petits bancs, qu'il avait pris l'habitude de se promener presque constamment avec un petit banc dans la gueule. Le dressage du chien se commence à la maison, comme ce- lui du cheval se commence au manège, afin que les sensa- tions étrangères ne viennent pas déranger celles produites par le maître. Ensuite, on emmène le chien dehors, après avoir attaché à son collier une corde assez longue et s'être muni de quelques friandises. On jette à quelque distance un morceau de pain ou de viande en disant:Cherche/eten éten- dant le bras. Il se précipite; mais, au moment où il va saisir le morceau, on l'arrête au moyen de la corde,en disant:Tout beau!et en levant le bras. Remarquons que cette partie du dressage ressemble absolument au dressage des chevaux qu'on présente « en liberté » dans les cirques et qu'on a com- mencé par dresser à la longe. L'animal est placé entre deux sensations:l'une, le morceau de viande, l'attire; l'autre, la corde, le retient; celle-ci étant la plus forte, il ne peut céder à la première, et plus tard,quand la corde sera supprimée, le geste seul du maître renouvellera la sensation et le chien res- tera immobile. Que le maître ait la moindre distraction, une mauvaise habitude se prendra, et il faudra recommencer pa- tiemment le dressage à la corde; car si l'on voulait corriger la bête, on aurait ensuite beaucoup de peine à lui faire cher- cher quelque chose, ce qui montre bien qu'elle n'aurait rien compris. Les chasseurs savent que, si bien dressé que soit unchien, il ne tarde pas à être gâté s'il est conduit pendant quelque
  • 41. temps par un maladroit. Il en est de même pour un cheval mal monté. Cela ne prouve-t-il pas que l'un comme l'autre prend inconsciemment toutes les habitudes bonnes ou mau- vaises qui résultent des sensations qu'il reçoit et n'a aucune idée de ce qu'il doit faire? J'ai fait vingt fois l'expérience suivante,et toujours avec le même résultat:Le propriétaire d'un chien m'affirmant que son animal comprenait parfaitement quand il lui défendait de toucher à quelque chose et, pour m'en convaincre, l'ayant empêché de prendre un morceau de sucre placé à sa portée, je le priais de sortir avec moi, en laissant le chien seul pen- dant cinq minutes après lui avoir donné les ordres les plus formels. Le défi fut toujours accepté avec empressement. Jamais, à notre retour, nous n'avons retrouvé le morceau de sucre. Plus que tous les autres chiens, ceux qui aident à la garde des troupeaux passent, pour avoir conscience du rôle qu'ils remplissent. Il serait intéressant de confier un troupeau de moutons à un chien, sans berger, et de voir ce qui arriverait. En somme, tout ce qu'on fait faire aux animaux réputés les plus intelligents, on pourrait le faire faire à des hommes idiots, pourvu qu'on surveillât ceux-ci comme ceux-là cons- tamment et qu'on ne négligeât pas -de produire toutes les sensations nécessaires pour diriger leurs actes. Pas plus que le cheval, le chien ne doit jamais être « corrigé », attendu qu'il est incapable de comprendre qu'il a « commis une faute», et que les brutalités inutiles dont il est trop souvent victime ne peuvent que lui faire contracter de mauvaises ha- bitudes, en provoquant des mouvements tout opposés à ceux qu'on voudrait obtenir. Quant aux « sentiments » qu'on attribue aux animaux,il est aisé de montrer qu'on s'abuse encore étrangement à ce sujet. Les rapports sexuels entre un chien et une chienne ne ressemblent en rien à de l'amour: ce n'est qu'à certaines époques que le mâle est attiré vers la femelle par les odeurs
  • 42. qu'elle dégage; celle-ci reçoit alors tous les mâles qui se pré- sentent, tandis qu'à tout autre moment elle repousse bruta- lement toute approche. Même après que le même chien et la même chienne ont vécu longtemps l'un près de l'autre et ont eu ensemble une nombreuse postérité, il y a entre eux si peu d'affection qu'on peut tuer l'un en présence de l'autre sans que celui qui reste en manifeste aucun chagrin. Quand les petits viennent au monde, la mère les lèche comme elle lèche tous les corps humides imprégnés de cer- taines odeurs; elle est retenue auprès d'eux par la fatigue et par le besoin d'être débarrassée de son lait; ils sont attirés vers elle par la chaleur de son corps et par l'odeur du lait. Elle a d'ailleurs si peu conscience de son rôle, que souvent elle écrase ses petits en se couchant; si on les lui enlève tous, elle cherche de tous côtés les sensations qui lui manquent;mais si vous en détruisez deux ou trois, elle retournera tran- quillement près des autres. Une fois les besoins physiques disparus, aucun lien ne subsiste entre la mère et les enfants. Le chien est attaché à son maître par les sensations qu'il reçoit de lui, par les habitudes contractées et surtout par le besoin qu'il a de ses émanations, car l'expérience a démontré que, si l'on coupe les nerfs olfactifs d'un chien, il ne mani- feste plus aucune préférence pour personne, bien que ses autres sens soient restés intacts. Par l'odorat, il retrouvé son maître même à de grandes distances, comme il retrouve le gibier dont il suit la piste. Mais séparé de lui ou dépaysé par un petit trajet en chemin de fer, — j'en ai fait souvent l'ex- périence, — il s'accoutume presque instantanément à de nouvelles personnes, il ne manifeste aucun regret. A la vé- rité, il suffit qu'il revoie son ancien maître pour que le son de sa voix, ses gestes, l'odeur qui émane de lui, réveillent les sensations d'autrefois; mais rien ne prouve qu'il ait pensé à lui dans l'intervalle, et j'ai toujours constaté qu'après un temps relativement court — disons six mois — il suit plus volontiers le nouveau maître que l'ancien. Tout ce que l'on raconte sur le prétendu dévouement du
  • 43. chien ne repose que sur des faits mal observés, on pourra s'en convaincre expérimentalement quand on voudra. Quand l'animal semble avoir conscience d'une faute qu'il a faite et en demander pardon, c'est le ton de la voix ou les gestes du maître qui provoquent ces attitudes; et la preuve, c'est qu'il suffira de lui parler sur le même ton et de faire les mêmes gestes pour qu'il prenne les mêmes postures quoiqu'il n'ait rien fait de mal. Rien ne prouve que les rêves amènent des idées chez les animaux comme chez l'homme, puisqu'on ne peut constater que des gestes, des cris, indiquant simplement une agitation nerveuse. A 1écurie, les chevaux ne prennent aucune précaution pour ne pas marchersur les pieds de l'homme qui les soigne, lui donner un coup de tête ou un coup de pied lorsqu'une mouche, par exemple, les tourmente. Il en est de même des chiens qui, en jouant, vous posent brutalement la patte sur la figure, culbutent les enfants, etc. On prétend que certaines races de chiens sont plus intelli- gentes que d'autres:il y a seulement des différences d'apti- tudes physiques. Depuis plusieurs années je ne possède plus que des. lévriers:ils ont bien l'inconvénient d'étiangler de temps en temps quelque chat qui n'est pas rentré assez vite au logis ou n'a pas grimpé à temps sur un arbre; mais malgré cela, ils sont à mon avis les plus charmants de tous les chiens, les plus élégants de formes, les moins turbulents à la mai- son, les plus merveilleux d'allures, et s'ils n'ont pas plus d'intelligence que les autres, il n'est pas moins vrai qu'on peut les dresser à des choses tout aussi curieuses; témoin Jack qui m'a suivi dans de longs voyages que j'ai faits à che- val et en voiture, et que j'envoyais, plusieurs kilomètres avant l'étape, annoncer mon arrivée dans les hôtels où j'avais cou- tume de descendre. Les chiens, comme beaucoup d'autres animaux, font en- tendre différentscris,toujoursproduitsparde vives sensations. Pourrait-onprétendre qu'il y a là un langage?A-t-on jamais
  • 44. vu des chevaux attachés toute la journée dans la même écu- rie, des chiens au chenil ou dans la maison, paraître échanger entre eux des pensées? On dit que le gibier, vers la fin de la saison de la chasse est plusprudentqu'au commencement,et on en conclut qu'il s'est rendu compte des dangers qui le menacent. N'est-il pas plus simple de croire que les animaux qui vivent en liberté con- tractent inconsciemmentdes habitudes, reçoiventun véritable dressage résultant des sensations qu'ils subissent tous les jours, des circonstances qui les entourent, et que, constam- ment poursuivis, ils s'affolent au moindre bruit? III J'aurais pu multiplier les exemples à l'infini, et discuter longuement les détails de chacund'eux. Mais le rapide exposé que j'ai fait suffira certainement pour appeler l'attention des savants sur cetteimportante question de l'intelligencedes ani- maux et sur la manièredont il me semble qu'il faut l'examiner. On remarquera que je n'ai pas employé une seule fois le mot instinct. Je crois en effet que l'impulsion intérieure qui détermine les actes des animaux est toujours produite par une sensation physique; que par conséquent, comme l'a dit le Dr A. Netter, le mot instinct ne signifie rien et devrait être rayé du vocabulaire scientifique. Les procédés de dressage constituant les rapports les plus directs que nous puissions avoir avec les animaux que nous connaissons le mieux et dont les facultés pourraient être le plus développées par l'éducation, si ces animaux n'agissent jamais raisonnablement, s'ils ne sont même pas libres de choisir entre deux sensations présentes, s'il faut toujours qu'ils cèdent à la plus forte, n'a-t-on pas lieu de croire qu'il en est de même pour ceux qui vivent à l'état sauvage, d'au- tant plus que ceux-ci ne font rien aujourd'hui autrement qu'il y a cent ans, mille ans, leurs ancêtres ne leur ayant rien en-
  • 45. seigné, par l'excellente raison, vraisemblablement, qu'ils navaient eux-mêmes rien appris et que les bêtes n'ont jamais pu communiquer entre elles à l'aide d'aucun langage? Les romanciers, les poètes sont peut-être excusables de pré- senterles choses autrement. Encore leur talent serait-ilmieux employé à faire connaître la vérité qu'à répandre l'erreur. Mais à coup sûr les savants, eux, ne devraient pas se laisser aussi facilement tromper par les apparences. Je n'ignore pas qu'on peut réfuter presque tous les arguments par d'autres arguments, et cela avec sincérité, en regardant les choses d'un autre point de vue:aussi je demande qu'avant de me réfuter on veuille bien se placer pendant quelques instants au même point de vue que moi, afin de voir s'il ne permet pas de mieux juger l'ensemble de la question. La théorie de l'au- tomatisme des animaux une fois admise, il est facile de s'as- surer qu'elle est juste, puisque, après y avoir été conduit par l'examen des faits,onvoit,en faisant la contre-ipreuve, qu'il ny a pas un fait expérimental, un seul, qu'elle ne puisse ex- pliquer d'une manière satisfaisante. Ce n'est qu'en cherchant dans les sensations la cause phy- sique de tous les actes des animaux, en étudiant les effets différentsque produisent sur les différentes espèces la vue des objets, les bruits, les odeurs, etc., là distance à laquelle les organes en sont affectés1, qu'on pourra faire faire de grands progrès à la science en découvrant les causes encore mysté- rieuses des travaux des castors, des migrations (qui probable- ment s'expliquent par les mêmes sensations que le retour du chien vers son maître) , etc. Le Dr A. Netter a montré déjà, dans un magnifique chapitre de L'homme et l'animal devant la méthode expérimentale ce qu'il faut penser des fourmis et de leur langage antennal. On m'objectera sans doute que tout ce que j'ai dit des ani- 1. Des instruments perfectionnés, augmentant considérablement la puissance de l'odorat et du toucher, commed'autres augmentent la puis- sance de la vue et de l'ouïe, permettront peut-être à l'homme de résoudre un jour bien des problèmes jusqu'ici inabordables.
  • 46. maux peut aussi s'appliquer à l'homme. Oh! je sais que l'on essaie aujourd'huide démontrer que l'homme n'est pas libre, qu'il n'est pas, lui non plus, responsable de ses actes. Il ne m'appartient pas de soutenir une discussion avec les philo- sophes et les savants dont le langage ne m'est pas familier. Cependant, homo sum, et comme tel, ayant passé ma vie à m'étudier moi-même en même temps que j'étudiais les che- vaux et les chiens, à comparer mes actes aux leurs, il m'est permis d'avoir une opinion et, quitte à ne pas savoir l'expri- mer doctement, voici ce que je dirai: L'homme parle, l'homme pense, l'homme sent parfaitement qu'il est libre de choisir, ne fût-ce, par exemple, qu'entre l'acte de se lever et celui de s'asseoir, sans qu'aucune sensation physique ledétermineplutôt à l'un qu'à l'autre. Tous les rai- sonnements, il me semble, ne peuvent rien contre cela. On peut dire que lorsqu'il croit être libre de se lever et qu'il se lève, il a, en réalité, cédé au désir qu'il avait de montrer qu'il pouvait se lever. Mais ce désir même est-il une sensation phy- sique? L'homme peut s'abstenir des choses qui flattent le plus ses sens, en vue d'un plus grand bien qu'il se propose, s'im- poser toutes les privations, subir tous les tourments, sacrifier jusqu'à sa vie pour être utile à ses semblables, pour le renom, si l'on veut, qu'il laissera après sa mort, sans même l'espoir d'une vie meilleure. A notre époque où l'on prêche tant la lutte pour la vie et pour toutes les jouissances qu'elle procure, il y a encore des hommes capablesde cela;j'en connais. Peut- on dire d'euxque leurs actes sont gouvernés par des sensations physiques? Et la pensée même qu'ilsont d'un bien métaphy- sique n'est-elle pas la preuve — s'il en fallait une — qu'il existe réellement chez l'homme quelque chose qui échappe à tous les sens, que ni le chimisteni l'anatomiste ne découvriront ja- mais avec leurs instruments, qu'il faut, par conséquent, distin- guerde touteMATIÈRE — la matière étant tout ce qui peut être perçu par l'intermédiaire dessens,—et qui s'appelle l'ESPRIT1. I. Je ne donne pas ici au mot esprit le sens deprincipe de vie. La vie n'est, selon moi, que le fonctionnement naturel des organes. L'esprit
  • 47. Or, rien, absolument rien ne permet même de supposerque l'esprit existe chez les animaux. Du haut en bas de l'échelle, ils n'exécutentque des mouvements réflexes. Ces mouvements sont plus ou moins variés selon que l'organisme est plus ou moins compliqué:le poisson ne peut pas courir, le lièvre ne peut pas voler; le singe, qui a des mains, l'éléphant,qui a une trompe, sont capables d'accomplir des actes qui étonnent un instant l'homme qui les observe; en réalité, chez le singe, le chien, l'éléphant, l'intelligence est la même que chez l'huître, c'est à dire nulle:ils cèdent à des sensations plus multiples, ils n'agissent jamais librement. L'homme seul est un être double; il y a en lui l'animal et l'être pensant, le corps et l'esprit. A la vérité beaucoup de ses actes et de ses sentiments ne sont, comme chez la bête, que des mouvements réflexes; mais dans beaucoup d'autres l'es- prit intervient, domine les sensations physiques, intercepte les mouvements réflexes et les réfrène. Nonseulement une sensation actuelle en renouvelle une autre, comme quand, se retrouvant dans une maison où il a entendu un air de musique, il entend de nouveau cet air qui revient, qui 1obsède, qu'il ne peut chasser — si ce n'est en pensant a autre chose;mais il a le pouvoir, par le seul effort de sa volonté, sans qu'aucune sensation physiquel'ypousse,de se rappeler ce qu'il a fait la veille, il y a huit jours, il y ades années. Une attaque brutale, une parole injurieuse peut déterminer de sapart une riposte violente (mouvement réflexe), que les tribunaux excusent et qui me paraît à moi fort coupable, précisément parce que l'homme a agi dans ce cas comme un animal et ne s'est pas servi du pouvoir qu'il a de dominer ses sens; mais il peut aussi, apprenant qu'en Amérique, six mois auparavant, un autre homme l'a insulté, se déterminerfroide- ment, librement, à tirer de lui vengeance. Une femme fait sur ses sens une vive impression:il est est ce qu'il y a d'immatériel chez l'homme,ce qui pense, réfléchit, com- pare, connaît.
  • 48. prêt à y céder; mais aussitôt il songe aux raisons d'ordre mo- ral qui s'opposent à leur union et, dominant cet amour phy- sique, il s'éloigne, ou, au contraire, après avoir longuement réfléchi, il se décide, croyant bien faire, à surmonter tous les obstacles:et voilà son amour grandi de tous les sacrifices. Donc entre le règne animal et le règne humain il y a une limite infranchissable:l'esprit, c'est-à-dire l'intelligence, la faculté de choisir, c'est-à-dire la liberté. Cette théorie explique aussitôt tous les actes de l'homme et ceux des animaux. Avec la théorie de Darwin on arrive nécessairement à ce dilemme:Ou l'intelligence est'partout, dans la plante comme chez l'homme, dans le bloc de marbre comme chez l'animal, ce qui est absurde;ou l'intelligence n'est nulle part:l'homme n'a pas conscience de ce qu'il fait, n'est pas responsable de ses bonnes ni de ses mauvaises actions, ce qui est également absurde. La théorie de Darwin pousse encore des écrivains de ta- lent, comme Mmo Séverine, à s'enthousiasmer pour un affreux roquet, qu'il leur plaît, précisément à cause de ses défauts physiques, d'affubler de toutes les qualités morales et leur fait écrire: « J'aime les pauvres d'abord, les bêtes ensuite, et les gens après! » A quelle époque l'esprit commence-t-il à exister chez l'en- fant? A la conception?à la naissance? ou plus tard? Scien- tifiquement on n'en peut rien savoir, car l'esprit nepeut se manifester qu'au moyen de certains organes, comme un vio- loniste ne peut faire connaître son talent qu'au moyen d'un violon et d'un archet. Les parents s'illusionnentpresque tou- jours sur l'époque où leurs enfants donnent les premières preuves d'intelligence. Pendant plusieurs années l'enfant n'est, en apparence,qu'un petit animal, obéissant à toutes ses sensations, exécutant machinalement des mouvements, répé- tant inconsciemment des sons qu'il ne comprend pas. Lors- que les organes physiques, c'est-à-dire les instruments qui lui sont nécessaires,ont pris assez de force, l'esprit commence
  • 49. a se révéler. Peut-être l'esprit est-il le même chez tous les êtres humains; peut-être n'est-ce pas lui qu'on peut perfec- tionner, mais seulementles organes physiquesdont il se sert; peut-être était-il le même avant que ces organes fussent formés, et reste-t-il le même lorsque la maladie ou la vieil- lesse les paralysent. Ainsi les penseurs de nos jours ne sont pas supérieurs intellectuellement à ceux d'autrefois et les dé- couvertes de la science ne sont dues qu'à des instruments plus parfaits. Quoi qu'il en soit, l'esprit, la liberté, la responsabilité nexistent pas sur cette terre ailleurs que chez l'homme et lui imposent d'autres règles de conduite que la lutte pour la vie à laquelle obéissent les autres êtres. Au point de vue social et politique, c'est-à-dire au point de vue des relations entre les hommes et de la manière dont ils doivent être élevés et gouvernés, cette vérité a quelque importance. Tout ce qui est faux est immoralet dangereux. Les idées de Darwin, propagées par la littérature soi-disant naturaliste, qui nous montre la bête humaine cédant à tous ses appétits, aux besoins physiques les plus vils, ont encouragé tous ceuxqui, ne luttant plus que pour le bien-être et la fortune, cœurent aujourd'hui, par les scandales qui se découvrent, tous les honnêtes gens. Si je ne me trompe, on a soif maintenant d'autre chose.
  • 50.
  • 51. L'ENSEIGNEMENT DE L'ÉQUITATION EN FRANCE i Bien qu'on se soit servi du cheval dès les temps les plus reculés et qu'on trouve déjà dans Xénophon des préceptes fort justes sur la manière de le monter et de le dresser, il est inutile de rechercher dans l'antiquité les origines de notre équitation actuelle, qui, par suite surtout des modifications importantes apportées aux harnachements, n'a pour ainsi dire aucun rapport avec celle des peuples anciens et des Orientaux. Peut-être pourrait-on retrouver dans de vieux écrits quel-
  • 52. ques traces des procédés en usage autrefois dans notre pays même;les tournois et l'organisation des troupes à cheval montrent en effet qu'au temps de la chevalerie l'éducation de la noblesse comportait déjà une certaine instruction équestre. Jusqu'au xve siècle nous n'avons toutefois aucun document précis sur la manière dont cette instruction était donnée. Sans doute on choisissait pour exercer les chevaux les ter- rains les plus convenables; on s'aidait de barrières ou de fer- metures quelconques pour soustraire le plus possible les animaux à l'influence des objets extérieurs et les mieux pos- séder; chaque cavalier déployait plus ou moins d'habileté selon ses aptitudes naturelles et l'expérience acquise; mais tant qu'il n'y eut ni manèges ni enseignement rationnel, et tant que les gentilshommes se vantèrent de ne savoir ni lire ni écrire, l'équitation ne fit aucun progrès. C'est à l'époque de la renaissance des lettres, des sciences et des arts, qu'elle commença à être enseignée avec quelque méthode, en Italie, par plusieurs gentilshommes,Frédéric Grison,César Fiaschi et surtout Giovan-Batista Pignatelli, qui ouvrirent les pre- mièresacadémies, àNaples d'abord,puisàRome. « Lesélèves, dit Newcastle,y restaient des années avant qu'on leur dît seu- lement s'ils étaient capables d'apprendre et de réussir en cet exercice,tant les écuyerssavaient bien faire valoir leur talent.» La noblesse de France accourutaussitôt s'instruire à l'école italienne; Salomon de La Broue, Saint-Antoine, Pluvinel, brillèrent au premier rang parmi les élèves du célèbre Pigna- telli et, de retour en France, jetèrent les premières bases de l'enseignement. Des académies' furent fondées à Paris, à i. On trouve dans l'édition de 1777 du Dictionnaire de l'Académie française, au mot ACADÉMIE : « Certain lieu près d'Athènes où s'assem- blaient. Se dit aussi d'une compagnie de personnes. Il se dit aussi du lieu où la noblesse apprend à monter à cheval et les autres exercicesqui lui conviennent. (Il a mis son fils à l'Académie. Il est en pension à une telle Académie. Au sortir de l'Académie, il fut à la guerre.) Il se prend aussi pour lesécoliers mêmes. (Ce jour-là, un tel écuyer fit monter toute son Académie à cheval.) n — ACADÉMIE DE MUSIQUE ne vient qu'ensuite dans le Dictionnaire.
  • 53. Tours, à Bordeaux, à Lyon; elles recevaient des pension- naires et des externes; les pensionnaires y apprenaient non seulement l'équitation,mais l'escrime, la danse, arts dits aca- démiques, et les mathématiques. Dans le sens le plus généralement usité, c'est-à-dire pour désigner une compagnie de savants ou d'artistes,nous verrons plus loin que le mot académie ne saurait convenir à aucune institution hippique ayant existé jusqu'à présent. Dans son sens le plus conforme à l'étymologie, ce nom qui, appliqué aujourd'hui à une école d'équitation, semble prétentieux, était certainement on ne peut mieux choisi pour désigner les endroitsoù les premiersmaîtresenseignèrentles principes enfin découverts de l'art de monter à cheval. Cet art fut pen- dant longtemps le plus en honneurparmi ceux que pratiquait la noblesse, qui elle-même descendait des anciens écuyers1, et c'est bien certainement parce que le cheval a été le prin- cipal instrument de la civilisation,que Buffon l'a appelé « la plus noble conquête que l'homme ait jamais faite ». Aussi faut-il déplorer que tout ce qui se rapporte à l'équitation soit depuis longtemps si négligé en France, surtout par les écri- vains et les savants, que l'on ne trouve, ni dans les guides usuels, ni dans les dictionnaires,ni dans les traités d'histoire, aucun renseignementsur les plus grands maîtres qui ont il- lustré notre pays. Alors que tant de statues s'élèvent sur nos places publiques, les noms mêmes de nos plus célèbres écuyers, à peine connus d'un très petit nombre de fervents admirateurs, sont complètement ignorés, non seulement du Public, mais encore de ceux qui ont mission de l'instruire; on laisse cela de côté avec une sorte de mépris et l'on ne I. On sait qu'après la conquête des Gaules et dès les premiers temps de la monarchie française, on donnait le nom d'écuyer aux gens de guerre qui tenaient le premier rang parmi les militaires; on les ap- pela gentilshommes ou nobles pour les distinguerdu reste du peuple, et ils furent la source de la noblesse. Jusqu'à la Révolution, la charge d'écuyer resta un titre de noblesse, et nul ne pouvait prendre le titre d'écuyer s'il n'était issu d'un père ou d'un aïeul anobli dans la profes- sion des armes.
  • 54. semble pas se douter que l'équitation est, parmi les arts, un des plus utiles, des plus attrayants, un de ceux aussi qui né- cessitent le plus d'étude et qui forment le mieux l'esprit et le jugement. Dès que l'équitation, au lieu d'être pratiquée empirique- ment en plein air, fut enseignée dans les manègespar de vrais maîtres, elle fit d'immenses progrès et, en très peu d'années, atteignit le degré de perfection où sut l'élever La Guérinière. Il se fonda bientôt un grand nombred'académies; mais celles de Paris et de Versailles eurent toujours le pas sur toutes les autres, et c'est à elles que revient l'honneur d'avoir produit les premières et les meilleures méthodes. Salomon de La Broue, écuyerdu roi, écrivit en 1610 le premier traité d'équitation qu'on eût vu en France:le Cava- lerice francois. Cet ouvrage, qui se ressent encore des an- ciennes pratiques,estrempli des préceptes les plus barbares et préconisedes moyensd'une brutalité révoltante; toutefois, il révèle un effort vers le progrès, vers un enseignement mé- thodique s'appuyant sur les connaissances scientifiques de l'époque, et l'on y trouve des passages excellents, comme ce- lui où l'auteur recommande de ne pas renfermer le cheval, c'est-à-dire lui placer la tête et l'encolure, avant qu'il se soit livré aux différentes allures, et de ne demander la mise en main qu'en marche, contrairement à ceux qui, déjà à cette époque, travaillaient d'abord le cheval en place. Pluvinel, devenu écuyer du roi, fit l'éducation équestre de Louis XIII et nous a laissé un ouvrage fort curieux, l'Ins- truction du roi en l'exercice de monter à cheval, dans lequel, sous forme de dialogue entre son élève et lui, il donne déjà des principes fort supérieurs à ceux de La Broue et exprime des idées que beaucoup d'écuyers et de sportsmen de nos jours feraient bien de méditer. Le roi s'adresse d'abord au grand- écuyer de France,qui était alors M. deBellegarde, et lui dit: « Monsieur le Grand, puisque mon aage et ma force me per- mettent de contenter le désir que j'ay, il y a longtemps, d'ap- prendre à bien mener un cheval pour m'en servir, soit à la
  • 55. teste de nos armées ou sur la carrière pour les actions de plaisir, je veux en sçavoir non-seulement ce qui m'est néces- saire comme roi, mais aussi ce qu'il en faut pour atteindre à la perfection de cet exercice, afin de cognoistre parmy tous ceux de mon royaumeles plus dignes d'estre estimez. » M. le Grand répond:« Sire, VostreMajesté a raison de souhaiter passionnément d'apprendre le plus beau et le plus nécessaire de tous les exercices qui se pratiquent au monde, non seule- ment pour le corps, mais aussi pour l'esprit, comme M. de Pluvinel luy donnera parfaitement à entendre, estant très aise de ce qu'il a encore assez de vigueur pour enseigner à VostreMajesté la perfection de cette science. » Le roi de- mande à M. de Pluvinel en quel sens il entend que l'exercice du cheval n'est pas seulement nécessaire pour le corps, mais aussi pour l'esprit. Pluvinel répond:« L'homme ne le peut apprendre qu'en montant sur son cheval, duquel il faut qu'il se résolve de souffrir toutes les extravagances qui se peuvent attendre d'un animal irraisonnable, les périls qui se ren- contrent parmi la cholère, le désespoir et la lascheté de tels animaux, joincte aux appréhensions d'en ressentirles effects. Toutes lesquelles choses ne se peuvent vaincre ny éviter, quavec la cognoissance de la science, la bonté de l'esprit et la solidité du jugement : lequel faut qu'il agisse dans le plus fort de tous ces tourmens avec la même promptitude et froi- deur que fait celuy qui, assis dans son cabinet, tasche d'ap- prendre quelque chose dans un livre. Tellement que par là VostreMajesté peut cognoistretrès clairement comme quoy ce bel exercice est utile à l'esprit, puisqu'il l'instruict et l'ac- coustume d'exécuter nettement, et avec ordre, toutes ces fonctions parmi le tracas, le bruict, l'agitation et lapeur con- tinuelle du péril, qui est comme un acheminement pour le rendre capable de faire ces mesmes opérations parmy les armes, et au milieu des hazards qui s'y rencontrent. » Plu- vinel explique ensuite au roi la différence qui existe entre le bel homme à cheval et le bon homme de cheval et, parlant de ce dernier, il dit: « Pour estre parfaitement bon homme de
  • 56. cheval, il faut sçavoir, par pratique et par raison, la manière de dresser toutes sortes de chevaux à toutes sortes d'airs et de manèges; cognoistre leurs forces, leurs inclinations, leurs habitudes, leurs perfections et imperfections, et leur nature entièrement; sur tout cela faire agir le jugement,pour savoir à quoi le cheval peut estre propre, afin de n'entreprendre sur luy que ce qu'il pourra exécuter de bonne grâce; et ayant cette cognoissance, commencer, continuer et achever le che- val avec la patience et la résolution, la douceur et la force requise, pour arriver à la fin où le bon homme de cheval doit aspirer; lesquelles qualitez se rencontrant en un homme, on le pourra véritablementestimer bon homme de cheval. » De nouveaux traités furent bientôt publiés par MM. de Menou, de Solleysel, de Birac, de Beaumont, Delcampe, Gaspard de Saunier. Mais ce fut La Guérinière qui, le premier, institua l'ensei- gnementvraiment méthodique del'équitation.Praticien hors de pair, il ne pensait pas, comme nos modernes sportsmen, que la théorie est inutile. Élève lui-même de M. de Vandeuil, dont la famille tint pendant plus d'un siècle l'académie royale de Caen,La Guérinière comprit la nécessité d'une méthode écrite, et il l'écrivit dans une langue claire, correcte, élégante, qui montrela pondération de son esprit, sa grande expérience pratique, les ressources de son savoir. Ce livre est une œuvre admirable, dont toutes les parties s'enchaînent avec ordre et qui est rempli de vérités auxquelles le temps ne pourra rien changer. Dans le premier chapitre de la seconde partie inti- tulé : Pourquoi ily a si peu d'hommes de cheval, et des qua- lités nécessairespour le devenir, La Guérinière dit: « Toutes les sciences et tous les arts ont des principes et des règles par le moyen desquels on fait' des découvertes qui con- duisent à la perfection. La cavalerie est le seul art pour le- quel il semble qu'on n:ait besoin que de pratique; cependant, la pratique dépourvue de vrais principes n'est autre chose qu'une routine, dont tout le fruit est une exécution forcée et incertaine, et un faux brillant qui éblouit les demi-connais-
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  • 59. seurs, surpris souvent par la gentillesse du cheval plus que par le mérite de celui qui le monte. De là vient le petit nombre de chevaux bien dressés et le peu de capacité qu'on voit pré- sentement dans la plupart de ceux qui se disent hommes de cheval. « Cette disette de principes fait que les élèves ne sont point en état de discerner les défauts d'avec les perfections. Ils n'ont d'autre ressource que l'imitation, et malheureusementil est bien plus facile de tourner à la fausse pratiqueque d'acquérir la bonne. « Le sentiment de ceux qui comptent pour rien la théorie dans l'art de monter à cheval ne m'empêchera point de sou- tenir que c'est une des choses les plus nécessaires pour at- teindre à la perfection. Sans cette théorie, la pratique est toujours incertaine. Je conviens que, dans un exercice où le corps a tant de part, la pratique doit être inséparable de la théorie, puisqu'elle nous fait découvrir la nature, l'inclination et les forces du cheval; et, par ce moyen, on déterre sa res- source et sa gentillesse ensevelies, pour ainsi dire, dans l'en- gourdissementde ses membres. Mais, pour parvenir à l'excel- lence de cet art, il faut nécessairement être préparé sur les difficultés de cette pratique par une théorie claire et solide. « La théorie nous enseigne à travailler sur de bons prin- cipes; et ces principes, au lieu de s'opposer à la nature, doi- vent servir à la perfectionner par le secours de l'art. « Quand je dis qu'ilfaut de la vigueur et de la hardiesse, je ne prétends pas que ce soit cette force violente et cette té- mérité imprudente dont quelques cavaliers se parent, et qui leur fait essuyer de si grands dangers, qui désespèrent un cheval et le tiennent dans un continuel désordre:j'entends une force liante qui maintienne le cheval dans la crainte et dans la soumission pour les aides' et pour les châtimens du cavalier; qui conserve l'aisance, l'équilibre et la grâce qui 1. On appelle aides les moyens dont se sert le cavalier pour faire ma- nœuvrer le cheval:les rênes, les jambes, les éperons, la cravache.
  • 60. doivent être le propre du bel homme de cheval, et qui sont d'un grand acheminementà la science. « La difficulté d'acquérir ces qualités et letemps considé- rable qu'il faut pour se perfectionner dans cet exercice font dire à plusieurs personnes qui affectent un air de capacité, que le manège ne vaut rien, qu'il use et ruine les chevaux, et qu'il ne sert qu'à leur apprendre à sauter et à danser, ce qui, par conséquent,les rend inutiles pour l'usage ordinaire. Ce faux préjugé est cause qu'une infinité de gens négligent un si noble et si utile exercice, dont tout le but est d'assouplir les chevaux, de les rendre doux et obéissans, et de les asseoir sur les hanches, sans quoi un cheval, soit de guerre, soit de chasse ou d'école, ne peut être agréable dans ses mouve- mens, ni commode pour le cavalier:ainsi, la décision de ceux qui tiennent un pareil langage étant sans fondement, il serait inutile de combattre des opinions qui se détruisent suffisamment d'elles-mêmes. » Le livre de La Guérinière reste encore aujourd'hui un de ceux qu'on peut consulter avec le plus de fruit. Toute la partie qui traite de l'équitation et du dressage ne le cède en rien, est même supérieure, pour l'époque où elle a été écrite, à nos meilleurs ouvrages modernes, et la fameuse « épaule en dedans », trop peu comprise de nos jours, est vraiment ad- mirable. Les seules critiques qu'on puisse faire à l'auteur, c'est d'être entré parfois dans trop de détails, d'avoir commis, en parlant du mécanisme des allures, des erreurs qu'il était, d'ailleurs, bien difficile d'éviter de son temps, d'avoir né- gligé, particulièrement pour les départs au galop, de préciser l'emploi des aides, enfin d'avoir voulu ajouter à son ouvrage une partie qui se rattache plutôt à l'art vétérinaire, et dont il confia la rédaction à un médecin de la Faculté de Paris, qui, dit Grognier, « se contenta de copier Solleysel, et répéta des erreurs et des absurdités cent fois répétées déjà». Après La Guérinière,il n'y avait plus qu'à confier à un co- mité d'écuyers le soin de conserver la méthode, d'en élaguer ce qui pouvait être superflu ou erroné, et d'y ajouter, avec
  • 61. la plus grande circonspection, les innovations utiles qui pourraient se produire. Malheureusement,on ne songea pas à cela; chacun interpréta à sa guise les préceptes du maître; ce fut à qui, parmi les écuyers qui se succédèrent, produirait des méthodes soi-disant nouvelles, compliquerait les diffi- cultés en discutantceci, transformant cela, ajoutant sans cesse des procédés d'une efficacité plus ou moins démontrée. Ils prétendirent appuyer leurs systèmes sur des sciences qu'ils ne possédaient eux-mêmes,cela va sans dire, que très impar- faitement, et dont les théories, d'ailleurs, ne peuvent trouver leur application exacte dans la pratique de l'équitation; et c'est ainsi qu'ils s'égarèrent de plus en plus, sous prétexte de progrès. La vanité, qui exerce un si grand empire sur les artistes en général, et sur les écuyers en particulier, fut certainement la cause principale de toutes les rivalités qui, dès lors, ne cessèrent de diviser les maîtres, chacun semblant avant tout désireux de faire reconnaître sa propre supériorité. Jusqu'à la Révolution, l'académie de Versailles fut uni- versellement reconnue pour la première du monde. C'est là que, depuis le commencement du règne de Louis XIV, les rois et tous les princes de France firent leur éducation éques- tre, là que furent le mieux conservés les préceptesde La Gué- rinière, et que l'on accueillit plus tard, dans une juste mesure, les modifications que rendaient nécessaires la transformation des chevaux et la plus grande rapidité des allures. L'ensei- gnement de Versailles rayonnait non seulement sur toute la France, mais encore sur toute l'Europe. La charge du grand- écuyer était une des plus considérables de la cour. Les écu- ries du roi étaient séparées en deux bâtiments, l'un pour les chevaux de manège et de guerre et pour les chevaux de selle et de chasse, l'autre pour les chevauxde carrosse. M. le Grand vendait toutes les charges de la grande et de la petite écurie. Nul maître ne pouvait ouvrir une académie sans sa permis- sion et sans des lettres l'autorisant à prendre pour son école le nom d'académie royale. Le manège de Versailles était alors le véritable temple de l'art équestre; le silence y régnait
  • 62. pendant les leçons; toutes les règles de la plus exquise poli- tesse y étaient observées comme dans les salons du palais; il reste, aussi bien pour la bonne tenue que pour la manière d'enseigner, le modèle de toutes les écoles à venir. Parmi les écuyers qui furent le plus justement célèbres après La Guérinière, il faut citer Dupaty de Clam, membre de l'Académie des sciences de Bordeaux, qui a laissé une excellente traduction de Xénophon, et qui voulut appli- quer à l'art de l'équitation l'anatomie, la mécanique, la géo- métrie et la physique; Nestier, d'Auvergne, Mottin de La Balme, le comte Drummont de Melfort, Montfaucon de Rogles, dont le Traitéd'équitation inspira en grande partie le Manuel pour l'instruction équestre, lors de l'installation de l'école de cavalerie à Saumur, en 1814; le baron de Bohan, le marquis de La Bigne, d'Abzac, Pellier, de Boisdeffre, Le Vaillant de Saint-Denis. La première école militaire fut fondée en 1751; l'ensei- gnement équestre y fut confié au célèbre d'Auvergne. De nombreuses divergences existaient déjà entre les maîtres. Mottin de La Balme, élève de d'Auvergne, critiquant les mé- thodes alors en usage dans la cavalerie, dit: « Ici on fait jeter l'assiette en dehors, là on exige que ce soit en dedans, ailleurs qu'on la laisse droite, etc. » Le baron de Bohan, élève aussi de d'Auvergne, dit, au commencement de son traité: « Je vois partout le schisme et l'ignorance varier nos pratiques à l'infini, et j'entends partout des voix qui s'élèvent pour reprocher à nos écoles le temps qu'elles perdent et les chevaux qu'elles consomment. » Depuis quelque temps déjà, l'anglomanie pénétrait en France, et tous les écuyers s'en plaignaient amèrement. Il n'y avait jamais eu, en effet, que peu de maîtres en Angleterre:Saint-Antoine, condisciple de La Broue, qui avait été envoyé par le roi de France pour faire l'éducation d'Henri II, le duc de Newcastle, lord Pembroke et Sydney Meadows, qui fu- rent chez nos voisins les représentants de l'école française, sont à peu près les seuls écuyers à citer.
  • 63. Le duc de Newcastle avait publié à Anvers, en 1657, une méthode dont le style seul était à ce point ridicule, qu'il est resté un objet de risée parmi nous. Elle était intitulée : Mé- thode et invention nouvelle de dresser les chevaux,par le très noble, haut et très puissant prince Guillaume, marquis et comte de Newcastle, vicomte de Maliffield, baron de Balsover et Ogle, seigneur de Cavendish, Bothel et Hepwel;pair d'Angleterre;quieut lachargeetl'honneur, etc., etc., etc. Œuvre auquel on apprend à travailler les chevaux selon la nature et àparfaire la naturepar la subtilité de l'art; tra- duit de l'anglais de l'auteur par son commandement et en- richy de quarante belles gravures en taille-douce. Une de ces gravures représente Newcastle monté sur Pégase, planant dans les airs, au-dessus de quatre chevaux prosternés; au bas, ces vers: Il monte avec la main, les éperons et gaule Le cheval de Pégase qui vole en capriole : Il monte si haut qu'il touche de sa tète les cieux, Et par ces merveilles ravit en extase les dieux; Les chevaux corruptibles qui, là-bas, sur terre sont En courbettes, demi-airs, terre à terre vont, Avec humilité, soumission et bassesse, L'adorer comme Dieu et auteur de leur adresse. Une autre gravure le représente en empereur romain, sur un char traîné par des centaures, et touj ours suivi par des che- vaux prosternés. Voici, du reste, comment l'auteur lui-même s'exprime:« J'ay enfin trouvé cette méthode, qui est assuré- ment infaillible. J'ay dressé toutes sortes de chevaux, de quelque pays ou tempéramentqu'ils fussent, de quelque dis- position, force ou faiblesse qu'ils puissent être. Ils se sou- mettent à ma volonté avec grande satisfaction. Ce que je souhaiterois que les autres peussent, en pratiquant leur mé- thode, ce que je ne crois pas qui arrive de si tost. D'une chose vous puis-je répondre, que quelque autre dresse un cheval et le parfasse par son industrie, cette mienne méthode nouvelle le parfera en moins de la moitié du temps que lui,
  • 64. et il ira encore mieux et plus juste ou parfaitement, ce que j'ay vu faire à peu de chevaux que les autres dressent. » Cette fameuse méthode, qui parut trente années après celle de Plu- vinel, n'était guère supérieure au Cavalerice de La Broue, et préconisait à peu près les mêmes moyens de brutalité. Le lieutenant-colonel Mussot, dans ses Commentaires sur l'é- quitation, dit, en parlant du livre de Newcastle : « Une telle exubérance d'orgueil et de vanité puérile annonce nécessai- rement un dérangement quelconque des facultés mentales. » On peut se demander si ce dérangement d'esprit ne s'est pas accentué depuis chez les sportsmen anglais et chez leurs imitateurs,qui prétendent être, pour ainsi dire, de naissance, des hommes de cheval transcendant, sans jamais avoir rien appris. Le marquis de Newcastle, du moins, avait, dit-il, « toujours pratiqué et étudié l'art de monter à cheval auprès des plus excellents hommes de cheval de toutes les nations, les avoit entendus discourir fort amplement sur leur métier, avoit essayé et expérimenté toutes leurs méthodes, lu tous leurs livres, sans en excepter aucun, tant italiens, françois, qu'anglois et quelques-uns en latin »- Depuis Newcastle, dont le livre les avait sans doute dégoûtés de tout enseignement théorique, les Anglais avaient aban- donné les principes des maîtres; aimant beaucoup, à leur façon, l'exercice du cheval, ils ne voyaient plus, dans l'équi- tation, qu'un sport, c'est-à-dire, littéralement,un amusement, un jeu comme tous les autres, où l'on acquiert, par la pratique seule, toute l'habileté désirable;ils instituèrent les courses, qui ne tardèrent pas à prendre chez eux un grand développe- ment, créèrent la race nouvelle des chevaux de pur sang qui devait être si utile pour améliorer toutes celles dites de demi- sang et se mirent à pratiquer un genre d'équitation que la mode mit d'autant plus promptement en faveur qu'il n'exi- geait aucune étude assujettissante.Vers 1780, les premières courses eurent lieu en France, à Fontainebleau, à Vincennes et dans la plaine des Sablons, et les idées nouvelles firent de grands progrès chez nous parmi les jeunes gens du monde,
  • 65. qui, à l'imitation des Anglais, commencèrent à négliger le manège. Il faut bien dire, d'ailleurs, que le manque d'unité de l'enseignement, le désaccord qui régnait entre les maîtres n'étaient pas faits pour inspirer grande confiance aux élèves. Le Vaillant de Saint-Denis, l'un des écuyers du roi, publia en 1789 un Recueil d'opuscules sur l'équitation, dédié au prince de Lambesc, grand-écuyer de France;il dit en com- mençant : « C'est avec regret que j'ai vu l'équitation presque avilie; des usages étrangers ont prévalu et semblent annoncer que les talents des plus grands maîtres vont être à jamais perdus pour la nation. » Et plus loin: « Ce qu'il y a de plus malheureux pour l'équitation, dont les principes devraient être simples et invariables, quoique l'ignorance les modifie trop souvent à son gré, c'est que plusieurs personnes qui montent à cheval plutôt parce qu'ils ont des chevaux que parce qu'ils sont hommes de cheval, se croient obligés de suivre la mode;on les voit bientôt soutenir que si la mode n'est pas en elle-même la meilleure manière de monter à cheval, elle est du moins la plus agréable, puisqu'elle est la plus répandue. » Il y avait cependant quelques bonnes choses à-prendre dans l'équitation redevenue presque instinctive des Anglais;le trot enlevé, bien que né du laisser-aller de cavaliers auxquels la méthode n'imposait plus aucune fixité de tenue, présentait notamment de réels avantages. Au lieu de l'exami- ner comme on avait fait pour les pratiques défectueuses des anciens et de le soumettre à des règles précises, les représen- tants de l'équitation classique eurent le tort de le rejeter de parti pris, à cause de l'apparence grotesque qu'il donnait inévitablement à des cavaliers dénués de bons principes;ceux-ci n'en réussirent pas moins à le mettre de plus en plus à la mode, mais il va sans dire qu'ils ne surent pas l'améliorer et en faire cette manière de trotter si gracieuse et si commode qui est pratiquée aujourd'hui par quelques rares écuyers français.
  • 66. II Nous avons vu que depuis La Broue et Pluvinel, on avait fondé, en France, de nombreuses académies d'équitation. Il y en avait à Metz, Besançon, Cambrai,La Flèche, Angers, Caen, Lunéville, Saint-Germain, etc. Duplessis-Mornay, l'ami et le confident d'Henri IV, avait créé, à Saumur, l'Aca- démie protestante. Vers 1764, on avait construit dans cette ville, pour les carabiniers, le magnifique manège qui est actuellement celui des écuyers.En 1771, Saumurdevint, pour la première fois, école de cavalerie. Le manège de Versailles conservait néanmoins tout son prestige;ceux qui prétendaient que l'enseignement y était trop « académique» pour l'armée n'ont pas réfléchi que si l'équitation militaire n'a pas besoin d'être aussi savante, elle est basée sur les mêmes principes que celle de l'école et que, pour pouvoir bien enseigner les éléments d'un art, il faut que les maîtres en connaissent à fond toutes les res- sources. La supériorité éclatante du marquis de La Bigne et du chevalier d'Abzac était reconnue par tous leurs contempo- rains. Les d'Abzac, tout en suivant les principes de La Gué- rinière, avaient compris la nécessité de les modifier pour les adapter à une équitation plus large, que rendait nécessaire l'introduction des chevaux anglais; mais ils voulaient que les allures devenues plus rapides fussent toujours souples et bien réglées;que le cavalier, sachant se lier à tous les mouvements de l'animal, restât toujours correct dans sa tenue et dans ses moyens de conduite;en un mot, ils avaient des idées abso- lument justes sur l'équitation telle qu'elle devrait être enseignée aujourd'hui même. Lors de la Révolution, toutes les institutions hippiques furent supprimées et, à partir de ce moment, le désordre régna de plus en plus dans l'enseignement. L'École de Sau-
  • 68.
  • 69. mur disparut comme celle de Versailles, comme toutes les autres, et ne fut réorganisée qu'à la fin de l'Empire. Dès le mois de septembre 1796, l'École de Versailles fut rétablie sous le nom d'École nationale d'équitation. Elle était à la fois civile et militaire. Chaque régiment pouvait y envoyer un officier et un sous-officier: « Ce n'était plus, dit le comte d'Aure, le manège académique des temps passés, chargé de conserver les vieilles traditions en développant le progrès: il ne s'agissait plus que de former à la hâte des instructeurs pour nos régiments. Coupé, Jardin, Gervais et quelques autres débris du manège de Versailles furent mis à la tête de cette nouvelle institution. » C'étaient d'anciens piqueurs des écuries du roi, imbus des principes de La Gué- rinière et d'Abzac, mais manquant d'instruction. En 1799, on adjoignit à l'École de Versailles deux succur- sales:l'une à Lunéville, l'autre à Angers. La mode adoptait de plus en plus tout ce qui venaitd'An- gleterre;il était de bon ton de copier non seulement les harnachements, plus légers et plus commodes pour les usages ordinaires, mais encore la manière de monter de nos voisins, ce qui était une grave erreur, car, aussi bien en chasse qu'à la guerre, les cavaliers qui savent appliquer les bons prin- cipes fatiguent beaucoup moins leur chevaux et ne les « claquent » jamais, tout en leur faisant faire, au besoin, plus de travail. MM. Leroux frères, Pellier qui avait ouvert le manège de Provence et dont le petit-neveu, continuant les traditions de sa famille, dirige encore à Paris la belle école d'équitation dont la renommée est universelle, Chapelle, Aubert, formés à l'École de Versailles, s'efforcèrent de maintenir les règles d'un bon enseignement. En 1809, l'École de Versailles fut supprimée et une École de cavalerie créée à Saint-Germain. En 18 14, l'École de Saint-Germainfut transférée à Saumur et prit le nom d'Ecole d'instruction des troupes à cheval. MM. Ducroc de Chabanneset Cordier furent placés à la tête
  • 70. du manège, comme écuyers civils, tous deux au même titre. Le marquis Ducroc de Chabannes, élève de l'École militaire, partisan des principes des Mottin de La Balme, Melfort, d'Auvergne et Bohan, qui étaient en divergence avec ceux de Versailles, représentaitce qu'on appelait l'équitationmilitaire et voulait simplifier l'enseignement en supprimant les vieux airs de manège. M. Cordier, élève de Versailles, tenait pour l'équitation classique selon les principes de La Guérinière et de Montfaucon. Les deux maîtres, au lieu de chercher à unifier leur enseignement par des concessions réciproques, s'attachèrent de plus en plus aux idées qui les divisaient: « On tolérait, dit Mussot, pour l'instruction militaire les principes de Bohan, qui étaient ceux que défendait M. de Cha- bannes et dont il avait en quelque sorte tiré la quintessence, et on les bannissait du manège civil. Ainsi, les élèves rece- vaient un jour des leçons de position, d'assiette, de tenue à cheval, qui étaient démenties ou qu'ils ne reconnaissaient plus le lendemain avec d'autres maîtres (le travail militaire et le travail d'académie alternaient d'un jour à l'autre). L'in- struction dans les corps se ressentait de cette incohérence d'idées; les élèves de Saumur en sortaient avec une intelli- gence fatiguée de ces contradictions et des connaissances aussi incomplètes qu'indécises. » Ce fut Cordier qui l'emporta. Le Manuel pour le manège de l'École imposa les principes de Montfaucon. M. de Cha- bannes présenta contre ce Manuel des observations qui ne furent pas acceptées. il dut quitter l'École et se retira près de Saumur au château de Bagneux où il recevait les visites de ses anciens élèves qui venaient souvent le consulter. Le désaccord entre les deux premiers maîtres de Saumur fut une chose très regrettable, dont les mauvais effets ne firent que s'accentuer dans la suite. A une époqueoù l'enseignement était déjà si troublé, il eût fallu, en organisant l'École de ca- valerie, placer à sa tête un comité d'écuyers, ou tout au moins charger les deux maîtres qui représentaient précisé- ment les deux équitations rivales de s'entendre pour produire
  • 71. une nouvelle méthode établie sur les meilleurs principes. Sans doute, ils auraient été assez intelligents, étant tous deux des écuyers d'élite, pour reconnaître que l'équitation acadé- mique et l'équitation militaire ne peuvent être en opposition l'une avec l'autre, mais que celle-ci doit au contrairedécouler tout naturellement de celle-là. Cordier resta seul écuyer en chef à Saumur jusqu'en 1822, époque à laquelle l'École fut licenciée à la suite de la conspi- ration du général Berton. De 1815 à 1822, les principes de Montfaucon, déjà un peu arriérés, furent seuls enseignés offi- ciellement; mais ils rencontrèrent une forte opposition chez plusieurs officiers-instructeurs qui préféraient ceux de Bohan. Le capitaine Véron ne craignit pas de se poser en adversaire dj l'école de La Guérinière et de Montfaucon, et il fut le premier qui professa alors ouvertement, à Saumur, les théories de Bohan et de Mottin de La Balme. D'autres capitaines ne tardèrent pas à l'imiter. Vers la même époque, Versailles fut rendu à son ancienne destination. Les deux d'Abzac reprirent la direction du ma- nège du roi. Dépositaires des vieilles traditions, ils voulurent imposer à leurs élèves une sorte d'uniforme qui ne plut pas à ceux-ci et les assujettir à des règles qu'ils trouvèrent trop sévères. Les pages, appartenant aux grandes familles de France, ayant presque tous une brillante situationde fortune, entraînés par le goût des modes anglaises, considéraient l'exercice du cheval comme une simple distraction et ne sui- vaient les cours que très irrégulièrement. Toutefois, les d'Abzac, qui, ainsi que nous l'avons vu, surent, dans leurs leçons,appliquer, en les modifiant, les principes de la vieille École, laissèrent la réputation de deux grands maîtres, de deux écuyers de premier ordre. De tous côtés des théories personnelles surgissaient, criti- quant, souvent avec raison, les méthodes en vigueur. M. d'Outrepont, capitaine de cavalerie à la demi-solde, publia, en 1824,sesObservations critiques et raisonnéessur l'ordon- nance provisoire des exercices et des manœuvres de la cava-
  • 72. lerie, où il discute longuement la position de l'homme à cheval. La même année, Cordier fit paraître un Traité rai- sonnéd'équitation qui contient beaucoup d'excellenteschoses, mais où l'auteur entre dans une foule de détails inutiles et souvent erronés, à propos de l'impulsion que le cavalier éprouve dans toutes les allures et tous les mouvements du cheval. Il reste fidèle à la gracieusetenue des rênes à lafran- çaise, le petit doigt de la main gauche entre les rênes de bride, le filet dans la main droite, qui est la plus commode, la plus élégante et la plus pratique en toutes circonstances; mais il a le tort de rejeter le trot à l'anglaise. En 1825, l'École de cavalerie fut définitivement installée à Saumur et, en 1830, l'École de Versailles fut à jamais dis- persée. Saumur restait donc seul, de fait, pour représenter l'École française. Ducroc de Chabannes fut rappelé commeécuyerde 1re classe à l'Ecolede cavalerie, où Cordierreprit ses fonctions d'écuyer en chef. Mais les théories de Bohan l'emportèrent cette fois. Si le désaccord existait entre tous les maîtres du dehors, on voit qu'il était au moins aussi grand dans Saumurmême. Le 24 mai 1825, parut le Cours d'équitation militaire, où l'on fondit et modifia le Manuel du manège, le Cours d'hippia- trique de M. Flandrin et l'Ordonnanceprovisoire. Flan- drin, professeur d'hippiatrique, voulait appuyer sur l'anato- mie l'enseignement de l'équitation. Mais ce n'est pas avec le scalpel qu'on peut se rendre compte de l'ensemble et de la relation des mouvements de l'être vivant: aussi, lorsque plus tard Cordier et Flandrin collaborèrent à un Cours d'équita- tion,ce livre se trouva rempli des théories les plus fausses sur le mécanisme des allures. Quand Ducroc de Chabannesprit sa retraite en 1827,ilpu- blia son Cours élémentaire et analytique d'équitation, où il dit: « Un établissement essentiellement militaire, dont l'u- nique ou du moins le principalobjetest l'instruction équestre d'un grand nombre d'officiersde cavalerie dont la destination ultérieure est derégénéreret de propager cette même instruc-
  • 74.
  • 75. tion dans leurs corps respectifs et auxquels sous ce rapport se trouve en quelque sorte confiée la destinée de nos troupes à cheval, rentre dans la classe des établissements d'un intérêt majeur digne de fixer d'une manière toute particulière les regards et la sollicitude du gouvernement. Et s'il est de l'es- sence d'un tel établissement que tout ce qu'on y enseigne y soit admis de confiance, il devient aussi et par cela même de la plus hauteimportance de n'admettre et de ne tolérer dans le cours de cette instruction que des doctrines avouées par l'art et des pratiques qui puissent être profitables à celui qui, par devoir, est astreint à s'y conformer; comme aussi qu'elles soient de nature à être propagées et puissent en même temps se concilier avec les règlements militaires. Que si cependant on persistait à diriger cette instruction d'après les mêmes éléments contradictoires, ce serait se préparer les mêmes re- grets, car indubitalement ils auraient les mêmes résultats. » Il est fâcheux qu'après d'aussi sages paroles, l'auteur donne à entendre que les seules vraies doctrines sont celles auxquelles il est lui-même de plus en plus attaché. Il présente ses prin- cipes « comme émanant directement des lois mécaniques,et par cela même comme portant en eux un caractère irréfra- gable». Il repousse énergiquement l'équitation anglaise et regrette de lui voir prendre pied à l'école. Cependant, lui- même ne s'en rapproche-t-il pas quand,dans ses longues dis- sertations surlaposition ducavalier, ilindique,commeBohan, que les principes de La Guérinière,«bons pouruneéquitation de cour,où la belle tenue et la grâce étaient de rigueur, comme type de la perfection, » ne s'appliquent pas au cavaliermili- taire; qu'il faut tenir compte des différencesdeconformation et laisser chaque cavalier trouverdelui-mêmelapositionqu'il peut prendre le plus commodément?Ilme semble, au con- traire, que c'est l'affaire des conseils de revision d'écarter de la cavalerie les hommes qui ne peuvent avoir à cheval une tenue correcte et que, aussi bien pourle bel aspect que pour la solidité des troupes, lecavalier militaire doit se rapprocher le plus possible de la positionjugée par les hommes de l'art la
  • 76. plus propreàassurerles mouvements àtoutesles allures,etqui est toujours aussi la moins fatigante. Cetteposition,d'ailleurs, étant partout imposée, l'instruction se trouve fort simplifiée dans les régiments, tandis qu'avec le système de Chabannes, le rôle de l'instructeur devient fort difficile et l'on ne peut avoir que de mauvais cavaliers.Tout le monde sait, en effet, que le commençant a toujours tendance à prendre à cheval des attitudes défectueuses,dont il faut soigneusementle cor- riger dès le début, parce qu'ensuite il devient presque impos- sible d'y rien changer. Si Ducroc de Chabannesjugeait qu'il y avait lieu de modifier la position de La Guérinière, déjà bien différente de celle de Newcastle et de Pluvinel,il fallait qu'un comité d'écuyers s'entendit sur les changements néces- saires et les prescrivît; mais il est vraiment étrange que Chabannes, après avoir réclamé avec tant d'énergie l'u- nification des principes, ait pensé qu'on pouvait s'abstenir de se prononcer d'une manière nette et formelle sur un point que tous les maîtres ont considéré comme fondamental et auquel lui-mêmeattache assez d'importancepour y consacrer une grande partie de son livre. En voulant appliquer la mécanique à l'équitation, l'auteur a oublié parfois, comme beaucoup d'autres maîtres, que le cheval ne cède pas, comme un corps inerte, à l'impulsion qui lui est donnée par un autre corps, mais qu'étant un être vivant, sensible, il est mû, selon sa sensibilitépropre, par les sensations qui lui viennent de son cavalier et de tous les objets environnants. Le livre de Ducroc de Chabannes,que beaucoup d'écuyers militaires considèrent comme un des plus remarquablesqui aient paru sur la matière, est à la fois diffus et incomplet; l'auteur néglige de préciser les moyens à employer:si, comme il le dit, «tous les procédés sont bons quand les cavaliers sont habiles, et si les leçons appuyées sur l'exemple sont plus profitables que les plus volumineux cahiers de commentaires et de théoriesscientifiques», on ne saurait nier que les prin- cipes clairs etles méthodes bien écrites soient indispensables
  • 77. pour former des cavaliers habiles et surtout de bons profes- seurs. En 1829 parut un nouveau Règlementdecavalerie. Depuis 1825, une commission composée d'officiers géné- raux avait été chargée de reviser l'ancienne Ordonnance. La commission avait reconnu dans son rapport que les principes de l'Ordonnancede l'an XIII étaient généralement bons, mais qu'il importait de la rendre plus simple et d'en coordonner les parties. En conséquence. on supprima l'exercice:Pré- parez-vous pour sauter à cheval; la iro et la 2e leçon n'en firent plus qu'une; la 3e devint la 2e; la 40 devint la 3e; la 5e et la 6e furent remplacées par la 4e! En i83o, Aubert, ex-professeur écuyer de l'École d'état- major, publie son Traité raisonné d'équitation, d'après les principes de l'Ecolefrançaise,danslequel il déplore le délais- sement de l'équitation et les progrès de l'anglomanie. Comme pour augmenter encore le désarroi de l'enseigne- ment, on vit alors un écuyer de cirque, doué d'un très grand talent d'exécution, d'un tact équestre merveilleux et d'une intelligence très vive, mais qui, ne pouvant s'appuyer sur aucune tradition, prit le parti de les rejeter toutes, Baucher enfin, le fameux Baucher, se poser en réformateur de toutes les doctrines, ou plutôt en novateuraux yeux de qui rien du passé ne méritait de subsister. Les succès qu'il obtenait tous les soirs émerveillèrent des milliersde spectateurs,etson im- perturbable aplomb fit le reste. Une rivalité qui est restée cé- lèbre s'éleva entre lui et le comte d'Aure, dernier représen- tant de l'École de Versailles, qui, dans un tout autre sens que Baucher, entrevoyait l'avenir de l'équitation. Baucher ne pra- tiquait que les allures raccourcies et cadencées, les airs de manège de plus en plus compliqués et extravagants, les as- souplissements de mâchoire et d'encolure; il prétendait «dé- composer, annuler les forces instinctives pour leur substi- tuer les forces transmises» et ne semble pas avoir compris grand'chose à l'emploi pratique du cheval. Le comte d'Aure, excellent écuyer de manège, voyaitsimplement dans le travail