while42 mentionné dans la version papier du quotidien "Le Monde"
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enquête
Mercredi 12 février 2014
documentation
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Corine Lesnes
San Francisco
Envoyée spéciale
L
es histoires de Silicon Valley
commencent toujours dans un
endroit mythique. Le Peet’s Coffee, par exemple, à Palo Alto, de
l’autre côté du campanile de
l’université de Stanford. C’est là
qu’ont eu lieu les premières réunions des
fondateurs de la compagnie de virtualisation VMware en 1998. « Nous étions dix, se
souvient Reza Malekzadeh. Aujourd’hui,
c’est une société de plus de 15 000 personnes. » Le jeune homme, ayant grandi en
France et sortant d’HEC, avait obtenu un
stage en Californie grâce à un autre Français. Il n’a plus quitté la Silicon Valley.
Le Peet’s Coffee est toujours là. Neuf
consommateurs sur dix ont un ordinateur
ouvert devant eux. Le dixième est un prof
engagé dans une conversation qui mêle
biologie moléculaire et actionnaires. A
40ans, Reza Malekzadehn’a plus vraiment
besoin de travailler. Il a revendu une startup à Cisco et une autre à Oracle. Il a aussi
fondé un réseau d’anciens élèves du système universitaire français, Alumni, qui
compte 600 membres. « La France m’a
accueilli à l’âge de 7 ans, quand je suis arrivé
d’Iran. Elle m’a donné ma chance à travers
un système d’éducation extraordinaire. Je
lui suis très attaché», dit-il.
Les Français que François Hollande va
rencontrer pendant sa visite le 12 février à
San Francisco sont des gens heureux.
Contents d’aller travailler. Cécile Alduy a
enseigné à l’université de Reims. Aujourd’hui,elle est professeurassociéede littérature française à Stanford. « Ici, c’est par la
relation entre le prof et l’élève que la transmissionse fait. C’estdu plaisir.Les étudiants
participent.» Sylvain Kalache, diplômé de
SupInfo,a 25 ans.« Jeme lève, je suis content
d’aller au boulot.» Déjà, le trajet en vélo ne
lui prend que 10 minutes. Et son patron,
chez LinkedIn, lui a demandé d’« éviter le
burn-out».A16h45, sa journéedetravailse
termine par un cours de yoga.
Le consul de France à San Francisco,
Romain Serman, estime à 60000 le nombre de ses compatriotes dans la région de la
baie, dont de 10 000 à 15 000 travaillent
dans la high-tech. Une communauté soudée. « On est loin de la France. On est
contents de se retrouver», explique Nathalie Gobbi, une ancienne de Sup de Co Paris
qui a monté le site Internet « Lost in SF »
(« perdus à San Francisco»). « On aime le
débat, ajoute Reza Malekzadeh. Sur les
réseauxsociaux,lesingénieursfrançaispostentbeaucoupdelienspolitiques.LesAméricains, jamais.»
La France a toujours été présente à
SanFrancisco, comme en témoigne NotreDame-des-Victoires,l’églisefondéeen 1856
pour accueillir les chercheurs d’or. Après la
viticulture,les Françaiss’illustrentmaintenant dans la haute technologie. « Dans
n’importe quelle boîte de n’importe quelle
taille, il y a des Français», affirme le consul.
Le numéro3 de Salesforce est un Français,
comme le patron de la branche logiciels
d’Apple ou le directeur financier de PayPal.
ChezTesla,lavoitureélectriquequifaitsensation, deux Français sont membres du
comité exécutif, dont le patron de la production. Google TV a été conçue par Vincent Dureau, un ingénieur paralysé qui
voulait créer une chaîne destinée aux han-
Florian Jourda
chez lui à
San Francisco,
dans la navette qui
le conduit dans
la Silicon Valley, et
dans les locaux de
l’entreprise Box,
lundi 10 février.
TODD SANCHIONI
POUR « LE MONDE »
Aupaysdes
«Frenchies»
heureux
Les Français
que le président
Hollande rencontre
le 12février
à San Francisco
ne sont pas
déprimés,
fiers d’évoluer dans
la «bulle du futur».
Les entrepreneurs
américains, eux,
accueillent
à bras ouverts
cette main-d’œuvre
qualifiée, créative
et… bon marché
dicapéssurYouTube.Ilya mêmeunequinzaine de Français chez Google X, le labo
secretdumoteurderecherche,quelesantiSilicon Valley soupçonnent de préparer le
Big Brother de demain. «On a un avantage
compétitif,ditle consul.Unemain-d’œuvre
qualifiée, créative et pas chère. » Ou, comme le dit un interlocuteur moins diplomate: « LaFranceest à la Silicon Valleyceque le
Maroc est à la France pour le textile. »
San Francisco est une ville d’ingénieurs
qui, sans cesse, a besoin de cerveaux. Le
taux de croissance dans la baie atteint des
scores chinois : 13 % en 2011, 7,6 % en 2012.
Lessalairessontauzénith:uncodeurdébutant touche 2 000euros par mois en France. A San Francisco, c’est trois fois plus. « Ici,
il y a une vraie reconnaissance des ingénieurs. Qui gère le monde aujourd’hui ?
D’un côté la finance, de l’autre, les ingénieurs», lance Julien Barbier, 33 ans, qui a
fondé l’association internationale des programmeurs français, While42. Tous les
étés, de nouveaux diplômés débarquent à
la poursuite du rêve californien. « C’est
comme une arrivée de boat people», sourit
Marc Rougier,le fondateurde Scoop.it.Certains réussissent très vite. Ils sont millionnaires à 25 ans et leur famille ne s’en doute
même pas.
Pier9, un ponton ultramoderne,près de
l’embarcadère. Guillaume Luccisano,
27ans,alescheveuxenbatailleetl’airgentiment dans la lune. Les dashboards (panneaux muraux) sont couverts d’inscriptions. La cuisine est digne d’un Bocuse avec
de l’acier inoxydable partout. Guillaume
est diplômé de l’école d’informatique Epitech. Arrivé à l’été 2010, il a trouvé un job
en une semaine, chez SocialCam, la plateforme de partage de vidéos. Il se trouve
qu’il connaissait le « ruby », un langage de
programmationrecherchéàSanFrancisco.
Depuis, la start-up a été rachetée 60 millions de dollars (44 millions d’euros) par
Autodesk. Guillaume Luccisano n’a pas
changé de mode de vie. C’est seulement
quand «on reçoit l’argent sur son compte»,
dit-il,qu’onréaliseque «c’est pourde vrai».
Les jeunes de la « French Tech » adorent
le style de vie de la Vallée. La tendance est
au « brillant et furtif», décrit Ariane Zambiras, titulaire d’une bourse Fulbright de
sociologie à l’université de Berkeley. « On
aime le truc exclusif, le coup d’éclat». Tout
nouveau : le restaurant « pop-up » (qui
ouvre et se referme). Un chef loue un lieu
improbable et il y cuisine pour un soir, et
un seul. Le vendredi, on aime écouter des
artistes locaux dans des salles de concert
qui n’en sont pas, un atelier, un ancien loft.
Le samedi, on va parfois allumer des bal-
lons-lanternes sur la plage. Le dimanche
matin, c’est yoga – sur le toit, c’est encore
mieux. La méditation est très encouragée.
«La logique des boîtes, c’est de presser le cerveau des employés au maximum, tout en
s’assurant qu’ils restent créatifs », résume
un ingénieur.
FlorianJourda,32 ans, estun polytechnicien qui fait du chant, de la méditation et
des murs lumineux qui empruntent
autant à l’art qu’à l’ingénierie. Après l’X et
un master à Berkeley, il a travaillé pour le
cabinet Boston Consulting, à Paris. « Je me
suis ennuyé. Tout le monde était toujours
fatigué, pas créatif.» Florian est revenu en
Californie au moment de l’explosion du
Web 2.0. Il aime son travail et la « métaréflexion» qu’il suscite. « De l’agriculture à
la médecine, des millions d’emplois vont
être remplacés par des programmeurs, prévoit-il. Ça va entraîner une nouvelle lutte
des classes.»
Les émigrés vantent
l’ambiance de travail
dans la Silicon Valley:
«Les start-up,
c’estl’inverse
de l’espritfrançais»
Florian Jourda est l’« employé no 7 » de
l’entreprise de stockage en ligne Box. Les
premiers salariés sont numérotés selon
l’ordre d’arrivée. Cela montre à quel
moment telle personne a pris le risque de
rejoindre la start-up. Box compte maintenant plus de 1 000 employés. L’ingénieur
vit dans un appartement de style victorien
sur Dolores Street, nouveau quartier bobo.
Son dernier projet: une lampe de 2 mètres
d’envergure, en forme de grue. Il a commandél’échafaudagechezlesChinoisd’Alibaba.com.« En France, je n’aurais fait aucune de ces œuvres, dit-il. Ici, je me suis vraiment libéré. Il n’y a pas cette division artiste
ou pas artiste. » Un matelas est roulé dans
un coin. Florian est un adepte du « couchsurfing»,quipermetauxtouristesdumonde entier de se loger gratuitement chez des
« locaux». L’invitée de ce soir est une jeune
Israélienne qui a monté une coopérative
de produits bio. « C’est un peu la maison
bleue sur la colline », dit-il, en référence à la
chanson de Maxime Le Forestier.
Le matin, Florian Jourda prend la navette pour la Silicon Valley, l’un des autocars
de luxe qui provoquent le ressentiment
des habitants de San Francisco. « C’est une
heure de bulle, on n’est pas dérangé, dit-il.
On roule sur la 280, c’est assez joli, on a l’impression de partir en vacances. » L’ingénieur dit lui-même que son salaire est
«énorme» et qu’il a doublé depuis son arrivée en 2006. Mais la compétitionest intense. « Quand j’écris une ligne de code, elle va
peut-êtreêtreutiliséesurunmilliarddetéléphones portables.» Et à la longue, « passer
d’une génération de technologie à une
autre, c’est un peu usant».
Les Français vantent l’ambiance de travail dans la Silicon Valley. « Les start-up,
c’est l’inverse de l’esprit français », sourit
Cécile Alduy, l’universitaire de Stanford.
L’esprit de collaboration est indispensable,
la hiérarchie volontairement en retrait.
« On essaie d’avoir le moins de directeurs
possible,poursuitFlorianJourda.Lesmanagers sont censés se mettre en dessous de
l’équipe plutôt qu’au-dessus.»
R
entreront-ils un jour ? Tous se
posentla question.GuillaumeLuccisano pense qu’il ira plutôt ailleurs à
l’étranger. Florian Jourda est dubitatif: « A
Saint-Germain, c’était une bulle du passé.
Ici, c’est une bulle du futur. » A 39 ans,
AlexandreBayengère unbudgetde recherche de 5 millions de dollars (3,4 millions
d’euros) par an. Son bureau de Berkeley est
un testament à son attachement pour la
France : la photo de la descente des
Champs-Elyséespourle14-Juilletenuniformedepolytechnicien,unemachineàcalculer héritée de son grand-père, le physicien
Maurice Bayen, ancien directeur du Palais
de la découverte.
Son équipe développe de nouveaux
algorithmes d’estimation du trafic sur les
autoroutes californiennes. Les médias
locaux attendent avec impatience son diagnosticsurlesembouteillagesde LosAngeles. Alexandre Bayen a aussi monté un stage d’immersion pour polytechniciens. A
l’issue de leur séjour, ils doivent avoir
conçu une start-up. « De la fuite des cerveaux à l’envers», sourit-il. Le professeur
ne rentrerait en France que pour faire
œuvre de « réformateur». Mettre en place
une « université du futur » par exemple.
Mais pourquoi rentrer quand on est aux
premières loges d’une révolution ?
Comme dit Florian Jourda, «ici on voit
comment la technologie change la
civilisation». p