11. « J’entre dans la vie pour sortir bientôt ;
je viens me montrer comme les autres ;
après, il faudra disparaître.»
Bossuet
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la route, large, presque majestueuse, traversait de
loin de loin des villages désolés qui s’enorgueillissaient
d’avoir une église ou un château, classé et restauré, qui
méritait peut-être qu’on s’y arrêtât mais solénoir était
si pressé qu’il renonça à visiter ces vestiges du passé.
il se contentait de tourner un peu la tête pour admi-
rer la longueur d’une façade, la hauteur d’un clocher,
l’ampleur d’un cours, l’avancée d’un promontoire où
s’éboulaient les restes d’une citadelle dévastée. le soleil
perçait faiblement à travers les nuages, répandant une
lumière terne sur cette campagne déshabitée où les
arbres, exsangues, semblaient grelotter. il était enfin
entré en Franche-Comté où son père s’était replié dans
une retraite amère et languissante, compliquée par la
présence de sa grand-mère qu’il avait recueillie. se rap-
pelant qu’il roulait depuis trois heures, il jugea prudent
de faire une halte. Un panneau indiquait qu’on était à
avancey. il se rangea sur le bas-côté de la route sans
oublier de mettre son clignotant comme put le constater
avec approbation un gendarme hâlé et dépoitraillé qui
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cherchait à tuer l’ennui qui le tourmentait. il se tenait
en vigie à l’une des fenêtres d’un immeuble de quatre
étages, fragment de béton urbain égaré dans la boue,
dévoué à la surveillance du territoire, moins pour obser-
ver d’improbables incidents que pour rêver à la beauté
de son pays plein de pierre et de soleil. solénoir qui avait
connu l’ennui atroce de la vie militaire approuva cet
homme qui attendait comme lui des choses qui peut-
être ne se produiraient jamais. la route était meilleure,
et le ciel plus profond à mesure qu’on se rapprochait de
Besançon. les villages qu’on appelle Cités en Franche-
Comté, peut-être par un reste de fierté espagnole mêlée
de vanité française, avaient quelque chose d’animé. la
sévérité et la majesté de l’architecture soulignaient par
contraste l’air gai et débonnaire des passants occupés à
de menues affaires qui semblaient innocentes à solénoir.
Bientôt il prendrait la route sinueuse pour atteindre le
premier plateau ; si la mer de nuages daignait se retirer
des hauteurs pour s’écouler comme une avalanche dans
la plaine triste et empoissée, il verrait surgir les alpes
bernoises et il serait heureux un instant. Tout serait
parfait : il ne regretterait que l’absence de ces écharpes
de brouillard bleuté, qui, l’hiver, flottent par endroits,
dans les combes et les dépressions, en s’effilochant, en
se déchirant, pour former d’autres écharpes aussi éphé-
mères que celles dont elles sont issues. Ce brouillard de
gaze ne semblait se tisser que par caprice, pour voiler
et dévoiler, comme si la nature voulait jouer avec elle-
même. Ce n’était pas le brouillard pesant et insistant de
la puisaye et du Tonnerrois ! il reconnut à sa droite l’hô-
tel des impôts dessiné par ledoux. il était arrivé. il gara
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sa voiture dans la rue bien qu’il sût que son père ne man-
querait pas de lui demander ou plutôt de lui reprocher
pourquoi il ne voulait pas entrer sa voiture puisqu’ils
avaient plusieurs garages… Cette sollicitude paternelle
le dissuadait de faire le voyage plus souvent. Quand son
père comprendrait-il qu’il ne sera plus jamais l’enfant
qui, en se juchant sur ses épaules, riait d’admiration ?
Dès qu’il eut passé le seuil de la porte, son père s’em-
pressa de l’inviter avant toutes choses à venir fumer un
cigare dans son bureau. son père n’attendrait pas donc
qu’il ait déposé ses affaires dans sa chambre pour abor-
der l’épineux sujet. solénoir tira une bouffée en prenant
un air concentré et attentif. son père commença à rap-
peler les faits : la grand-mère de solénoir avait vendu une
villa, située à hyères, qui leur appartenait en indivision.
solénoir, comme les autres indivisaires, avait consenti
à vendre. aujourd’hui l’acquéreur demandait « à bon
droit », une réduction du prix de vente, insinuant qu’il
pourrait porter l’affaire devant les tribunaux. il déclarait
qu’on avait cherché à le tromper en lui remettant le rap-
port du diagnostic immobilier sur les termites au der-
nier moment, une heure seulement avant la signature de
l’acte authentique… Ce rapport indiquait en effet qu’on
avait décelé la présence d’insectes xylophages en plu-
sieurs endroits. solénoir, estimant que l’acquéreur avait
toute chance de l’emporter, avait tenté de persuader son
père de transiger et d’octroyer au plaignant un dédom-
magement. mais sa grand-mère, fine mouche, qui se
targuait de « savoir lire entre les lignes », avait rejeté cette
proposition. pouvait-on accepter que ce monsieur, ait
une maison, presque habitable, pour rien, et « qui plus
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est », avec vue sur la mer (réduite il est vrai par la crois-
sance exubérante des palmiers que la mairie avait plan-
tés pour faire une promenade) ? si on avait consenti à
la vendre à un prix très inférieur au marché, n’était-ce
pas sans raison ? sans doute, la maison était infestée de
termites mais leur présence était visible à « l’œil nu »…
Tout le monde le savait ! solénoir était surpris d’appren-
dre qu’il savait depuis longtemps une chose qu’il avait
toujours ignorée… son père au reste n’avait pas d’idée
précise sur la question et ne faisait que reprendre, moins
par conviction que par paresse, les arguments débités
par sa sœur et par sa mère. il entendait les raisons de
son fils mais il pensait que solénoir devait pour un fois,
une seule fois, faire confiance à sa tante et sa grand-
mère. Cet homme, n’ignorant aucun secret de cabinet,
sachant expliquer les conduites les plus indéchiffrables
de Kim song ii, n’avait pas le moindre goût pour les
questions domestiques qui le forçaient à quitter les tours
d’horizon de la haute politique pour galvauder son intel-
ligence en l’appliquant à des objets insignifiants. aussi
avait-il pris l’habitude de charger sa sœur de la gestion
de ses affaires auxquelles il feignait de ne rien compren-
dre en se prévalant de son infériorité moins pour flatter
sa sœur que pour se rappeler in petto qu’il n’était pas
né pour se mêler à de si chétifs intérêts. Fils, petit-fils,
et frère de généraux, il avait essayé plusieurs métiers :
soldat, contremaître, antiquaire, tenancier de café, jar-
dinier, attaché linguistique, sans jamais songer à persé-
vérer dans une profession qu’il n’avait exercée que par
défaut ou par accident. Contrairement à son frère cadet,
attaché militaire à l’ambassade de prague, il n’avait pas
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pu faire une vraie carrière. il s’en consolait en cherchant
à diminuer l’attrait qu’il éprouvait pour la vie brillante
d’attaché ; il s’exagérait les contraintes liées à l’exercice
de toute fonction : être amené à obéir à des ordres absur-
des, se laisser bâillonner par le devoir de réserve, avaler
des couleuvres, rédiger des rapports sur des faits déri-
soires, être obligé d’apprécier l’humour d’un supérieur
hiérarchique. solénoir préféra enfin céder aux objurga-
tions familiales, sachant maintenant que rien ne pourrait
ébranler ses parents, drapés dans leur droit le plus entier,
que jamais, ils ne consentiraient à concéder la moindre
réparation à « cet aigrefin ». son père, ne perdant pas son
temps à vérifier si solénoir était bien convaincu, sortit
d’une chemise un formulaire pré-rempli. il le posa sur
la table en invitant son fils à continuer à délibérer s’il ne
pouvait se résigner d’emblée à signer un mandat qu’il
serait délicat de révoquer. le père de solénoir se retira
dans l’embrasure de la haute croisée qui donnait sur le
jardin à l’abandon depuis la mort de sa femme. les her-
bes avaient tout envahi. après avoir signé d’une main
nonchalante et expédiente le mandat d’un avocat dont le
nom, tout au moins, inspirait confiance, solénoir se sen-
tit soulagé. il n’avait plus à s’en soucier. il salua son père
qui lui rappela l’heure du dîner et sortit doucement.
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solénoir n’aimait pas les longs dîners et encore moins
les longs dîners de famille. il tâchait pourtant de trouver
un mot agréable pour chacun, de faire rire ses neveux
par des facéties qui mystifiaient leurs parents qu’il se
conciliait en louant l’intelligence de leurs enfants. Ce
genre de compliments qu’il redisait à chaque rencontre,
faisait plaisir au frère de solénoir qui ne vivait, n’existait,
ne respirait que pour ses enfants bien qu’ils commen-
çassent à montrer de l’ingratitude, et qu’ils affectas-
sent l’indifférence des trop-aimés qui veulent se défaire
de l’amour excessif dont ils sont comblés et accablés.
Quand solénoir entra dans le séjour, il vit que tout le
monde était déjà là et chacun l’attendait un verre à la
main. il embrassa tous ses parents, ce qui lui prit un
certain temps, mais comme il n’avait pas salué sa nièce
préférée en premier, contrairement à son habitude, elle
se promit de ne lui adresser ni la parole ni un regard.
mais elle céda vite au chantage de son oncle qui lui fit
observer, goguenard, que l’air sévère s’alliait très mal à
son genre de beauté. elle se mit à rire aussi. le frère
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cadet de solénoir était heureux de revoir son frère et lui
prodiguait des conseils : il l’incitait à se marier, à mener
l’existence de tout le monde, à avoir des enfants. solénoir
souriait des niaiseries de son frère qui oubliait qu’il avait
déjà un fils. Ce fils rejetait en s’en moquant les goûts
qu’il essayait de développer chez lui. il transmettait ses
doléances par le canal de sa mère qui triomphait dans
ses circonstances en songeant que ce père ne pouvait
pas se targuer, au final, d’avoir la confiance de son fils.
il s’agaçait du « nous » employé par son fils, désignant sa
mère et son beau-père, et qui ne l’incluait jamais.
– au fond, tu as peut-être raison, conclut le frère de
solénoir qui commençait à percevoir chez ses deux jeu-
nes enfants qu’il idolâtrait des signes d’ingratitude.
il était si difficile de les satisfaire. ils n’étaient jamais
contents et ne remerciaient que sur l’instance d’un
parent.
Chacun devait porter un toast, à ses projets, à ses
amours, à ses enfants, ou à un vœu secret. C’est le père
de solénoir qui avait institué cette coutume à son retour
de séoul pour inciter chacun à s’exprimer. on levait
son verre mais on ne trinquait pas. le beau-frère de
solénoir se décida à porter un toast à ses spéculations,
à l’achat d’une grosse parcelle de terrain qu’il voulait
diviser en lots et vendre tels quels, sans les viabiliser. la
sœur de solénoir leva son verre sans enthousiasme. elle
s’était un peu confiée à lui avant le repas : elle préten-
dait ne pas vouloir l’embêter avec ses histoires mais elle
ne savait plus quoi faire, se plaignant sans pouvoir se
décider à quitter cet homme plein de projets qu’il ne
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réalisait jamais, passant de lubie en lubie. solénoir ne
répondit rien, sourit, et chercha à l’amuser. il avait peur
d’éprouver une certaine sympathie pour cet homme qui
ne se résigne pas au train-train conjugal, mais sympathie
mêlée d’hostilité. son jeune cousin, qui avait préféré ne
pas l’inviter à son mariage pour ne pas avoir un nombre
impair d’invités, était là aussi, détendu et à son affaire.
le père de solénoir avait menacé, avec plus de grabuge
que de fermeté, de ne pas honorer de son auguste pré-
sence et de son robuste appétit le banquet de noces.
mais il ne manqua pas de s’y rendre, cédant aux ins-
tances de ce fils paria qui ne voulait pas que son père
souffre d’être isolé comme lui-même l’était au sein de sa
propre famille. Vieux et veuf, il avait besoin de l’affec-
tion de tous ses neveux. son cousin l’avait exonéré d’une
corvée. il lui avait évité les désagréments du voyage, et
la difficulté de trouver une chambre simple un samedi
soir dans une région qui accueille de nombreux pari-
siens fuyant dès le vendredi une ville qu’ils prétendent
ne plus supporter avant de recommencer à l’apprécier
le samedi soir quand l’ennui les envahit tout à coup, au
moment du dessert. il ne fut pas au reste surpris. Depuis
qu’il était seul, son cousin ne l’invitait plus que de loin en
loin. solénoir ne cherchait plus à rendre des invitations
qui auraient obligé son parent à l’inviter à nouveau alors
qu’il ne cherchait qu’à rompre avec ce pestiféré de néo-
célibataire qui offrait des fleurs à la maîtresse de maison
sans penser que son nouvel état ne se conciliait plus avec
de telles largesses. le cousin voulait porter un toast aux
amours de solénoir. sa grand-mère portait un toast à la
justice, au droit des gens de bonne foi, et à leur victoire
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car le demandeur serait débouté. la tante de solénoir,
agacée, invita sa mère à plus de prudence, et porta à
son tour un toast à la solidarité familiale. solénoir porta
un toast à la « perspicuité » des discours judiciaires et au
jargon du palais… on mangea ensuite en parlant et en
riant beaucoup. solénoir cependant pensait à rentrer
et se préparait à l’annoncer à son père qui peut-être le
prierait de rester au moins jusqu’à demain. solénoir y
consentit. le lendemain, au moment de se séparer, le
père de solénoir déclara qu’il fallait se voir, s’appeler, ou
s’écrire plus souvent. solénoir acquiesça, embrassa son
père et s’en retourna le cœur léger.