François Sureau dépeind un déclin de notre démocratie, "menacée dans ses pouvoirs, dans ses possibilités, dans son esprit", "par manque de sang-froid collectif".
Une "France des âmes mortes" serait le leg donné aux futures générations.
Une France, endettée, privée de force financière pour construire un futur choisi !
Que reste t-il alors de notre nation ?
De l'espoir, du courage, de "considérer que tout dépend de nous seuls".
Le libéralisme à la source de la défense des droits !
Recouvrer une démocratie libre, collective, volontaire !
1. La Croix -mardi 2 février 2016
Une démocratie à l’abandon
La chronique de François Sureau
Annotée par Eric Leger
N
é en 1957, je me suis,
comme beaucoup de
ceux de ma génération,
tenu à l’écart de la po-
litique, fût-elle la plus
modeste, pour des raisons qui au
fond ne valent pas qu’on en parle.
Je n’en éprouve pas de regret, mais
un remords diffus, au moment de
voter une nouvelle fois l’année pro-
chaine. Ceux des années cinquante
et soixante vont bientôt quitter la
scène, et leur bilan est lamentable.
Je l’écris bien conscient que mon
abstention coupable de tout en-
gagement ne me qualifie pas pré-
cisément pour donner des leçons.
Reste que nous nous préparons à
laisser à nos successeurs une dé-
mocratie en péril, menacée dans
ses pouvoirs, dans ses possibilités,
dans son esprit enfin.
Notre démocratie est menacée
dans ses pouvoirs parce qu’étant
accaparée par une classe qui dé-
fend ses intérêts propres, elle ne
peut être efficace. Les corps po-
litiques sont issus de la fonction
publique ou du salariat des partis.
Leur représentation du monde est
étroite, leur action tendue vers la
communication, leur rapport à la
réalité limité au temps des cam-
pagnes électorales. Au-dessous,
l’administration est tout entière
tournée non vers la réalisation
d’un projet, mais vers l’édiction de
normes, tuteur débile d’un corps
affaibli. Il en résulte ce spectacle
surprenant où la loi est partout et
l’autorité de l’État nulle part, où les
présidents annoncent au public
des mesures qui autrefois eussent
été présentées par des chefs de
bureau, où le tripotage incessant
des textes est à peu près tout ce qui
reste à des gouvernants sans ima-
gination. Nous avons laissé créer
une France des âmes mortes: une
construction imaginaire, une rê-
verie de bureaucrate de Custine.
À présent, tout nous fait peur, les
mots comme les choses.
Notre démocratie est menacée
dans ses possibilités parce que ma
génération aura vécu des efforts
de ses parents, sans se soucier
de l’avenir, dilapidant l’héritage
moins par générosité que par lâ-
cheté, avant de passer à ses enfants
la charge de rembourser une dette
collective gigantesque. Il n’y a plus
d’argent. On ne peut plus agir. Il
ne reste qu’à gérer cette faillite que
nos successeurs auront la charge
de régler. Ce n’est pas seulement un
problème économique. Il y va ici
de l’essence même de la démocra-
tie. Au moment de la création de la
République américaine, Jefferson
avait plaidé en vain pour que l’in-
terdiction pour l’État de s’endetter
figurât dans la Constitution, parce
que pour lui la nation ne pou-
vait faire financer par d’autres les
conséquences des actes qu’elle dé-
libérait: en y perdant son caractère
démocratique, elle privait aussi
les citoyens du futur de l’exercice
de leur liberté de choix. C’était en
quelque sorte l’application dans le
temps du principe: « Pas de taxa-
tion sans représentation ».
Notre démocratie est menacée
dans son esprit, enfin, par notre
manque de sang-froid collectif.
L’affaire de l’état d’urgence en offre
un bon exemple. Qu’il ait été jus-
tifié après les attentats, personne
n’en doute. Mais doit-il se prolon-
ger ad infinitum, motif pris d’une
menace terroriste qui ne va pas ces-
ser? Il y a quelque chose d’inquié-
tant dans la facilité avec laquelle
nous suspendons les libertés du
peuple, individuelles et collectives,
l’autorisation par un juge des per-
quisitions, le droit de manifester, la
séparation des pouvoirs. C’est une
victoire pour nos ennemis. C’est un
signe de notre manque de curiosité
civique, parce que nous acceptons
de voir diminuer nos prérogatives
plutôt que de nous interroger sur
l’efficacité de la police. C’est une
trahison des efforts de nos pré-
décesseurs, qui eux aussi ont été
confrontés à de redoutables adver-
saires mais n’ont jamais cru devoir
céder sur l’essentiel.
La figure de ce monde, disait
Vladimir Ghika, mort martyr dans
la Roumanie de Ceausescu, est le
résultat des fautes et des prières.
À la profondeur où atteint cette
phrase, on pourrait croire qu’il
ne reste aucune place pour la vo-
lonté. Au moment où nous en
sommes, je m’en tiendrai à la for-
mule du vieil Ignace, qui recom-
mandait, au moment de l’action,
de considérer que tout dépend de
nous seuls. Il y va du sort de ce
pays que nous avons reçu et que
nous avons le devoir de trans-
mettre. Pour mieux y parvenir, je
suis chaque jour moins hostile à
ce qu’on passe une génération.
Ceux des années
cinquante et
soixante vont bientôt
quitter la scène,
et leur bilan
est lamentable.
François Sureau
Diplômé de l’ENA, François
Sureau est avocat au Conseil
d’État et à la Cour de cassation
depuis 2014. Il anime le réseau
d’avocats de l’association Pierre-
Claver, qui soutient les deman-
deurs d’asile en France. Auteur
d’une vingtaine d’ouvrages, il
a reçu le grand prix du roman
de l’Académie française en 1991
pour L’Infortune (Gallimard).