Une première exploration, hors des sentiers battus, de ce qui se passe et va se passer au croisement du corps et du numérique. Des intuitions pour mieux comprendre les problématiques à venir, comme celles du corps au travail, qui sera demain le terrain privilégié de la mesure de soi, se désenvouter des prophéties intenables de l'augmentation, et lui redonner du sens, ou remettre la disruption à sa place dans le champ de la santé et de la médecine. Et 14 propositions de labs, démonstrateurs et expérimentations pour changer les manières d'innover sur tous ces sujets.
1. LE CORPS, NOUVELLE FRONTIÈRE DE L’INNOVATION NUMÉRIQUE
Synthèse de l’expédition Fing
2. SYNTHÈSE
5 INTUITIONS POUR COMPRENDRE
LES PROBLÉMATIQUES À VENIR
LE CORPS AU TRAVAIL :
Il sera demain le terrain privilégié de la mesure de soi. Anticipons
les questions, et les réponses.
POUR UNE AUGMENTATION ORDINAIRE :
Nous avons besoin d’autres formes d’augmentation, plus ordinaire
que spectaculaire, plus sociale qu’individuelle, et plus empathique
qu’égocentrée.
APPARENCES HYBRIDES :
L’expression et la revendication de soi en ligne nourrissent la
contestation des normes sociales et esthétiques, et la disruption
dans les usages.
NEUROSELF :
L’intelligence de nos systèmes techniques pose nécessairement
des questions à la nôtre. Alors que tout se cognitise, nous allons
avoir besoin d’autonomie cognitive, c’est à dire de hackers et de
citoyens !
SANTÉ DISRUPTIVE :
La disruption dans la santé n’est pas là où elle devrait être. L’inno-
vation non technologique doit aussi y trouver sa place.
1
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3
4
5
3. SYNTHÈSE
WorkLab
Le WorkLab est un espace pour mettre
en tension et en discussion la manière
dont la technologie s’intéresse au corps
au travail, et explorer de nouvelles pistes
de solutions, faire éclore projets et expé-
rimentations. Au menu : des conférences
pour apporter différents types d’éclai-
rages sur cette question de la métrique
des corps, des hackathons et makathons
pour prototyper des objets et leurs ap-
plications, des expérimentations pour
mettre à l’épreuve ces prototypes.
L’entreprise expérimentale
Une expérimentation in situ pour anti-
ciper les problèmes que va générer la
démultiplication de dispositifs de mesure
en entreprise, et procéder à de premières
recommandations pour l’innovation et
la régulation. Créer par l’observation et
l’orchestration d’un dialogue continu
autour de la mesure, de ses outils, de
ses critères, de ses usages et partages...
une matière à enseignements et à com-
préhension, avant que leur dissémination
dans le monde du travail réel ne pose elle,
de vrais problèmes sociétaux et organisa-
tionnels.
Mon équipe/Ma famille quantifiée
Innover dans la mesure du « nous » , au
travail ou à la maison. Interroger ce que
serait une équipe de travail – ou une fa-
mille – qui évaluerait leurs interactions en
permanence.
Empathon : Empathie et Hackaton
D’autres formes d’augmentation sont
possibles, basées sur d’autres valeurs que
le libéralisme et la compétition. Prototy-
page de services pour favoriser l’empa-
thie, la résilience, la compréhension de
l’autre, et l’augmentation ordinaire.
HackCognition : 90 augmentations or-
dinaire.
L’avenir de l’augmentation est de prendre
conscience de nos biais cognitifs , et d’en
faire les supports de dialogue, de jeu, de
création, de compréhension de soi et des
autres.
100 projecteurs de soi
Peut-on imaginer des technologies qui
se portent et qui ne soient pas seulement
des enregistreurs, des cap- teurs, mais
aussi des projecteurs de soi ? Quels types
de projecteurs personnels ou sociaux
imaginer ? Que souhaite-t-on afficher
14 PROPOSITIONS DE LABS, DÉMONSTRATEURS,
EXPÉRIMENTATIONS POUR CHANGER L’INNOVATION
4. SYNTHÈSE
de soi ? Comment ? A l’image du fameux
casque EEG en forme d’oreilles de chats
imaginés par NeuroSky, l’avenir est-il aux
projecteurs de soi ?
Wearable Social Lab
L’enjeu est de sortir le secteur du wea-
rable de l’impasse servicielle dans laquelle
il s’est enfermé. De réinventer les objets
connectés à nos corps, corriger les dé-
fauts de leurs capteurs, leur asymétrie,
leur égocentrisme. D’élargir le champ de
leurs usages, au-delà de la santé, du sport,
du sexe ou de la sécurité, et sortir des lo-
giques de monitoring et de performance,
pour en inventer d’autres. Les capteurs
sont immatures, faisons les grandir.
Hacking social : Zones zéro relou
La question du genre, comme bien des
questions identitaires, cristallise conflits
et crispations. C’est donc une bonne rai-
son pour proposer de s’y intéresser, sans
naïveté. Dans un monde où le corps outil-
lé va devenir le véhicule d’une expressivité
toujours plus diverse et parfois provoca-
trice, comment le numérique pourrait-il
contribuer à une meilleure acceptation et
coexistence des différences ?
SHS Lab
Les Paillasses ont invité les chercheurs
en sciences du vivant à s’ouvrir au public.
Les FabLab, ont convo- qué les sciences
de l’ingénieur à croiser le fer avec le
grand public. Mais les sciences humaines
semblent encore rétives à initier ce type
de croisement avec l’Open Science, la
culture geek et les expérimentations.
Où sont les Paillasses de la sociologie, de
l’économie, de la psychologie, du journa-
lisme... ?
Emotion Lab
Un programme d’expérimentation ouvert
s’intéressant aux émotions, à leur détour-
nement, à leur compréhension. A l’heure
du neuromarketing, de l’informatique
affective, de l’analyse de sentiment, de
l’économie comportementale, un espace
d’expérimentation pour favoriser l’auto-
nomie et la sous-veillance cognitive.
Leurromarketing
En s’inspirant de l’Adblock, une exten-
sion qui bloque les bannières publici-
taires, comment déjouer le mar- keting
auquel nous sommes confrontés, prendre
conscience des manipulations dont nous
sommes l’objet, et imaginer des systèmes
permettant de leurrer le marketing ?
We Are Patients
Un accélérateur de projets d’innovation
sociale pour la médecine. Nouveaux mo-
dèles économiques assu- rantiels, service
pour développer et faire évoluer la rela-
tion patient/médecins, développements
de nouveaux modèles de réponses pour
améliorer l’accès et la qualité des soins et
5. SYNTHÈSE
leur passage à l’échelle... L’enjeu ici est à
la fois de stimuler l’innovation sociale de
la santé et de la soutenir financièrement,
économiquement et institutionnelle-
ment.
Commission nationale du débat sur la
prospective médicale
Pour répondre à la technologisation de
la médecine et au développement de la
médecine prédictive qui s’annonce, il
devient primordial que la médecine soit
plus à même de comprendre et de parta-
ger l’avenir que son progrès nous adresse.
Montrer le futur et les différents scéna-
rios auxquels nous sommes confrontés
est un moyen de renouer le dialogue
science-société.
Sécurité sociale prédictive
Comment intégrer le préventif et le
prédictif dans notre système de santé
encore aujourd’hui essentiellement cura-
tif ? Comment développer un système
assurantiel équitable et égalitaire mieux
à même de prendre en charge ces ques-
tions ?
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LE CORPS AU TRAVAIL
A. Intuition
B. Problématique
C. Controverses & pistes
Scénario & démonstrateurs
POUR UNE AUGMENTATION ORDINAIRE
A. Intuition
B. Problématique
C. Controverses
Démonstrateurs
Notes
APPARENCES HYBRIDES
A. Intuition
B. Problématique
C. Controverses & pistes
Scénarii & démonstrations
Notes
NEUROSELF
A. Intuition
B. Problématique
C. Controverses & pistes
D. Scénarii & démonstrations
Notes
SANTÉ DISRUPTIVE
A. Intuition
B. Problématique
C. Controverses & pistes
D. Scénarii & démonstrations
Notes
SOMMAIRE
7. LE CORPS
AU TRAVAIL
1
∙
INTUITION
Il sera demain le terrain privilégié de la mesure de soi. Anticipons les
questions, et les réponses.
PISTES
> Worklab
> L’entreprise expérimentale
> Mon équipe / Ma famille quantifiée
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www.internetactu.net/2015/09/10/bodyware-le-corps-au-travail/
8. 2
LE CORPS AU TRAVAIL
A. INTUITION
La mesure de soi va se développer dans le
monde professionnel
Depuis l’invention du taylo-
risme au moins, le monde professionnel
s’est toujours intéressé à la mesure : il a
toujours été à la recherche d’indicateurs
chiffrés permettant d’optimiser le cycle
de production. Pour cela, il n’hésite pas à
mettre sous surveillance la productivité,
en s’intéressant au corps des employés.
De plus en plus d’applications, d’outils
et de services réfléchissent à introduire,
via des outils numériques, des métriques
d’ordre corporel ou social pour améliorer
la productivité, fluidifier les chaînes de
production, évaluer les compétences et
l’efficacité de chacun et de l’ensemble
des travailleurs.
Bien plus que dans le monde de la santé,
du bien-être et du sport, le monde du tra-
vail est appelé à devenir le premier terrain
d’application des outils de mesure de soi.
Le monde du travail s’annonce comme la
killer app du Quantified Self et de l’ana-
lyse des grandes masses de données (Big
data) que génère l’entreprise. Comme
le soulignait James Wilson pour le Wall
Street Journal, ces outils sont en train de
trouver leurs principales applications pra-
tiques dans le monde de l’entreprise.
Plus que le domaine de la santé où la
scientificité des outils est un prérequis, le
monde du travail est un milieu où l’accep-
tation n’est pas toujours un prérequis, ou
l’obligation et la contrainte de l’autorité
sont des moyens de pression communé-
ment utilisés, ou le manque de scientifi-
cité des outils ne gène pas leur diffusion
: l’important étant de documenter et
mesurer le process (reporting). Le monde
du travail pourrait bien être à l’avenir le
premier espace de mise en surveillance
des corps pour connaître et améliorer
leur état productif.
9. Infographie de l’historique des objets qui se portent au travail, via la Harvard Business Review.
LE CORPS AU TRAVAIL
10. 4
LE CORPS AU TRAVAIL
B. PROBLÉMATIQUE:
Mesurer toujours plus loin le corps pro-
ductif
L’activité des travailleurs est
depuis longtemps mesurée et surveillée.
C’est le principe même du taylorisme
et du fordisme : optimiser la chaîne de
production par le contrôle des corps. A
l’heure du numérique, la surveillance des
employés s’étend (on parle parfois de
“taylorisation” des métiers de service) en
permettant à la fois de mesurer toujours
plus de choses et en affinant toujours
cette mesure.
“Tous les outils semblent maintenant uti-
lisés pour compter, pour chiffrer la pro-
ductivité de chacun. Tous produisent des
indicateurs… et ces indicateurs sont censés
produire eux-mêmes des processus pour
optimiser le travail. La productivité est
désormais sous le contrôle de nos machines
et la boucle de rétroaction qu’elles pro-
duisent (c’est-à-dire l’information que les
machines retournent qui sert d’indicateur
pour renforcer les comportements mesu-
rés) cherche à toujours plus la maximiser”.
Hubert Guillaud, “La démesure est-elle le
seul moyen pour changer d’outil de mesure”,
InternetActu.net, 04/06/2014.
Dans les entreprises, l’analyse
des e-mails, des messageries instan-
tanées, des appels téléphoniques, du
moindre clic de souris des employés peut
désormais être mise au service d’une
plus grande efficacité, à l’image de Des-
kTime, un logiciel qui permet de surveiller
l’activité sur écran des employés, selon
les applications qu’ils lancent et utilisent
activement.
La démultiplication des capteurs et leur
intégration à nos outils de travail quoti-
dien (ordinateurs, téléphones, systèmes
de transports…) permettent d’élargir
le spectre des mesures et d’apporter de
nouvelles réponses aux problématiques
du monde du travail à l’image des nou-
velles revendications pour extraire les
corps de l’avachissement des écrans qui
donne naissance à un foisonnement d’ou-
tils et de pratiques pour travailler debout,
en marchant ou en courant sur un tapis
de course… pour évaluer la pénibilité ou la
douleur, à l’image de Kinetic, cette cein-
ture lombaire connectée. Kinetic fournit
à la fois une rétroaction à l’employé (via
une montre connectée) et des don-
nées aux employeurs pour savoir si leurs
ouvriers doivent recevoir une forma-
tion pour mieux manipuler ce qu’on leur
demande de manipuler. Et la boucle de
rétroaction permet également d’aller plus
loin : en collectant les données de tous les
employés, celles-ci devraient également
permettre d’améliorer l’aménagement
des entrepôts estiment ses concepteurs.
Cette mesure n’est pas seulement per-
sonnelle, individuelle, comme le montré
l’exemple précédent : les données du
corps des employés ont des incidences
jusqu’au mode de production lui-même.
11. 5
LE CORPS AU TRAVAIL
Ces mesures s’intéressent également
beaucoup aux interactions, à l’image des
badges sociométriques développés par
Sociometrics Solutions qui mesurent les
interactions physiques entre employés et
le volume de leurs échanges oraux pour
optimiser la collaboration ; ou des utili-
sations du Big Data par le département
People Analytics de Google ou par la so-
ciété Evolv pour transformer les critères
du recrutement ou faire évoluer le mana-
gement même de l’entreprise. Le corps
et ses productions sont partout mis sous
surveillance.
« Sociometric Solutions a imaginé un
badge capable de savoir à quel endroit vous
êtes, le nombre de personnes avec qui vous
parlez, comment vous leur parlez. Le badge
ne s’intéresse pas à ce que vous dites, mais
à qui vous le dites et comment vous le dites.
“Qui parle ? Les échanges ont-ils été équi-
tables ou les mêmes personnes ont-elles
mobilisé la parole ? Quels étaient le ton,
la vitesse, la modulation des voix ? Quelle
était la posture des gens ? En repli ou en
avant ? Quel était leur niveau de fatigue,
de stress, d’anxiété ?…” De la même ma-
nière qu’on étudie les réseaux d’entreprises
en transformant l’analyse des échanges de
mails en sonde sociale, pour comprendre
qui communique avec qui et comment l’in-
formation circule en entreprise, l’enjeu est
de comprendre la structure des réseaux en
entreprise afin d’agir dessus, de les optimi-
ser, de les fluidifier.»
Hubert Guillaud, “Productivité : nouveaux
capteurs, nouveaux indicateurs”, Interne-
tActu.net, 06/11/2014.
Les équipes de foot équipent leurs joueurs
de capteurs sous leurs maillots pour
mesurer leur fatigue, leur déplacement,
transformer la stratégie de jeu en temps
réel. Dans les bureaux, les employés sont
équipés de badges qui surveillent leur ni-
veau d’engagement ou de stress…
Chris Dancy, “l’homme le plus connecté
du monde”, estime que c’est aux em-
ployés de prendre en main ces indica-
teurs plutôt que de laisser les entreprises
le faire pour eux.
“Les entreprises ont besoin de nouvelles
mesures pour saisir la productivité des tra-
vailleurs de la connaissance. Même si les
travailleurs rejettent la surveillance orwel-
lienne de leurs employeurs, les travailleurs
individuels seront contraints d’utiliser l’au-
tosuivi pour acquérir un avantage concur-
rentiel sur les autres. Enfin, disposer de ses
métriques permet aussi de pallier à l’asy-
métrie de service, c’est-à-dire le risque que
les recruteurs et employeurs aient accès à
des données auxquelles les employés, eux,
n’auraient pas accès.”
Hubert Guillaud, “L’emploi à l’épreuve
des algorithmes”, InternetActu.net,
03/05/2014.
Chez Citizen, u ne société de technolo
gie mobile de Portland, les employés
de l’entreprise sont désormais invités
à télécharger des données sur ce qu’ils
mangent, leurs activités sportives et leur
sommeil dans le cadre d’une étude visant
à mesurer si la bonne santé les rend plus
heureux et productifs – permettant aux
12. 6
LE CORPS AU TRAVAIL
entreprises qui initient ces politiques de
diminuer le montant des primes de mu-
tuelles et d’assurances qu’elles payent.
Le but ultime est de montrer explicite-
ment aux employés comment ils peuvent
améliorer leur travail en acquérant de
meilleures habitudes personnelles. Le
service baptisé C3PO (pour Citizen Evo-
lutionary Process Organism) collecte des
données de traceurs dont sont équipés les
employés (comme Fitbit ou Runkeeper),
mais également du système de gestion
de projet interne, de Rescue Time, une
application qui mesure les logiciels que
vous utilisez, de Sonos, un système hi-fi
sans fil utilisé dans l’entreprise pour dif-
fuser de la musique et de Happiily, un
système d’enregistrement d’humeur que
les employés sont invités à utiliser. L’idée
est que le système permette bientôt de
savoir si l’écoute de certains types de
musique augmente la productivité, ou de
savoir si les employés qui sont entrés dans
une nouvelle relation amoureuse sont
plus productifs que les célibataires. Le
directeur de l’entreprise envisage même
d’afficher les statistiques de santé des
employés sur le site web de la société !
Beaucoup d’entreprises s’intéressent aux
technologies des bâtiments intelligents
leur permettant de surveiller l’empla-
cement des travailleurs en temps réel…
Tesco, le leader de la grande distribution,
a récemment été l’objet d’une polémique
quant à l’utilisation de brassards électro-
niques pour surveiller la productivité de
ses employés, en donnant une durée pour
accomplir certaines tâches et en établis-
sant un score pour chacun des employés.
Ludification en prime, derrière les cap-
teurs, le taylorisme, la rationalisation de
la production, continue sa carrière dans
le monde professionnel, promettant
de pousser les indicateurs toujours plus
loin, jusque sous la peau de chacun des
employés, repoussant toujours plus loin la
distinction entre vie privée et vie profes-
sionnelle.
13. 7
LE CORPS AU TRAVAIL
C. CONTROVERSES ET PISTES
Les travaux de l’expédition ont
pointé plusieurs controverses et pistes
d’exploration qu’il nous semble intéres-
sant de relever. C’est là que se situent les
points de difficultés que l’innovation et la
réglementation devront lever à l’avenir.
L’asymétrie de données éminemment
personnelles
Comme souvent avec la technologie, le
problème de l’usage d’indicateurs cor-
porels au travail repose sur l’asymétrie
de leur usage. Il sera difficile de bâtir de
la confiance, du bien-être au travail, des
outils plus efficients si nous n’avons pas
une meilleure compréhension des enjeux
autour des données de la productivité
des corps. Qu’a-t-on le droit de mesu-
rer ? Quel contrôle est mis en place ?
Quel est le degré de liberté des indivi-
dus à accepter ou refuser ces pratiques ?
Quel espace de discussion est-il laissé aux
normes qu’induisent ces indicateurs ? …
»» des protocoles sur la confidentialité
des données ne sont pas clairement
établis : à quelles données la direction
et le management peuvent-ils avoir
accès ? Comment les anonymiser ?
Faut-il nécessairement passer par des
tiers de confiance pour assurer leur
anonymat comme le fait Sociometric
Solutions ? Quelles règles doivent être
mises en place ? Les employés ont-ils
accès à leurs propres données ? Ont-
ils accès à celles des autres employés
? Jusqu’à quelles limites ?… On voit
bien qu’il y a là un enjeu de fond qu’il
faut éclaircir avant que ces métriques
n’envahissent les espaces de travail,
pour mettre en place des règles et des
protocoles clairs.
»» La question n’est pas qu’une ques-
tion de régulation, elle pose aussi celle
de l’asymétrie de l’information. L’em-
ployé doit-il avoir accès aux métriques
qui le surveillent, qui le policent ?
Connaît-il les résultats des mesures
qui le concernent ? A-t-il accès à
celles des autres ? Comment éviter
les tensions, les incompréhensions,
les contestations… il est primordial
d’inviter les développeurs à concevoir
des métriques ouvertes, des tableaux
de bord accessibles aux commandi-
taires et aux employés (sans que ce
soit nécessairement les mêmes d’ail-
leurs). Il y a ici des enjeux de concep-
tion, d’équilibre, de confiance qui se
jouent dans le design des interfaces,
mais aussi des protocoles de commu-
nication qui doivent proposer des prin-
cipes structurants pour les acteurs qui
s’intéressent à ces objets (entreprises,
développeurs, employés…).
Le paradoxe de la surveillance
La seconde limite porte sur ce qu’on
appelle le paradoxe de la surveillance
de la productivité. Mise au service de
la productivité, l’extrême surveillance
se révèle bien souvent décourageante,
démotivante. Par principe, elle casse le
contrat de confiance entre employeurs et
14. 8
LE CORPS AU TRAVAIL
employés et peut se révéler au final beau-
coup moins productive qu’escomptée.
“La quantité de travail est plus impor-
tante que la qualité. Les employés sous
surveillance perçoivent souvent leur condi-
tion de travail comme plus stressante et
sont plus soumis à l’ennui, à l’anxiété, à la
dépression, à la fatigue et la colère que les
autres… La surveillance réduit les perfor-
mances et le sentiment de contrôle person-
nel.” La mesure de la productivité peine à
prendre en compte la mesure d’une perfor-
mance qui ne soit pas uniquement quanti-
tative, mais aussi qualitative.”
Hubert Guillaud, “La démesure est-elle le
seul moyen pour changer d’outil de mesure
? “, Internetactu.net, 04/06/2014.
Quellessontleslimitesàcettesurveillance
panoptique, automatisée et totale? Il est
essentiel de mieux comprendre les limites
de cet outillage pour qu’il ne génère pas
le contraire de ce qu’on en attend, afin
d’établir des normes, des règles, des pro-
cess et des méthodes selon les secteurs
d’activité, les types de travail. Nombre
d’études montrent que les indicateurs
choisis sont souvent défectueux et qu’ils
finissent par produire le contraire de ce
qu’on attend d’eux. Les managers passent
leur temps à mesurer, contrôler et déve-
lopper des indicateurs qui montrent sur-
tout leurs limites :
“Ethan Bernstein montre que la produc-
tivité de travailleurs chinois a augmenté
quand la surveillance s’est relâchée… Dans
certains cas, mettre un simple rideau entre
des travailleurs et leur supérieur a fait aug-
menter la productivité de 10 à 15% ! S’ils
ne sont pas surveillés, les travailleurs ont
recours à leurs méthodes de travail qui sont
toujours plus efficaces que les méthodes
prescrites. La performance a augmenté
non pas tant parce que les travailleurs
étaient cachés de leurs surveillants, mais
parce qu’ils ont pu partager des idées et
les mettre en pratique sans remontrances.
A une époque où la surveillance via les
outils numériques devient omniprésente,
estime Jena McGregor pour le Washington
Post, le risque est fort que la surveillance
soit décourageante. Et au final, beaucoup
moins productive que ne l’espèrent ses
défenseurs.”
Hubert Guillaud, “La démesure est-elle le
seul moyen pour changer d’outil de mesure”,
InternetActu.net, 04/06/2014.
Les données provenant des capteurs per-
sonnels vont venir renforcer l’analyse des
données produites par l’entreprise pour
améliorer et comprendre son manage-
ment. L’enjeu n’est pas tant de dévelop-
per le contrôle que d’extraire de ses acti-
vités mêmes des données permettant de
mieux organiser les équipes, les échanges,
les réunions, les communications… Alors
que la plupart des grandes entreprises
savent parfaitement analyser et prévoir
leurs indicateurs d’affaires (dépenses,
logistique, budgets, résultats…), elles
peinent à extraire du sens sur leurs em-
ployés eux-mêmes, à mieux comprendre
leurs échanges, leurs qualités et défauts…
15. 9
LE CORPS AU TRAVAIL
L’enjeu demain semble plus de dévelop-
per des indicateurs d’humanité, d’empa-
thie, de créativité, de passion, de colla-
boration… que des outils de contrôle. Un
peu à l’image de ce que font ressortir les
badges sociométriques qui s’intéressent
plus à augmenter le volume d’échanges et
de collaboration entre employés qu’à les
surveiller.
Il est nécessaire de réfléchir aussi à la prise
en compte d’indicateurs qui ne soient
pas uniquement quantitatifs et mesurer
leur intégration et leur dialogue avec les
autres indicateurs. Comment faire arti-
culer, coopérer ce que la mesure apporte
à chacun et ce que la mesure apporte à
l’organisation ? Comment allons nous
passer du Byod (Bring your on device)
au Byos (Bring your own sensor) ? Reste
qu’une fois posée que la porosité entre
nos activités personnelles et nos activités
au travail va être croissante et complexe :
il reste à savoir comment va-t-elle s’arti-
culer ?
Le paradoxe de la surveillance soulève les
risques de dérive de la mesure. La mesure
de soi, le succès du QS, du fitness, de la
santé connectée, des outils de partage
dépassent la question de la surveillance
: même si la démultiplication des indica-
teurs et leur intégration dans les corps
mêmes des employés favorisent naturel-
lement une surveillance rendue toujours
plus facile. Nous nous mesurons nous-
mêmes avant tout pour ce que ça nous
apporte. Le paradoxe de la surveillance
connectée ressemble à l’ancien : nous
nous en défions tout en nous y soumet-
tant volontairement parce que son apport
est plus fort que nos réticences. Mais son
apport est complexe. On constate sur-
tout que la facilité à créer des indicateurs
ne produit pas pour autant des indicateurs
pertinents. Les badges sociométriques
notamment montrent combien l’échange
équitable au coeur d’une équipe est un
facteur de productivité plus important
que la surveillance des horaires.
Or nos outils de mesure et nos pratiques
du management sont plus à même de
surveiller l’attention des gens à leur tâche
que leurs capacités d’échanges, comme
le dénonçait l’anthropologue Stefana
Broadbent. L’automatisation implique
des travaux de plus en plus dénués de sens
avec des fonctions limitées, sur lesquels
ont développe un contrôle de plus en plus
fort de l’attention. Le risque est celui de
développer des indicateurs qui mesurent
la réduction du niveau d’implication des
gens plutôt que de mesurer la qualité
de leur environnement de travail pour
étendre cette implication. Le risque est
de développer du stress et de l’angoisse
plus que de promouvoir le bien-être au
travail.
Cette piste nous invite donc à réfléchir
aux indicateurs du travail qui soient en
phase avec les évolutions du monde du
travail telles que les as souligné l’expédi-
tion Digiwork de la Fing. Les métriques
d’un programmeur indépendant, d’un au-
to-entrepreneur, d’un slasher sont-elles
les mêmes ? Comment mesure-t-on les
interactions dans le cadre de l’écosys-
tème ou de l’organisation avec laquelle
je travaille ? Si notre corps est un actif
16. 10
LE CORPS AU TRAVAIL
comme un autre, comment en partage-
t-on la maintenance avec ceux auxquels
je le loue ?…
La mesure du nous
Le travail, plus que la santé, le bien-être
ou le sport, nécessite des mesures col-
lectives et pas seulement individuelles.
Cette thématique est en cela un moyen
de lever ou de se confronter à l’un des ta-
bous de la mesure de soi : la question de la
mesure du “nous”, du collectif… point de
focale oublié des outils de mesure, tou-
jours individuels.
Est-ce que la mesure du nous implique
le développement de nouveaux capteurs,
de nouveaux outils, plus adaptés au col-
lectif qu’à l’individu ? Comment faciliter
l’échange de métriques complexes avec
des équipes elles-mêmes diverses ? Qui
a accès aux métriques de ses collègues ?
Et si ce n’est pas à toutes, auxquelles ?…
En devenant plus intimes, plus sociales,
les nouvelles métriques de la mesure du
travail posent des questions à l’organisa-
tion même du travail : qui les utilise ? Qui
en a le droit ? Comment rétroagissent-
elles sur chacun et sur tous ? Comme
toute donnée devient un actif – cf. le
programme MesInfos de la Fing -, les
modalités de partage et d’accès doivent
être réinterrogées et renégociées. Or
pour l’instant, il existe peu de règles, pro-
tocoles et méthodes sur ces questions…
Elles formeront pourtant certains des
enjeux des entreprises de demain.
17. 11
SCÉNARIOS & DÉMONSTRATEURS
Que faire pour lever les controverses et
explorer ces pistes d’innovation ? Nous
proposons trois idées de scénarios et
démonstrateurs pour explorer plus avant
ces thématiques et mettre à jour ces
questions de mesure du travail.
Le WorkLab
Un laboratoire ouvert pour s’intéresser à
la relation capteurs-travail
Comme le CogLab, ce laboratoire d’ex-
ploration des sciences cognitives, héber-
gé par la Paillasse s’intéresse au cerveau,
nous avons besoin d’un espace pour ex-
périmenter les nouveaux capteurs et mé-
triques appliquées au monde du travail et
aux corps au travail. Pourrait-on imaginer
le lancement en 2015 d’un laboratoire
dédié à cette thématique avec des par-
tenaires provenant du monde des entre-
prises, du monde académique et de la
société civile pour expérimenter de nou-
velles métriques et interroger plus avant
l’utilisation de capteurs ? Un espace
d’échange plus ouvert peut-il permettre
d’imaginer des outils comportementaux
mieux adaptés aux problématiques des
salariés comme des employeurs ?
Quelles métriques des échanges sociaux
mettre en place ? Comment développer
des indicateurs puisant dans les échanges
mails d’une entreprise pour catégoriser
les équipes et développer des recom-
mandations de management ? Comment
intégrer de nouveaux types de capteurs
tout en prenant en compte les transfor-
mations mêmes du monde du travail ?
L’enjeu de ce laboratoire ouvert sera aussi
de s’intéresser à de nouveaux capteurs
corporels qui vont modifier l’environne-
ment de travail : exosquelettes, capteurs
électromyographiques, impact du test
génétique en environnement de travail,
comment les signaux du corps vont deve-
nir des moyens de contrôle de son envi-
ronnement de travail (ici aussi), impact
de la mesure du stress…
Le WorkLab est un espace pour mettre
en tension et en discussion la manière
dont la technologie s’intéresse au corps
au travail et explorer de nouvelles pistes
de solutions, faire éclore projets et expé-
rimentations.
Le Work Lab travaillerait dans trois direc-
tions :
»» des conférences avec des cher-
cheurs, des entrepreneurs, des desi-
gners, des artistes pour apporter dif-
férents types d’éclairages sur cette
question de la métrique des corps ;
»» des hackathons et makathons pour
prototyper des objets et leurs applica-
tions ;
»» des expérimentations pour mettre
à l’épreuve ces prototypes construits à
la fois avec des entreprises, des star-
tups, des chercheurs et des utilisa-
teurs.
LE CORPS AU TRAVAIL
18. 12
Inséré dans un dispositif comme celui
des Paillasses, le WorkLab profiterait
des synergies avec d’autres laboratoires
comme le Coglab, consacré au cerveau et
aux sciences cognitives, ou le TextileLab,
consacré au textile connecté.
L’entreprise expérimentale
Une expérimentation pour anticiper sur
les problèmes que va générer la démul-
tiplication de dispositifs de mesure en
entreprise et procéder à de premières
recommandations pour l’innovation et la
régulation
Nous sommes dans un domaine où
l’exploration est à la fois stimulante et
nécessaire. Une PME pourrait-elle se
prêter à une expérimentation de fond
pour une durée limitée sur une batterie
de multiples capteurs pour évaluer les
questions et effets de ces nouveaux outils
au travail?
Cela permettrait d’apprendre des choses
sur les mesures, sur la réaction des em-
ployés et de la direction, d’observer com-
ment redéfinir les questions liées au res-
pect des données personnelles, d’étudier
en profondeur, avec des équipes de cher-
cheurs et de régulateurs, les implications
de ces outils…
Le but : fourbir des recommandations
pour l’usage de ces dispositifs en entre-
prise. L’enjeu ici est de prendre cette
transformation à venir au sérieux et ob-
server ce qu’elle implique pour en tirer
des recommandations pour d’autres. De
créer par l’observation et l’orchestration
d’un dialogue continu autour de la me-
sure, de ses outils, de ses critères, de ses
usages et partages… une matière à ensei-
gnements et à compréhension, avant
que leur dissémination dans le monde
du travail réel ne pose elle, de vrais pro-
blèmes sociétaux et organisationnels.
Comment concevoir des tableaux de
bord adaptés ? Quels types de normes,
contrôles et régulation mettre en place ?
Quelles recommandations, bonnes pra-
tiques, mesures de régulation proposer
aux entreprises et au législateur, comme
nous y invite Olivier Desbiey de la CNIL
? Expérimenter en situation réelle des
dispositifs innovants permet toujours
d’éclaircir les points de difficulté à lever.
Mon équipe quantifiée
Développer des pistes d’innovation sur la
mesure du nous
Cette suggestion sort du cadre du seul
travail pour interroger ce que serait
qu’une équipe de travail – ou une famille
– qui évaluerait leurs interactions en
permanence. Peut-on imaginer un pro-
tocole d’expérimentation qui augmen-
terait l’interaction de données (réelles
ou ressenties) des interactions au sein
d’une équipe de travail ou d’une famille
afin d’en mesurer les apports potentiels
et les limites ? Quelles rétroactions gé-
nérerait une équipe ou une famille qui
échangerait par exemple en permanence
son ressenti d’humeur lors de ses inte-
ractions ? Qui se plierait à des règles de
communication strictement égalitaires
LE CORPS AU TRAVAIL
19. 13
(tout le monde le même temps de parole
ou le même volume d’échange d’e-mail) ?
En quoi, comment, est-ce que ces outils
pourraient améliorer ou dégrader la rela-
tion ? Quelles règles pourrait-on en tirer
pour imaginer de nouveaux systèmes ou
services ?…
LE CORPS AU TRAVAIL
20. POUR UNE
AUGMENTATION
ORDINAIRE
2
∙∙
INTUITION
Nous avons besoin d’autres formes d’augmentation, plus ordinaire
que spectaculaire, plus sociale qu’individuelle, et plus empathique
qu’égocentrée.
PISTES
> Empathon : Empathie et Hackaton
> HackCognition : 90 augmentations ordinaires.
RETROUVEZ CET ARTICLE SUR INTERNETACTU.NET
http://www.internetactu.net/2015/09/17/bodyware-pour-une-
augmentation-ordinaire/
21. 15
POUR UNE AUGMENTATION ORDINAIRE
A. INTUITION : NOUS N’ÉCHAP-
PERONS PAS À L’AUGMENTATION
Noussommestousvictimesd’un
manque de discernement face au progrès
technique. Comme l’explique le chirur-
gien et essayiste Laurent Alexandre, tout
le monde souhaite “moins souffrir, moins
vieillir et moins mourir”. C’est le sens
même du progrès médical : repousser
toujours plus loin les limites de la santé et
de la vie.
Mais, sans y prendre garde, petit à petit,
la médecine a évolué. Nous sommes en-
trés dans un nouveau continuum. Nous
sommes passé du soin, de la réparation de
l’homme à son amélioration, c’est-à-dire
à son “augmentation”. Celle-ci consiste
à améliorer ses capacités et vise avant
tout à augmenter par tous les moyens
possibles son espérance de vie, mais
aussi, pour cela, ses capacités physiques
et intellectuelles. Des lunettes au coeur
artificiel, de la pénicilline à la chimiothé-
rapie, du soin à la modification génétique,
la médecine a franchi sans qu’on puisse
clairement les distinguer, les frontières
séparant la réparation de la modification
de l’humain. La nature du soin a changé
d’échelle, de degrés, dans la transfor-
mation de l’homme, nous conduisant du
cyborg que nous sommes déjà devenus,
au transhumain que nous serons tous
demain.
Pourtant, comme le suggérait déjà Don-
na Harraway dans le Manifeste cyborg,
le corps humain est aussi une concep-
tion culturelle. Et les figures de l’aug-
mentation qu’évoque Pierre Musso dans
Technocorps n’échappent pas à cette
construction culturelle [1]. L’imaginaire
du cyborg, de l’augmentation, du pro-
grès technico-bio-médical, et des valeurs
transhumanistes qu’ils recouvrent est
puissant et de plus en plus prégnant, in-
nervant notre société tout entière.
Pour les écologistes, il va falloir à terme
faire des choix face au progrès. Pour
la médecine, jusqu’à présent, tout ce
qu’on pouvait faire, on le faisait. Demain,
confrontés à une croissance sélective,
il nous faudra certainement renoncer à
certaines formes de progrès et de tech-
nologie, comme le soulignent les mora-
toires impossibles à tenir concernant la
modification génétique ou les débats sur
la procréation assistée ou l’eugénisme.
Nous n’en sommes pas là – hélas, pour
l’impact de nos choix sur le réchauf-
fement climatique et l’économie, tant
mieux pour notre indéfectible envie de
progrès. En attendant de remettre en
cause le progrès, nous estimons que
nous ne nous départirons pas facilement
de son imaginaire. Reste que celui-ci va
devoir apprendre à abandonner sa toute-
puissance et les valeurs politiques qui le
façonnent. L’individualisme qu’il porte en
lui n’est pas soutenable ni souhaitable.
Les valeurs de compétition également. A
la différence de l’homme, le cyborg, pareil
au super héros, semble toujours un être
isolé, comme si sa différence, sa transfor-
mation même l’empêchaient par essence
22. Dans son exposition, Nanotopia, l’artiste Michael Burton livrait une critique du transhumanisme en
imaginant des augmentations biologiques accompagnant notre évolution, à l’image de ce pied taillé
pour la course et doté de pico pour mieux agripper au sol.
Un exosquelette pour l’augmentation quotidienne, à l’exemple de Keeogo.
POUR UNE AUGMENTATION ORDINAIRE
23. 17
POUR UNE AUGMENTATION ORDINAIRE
de former société… Or, qui ne désire pas
faire société ?
Nous n’échapperons pas à l’augmentation
de l’homme. Elle est déjà en route. Mais
peut-on promouvoir une autre augmen-
tation ? Une “augmentation ordinaire”,
c’est-à-dire des systèmes qui favorisent
la résilience et la compassion plutôt que
la compétition et l’individualisme ? Une
augmentation fondée sur d’autres va-
leurs… C’est tout l’enjeu de cette piste de
travail.
B. PROBLÉMATIQUES
De la production du corps rationnel au
surhumain
Le courant transhumaniste sa-
ture l’espace public de ses visions trans-
gressives [2] d’un homme augmenté dans
ses capacités motrices et cérébrales,
grâce aux progrès des sciences et des
techniques. Etre plus performant, plus
intelligent, vivre plus longtemps, s’éman-
ciper des maladies chroniques qui accom-
pagneront l’allongement de la durée de
nos vies, uploader notre cerveau dans
une machine… Voilà quelques-unes des
promesses de ces ingénieurs et entre-
preneurs qui ont annexé le corps humain
pour en faire leur nouveau terrain de jeu
[3]. C’est la saison 2 des NBIC [4], pro-
duite et jouée par de puissants acteurs du
numérique embarqués sous la houlette du
premier d’entre eux, Google, et notam-
ment de ses filiales 23andMe, consacrée
à l’analyse génétique et Calico, dont le
but est de “tuer la mort”. Tous les diri-
geants de la planète se précipitent dans
les shows, conçus pour eux par la Singula-
rity University, généreusement financée
par Google pour entendre le même mes-
sage : nos corps et nos cerveaux sont bien
la nouvelle frontière du 21e siècle.
Le transhumanisme n’est sans doute que
la pointe avancée d’un mouvement plus
ancien qui s’est bâti tout au long du 20e
siècle sur les progrès de la biologie et de
la médecine pour proposer à nos socié-
tés occidentales un modèle prescriptif
dominant : le paradigme médico-sportif.
24. 18
POUR UNE AUGMENTATION ORDINAIRE
Pour la philosophe Isabelle Queval, ce
paradigme dessine en creux un humain
façonné par les sciences et les tech-
niques. La médecine sait désormais ce
qui est bon pour nous, et nous dit, d’une
manière de plus en plus normative, com-
ment vivre, manger, dormir, marcher,
courir, respirer… Cette médicalisation de
nos existences va de pair avec la sportiva-
tion de nos moeurs, qui va bien au-delà
du seul champ du sport pour interroger
notre société de compétition [5]. Une vie
tellement plus longue [6] dans un corps
tellement plus confortable – où plutôt
constamment sous surveillance : c’est
la promesse du modèle médico-sportif.
Pour y parvenir nous sommes entrés dans
un activisme permanent, dans lequel l’in-
dividu est devenu son propre héros, et son
corps un perpétuel chantier, et qui pousse
une majorité d’entre nous à surveiller et
entretenir notre ligne, notre forme et
notre santé.
“Les progrès médicaux des dernières décen-
nies, l’allongement de la durée de vie dans
les pays riches ont engendré une révolution
: la croyance dans la capacité à « produire
» le corps. De la naissance à la vieillesse,
génétique, pharmacologie, chirurgie, dié-
tétique, cosmétologie, sport encouragent
l’idée d’un corps maîtrisable, modifiable,
perfectible à l’infini et objet d’une projec-
tion identitaire. Soigner (se soigner), bien
manger, faire du sport composent ainsi
un paradigme médico-sportif par lequel,
en réponse aux actions de prévention pour
l’hygiène publique, à dimension collective,
s’organise une prise en charge individuelle
et responsabilisée du sujet informé. En
outre, alors que se sont effondrées, dans
la deuxième partie du xxe siècle, les trans-
cendances – politiques et religieuses – qui
structuraient la vie sociale, l’individualisme
de nos sociétés a pour corollaire un maté-
rialisme croissant aux conséquences para-
doxales : centration de l’identité contem-
poraine sur le corps, perception du corps
comme destin (ne pas tomber malade,
repousser la mort), fantasme d’immorta-
lité exprimé par le corps. De la sorte, et
comme illustration de ce phénomène, au
succès médiatique du sport de haut niveau
fait écho une sportivation des mœurs et
des corps : bouger, se sculpter, performer.”
Isabelle
Queval, Le corps aujourd’hui, Folio Essais,
2008.
La fabrique des corps est une fonction
de base de nos sociétés, et chacune se
distingue des autres par ses manières dif-
férentes de l’éduquer et de le mobiliser.
Nous marchons, courons, nageons, utili-
sons nos mains, nos bras, nos pieds, nos
jambes, portons notre tête comme notre
société nous l’a enseigné (Marcel Mauss,
“Les techniques du corps”, 1934). Ces
techniques du corps ont participé avec
d’autres à faire du corps aujourd’hui ce
“marqueur culturel, le tissu d’inscriptions
politiques, scientifiques et techniques
: corps policé, opprimé ou réprimé de
l’ordre social, corps objet de la méde-
cine, corps paré ou sacrifié du rite, corps
bolide du sport, corps marchandisé des
marques” (Quéval, Le corps aujourd’hui).
Le souci de soi contemporain a ceci de
25. 19
POUR UNE AUGMENTATION ORDINAIRE
spécifique qu’il s’inscrit dans l’idée de
la production d’un corps rationnel, sur
lequel se penchent de nombreuses fées,
bonnes ou mauvaises. Le corps rationnel
est un “projet de transformation planifié,
contrôlé soutenu par les connaissances
scientifiques et une idéologie de la santé”
(Quéval, Le corps aujourd’hui).
De la chirurgie esthétique à la mesure de
soi [7], de la diététique au sport en pas-
sant par la méditation ou l’alimentation,
de l’analyse génétique aux innovations
de la santé, tout concourt à la perfor-
mation et à la sportivation de l’existence.
Ces injonctions normatives néo-hygié-
nistes sont déjà en place, avec la com-
plicité active de mon smartphone truffé
de capteurs et d’algorithmes qui évaluent
en permanence mes performances spor-
tives, médicales, diététiques ou cogni-
tives. La rationalisation des productions
de nos corps, leur mise sous surveillance
permanente via des capteurs accumulant
des métriques – quand bien même beau-
coup s’avèrent peu fiables – cherchant à
mesurer la moindre de nos performances,
font plus que mettre nos existences sous
contrôle : elles les façonnent et nous pla-
cent dans une compétition sans fin dont
l’objectif est de dépasser notre condition
humaine.
Les injonctions de cet imaginaire de la
compétition et de la performance sont
très puissantes et façonnent déjà notre
société. Pourtant, elles sont loin d’être
neutres. Elles portent en elles des valeurs
d’individualisme, de concurrence, de
compétition, de surveillance, de contrôle
unilatéral… aux antipodes de la résilience
et de l’altruisme, qui agencent également
notre humanité. En fait, le problème n’est
pas tant l’augmentation en tant que telle
que de savoir ce que l’on augmente. Nous
souhaitons tous nous améliorer, mais
qu’est-ce que l’on souhaite améliorer de
nous ? La plupart des technologies du
surhumain ne souhaitent améliorer que
soi, que pour soi-même. C’est leur faille.
Dans notre imaginaire, le robot incarne
l’idéal de robustesse, de “non-fragilité”
(bien peu “antifragile” [8] en fait) que nos
sociétés aimeraient tant revendiquer. Et
c’est une raison de sa présence croissante
dans notre paysage culturel. Il incarne
aussi l’absence de toute ambivalence, que
la simplification à l’oeuvre ne sait pas évi-
ter. Avec le robot on s’aimerait s’exempter
du ratage originel qu’est l’homme, dû à
l’étourderie d’Epiméthée qui a distribué aux
animaux tous les talents nécessaires à leur
survie, n’en gardant aucun pour l’homme.
Nous sommes des ratés, d’éternels préma-
turés et la technique vise à remédier à la
néotonie dont nous souffrons. Au lieu de
penser comme Roger Caillois que ce ratage
originel est l’indice de la dignité de notre
humanité, nous sommes des êtres offerts à
l’histoire et à la construction volontaire de
soi.
La technologie, et notamment le robot,
dans ses incarnations multiples, endosse
la responsabilité de nous arracher à nous-
mêmes, non pas comme y viserait l’éduca-
tion du genre humain tel qu’on le pensait
au 18e siècle, mais dans une transgression
26. Un prototype de prothèse de main doté d’une lumière dans sa paume par OpenBionics.
Après l’acceptation de son handicap, certains porteurs de prothèses souhaitent transformer leur
handicap en avantage en la dotant de capacités supplémentaires.
Voir notre article sur la robotique open source.
POUR UNE AUGMENTATION ORDINAIRE
27. 21
POUR UNE AUGMENTATION ORDINAIRE
fauder. Nous sommes nos propres robots
et nous aspirons plus à nous simplifier qu’à
nous complexifier, comme si cela pouvait
aider à mieux nous comprendre. Comme le
souligne Jonathan Crary [12], cet environ-
nement se “réduit à un modèle asocial de
performance machinique – une suspension
de la vie qui masque le coût humain de son
efficacité.
Pour une augmentation ordinaire
Face à cette augmentation “spectacu-
laire” que nous proposent la plupart des
technologies peut-on imaginer une aug-
mentation “ordinaire” ? Une augmen-
tation du quotidien qui nous aide à être
“plus humains” plutôt que surhumains ou
transhumains ? Une augmentation qui li-
bère nos émotions plutôt que notre raison
[13] ? Une augmentation “émotionnelle”
[14] qui favorise la résilience, l’empathie
et l’altruisme plutôt que leur contraire ?
La course à l’augmentation, à la perfor-
mation de soi, ne fonctionne pas si bien.
Elle créé plus de malaise que de bien être,
comme le montre l’explosion des patho-
logies alimentaires à l’heure de l’explosion
des injonctions normatives. Les personnes
appareillées ne sont pas des êtres “hy-
brides”, rappelle fort justement le cher-
cheur en robotique Nathanaël Jarrassé :
la plupart des patients qui doivent porter
une prothèse passent par une longue et
lente appropriation, qui nécessite des
heures d’entraînement pour être pilotées
et la plupart se découragent en cours de
route, quand ils ne se découragent pas
d’avoir si peu de contrôle sur leurs pro-
susceptible de nous faire basculer dans une
autre forme d’humanité : la singularité.
La machine a cessé d’être une simple mé-
taphore. Son perfectionnement est bientôt
apparu comme la trajectoire que l’homme
pourrait espérer pour lui-même. L’ordi-
nateur symbolise l’intelligence parfaite
[9] – même si en vérité, il est “complète-
ment con” – comme si la conscience et le
raisonnement n’étaient pas un privilège
dans un monde de plus en plus automatisé.
Désormais, la machine gagne toujours et le
jeune joueur d’échecs veut plus ressembler
à Watson qu’à Kasparov. Cette fascination
pour l’automatisation naît de notre ratio-
nalité, de notre goût pour la compétition,
l’efficacité, l’action, la rapidité de décision
[10] – sans voir que bien de ces qualités ne
sont possibles que grâce à nos intuitions
[11].
Le robot est un être sans intériorité et nous
aspirons à lui ressembler comme le pense
le psychologue Burrhus Skinner, le fon-
dateur du comportementalisme radical,
mieux vaut s’attacher à ce qui est obser-
vable qu’à notre conscience ou nos sen-
timents. Dans Walden Two, il montre la
portée du comportementalisme appliqué à
la régulation sociale : une réponse par la
simplification programmée à la simplicité
volontaire de Thoreau. Le corps humain,
chassé des usines, soigné par toujours plus
de prothèses, est le seul point faible de la
mécanique sociale que nous mettons en
oeuvre pour nous mouler dans l’architec-
ture sociale que nous ne cessons d’écha-
28. 22
POUR UNE AUGMENTATION ORDINAIRE
thèses [15]. L’essentiel des utilisateurs de
gadgets de santé connectés les délaisse
au bout de quelques semaines. Beau-
coup de jeunes diabétiques par exemple
refusent les applications de suivi trop
directives. Dans l’entraînement sportif
ou la rééducation, nous ne réagissons pas
tous de la même manière à la compéti-
tion et aux injonctions directives inscrites
dans les technologies… Le contrôle de
soi nécessite de la mesure pour résoudre
l’angoisse de notre propre domination.
Or, cette mesure, toujours plus fine et
précise, ne parvient pas à faire s’éloigner
l’anxiété que la mesure et le contrôle de
soi cherchent à combler, au contraire.
La mesure nous projette face à un inat-
teignable modèle idéal de nous-mêmes,
qui ne cesse de nous angoisser à mesure
qu’on cherche à s’en rapprocher.
Derrière le mythe de l’augmentation se
cache la réalité de la diminution. Comme
le rappelle le philosophe Jean-Michel
Besnier [16], il y a un principe de simpli-
fication à l’oeuvre dans toute démarche
scientifique : on schématise les phéno-
mènes, ici les comportements humains,
pour les réduire à l’essentiel de ce qu’une
machine sera capable d’enregistrer et
d’imiter. On modélise l’expression des
émotions les plus communes afin de les
soumettre à des logiciels de reconnais-
sance ou de production gestuelle. Dans
tous les cas on épure l’humain de ses traits
idiosyncrasiques afin qu’ils se trouvent au
mieux pris en charge par la machine, au
risque d’oublier ces traits inassimilables
par elle, qui définissent pourtant sa spé-
cificité.
Même équipés de lunettes, la réalité, est
que, quand on en porte, on voit moins
bien que ceux qui n’en ont pas besoin.
Si beaucoup sont enthousiastes à l’idée
de mieux percevoir le monde à travers
des Google Glass, la réalité est plus une
Google (G)lassitude que celle d’une réa-
lité augmentée – le coup d’arrêt du projet
Google Glass et les critiques véhémentes
qu’il a déclenchées, montrent d’ailleurs
très bien les limites de cette approche de
l’augmentation. Derrière ces désillusions
pointe la critique des valeurs qui accom-
pagnent aujourd’hui la manière dont on
applique la technologie au corps, dont on
code certaines valeurs dans les techno-
logies. L’augmentation est trop souvent
infantilisante [17]. Or, le compteur de pas
ne suffit pas à marcher. Proposer des ou-
tils qui favorisent le développement de la
puissance (pas forcément de la maîtrise,
hélas) ne suffit pas à créer de l’accepta-
tion personnelle comme sociale. Offrir
des objets compagnons qui ne proposent
que mettre le monde en chiffre pour
nous comparer les uns aux autres est une
augmentation qui est plus handicapante
qu’autre chose.
“Les innovations sont presque toujours pré-
sentées sous l’angle rassurant d’un handi-
cap à pallier.”
Alain Damasio, “On a externalisé le corps
humain”, Télérama.
Pourtant, l’imaginaire de l’augmentation
ne disparaîtra pas demain. Nous allons
devoir composer avec lui. Mais nous pou-
vons aussi lui apprendre à nous aider à
29. 23
POUR UNE AUGMENTATION ORDINAIRE
voir le monde autrement, selon d’autres
valeurs. Nous devons dépasser les injonc-
tions sociales compétitives de nos tech-
nologies et qui nourrissent les objets de
puissance que sont devenus nos gadgets.
C’est tout l’enjeu de l’augmentation ordi-
naire que nous appelons de nos voeux.
Augmentation ordinaire : augmenter
notre impuissance
Comment réaliser cette augmentation
ordinaire ? Comment hacker le système
de l’augmentation ?
Pour cela, il faut avoir recours à une
autre perception de l’homme. Il faut viser
d’autres formes d’amélioration : des amé-
liorations qui augmentent nos capacités
sociales plus que nos capacités indivi-
duelles, des améliorations qui favorisent
la résilience, la compassion, l’empathie,
la compréhension d’autrui, plus que des
systèmes qui ne sont que des systèmes
de puissance, de domination, d’affirma-
tion de soi.
Aux confins de l’économie comporte-
mentale et de l’informatique émotion-
nelle, on trouve des pistes de recherche
encore marginales, mais stimulantes, qui
proposent d’autres métriques de soi et
surtout du nous (ce tabou de la mesure).
L’enjeu est plus d’augmenter les sens que
la puissance, de développer un “intros-
quelette” qu’un “exosquelette”. D’élar-
gir son spectre de perception, non pas
pour voir mieux que les autres, mais pour
prendre conscience, jouer, se protéger,
discuter de nos innombrables biais cogni-
tifs. D’ouvrir une nouvelle maîtrise de nos
sens, de nos émotions, de nos intuitions.
De nous permettre d’être irrationnels
plus que rationnels puisque les échecs de
la logique sont des “stratagèmes efficaces
pour favoriser nos relations sociales et dé-
passer les points de vue opposés”, comme
nous l’explique la théorie argumentative
d’Hugo Mercier et Dan Sperber. Ou à
l’inverse de devenir plus rationnel puisque
ces biais cognitifs nous rendent juste-
ment irrationnels. En tout cas, d’avoir
une meilleure perception de ce que nous
ne percevons pas consciemment, pour
décupler nos capacités sociales plutôt que
seulement notre capacité à être un loup
pour l’homme.
Demain les “wearables sociaux”
Les objets qui se portent sont presque
exclusivement des enregistreurs, des cap-
teurs. Les Google Glass ou les oreillettes
de nos téléphones portables portent en
eux un malaise conceptuel diffus explique
Noah Feehan du New York Times Labs :
“ces objets proposent de mauvaises expé-
riences qui se produisent lorsque la tech-
nologie permet à quelqu’un de superposer
son monde sur le monde que nous avons
à partager avec lui, mais sans nous laisser
y participer”. Or pour lui, les objets que
l’on porte devraient suggérer leur propre
utilisation sociale, c’est-à-dire nous per-
mettre d’ajouter des modes d’interaction
avec le monde.
30. 24
POUR UNE AUGMENTATION ORDINAIRE
Pour lui, les objets vestimentaires sociaux
nous permettront demain d’augmen-
ter nos sens (un appareil qui vibre si l’on
parle trop fort), nous connecter à nous-
mêmes (un appareil qui nous rappelle-
rait par exemple ce que nous pensions
la semaine dernière) et nous connecter
aux autres, à l’image de Blush, le badge
qu’il a imaginé, permettant d’écouter les
conversations autour de lui et qui réagit
quand la conversation matche avec notre
profil de recherche en ligne récent. Son
but est d’inclure de manière subtile votre
vie en ligne dans vos interactions réelles
et dévoiler des choses de nous aux autres
plutôt que de seulement nous informer
sur le monde au détriment des autres.
Demain, les correcteurs de nos comporte-
ments. Nous ne sommes pas aussi doués de
raison que nous le pensons, comme nous
l’apprend la psychologie comportemen-
tale. Quand nous prenons des décisions
éthiques, morales, nous ne nous basons
pas tant sur la rationalité que sur nos pas-
sions. Notre disponibilité cognitive elle-
même n’est pas toujours à son optimum,
sans qu’on s’en rende forcément compte.
Or, plus nous sommes fatigués, plus notre
charge mentale est importante, plus nous
avons tendance à prendre des options
simples, à l’image des juges qui procèdent
à des décisions à la chaîne. Pire, nous
avons tendance à éliminer la dissonance
cognitive, c’est-à-dire les idées qui contre-
viennent aux nôtres.
De même, nous savons mal lire et déchif-
frer les émotions de nos interlocuteurs et
notamment les signaux non verbaux que
les corps disent par-devers nous. Or, les
machines, demain, vont nous aider à aug-
menter notre intelligence émotionnelle as-
sure Rosalind Picard, directrice du groupe
de recherche sur l’informatique affective
du MIT.
L’enjeu est notamment de rendre visible
nos schémas et modèles d’interaction pour
déclencher une rétroaction comportemen-
tale, à l’image du Meeting Mediator Sys-
tem développé depuis les badges sociomé-
triques du MIT, permettant de visualiser
qui monopolise la parole lors d’une réunion,
pour mieux la distribuer : une question
essentielle quand on sait l’importance de
l’égalité de prise de parole, premier facteur
prédictif de l’intelligence collective.
Autant de recherches qui suggèrent que
l’enjeu de l’augmentation de l’homme de
demain ne sera pas tant d’augmenter ses
capacités par rapport aux autres, mais de
l’aider à être plus empathique, plus com-
préhensif, plus social. De l’aider à voir et
dépasser ses biais cognitifs. Bref, de dépas-
ser le plafond de verre de la complexité de
nos comportements sociaux, non pas pour
un monde plus performant, mais pour un
monde plus ouvert à la diversité.
Ces technologies de l’empathie, ces
nouvelles formes d’augmentation de nos
facultés psychosociales ne seront pas
magiques pour autant. Elles porteront
elles aussi leur pharmakon, c’est-à-dire
à la fois le remède et son poison comme
31. 25
POUR UNE AUGMENTATION ORDINAIRE
l’explique le philosophe Bernard Stiegler,
à l’image de Crystal Knows, ce correc-
teur comportemental qui vous propose
d’adapter vos propos à la personnalité de
vos correspondants. Un dispositif qui pro-
pose à la fois d’augmenter notre empa-
thie, mais qui développe en même temps
un outil qui offre de nouvelles armes aux
techniques de manipulation.
Certes, l’empathie ouvre la voie à la ma-
nipulation, comme la résilience au défai-
tisme, la compassion à l’indifférence, la
compréhension à l’intolérance… L’enjeu
de l’augmentation ordinaire est de nous
montrer les biais dont nous sommes
les premières victimes et de nous per-
mettre de mieux nous relier aux autres
plus qu’à nous-mêmes, de favoriser notre
caractère irrationnel plus que rationnel
pour mieux prendre en compte toute
notre humaine diversité. Elle se veut
une réponse critique à l’imaginaire et aux
valeurs de l’augmentation, en proposant
une réponse plus ouverte à la complexité
sociale de nos interactions.
C. CONTROVERSE
L’augmentation n’est pas sans contro-
verses, même si, celle-ci semble pro-
fondément acquise dans les imaginaires
: nous sommes (presque) tous prêts à
une intervention technologique dans nos
corps pour vivre plus longtemps. Outre
les questions mises en exergue ci-des-
sus, une autre controverse nous semble
devoir retenir notre attention : celle du
dopage, et avec elle, celle de la modifi-
cation chimique de nos capacités, qui fait
moins consensus que le pacemaker pour
doper nos défaillances cardiaques ou que
l’appareil pour remédier à sa surdité.
Dopage, hormones, neurotransmetteurs
Pour répondre à l’injonction d’une vie
saine, pour parvenir à prendre le contrôle
de son corps, nous sommes de plus en
plus nombreux à avoir recours au dopage,
au risque de soumettre notre corps à
d’autresexcès,guèreplusbénéfiquespour
lui. Pour convenir aux injonctions nor-
matives des mesures (épreuve sportive,
travail, études…) nombreux n’hésitent
plus à avoir recours à la démesure. Pour
être performants : nous devons tous être
dopés ! La compétition sociale et profes-
sionnelle génère la banalisation des pro-
duits dopants. L’exigence de performance
génère ses propres addictions. L’impératif
à être disponible en continu, aligne notre
existence sur celle des choses inanimées
et exige de nos corps mêmes une mise
à disposition continue, même si cela
demande d’absorber services et produits
32. 26
POUR UNE AUGMENTATION ORDINAIRE
chimiques à dose toxique, explique Jona-
than Crary. “Où serait le problème, si de
nouvelles drogues permettaient à des in-
dividus de travailler cent heures d’affilée
? Un temps de sommeil flexible et réduit
n’assurerait-il pas une plus grande liberté
personnelle ?”, ironise le professeur d’es-
thétique, pointant par là même toutes
les ambiguïtés de ces exigences écono-
miques qui impactent désormais le social.
Cette sportivation des moeurs va bien
au-delà du seul champ du sport, même
si c’est surtout ici qu’elle s’exprime. Ce
dopage va bien au-delà de la prise de
produits chimiques. Avec l’intégration
professionnelle d’outils de mesure faisant
du sport “une activité quasi scientifique”,
l’optimisation technique s’apparente par-
fois à des formes de dopage. Aujourd’hui,
les données des capteurs physiologiques
des sportifs leur permettent d’avoir un
retour, une rétroaction sur leur propre
pratique. Mais qu’en sera-t-il quand les
équipes pirateront ou accéderont aux
données de l’équipe adverse ? Un coureur
qui a accès aux données de ses concur-
rents court-il de la même manière ?
Laquestiondudopage,desarégulation,de
sa révélation, et son passage d’un niveau
personnel à un niveau plus social, inter-
équipes ou entre compétiteurs, permet
de dérouler bien des questions autour de
l’augmentation ordinaire dans une socié-
té de la performance. Peut-on être dopé
pour être plus gentil, plus social ou plus
à l’écoute des autres ? comme l’esquisse
notre collègue Rémi Sussan dans ses
livres [18], plutôt que pour faire la guerre,
pour travailler, pour passer des examens…
Quelles drogues, quels neurotransmet-
teurs, quelles hormones vont-ils nous
aider à être plus intelligents ? A devenir
plus empathiques ou plus compréhensifs
? Il y a là un champ de recherche et de
débats de société à venir qui synthétise
toutes les problématiques de l’augmenta-
tion, et ce alors que l’usage des drogues
rencontre un rejet social, un tabou, bien
plus marqué que l’augmentation techno-
logique, devenue, elle, à bien des égards,
on ne peu plus banale, comme le rap-
pellent les lunettes que nous portons sur
notre nez. Cette différence d’acceptation
sociale est un bon révélateur des tensions
autour des questions de l’augmentation
et permettrait d’interroger ce sujet d’une
manière plus conflictuelle que sous le seul
angle technologique, qui déclenche beau-
coup moins de discussion ou d’opposition.
33. 27
DÉMONSTRATEURS
Il nous semble essentiel aujourd’hui
d’élargir les connaissances partagées sur
le fonctionnement du cerveau et de la
psychologie sociale, seul à même de ré-
véler d’autres formes “d’augmentation”
que compétitives. D’où des propositions
de démonstrateurs, de suite de l’expédi-
tion Bodyware, très exploratoires, pour
révéler des formes d’augmentation ordi-
naires.
Empathon : Empathie augmentée
Des systèmes d’augmentation pour
favoriser l’empathie plutôt que la com-
pétition
La plupart des outils numériques du
Quantified Self proposent des outils de
mesure de soi permettant de se mesu-
rer soi-même pour mieux se comparer
aux autres. L’essentiel de ceux-ci repose
sur la performance de soi et la compé-
tition, à l’image de l’enregistrement de
ses performances sportives. Rares sont
les applications qui nous invitent, via nos
données, à mieux comprendre le monde,
à mieux comprendre les autres.
Peut-on imaginer 20 prototypes rési-
lients, qui favorisent la compréhension de
l’autre plutôt que la compétition, qui per-
mettent de surmonter les aléas de la vie,
plutôt que de les dominer ? A l’image de
l’application 20 day stranger, imaginée
par le Media Lab Playful Systems et le
Dalaï Lama Center for Ethics and Trans-
formative values, qui propose de vivre
l’expérience d’un étranger en échangeant
les données de son téléphone mobile avec
celle d’un inconnu vivant à l’autre bout du
monde, pour voir si l’expérience de l’autre
nous rapproche et nous fait devenir plus
compréhensif.
Stimuler le développement de proto-
types reposant sur une conception de
l’homme plus altruiste permettrait de
faire émerger l’idée que d’autres formes
d’augmentation sont possibles, basées
sur d’autres valeurs de société que le
libéralisme et la compétition. Permet-
tant d’étendre le spectre de ce qu’on en-
tend et comprend de l’augmentation et
d’offrir une réponse au relatif échec des
dispositifs qui prônent la différenciation
des individus, comme les Google Glass.
Peut-on améliorer et développer Blush
et d’autres dispositifs de ce type ? Mieux
recenser ceux qui existent ? Travailler à
améliorer leur appropriation ?… Tel pour-
rait être l’enjeu d’un Empathon (Empa-
thie et Hackathon), un évènement pour
favoriser la naissance de dispositifs d’aug-
mentation ordinaire.
HackCognition : 90 augmentations
ordinaires. L’avenir de l’augmentation
est de prendre conscience de nos biais
cognitifs
Si, comme nous l’avançons, l’un des ave-
nirs de l’augmentation est de prendre
conscience de nos biais cognitifs, alors
proposons de nous atteler à ceux-ci.
Sur la Wikipédia anglophone on trouve
une liste de plus de 90 biais cognitifs,
sociaux et de mémorisation. Lançons un
POUR UNE AUGMENTATION ORDINAIRE
34. 28
programme pour imaginer des projets
permettant de relever chacun d’entre
eux, d’en jouer, afin de permettre aux
gens d’être plus conscients des biais qui
les façonnent. Plutôt qu’ils soient des
moyens de domination et de manipula-
tion (à l’image des techniques marketing
qui savent se jouer d’eux sans que nous
en soyons toujours conscients), trouvons
des moyens pour nous aider à en prendre
conscience. Faisons-en des supports de
dialogue, de jeu, de création, de compré-
hension de soi et des autres…
L’idée est de stimuler via un hackthon
géant des projets s’adressant à chacun
de nos biais pour esquisser des solu-
tions technologiques permettant de les
contourner, de les dépasser, de les révé-
ler, d’en prendre conscience…
POUR UNE AUGMENTATION ORDINAIRE
35. 29
NOTES
1. Pierre Musso distingue 3 figures de l’augmentation : le cyber guerrier, qui du pacema-
ker aux jambes composites d’Oscar Pistorius, nous emmène de l’homme d’aujourd’hui
au surhumain de demain ; le modèle Frankenstein, notre double machinique huma-
noïde de l’homme ; le cyborg, qui mixe les 2 premiers dans une hybridation homme-
machine. Voir Musso (Pierre) in Munier (Brigitte), dir., Technocorps : la sociologie du
corps à l’épreuve des nouvelles technologies, François Bourrin, 2014.
2. La question de la transgression consistant à transformer l’homme en cyborg est
elle-même en débat. Pour Laurent Alexandre cette question n’en est pas vraiment une
puisqu’elle semble massivement acceptée par la population. Tout le monde est prêt à
avoir recours à un coeur artificiel pour prolonger son existence : “Le transhumanisme,
n’est pas un fascisme technologique : l’opinion est déjà conquise. Elle ne souhaite pas
la discussion. “Y’a-t-il eu une seule discussion en France de savoir si mettre un coeur
électronique était une bonne chose ou une transgression inacceptable”, même si elle
sauve plein de vies ?”
3. La question transhumaniste est plus complexe que la façon dont nous la synthé-
tisons. Tous ne sont pas convaincus de l’enjeu que représente le téléchargement de
son esprit dans une machine. Nombre d’entre eux se penchent également avec beau-
coup d’intérêt sur la question de l’amélioration morale par exemple – voir les travaux
de James Hughes… Nombre d’entre eux défendent aussi des questions et concepts de
“liberté morphologique” ou de “liberté cognitive” revendiquant ainsi le droit à rester
sourd si on le souhaite ou à demeurer autiste.
4. NBIC, acronyme pour Nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences
cognitives.
5. Voir Crary (Johnathan), 24/7, le capitalisme à l’assaut du sommeil, Zones, 2014.
Duret (Pascal), Sociologie de la compétition, Armand Collin, 2009. Bersini (Henri),
Haro sur la compétition, PUF, 2010.
6. L’allongement de la durée de la vie est encore d’actualité, malgré son ralentissement
voire sa possible régression annoncée pour demain dans la plupart des pays occidentaux.
Mais avant cette régression, c’est l’allongement de durée de vie en bonne santé qui
régresse avec la montée des maladies chroniques.
7. Guillaud (Hubert), De la mesure à la démesure de soi, Publie.net, 2012 et http://
fr.slideshare.net/HubertGuillaud/de-la-mesure-la-dmesure et http://www.internetac-
tu.net/tag/quantifiedself/.
8. Taleb (Nassim Nicholas), Antifragile : les bienfaits du désordre, Les Belles Lettres,
2013.
POUR UNE AUGMENTATION ORDINAIRE
36. 30
9. Von Neumann (John), L’ordinateur et le cerveau, Flammarion, 1999.
10. A l’inverse du robot, si nous savons très bien percevoir et agir, notre difficulté est
de savoir décider. Tout l’inverse du robot qui sait décider, mais a du mal à percevoir et à
agir : http://www.internetactu.net/2015/07/10/linternet-des-objets-est-il-lavenir-de-
la-robotique/.
11. Lehrer (Jonah) Faire le bon choix : comment notre cerveau prend des décisions,
Robert Laffont, 2010.
12. Crary (Jonathan), 24/7 : le capitalisme à l’assaut du sommeil, Zones, La Découverte,
2013.
13. Kahneman (Daniel), Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Flam-
marion 2011.
14. Pour faire référence à “l’informatique émotionnelle” ce champ de recherche au
croisement de l’informatique et de l’économie comportementale qui vise à permettre
aux machines de comprendre nos émotions et à interagir émotionnellement avec nous:
http://www.internetactu.net/2011/09/15/augmenter-notre-intelligence-emotion-
nelle/.
15. http://www.bbc.com/future/story/20140107-how-i-became-a-cyborg et http://
www.internetactu.net/2011/07/13/ce-que-les-patients-changent-a-la-sante/.
16. Besnier (Jean-Michel), Demain les post-humains : le futur a-t-il encore besoin de
nous ?, Fayard, 2012.
17. C’est l’un des enseignements du programme “Plus longue la vie” de la Fing : http://
archives.fing.org/pluslonguelavie.net – voir Brugière (Amandine) et Rivière (Carole-
Anne), Bien vieillir grâce au numérique : autonomie, qualité de vie, lien social, Fyp
éditions, 2010.
18. Sussan (Rémi), Frontière grise, François Bourrin éditeur, 2013. Optimiser son cer-
veau, FYP, 2009.
POUR UNE AUGMENTATION ORDINAIRE
37. APPARENCES
HYBRIDES
3
∙∙∙
INTUITION
L’expression et la revendication de soi en ligne nourrissent la contes-
tation des normes sociales et esthétiques, et la disruption dans les
usages.
PISTES
> 100 projecteurs de soi
> Wearable Social Lab
> Hacking social : Zone zéro relou
RETROUVEZ CET ARTICLE SUR INTERNETACTU.NET
http://www.internetactu.net/2015/09/25/bodyware-apparences-
hybrides/
38. 32
APPARENCES HYBRIDES
A. INTUITION
Apparences hybrides, territoire de dé-
tournement
Le corps est un outil qui permet à la fois
de jouer de son apparence, de son identité
et de son appartenance. Il permet autant
l’affirmation de soi – dire aux autres qui
je suis, se projeter vers l’extérieur -, que
la construction de soi : il est la charpente
de son identité permettant de se projeter
vers l’intérieur de soi. En cela, il est à la
fois un vecteur esthétique et politique.
Dans ce domaine des apparences, qui
va de la beauté à l’émotion, des normes
sociales à l’individualisme, du maquillage
aux textiles connectés en passant par le
bodyhacking… nous sommes confron-
tés à des usages, des innovations, des
détournements non structurés, qui sont
d’abord et avant tout le fait des usa-
gers. Ce sont eux qui réinventent avec
la matière numérique leurs projections
et constructions identitaires. Le numé-
rique permet de renforcer l’affirmation
ou la disparition de son identité, de son
apparence, de ses appartenances et de
ses engagements. Le débordement du
numérique dans et sur le corps permet à
la construction identitaire et normative
de trouver de nouvelles ressources pour
se projeter et s’affirmer. Comme le sou-
ligne le psychiatre et psychanalyste Serge
Tisseron [1] : “la culture numérique, avec
la possibilité de démultiplier les identités
sur Internet, s’accompagne de la convic-
tion qu’elle est une fiction tributaire des
interactions entre les différents membres
d’un groupe à un moment donné. Chacun
devient multi-identitaire. Une nouvelle
normalité s’impose dont la plasticité est
la valeur ajoutée, tandis que l’ancienne
norme du “moi fort intégré” fait courir le
risque d’un défaut d’adaptabilité”.
A l’heure où les capteurs et les projec-
teurs de soi s’apprêtent à se démultiplier
(voir Bodyware : pour une augmentation
ordinaire), une partie des utilisateurs vont
vouloir de plus en plus utiliser le numé-
rique pour projeter leurs identités, affir-
mer ce qu’ils sont ou voudraient être ou
ce qu’ils sont de l’autre côté des écrans
ou le masquer par des projections obfus-
catrices. La dichotomie entre ce que nous
sommes d’un côté de l’écran et de l’autre
est en tout cas appelée à se transformer
avec l’internet des objets, les textiles in-
telligents, les capteurs corporels…
39. 33
APPARENCES HYBRIDES
B. PROBLÉMATIQUE
je me projette donc je suis
Avec le web 2.0, les internautes ont pris
le contrôle de leur identité en ligne. De
Facebook à Twitter, d’Instagram à Vine,
ils affirment en ligne leurs appartenances.
A l’heure des capteurs connectés et de la
réalité augmentée, cette réappropriation
de soi rebondit dans le réel, et le corps en
est l’un des terrains de jeux. Nos identités
en ligne rejaillissent hors ligne à travers
nos apparences, et les images que nous
renvoyons. Le jeu identitaire permis par
le numérique continue et se prolonge
dans le “vrai” monde. Jouer de son image,
incarner ses revendications permet d’in-
carner le langage, de l’enrichir autrement.
L’enjeu n’est pas tant de contrôler ce que
je ressens ou de mesurer ce que je suis,
comme le propose le Quantified Self, que
de contrôler ce que je montre de moi et
d’en jouer, en ligne bien sûr, mais aussi
dans le réel.
La biométrie ne s’intéresse qu’à la dimen-
sion identitaire du corps, le réduisant
à un ensemble de signes, apparents ou
internes, que l’on peut soumettre à ana-
lyse, reconnaissance et validation. Voix,
pupilles, forme du visage, démarche,
empreintes digitales ou autres spécifici-
tés physiques ou comportementales sont
captées et décryptées par des dispositifs
numériques élaborés, mais pas toujours
très fiables… Elle pousse toujours plus
loin notre identification, notre recon-
naissance par les systèmes techniques
permettant de payer avec notre visage,
d’être évalués sur notre apparence…
posant la question lancinante de la confi-
dentialité biométrique.
Finalement, est-ce que la biométrie ne
caricature pas, en la confinant dans une
relation homme-machine asymétrique,
une fonction essentielle du corps, qui
est de produire continuellement du sens,
aussi bien en émission qu’en réception,
et d’inscrire activement le sujet dans un
espace social et culturel donné ? Comme
le souligne le sociologue David Le Bre-
ton, “à l’intérieur d’une même commu-
nauté sociale, toutes les manifestations
corporelles d’un acteur sont virtuelle-
ment signifiantes aux yeux des autres”.
Anthropologues et sociologues étudient
depuis longtemps les rituels et codes qui
régissent dans toute société, première ou
contemporaine, les mises en scène de nos
corps, l’acquisition de nos gestes, de nos
étiquettes corporelles, l’expression de nos
sentiments, de nos émotions, qui n’ont
rien de naturel, mais sont enracinées dans
des normes collectives implicites.
Plus qu’une lointaine informatique émo-
tionnelle où les machines apprennent à
lire nos émotions et s’adaptent en consé-
quence, le numérique est un moyen de
rendre nos émotions plus expressives, de
les revendiquer, de les amplifier, de les
donner à voir notamment pour qu’elles
produisent du jeu social. Le but n’est pas
tant de capter que d’émettre. De parta-
ger, de diffuser, d’exprimer, d’amplifier
pour mieux se faire comprendre ou mieux
s’exprimer. Mais également de cher-
cher à brouiller, à détourner, à subvertir
cette lecture émotionnelle qui s’annonce,
40. 34
APPARENCES HYBRIDES
comme pour contourner la reconnais-
sance faciale, faire mentir son capteur
de stress ou le détecteur cardiaque qui va
permettre demain à sa voiture de démar-
rer… Le numérique est un moyen pour
renforcer la relation entre les humains
tout en brouillant sa lecture pour mieux la
renouveler, mieux la détourner, la pirater
ou la sublimer.
L’émotion forme une sorte de langage
venu du corps, tant vers soi (en réaction
à un événement par exemple) que vers
les autres (une émotion se transmet, elle
en provoque d’autres par contagion ou
réaction) – mais c’est un langage qu’on
ne comprend pas toujours très bien. Les
signaux de soi que l’on a déversés sur
l’internet (textes, images…) sont des
marqueurs sociaux, comme l’explore le
spécialiste de l’image, André Gunthert
[2]. Ces projections de soi, ces reflets
que l’on propose de soi, se déversent sur
soi et rejaillissent en ligne ou IRL comme
autant de nouveaux signaux physiolo-
giques, émotionnels ou normatifs sur soi.
Partager son statut émotionnel ou les
signaux qui marquent son appartenance
est un moyen de partage, social, tribal,
communautaire…
Mon corps m’appartient
L’internet est devenu un lieu de revendi-
cation et d’expression de soi, à l’image
des innombrables forums qui invitent les
gens à partager (anonymement ou pas)
une part de leur apparence, de leur res-
senti, comme Mon Corps m’appartient.
Ces forums de réappropriation de soi
sont autant d’espaces d’interrogations
des normes sociales et de la normalité. A
l’image du Large Labia Project, de Our
Breasts, de Don’t Shave qui invitent les
femmes – des sites et projets équivalents
existent pour les hommes comme le Penis
Art Gallery – à montrer leur diversité et à
la revendiquer. Comme l’explique très bien
le sociologue Antonio Casilli – ces formes
de revendications ne sont pas nouvelles, ni
radicales et demeurent très limitées dans
leur impact. Reste qu’en cherchant de la
visibilité sur l’internet, elles cherchent aussi
à atteindre une visibilité au-delà d’internet
et notamment IRL, à l’image, dans un tout
autre genre, des Cosplayers, qui font du
déguisement un art de vivre. Au croisement
de la mode, de la pub, du DIY, l’internet
démocratise ainsi les modes et les vogues,
facilitant leur dissémination en ligne et
hors ligne, à l’image du Nail Art, l’art de
décorer ses ongles, qui devient signe d’ap-
partenance, de reconnaissance entre celles
qui le pratiquent et qui, comme le montre
le travail des designers Kristina Ortega et
Jenny Roednhouse, s’incarne et se renou-
velle dans des formes plus technologiques,
au croisement du bodyhacking et de l’éco-
nomie comportementale.
Signalons que les hommes ne sont pas
épargnés par ces nouveaux phénomènes
de mode qui s’encouragent en ligne de
tendances qui reflètent le réel : allant des
concours de barbes extravagantes pour
hyper hipsters à la mode des entrepreneurs
de la Vallée qui, sur le modèle de Steve Jobs
ou Mark Zuckerberg, adoptent une garde-
robe unique pour ne pas épuiser leur cer-
41. Dans le Cosplay ou dans l’avatar qui me représente dans un jeu, qui suis-je vraiment ?
Le blog collaboratif, Mon corps m’appartient.
APPARENCES HYBRIDES
42. 36
APPARENCES HYBRIDES
veau à faire des choix inutiles… Une ma-
nière d’affirmer que la nouvelle coolitude
est dans la maîtrise de l’uniformité, plutôt
que dans la différence. “A l’heure de la
surveillance de masse, l’uniformité devient
le camouflage ultime. La normalité est la
nouvelle liberté…”
Cette nouvelle manière de se partager,
de se revendiquer, est à l’intersection du
brouillage de tous les champs relatifs au
corps qui fondaient l’intuition originelle
du groupe de travail Bodyware : beauté,
identité, performance, santé, bien-être…
Elle est l’expression même du brouillage
des frontières entre la revendication à
la différence et celle de la plus normale
normalité.
BodyHacking
Le bodyhacking [2] est la transformation
volontaire de son corps par les technologies
pour modifier son apparence, améliorer ses
caractéristiques, développer de nouveaux
sens ou augmenter ses capacités. Ce cou-
rant, cette communauté de pirates d’eux-
mêmes que l’on retrouve par exemple sur
BioHack ou BME, vise à renouveler et
développer les modifications corporelles,
des plus classiques (tatouages, chirurgie
esthétique, appareillage…) aux plus futu-
ristes (implants d’aimants au bout de ses
doigts pour ressentir les vibrations élec-
tromagnétiques de son environnement…
et demain peut-être, amputations volon-
taires pour se doter de la capacité à courir
d’Oscar Pistorius).
Ces technologies ne s’implantent pas que
dans le corps d’ailleurs, mais également se
portent à l’image des tatouages connec-
tés, des textiles et appareils qui se portent
connectés, des textiles haptiques, des
lunettes et autres gadgets technologiques
conçus pour nous doter de nouveaux super
pouvoirs… L’enjeu est autant de se trans-
former que de se doter de nouveaux sens,
de transformer toujours plus avant notre
corps en interface…
Pour le sociologue Philippe Liotard, ces bo-
dyhackers se caractérisent par une volonté
de détourner leur identité, leur apparence,
leur corporalité de “son parcours biolo-
gique et social prédéfini”.
Plus qu’une augmentation des capacités
physiques, sensorielles, intellectuelles
des humains tels que nous le présente
le mythe du transhumanisme, ces libres
associations entre corps et technolo-
gie nourrissent l’expressivité du corps et
stimulent, chez les artistes, chez les usa-
gers, la conception de nouveaux objets
et de nouveaux services au croisement
de l’affirmation de soi, de l’affirmation
communautaire et de l’esthétique. Avec
le numérique, l’identité, l’appartenance,
la quête des apparences s’apparentent
au jeu, invitant l’usager à devenir l’avatar
de lui-même à grand coup de cosplay, de
transformation de soi, et à utiliser le nu-
mérique pour affirmer ses appartenances
et les revendiquer dans le réel.
43. 37
APPARENCES HYBRIDES
C. CONTROVERSES ET PISTES
Ce territoire à explorer n’est pas simple,
car, en jouant à la fois des représentations
et des revendications, il interroge les
normes sociales et est, par nature, émi-
nemment conflictuel et politique – deux
conditions qui rendent toujours l’inno-
vation plus difficile, mais foisonnante et
multiple. C’est pourquoi aujourd’hui, il
est surtout exploré par des microcommu-
nautés de militants, d’artistes, d’usagers
ou parfois de scientifiques. Il n’en reste
pas moins que nous avons l’intuition qu’il
s’y joue quelque chose d’important et de
révélateur par lequel les tensions vont
continuer de s’exprimer.
Normes, identités, discriminations : un
territoire de conflits
Dans un monde en crise, l’identité est
une balise. Mais cette balise n’est pas la
même pour tous. Pour certains elle est un
rempart, pour d’autres une frontière, une
limite à dépasser. Elle pose la question du
rapport à la norme, au canon, à la nor-
malité, qu’elle soit seulement esthétique,
médicale ou sociale. En cela, elle implique
une dimension morale. Elle est au coeur
du conflit entre ceux qui exaltent la di-
versité et ceux qui revendiquent l’appar-
tenance ou la ressemblance.
Sur l’internet, les corps s’exposent et se
cachent à la fois. Des groupes s’agrègent
pour contester les canons esthétiques
imposés. A l’inverse, les canons ne se sont
peut-être jamais autant répandus. On est
ici dans une tension entre conservateurs
et explorateurs. Une tension entre alié-
nation et libération autour des normes,
des genres, du social. Le numérique joue
un rôle complexe qui rend compte de la
complexité de nos rapports à soi-même
et aux autres. Il facilite et floute, il orga-
nise le social et crée du chaos.
Les pistes qu’explorent militants et ar-
tistes peuvent déranger, à l’image du
bodyhacking. L’expression de la diversité
est ambiguë. Elle explore ce qui se niche
dans les tensions de la société, à l’image
des 52 nuances de genre que propose Fa-
cebook à ses utilisateurs ou des multiples
polémiques sur les censures automatisées
par des algorithmes d’images de corps. La
diversité de ces formes expressives hésite
entre le jeu et la revendication politique,
mettant sans cesse en tension normes
sociales et culturelles.
Cette question des apparences ne
s’arrête pas à la surface de ce que nous
sommes, mais mène jusqu’aux questions
sociales et politiques les plus vives : har-
cèlement, discrimination, communauta-
risme, racisme… Sur toutes ces questions,
le numérique agit comme un révélateur. Il
ajoute une couche de complexité en dé-
multipliant l’expressivité et en la radica-
lisant. Comme le rappelait le sociologue
Antonio Casilli en évoquant les trolls :
“Le trolling ne doit pas être considéré
comme une aberration de la sociabilité
sur l’internet, mais comme l’une de ses
facettes”. En fait, la radicalité des Trolls
est une réponse aux blocages des formes
d’expression publiques, qu’elles soient en
ligne ou pas. On s’énerve pour affirmer
44. 38
APPARENCES HYBRIDES
son propos, pour le faire exister, pour se
faire entendre des autres. “L’existence
même des trolls montre que l’espace pu-
blic est largement un concept fantasma-
tique”, insiste avec raison le sociologue.
Les Trolls (réels comme virtuels) risquent
surtout de se développer à mesure que
le dialogue démocratique se ferme ou se
recompose.. ” Le numérique agit comme
le révélateur des tensions que traverse
notre société. Plus que réparer, pirater ou
résoudre les problèmes, le solutionnisme
technologique, les rend bien souvent
plus vifs encore, les perpétue, plus qu’il
ne les change. La question de savoir si le
numérique favorise ou non la polarisation
n’est pourtant pas tranchée [4]. Le risque
néanmoins est de renvoyer les problèmes
sociaux à des questions de comporte-
ments individuels à régler ou punir. Il est
aussi d’accuser le numérique de tous les
maux, quand il n’est qu’un symptôme,
même s’il participe à transformer et faire
évoluer ces questions. Il est enfin de ren-
voyer à la société des réponses simplistes
ne permettant de rétablir ni l’équité, ni
l’égalité.
Dans le foisonnement de réponses à ces
questions de société que le numérique
va être sommé d’apporter, les conflits
ne vont pas cesser de s’exacerber, parce
que les réponses technologiques seront
à l’image de notre société : complexes et
controversées. Le harcèlement, la discri-
mination ou le racisme ne s’arrêteront pas
avec un bouton sur lequel appuyer depuis
nos smartphones. Et ce type de boutons
et les multiples réponses que la techno-
logie apportera auront plutôt tendance
à démultiplier et complexifier les pro-
blèmes qu’à les résoudre.
Apparences : entre injonctions et réalités
Nous sommes sur une planète obèse qui
sacralise la minceur, ironise le sociologue
Gilles Lipovetsky, qui pointe dans son
dernier livre, De la légèreté l’essor massif
et mondial de l’industrie et des pratiques
du fitness. En 2008, près de 15 millions
de français, un tiers de la population
adulte s’adonnait chez soi ou en salle au
fitness, à la musculation, à la remise en
forme. Une pratique plus développée
chez les femmes que chez les hommes, et
même si la motivation principale reste la
conservation de la bonne santé, 6 prati-
quants sur 10 mettent en avant le désir
de garder la ligne, de se muscler et de
perdre du poids. Comme le souligne la
philosophe Isabelle Quéval [5], “dans un
paysage corporel où dominent des valeurs
comme la minceur, la tonicité, la jeunesse
des traits, la bonne santé, l’apparence
n’est plus un leurre, élaboré pour masquer
le vrai corps, mais le résultat d’un travail
sur soi qui combine sport, diététique,
médecine et technologies”.
Se soigner, bien manger et faire du sport
sonnent pour un grand nombre d’indi-
vidus comme un impératif catégorique,
auquel ils se soumettent d’autant plus
volontiers qu’ils ont le sentiment d’exer-
cer leur liberté en s’engageant de la sorte.
Le corps n’est plus vécu comme un des-
tin, une fatalité, mais à l’opposé comme
un horizon et un projet. Soigner, nourrir,
entretenir et développer son corps sont
46. 40
APPARENCES HYBRIDES
autant d’objectifs à atteindre pour se sen-
tir en forme.
Et pourtant jamais l’obésité n’a touché
autant de personnes : selon l’Organisa-
tion mondiale de la santé, 1,9 milliard de
personnes dans le monde – soit 1 adulte
sur 3 – souffrent de surpoids, (IMC entre
25 et 30) ou d’obésité (IMC supérieur à
30). Aux Etats-Unis, où les pratiques de
fitness sont massivement répandues, le
nombre d’enfants américains en surpoids
a doublé en 20 ans. En France, le nombre
d’adultes en surpoids a triplé entre 1992
et 2009. Un paradoxe que pointe Gilles
Lipovetsky en observant que “plus l’indi-
vidu hypermoderne se rêve léger, plus il
montre d’excès pondéral”, ce qui expri-
merait un “narcissisme négatif, insatis-
fait, toujours en lutte contre lui-même”.
L’obésité est une maladie, déclarée cause
mondiale par l’OMS ; ses causes sont
également socio-économiques, puisque
(dans les pays développés) les pauvres
sont plus souvent obèses que les riches ; et
son caractère pathologique disqualifie es-
thétiquement l’apparence des personnes
qui en souffrent aux yeux du plus grand
nombre, même si, bien sûr, la contesta-
tion du statut canonique de la minceur ne
cesse de prendre de l’ampleur.
Le numérique est omniprésent dans cette
fabrique de l’apparence, autant pour
accompagner le mince dans l’entretien
de son corps, que l’obèse dans la perte
de son poids, ou le contestataire dans sa
rébellion. La sculpture permanente de
soi qu’exige le culte de la minceur, et la
culpabilisation du surpoids, constituent
pour les acteurs du numérique deux vec-
teurs dynamiques de diffusion de leur
offre dans l’univers du fitness : du coa-
ching sportif, alimentaire, psychologique,
des accessoires connectés pour toutes
les pratiques, des plateformes de partage
de données, de mesures, de vidéos, des
réseaux sociaux pour partager ses joies
et ses peines, ses défaites et ses victoires.
Tout ce qui est nécessaire pour perdre du
poids ou ne pas en gagner. De son côté, la
contestation du pesant canon esthétique
de la minceur a su trouver dans l’internet
les outils, les relais et les communautés
pour faire avancer ses thèses, et ouvrir
d’autres perspectives.
Cette question est bien sûr un terrain
particulièrement fécond de l’affronte-
ment entre injonctions et réalités nor-
matives et identitaires. Qu’est-ce qu’être
gros ? Qu’est-ce qu’être maigre ? Com-
ment la démultiplication des conversa-
tions démultiplie la trame de ces ques-
tions, les renouvelle ou les fait disparaître
? Si le corps incarnait autrefois le destin
de la personne, il est devenu aujourd’hui
“une proposition toujours à affiner et à
reprendre”, explique le sociologue David
Le Breton [6]. Des millions d’individus se
font chaque jour les bricoleurs inventifs
de leurs apparences, tandis que le marke-
ting distille savamment une honte diffuse
d’être soi à laquelle répond une industrie
du façonnement et de l’embellissement
de soi, qui a connu en quelques années un
essor considérable. Si les femmes consti-
tuent la première cible de cette indus-
trie, qui les soumet à “un impératif de
séduction qui pose leur valeur sociale sur
le registre de l’apparence et d’un modèle
47. 41
APPARENCES HYBRIDES
restrictif de la séduction”, elles sont aussi
les plus nombreuses à se rebeller. Il suffit
de jeter un oeil aux 2 millions de photos
du #curvy sur Instagram pour apprécier
les capacités nouvelles de riposte dont
disposent les internautes pour remettre
la minceur à sa place.
Le grand clash de la question du genre
La question du genre a irrigué cette expé-
dition, notamment par les polémiques et
les critiques nourries et documentées sur
le sexisme du monde de l’informatique
[7]. Elle a généré nombre d’interrogations
et de critiques, notamment sur la manière
même dont sont conçues et appliquées
au corps les technologies numériques,
de l’Apple Health, au casque de réalité
augmenté Oculus Rift, en passant par les
accusations de masculinisme des montres
connectées.
Les polémiques autour du genre nour-
rissent la conversation sociale, réinterro-
geant notre manière de faire société : la
conception de nos espaces publics réels,
comme virtuels, l’enseignement, la place
des femmes en entreprise et même la
manière dont nos représentations gen-
rées impactent nos biais cognitifs…
Loin de proposer de résoudre cette épi-
neuse question, l’intuition nous suggère
qu’il serait important de s’intéresser aux
déterminants sociaux de la mesure de
soi et des technologies. Les nouvelles
conquêtes sociales passent toujours par
des phases de contestation, d’opposition
et de tensions. L’appropriation du numé-
rique par le corps a des conséquences
sociales et politiques directes, auxquelles
le numérique doit s’intéresser. Le carac-
tère très conflictuel et émotionnel de ces
questions ne peut être laissé de côté sous
prétexte de son caractère explosif. Au
contraire. Il nous montre que, parce que
cette question est sensible, parce qu’elle
nous touche tous, parce qu’elle ques-
tionne notre manière de faire société,
elle est un terrain de travail extrêmement
crucial sur lequel nous devons apporter de
nouvelles réponses. En tout cas, soyons
sûrs que l’appropriation de ces questions
sous des formes numériques va apporter
de nouvelles questions, de nouveaux dé-
bats et de nouvelles controverses.
Elles n’auront peut-être pas le caractère
de solutionnisme facile qu’on pourrait
en attendre. Dans l’exercice de design-
fiction réalisé fin 2013 avec les élèves et
enseignants du département Design de
l’ENS Cachan [8], la question du genre
s’est ainsi invitée de manière troublante
et inattendue. Le projet “Rétrospective
XY” qui mettait en scène les évolutions de
la question du genre entre 2013 et 2113,
transgressait joyeusement les limites,
frontières et tabous du sujet, pour imagi-
ner des usages disruptifs des technologies
numériques et biologiques, comme un
patch cognitif d’exploration de son iden-
tité sexuelle ou une expérience immersive
dans un autre genre, qui ouvraient des
perspectives aussi stimulantes qu’inquié-
tantes. A croire que les digital natives
ne semblent pas aussi effrayés que leurs
aînés de ces innovations à venir.
48. 42
SCÉNARIOS ET DÉMONSTRATEURS
Nous en sommes à un stade où le recueil
d’exemples, de controverses nous incite
à garder un oeil très affûtés sur ces su-
jets. La question des apparences paraît
encore très exploratoire d’autant plus
que les questions qu’elle recouvre sont
très actuelles et conflictuelles. Les outils
numériques vont-ils augmenter l’inten-
sité des tensions ou peuvent-ils les apai-
ser ?
100 projecteurs de soi
100 projets pour augmenter les appa-
rences et aider à projeter nos identités
sur le monde.
Les “wearables”, ces objets connectés que
l’on porte sur soi, à l’image des fameuses
Google Glass sont presque exclusivement
des enregistreurs de soi ou du monde.
Or, la plupart de ces capteurs portent
en eux-mêmes un malaise conceptuel
diffus. L’angoisse que nous ressentons
quand nous croisons quelqu’un avec des
Google Glass ou une personne qui parle à
son oreillette… est dû au fait que “ces ob-
jets proposent de mauvaises expériences
qui se produisent lorsque la technologie
permet à quelqu’un de superposer son
monde sur le monde que nous avons à
partager avec lui, mais sans nous laisser y
participer”. Les objets connectés que l’on
porte sont lus par les autres de la même
manière que les autres objets que nous
portons : parfum, vêtements, etc. Et la
raison pour laquelle nous les portons est
d’abord de rendre visible, lisible, ce que le
fait de les porter exprime.
Pour le designer Noah Feehan du New
York Times, les objets que l’on porte de-
vraient être avant tout des objets qui sug-
gèrent leur propre utilisation sociale. Ils
devraient nous permettre d’ajouter des
modes d’interaction plutôt que de seu-
lement enregistrer le monde. Les objets
vestimentaires sociaux sont encore rares,
mais ils vont nous permettre d’améliorer
nos capacités d’écoute et d’interaction.
Pour Feehan, ils permettront à l’avenir
de nous doter de 3 principaux nouveaux
sens : ceux qui relèvent de la prothèse,
c’est-à-dire de l’augmentation de nos
sens (un appareil qui vibre si on parle trop
fort) ; ceux qui relèvent de connexions
profondes (un appareil qui nous rappelle
à nous-mêmes… c’est-à-dire qui nous
confronterait par exemple à ce que nous
pensions la semaine dernière) ; et ceux
qui relèvent de la radiesthésie ou de la
divination (qui permettent de trouver des
affinités entre soi et les autres ou entre
soi et les lieux où l’on se trouve). Plutôt
que des capteurs de soi, il est tant d’ima-
giner des “projecteurs de soi”, à l’image
du prototype Blush, développé par le
designer. Un petit badge qui écoute les
conversations autour de lui et s’allume
lorsque la conversation touche des su-
jets qui matchent avec votre profil de
recherche en ligne récent. Son but est
d’inclure de manière subtile votre vie en
ligne dans vos interactions réelles.
Sur ce modèle, peut-on imaginer des
technologies qui se portent qui ne soient
pas seulement des enregistreurs, des cap-
teurs, mais aussi des projecteurs ? Qu’ils
APPARENCES HYBRIDES