2. Trassard en compagnie des vaches
Expérience sacrée
et enjeu de la non-dualité
Alain Grosrey
L’écriture du bocage :
sur les chemins de Jean-Loup Trassard
Actes du Colloque International organisé en septembre 1999
par le Centre d’Études et de Recherches
sur Imaginaire, Écriture et Cultures.
Presses de l’Université d’Angers, 2000.
Textes réunis par Arlette Bouloumié.
Jean-Loup Trassard
« À chaque réveil, chuchotement sur les bords
d’une casserole : le lait s’enlève. Je bois le silence
interstellaire, la rosée sur les pointes d’herbe. »
TRASSARD
Nous sommes le sang de cette génisse
« Je retrouve dans la terre cette partie de moi-même
qui n’est pas encore née. »
TRASSARD
L’érosion intérieure
« Par la vache, l’homme est amené à réaliser
son identité avec tout ce qui vit. »
GANDHI
– 2 –
3. Trassard en compagnie des vaches. Expérience sacrée et enjeu de la non-dualité
es drames récents de santé publique à caractère
alimentaire ont soulevé des débats de fond sur les
notions de précaution et mis une nouvelle fois en cause le
vide éthique qui entoure une technique de plus en plus
puissante et envahissante1
. La nécessité de réfléchir aux
portées de l’agir humain est désormais une évidence et Hans
Jonas2
n’a certainement pas eu tort d’affirmer qu’il n’était
pas dépourvu de sens de se demander si l’état de ce qui est
extra-humain – la biosphère et ses parties – n’est pas devenu
un bien confié à l’homme, un bien porteur d’une certaine
prétention morale à notre intention.
La conception scientifique dominante de la nature ne l’a
pas seulement désacralisée, mais a également soustrait toute
attitude de respect élémentaire à son égard. Une telle
1
Voir le dossier qu’a consacré la revue Esprit et qui s’intitule « Après la
"vache folle". Alimentation, santé, environnement : vers une politique de la
précaution », N° 11, novembre 1997.
2
Cf. Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation
technologique, Les Éditions du Cerf, ouvrage qui date de 1979 et qui n’a été
publié en français qu’en 1990.
3
La nature dé-naturée, Delachaux et Niestlé.
4
Le livre de Ferry a paru chez Grasset en 1992. Avec les manipulations
génétiques, le débat sur le droit de l’environnement, et plus particulièrement
des animaux, s’est intensifié. À ce sujet, on consultera l’article de Gilles J.
Martin, « Environnement : nouveau droit ou non-droit », in La nature en
politique, sous la direction de Dominique Bourg, Association Descartes,
Éditions L’Harmattan, 1993, pp. 86-95.
situation n’est pas nouvelle. En 1965, Jean Dorst3
constatait
déjà le divorce profond entre l’homme et la nature,
conséquence directe du fulgurant progrès technique et
industriel. Mais il faut attendre les années 90, avec la
parution du Nouvel ordre écologique de Luc Ferry, pour
constater à quel point les questions d’éthique rejoignent
finalement la problématique du droit des êtres non-
humains4
.
La « chosification » du monde minéral, végétal et plus
particulièrement animal a engendré, avec l’appui de ce que
François Dufour5
appelle « les savants fous de
l’agroalimentaire », un productivisme effréné, une politique
du rendement à tout prix, une zootechnie qui réduit les
animaux au silence6
et des administrations internationales
5
Le Monde diplomatique, juillet 1999. Sur la Toile : http://www.monde-
diplomatique.fr/1999/07/DUFOUR.
6
Voir à ce propos le livre d’Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La
philosophie à l’épreuve de l’animalité, Fayard, Paris, 1998. Elle relit
l’ensemble du corpus occidental, des présocratiques aux penseurs
contemporains, à travers le prisme de l’animalité. Les multiples discussions
sur le statut de l’animalité y sont rassemblées et analysées. Signalons que
les méthodes d’élevage intensif, les techniques de reproduction artificielle,
la mise en vente sur Internet de veaux de « grande valeur génétique »,
produits de la sélection, la « traçabilité », cette marque de série fixée à
l’oreille des vaches deux jours après leur naissance et qui les suit de la salle
de traite jusqu’à l’abattoir sont, parmi d’autres, des techniques mises en
œuvre par la zootechnie.
L
– 3 –
4. Alain Grosrey
qui soutiennent de telles pratiques, se conformant en cela à
la mondialisation aveugle des échanges et aux diktats des
lobbies pharmaceutiques.
Toutefois, ces dérives couplées à leurs effets désastreux
ont pour le moins l’avantage de mettre en évidence la folie
des hommes et l’importance des particularismes régionaux
face au gommage des différences et au spectre d’une nature
uniformisée par la gent scientifique1
. Elles révèlent
également le caractère profondément interdépendant de
tous les êtres vivants. Ce n’est finalement que lorsque la
nature est très gravement menacée et que son déséquilibre
met en danger de manière patente la survie de l’espèce
humaine que nous réalisons de manière collective à quel
point l’homme se place en son sein2
.
Le caractère tragique voire catastrophique d’une telle
situation souligne le degré d’arrachement à la terre qui fait
1
Sur le pouvoir particulier des scientifiques et des lobbies américains, voir
« Europe-USA. OGM, commerce, culture, etc. Quand mondialisation rime
avec indigestion. », Courrier International, N° 462, pp. 32-37. L’article
signale les actions menées par José Bové, animateur de la Confédération
paysanne, qui s’en est pris le 12 août 1999 à ce qu’il appelle lui-même « les
multinationales de la mal-bouffe ». Emprisonné, il a su interpeller les médias
et l’opinion publique sur la question, entre autres, de la survie de la
paysannerie mondiale (cf. « Les nouvelles frontières des paysans », Le
Monde, jeudi 9 septembre 1999). La Confédération paysanne est un syndicat
agricole qui milite pour une agriculture paysanne et contre les méfaits du
disparaître les véritables paysans au profit « d’agriculteurs
chefs d’entreprises n’entretenant avec la terre que des
rapports technico-économiques, instrumentaux et
utilitaristes3
. »
Plus grave est sans doute l’occultation et finalement la
disparition des contenus symboliques associés aux
techniques ancestrales du travail de la terre et à ce contact
privilégié avec les puissances fécondantes et destructrices
de la nature. Jung a très bien montré que ces effacements,
qui concourent à terme à exorciser la nature, privaient l’être
humain de joies et de satisfactions essentielles, et
provoquaient, par résorption et introjection des forces
préalablement diffuses en elle, une inflation de l’ego et une
productivisme. Elle publie un mensuel, Campagnes solidaires (104, rue
Robespierre, 93170 Bagnolet). Elle est présente sur la Toile à l’adresse :
http://www.confédérationpaysanne.fr.
2
Dans L’Homme artifice (Gallimard, coll. « Le débat », 1996, p. 319 et 345),
Dominique Bourg a souligné le caractère pertinent d’un anthropocentrisme
d’extériorité qui « place l’homme non plus au milieu mais à la fois dans et
en dehors de la nature » et qui semble « l’ancrage mental adéquat aux
responsabilités qui sont désormais les nôtres face à la biosphère. »
3
P. Alphandéry, P. Bitoun et Y. Dupont, L’équivoque écologique, La
Découverte/essais, 1992, p. 197.
– 4 –
5. Trassard en compagnie des vaches. Expérience sacrée et enjeu de la non-dualité
prolifération des démons et autres conditionnements
psychiques inconscients1
.
Dans un tel contexte, la vache est souvent réduite à
n’être qu’une simple laitière dont on décuple les capacités
de lactation, qu’un animal à haut rendement né des
techniques « d’amélioration » élaborées au XVIIIe
siècle en
vue de répondre à une production accrue. On ne voit plus en
elle qu’un animal apathique qui regarde passer le train…,
qu’une « bête à viande » que l’on peut « travailler »,
« modeler » et « développer », avant que les professionnels
des abattoirs ne la transforment en une « bête en souliers
vernis » avec ce « soin de faire joli en fleurant les
carcasses ». Puis, les couteaux du boucher effacent l’identité
même de la vache en sculptant sa chair pour la déguiser
parfois en végétal.
En évinçant l’un de nos principaux socles culturels - la
civilisation rurale -, nous négligeons une mémoire et un
patrimoine où s’alimente notre atavisme paysan, nous
déracinons l’affection pour un animal qui était l’un des
1
L’âme et la vie, Buchet/Chastel, 1963, pp. 189-190 et Aspects du drame
contemporain, Georg Éditeur, 5e
édition, 1990, pp. 156-159.
2
Le Plateau de l’Albatros. Introduction à la géopoétique, Grasset, 1994.
3
« Ce n’est pas d’un département qu’il regarde le monde, pas même d’une
commune, mais du pré qui est devant sa maison natale », affirme Georges
centres de l’activité populaire d’antan, nous parachevons
finalement l’abolition d’une certaine forme de « civilisation
de la vache ». Rappelons que notre propre langue porte en
elle des expressions dégradantes qui signent cette
annihilation : « mort aux vaches », « peau de vache » et
aujourd’hui le sobriquet si répandu de « vache folle »…
RESTER ICI
Trassard tourne le dos à l’agitation et au confinement de
la bulle purement humaine en dressant une forme de
géopoétique, pour reprendre le terme inventé par Kenneth
White2
. Il procède à la manière du sourcier qui remonte vers
l’amont, perçoit la part invisible du visible, revient à
l’origine et s’y tient, demeure en ce géo qui est un « ici », le
pré devant sa maison natale3
, le lieu du continuum entre
enfance et état présent. L’ailleurs n’est constitué que
d’images mentales évanescentes ou ne se réduit qu’à
l’inéluctable fuite incessante des choses. Quant à l’accès à
Monti, directeur des éditions Le Temps qu’il fait. Entretien avec Philippe
Savary, Le Matricule des Anges, N° 5, décembre 1993-janvier 1994. À
consulter sur la Toile à l’adresse :
http://www.oike.com/Imda/mat/MAT00506.html
– 5 –
6. Alain Grosrey
l’universel, il ne nécessite pas le départ, mais
l’enracinement dans le local, le dasein, le pays qui meurt,
qui s’enfonce dans son propre silence.
Nous sommes restés ici, écrit-il dans L’érosion
intérieure. Nous avons refusé tous les métiers possibles
afin de nous tenir à la lisière du monde (…). Plusieurs
fois nous avons survolé la terre. Et nous avons écouté
les mers où résonnent encore les battements de cœur
des dernières baleines. Mais nous sommes revenus ici.
Immobiles. L’été parmi les lys orange de nos jardins
sauvages. (…) En ville l’agitation et le bruit nous
trompaient. Ici, notre attention n’est point troublée.
Nous observons l’uni et incessant courant qui nous
traverse.
Le géo est aussi une combinaison de temps. Dans Nous
sommes le sang de cette génisse, le fleuve du présent s’unit
à l’in illo tempore mythologique où hommes, animaux et
dieux se mélangent. Sans doute faut-il voir dans ce
chevauchement, une réminiscence de la vision sacrée de la
vache : Io prenant la forme de la déesse Isis en Égypte avant
d’incarner au Ier
siècle de notre ère le principe féminin, le
symbole de la fertilité dans les religions à mystère.
1
Nous sommes le sang de cette génisse, p. 54 et p. 60 pour les fragments qui
suivent.
L’évocation des vaches rend compte de cette approche
sacrée où la Vache renvoie à la Terre mais aussi à la Mère.
Se rappelant qu’enfant, il s’émouvait de boire la blanche
chaleur animale, Trassard écrit1
: « Dans la tiédeur
protectrice des étables je les ai tôt reconnues comme
nourrices. » Et plus loin, il évoque encore les goûts de
« l’herbe fraîche et acide, le foin gris et vert parfumé, les
betteraves juteuses sucrées, la farine d’orge » intimement
fondus dans la « blanche sève que nous avons sucée, dont
nous faisons, tétant les vaches, quotidiennement notre
chair. » Vache, Terre, Mère… La justesse de cette triple
assimilation situe le géo comme un territoire qui,
pleinement vécu, révèle l’empreinte physique de cette
dynamique unifiante et constitue finalement l’envers de la
situation moderne.
L’ICI, UN POINT D’ÊTRE
Le géo, l’ici, dans ses strates les plus intimes, est
également un point d’être, une posture intérieure ou une
géographie du dedans. Il prend forme dès la plus petite
– 6 –
7. Trassard en compagnie des vaches. Expérience sacrée et enjeu de la non-dualité
enfance dans l’apprentissage à l’art d’habiter une heureuse
simplicité du corps. Il s’agit en quelque sorte de se
conformer à la joliesse des roulements musculaires qui
ponctuent la lente progression des vaches. Ressentir
l’absence de tension comme un laisser être qui rend plus
libre. Pour cela, il faut avoir été éduqué près du berceau
qu’est l’étable. À peine né, Trassard partage sa vie avec un
veau, un « frère de lait ». Il est donc très tôt au cœur de leur
aura, absorbé par leur présence et noyé dans leur énergie
vitale - leur esprit, pourrait-on dire - qu’incarne ce souffle
humide qui s’étend en rosée sur les mufles1
.
LA RÉCIPROQUE DÉPENDANCE
L’ENSEIGNEMENT DU LAIT
Puis naît l’empathie, la capacité à ressentir
profondément la joie du bétail qui retrouve l’herbe
printanière, la souffrance de cette vache malade contrainte
d’abandonner l’étable où elle est née, la fatigue des vêlages
rapprochés et de la traite, ressentir la malédiction qui les
1
Voir le très beau passage dans Paroles de laine (p. 21) où le jeune Trassard,
allongé dans la crèche devant les vaches, relate cette expérience.
2
Cf. Nous sommes le sang de cette génisse, p. 66.
poursuit d’avoir été domestiquées2
, reconnaître sa part de
responsabilité et admettre finalement qu’il est insuffisant de
« penser que chacune a perdu ses prairies familiales,
d’imaginer leur peur3
. » La conscience de la réciproque
dépendance qui s’élabore dans le silence et qui unit le
paysan aux vaches devient alors une évidence.
Vient ensuite l’enseignement du lait : transmission de
toute la saveur des « longues prairies, des pièces fleuries
parcourues d’eau, (…) des étourneaux, grillons,
taupinières » - art d’étendre les ailes de la perception
jusqu’au « silence interstellaire, (…) rosée sur les pointes
d’herbe. » Laisser entrer en soi la lune blanche, le fruit
d’une alchimie invisible, les terres et les herbes que foulent
les vaches ; s’enivrer du désir de baigner dans un océan de
lait quand il fait orageux ; se coller à leur ventre dans
l’obscurité de l’étable pour épier « la gestation silencieuse
et la chaude circulation du lait » ; sentir enfin la présence
permanente de ces « grands corps lents, chauds comme des
demeures [qui] dorment respirent se lèvent et marchent
parmi nos pensées. »
3
Ibid., p. 53. Les citations du paragraphe suivant sont également extraites
de cet ouvrage.
– 7 –
8. Alain Grosrey
L’ICI SUBLIMÉ
Plus profondément encore, ressentir, dans la bonté, la
tranquillité et la paix fondamentales de ces animaux,
l’amour qui lie à jamais l’homme au monde. Le géo sublimé
est en quelque sorte cette expérience intense
d’entrelacement que nous qualifions d’expérience sacrée.
Le sacré est ce qui se vit lorsque l’ego a atteint ce degré de
transparence qui permet de percevoir le monde tel qu’il est,
dans la présence totale à l’ici et maintenant. L’expérience
colorée par l’ego est celle de la limitation. Au niveau
collectif, elle s’amplifie dans la solidification de la bulle
purement humaine qui caractérise si proprement notre
situation actuelle. Au rebours de cette vie qui se referme sur
elle-même, l’expérience sacrée est celle de l’immensité, de
l’ouverture. Elle est une expérience intégrale du présent :
l’instantanéité, avant que ne se vive la notion même d’un
instant et donc avant toute pensée discursive.
Gagner l’étable, c’est rejoindre le foyer – image de la
bienveillance en action ; entrer en toute conscience au
centre du mandala de toutes les expériences ; aller de ce qui
a été modelé par les mains de l’homme à ce qui est brut. La
compagnie des vaches est un éveil au monde primordial, à
ce qui est de l’ordre de la non-dualité – un véritable éveil à
la vacuité. En l’absence d’ego, il n’est plus personne pour
aller au-delà de quoi que ce soit d’autre ! Voici la forme
ultime de la connaissance expérimentée dans le silence a-
conceptuel. Et l’on sait l’importance majeure que joue
l’évocation du silence dans l’œuvre de Trassard.
LA VOIE DES VACHES
Cet état est aussi l’aspect ultime de la compassion et de
l’amour, car repose en lui une participation à l’autre – ici la
tripartition Vache-Terre-Mère – dans une union immédiate
et non-duelle qui transcende toutes les différences.
L’intelligence de la langue porte d’ailleurs en elle ce sens.
Le terme latin qui sert à désigner la vache –soit
vacca – possède la racine vac qui exprime l’idée de vide.
Une idée qui est représentée en français par vacant,
vacance, vaquer. En laissant s’épancher la vacance en soi,
on gagne un plein allègement de l’être, une véritable
simplicité et humilité qui aide Trassard à reconnaître puis à
cultiver en son cœur la bonté foncière dont les vaches sont
une des manifestations. C’est tout le propos, certes dans un
autre registre, du non-vouloir, du non-connaître et du non-
désir chez Maître Eckart, et de la dialectique du Todo y
– 8 –
9. Trassard en compagnie des vaches. Expérience sacrée et enjeu de la non-dualité
Nada (le Tout et le Rien) de saint Jean de la Croix1
: « Pour
parvenir à être tout, ne cherche à être rien de rien. »
Il existe indéniablement chez Trassard une « voie des
vaches », au sens littéral du terme. Elle est d’abord
proprement matérielle, géographique, dans la mesure où
elle désigne le réseau de chemins que parcourt le bétail et
qui sont autant de « voies de l’oubli » et de portes d’entrée
qui mènent au silence2
. Cette trame qui colle au paysage est
imprégnée de l’harmonie, de l’ordonnance naturelle, ce que
Martin Heidegger appelle le Simple3
: ce Simple « qui garde
le secret de toute permanence et de toute grandeur », qui
protège « les choses à demeure autour du chemin, dans leur
ampleur et leur plénitude », ces choses qui « donnent le
monde. »
Suivre le parcours des vaches - lenteur de la foulée,
sabots qui façonnent les langues de la sente, petites taches
brunes, noires et blanches qui égrènent le silence - revient à
remonter en soi-même pour goûter l’expansion illimitée et
positive de la conscience qui s’accompagne de ce bien-être
1
Œuvres complètes, Les Éditions du Cerf, 1990, p. 259.
2
Cf. L’ancolie, p. 108.
souverain que Romain Rolland a qualifié de « sensation
océanique ».
Mais il est aussi une « voie des vaches » qui est une voie
d’alchimie spirituelle et, en fait, une voie d’alchimie tout
court, avant même la distinction entre le spirituel et le
matériel. Gagner l’étable est une invitation à prendre refuge,
au sens d’entrer en soi, d’entrer en le Soi, avec un grand
« S ». Autrement dit, vivre la plénitude au-delà de l’ego,
vivre au cœur de notre personne authentique, au cœur de
notre nature éveillée. Dans cette perspective, les
rapprochements qu’opère Trassard entre la nuit et le lait,
l’encre et l’écriture4
, nous invitent à saisir le sens des
glissements du noir au blanc. L’étable n’est pas seulement
le ventre de la Terre, mais l’oratoire où se transforment les
forces indifférenciées de la nature. Elle devient le lieu du
solve, de la dissolution ou de la liquéfaction des coagulas.
Le lait est alors la matière purifiée et sa blancheur, qui
masque sa noirceur secrète – la bouse –, est la couleur du
silence absolu qui regorge de tous les possibles. Il en va
ainsi de l’encre, substance boueuse et chaotique, qui se
libère d’elle-même dans la clarté de l’écriture.
3
Cf. Le Chemin de campagne, in Questions III, Gallimard, 1966. Les
fragments qui suivent sont extraits de la page 12.
4
Cf. Nous sommes le sang de cette génisse, pages 45, 72 et 108.
– 9 –
10. Alain Grosrey
L’ÉCRITURE, GARDIENNE
DE L’EXPÉRIENCE SACRÉE
En recevant en garde les terres de ses parents, Trassard
devient le gardien et le protecteur de la terre et, pour en venir
à la poétique et dresser une analogie, je dirais qu’il fait de
son écriture la gardienne et la protectrice de l’expérience
sacrée. La parole faite chair dans les mots retient cet
héritage. Elle renouvelle les plis et replis de la voix
paysanne, en livre la dimension et la profondeur. Notons
que le mot voix vient du sanskrit vâk qui signifie « hymne ».
La parole est ainsi comme la terre. Il faut l’ensemencer, la
travailler, l’entretenir, la célébrer, l’aimer, la chanter...
Finalement, il n’existe peut-être qu’une seule et vraie
parole, celle qui célèbre la relation à la Terre-Mère en la
rendant visible, celle qui donne à ressentir l’immense
silence du monde rural rendu muet.
C’est un peu toute la problématique soulevée dans
Reconnaissance des dedans et des dehors et le paradoxe que
traite Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible et L’œil et
l’esprit. Comment rendre le silence des forêts ou le silence
des vaches par la parole ? Comment laisser-parler les
1
On ne dira peut-être jamais assez combien est éclairante ici la « pratique
du lait » comme pratique d’intégration en soi de la totalité du monde et
combien le rôle des vaches est essentiel, ces vaches dont Trassard sait
choses et la nature, dira Merleau-Ponty ? Le langage, écrit
ce dernier, « est la voix même des arbres, des vagues et des
forêts. » Le monde parle à l’intérieur de nous et s’étire dans
la langue en la nourrissant de résonances terrestres, semble
faire écho Trassard. En définitive, ce n’est pas nous qui
parlons du monde.
En ce sens, s’il est une parole juste, c’est celle qui offre
une voie à double sens, semblable au double balancement
du souffle :
INSPIRATION (le flux) – activité de manducation,
d’assimilation lente du silence du monde en
préservant celui-ci dans la reconnaissance de
son anima mundi1
. L’écriture est alors une
tentative d’intégration du sauvage, du brut dans
le refuge de la langue ;
EXPIRATION (le reflux) – art de parvenir, dit
Merleau-Ponty2
, à « un silence qui enveloppe la
parole de nouveau ».
qu’elles broutent pour lui ou plus justement encore : qu’elles lui évitent de
brouter. Cf. Nous sommes le sang de cette génisse, p. 63.
2
Le visible et l’invisible, Gallimard, 1964, p. 233.
– 10 –
11. Trassard en compagnie des vaches. Expérience sacrée et enjeu de la non-dualité
Si le « chemin [de campagne] commence au silence »1
,
le chemin poétique aboutit, comme l’a très bien formulé
Octavio Paz2
, à « l’abolition de l’écriture », à la révélation
de « cette réalité visible seulement par l’annulation du
langage. » Il existe un parallèle éclairant entre les deux
chemins. Ainsi, l’écriture témoigne de cette réversibilité du
couple expérience/compréhension. Elle éclaire l’expérience
sacrée par la compréhension de ce qui l’induit et, en retour,
la compréhension éclaire plus intensément l’expérience.
L’ŒUVRE, UN POÈME DU MONDE
Pour illustrer ce propos, il faut se frotter aux
entrelacements magnifiques qui font de l’œuvre de Trassard
un « poème du monde »3
. Ces entrelacements je les appelle
volontiers des enluminures. J’entends par enluminures ces
images pures qui se dressent vivement devant l’esprit et qui,
rappelant parfois le haïku du bouddhisme Zen, font surgir
l’évidence qu’elles désignent. Racontant qu’après avoir
1
L’ancolie, p. 108.
2
Le singe grammairien, Les Sentiers de la Création, Flammarion, 1972, p.
122.
3
Expression empruntée à Kenneth White qui évoque ces lecteurs en quête
d’une « littérature qui soit véritablement une initiation au dedans et au
nourri et trait ses vaches, il les reconduit au champ, Trassard
relate une expérience avec une charge expressive très
dense4
: « Soir de juillet : l’une d’elles a un pétale de rose
sur le dos, tombé de la haie. » Ici, les mots, au service d’un
rythme ternaire, ne font pas office d’ornementation, mais
servent, par leur justesse, l’expérience d’immédiateté qu’ils
véhiculent. Ils ont un pouvoir inhérent d’effacement qui
devient opérant dès que l’on visualise l’objet de la
contemplation et que rayonne le silence qui excède toute
parole.
En cela, il est des enluminures qui n’ont pas d’ombre
parce qu’en elles les choses et la présence au monde y
resplendissent. Ces enluminures renforcent la lisibilité du
monde pour en dévoiler la splendeur, son indéniable unité.
Elles nous parlent dans la mesure où elles produisent cette
subite étincelle d’éveil, où elles opèrent – ne serait-ce que
le temps de la lecture – la réintégration de l’homme dans sa
nature primordiale en laquelle la séparation, la dualité ou
l’ego se trouve dépassé. La possibilité de ce sacrifice,
véritable naissance à la vie totale, les rend effectives.
dehors de nous-mêmes, un poème du monde. » Extrait de « Petit album
nomade », Pour une littérature voyageuse, Éditions Complexes, coll. Le
Regard Littéraire 1992 et 1999, p. 180.
4
Nous sommes le sang de cette génisse, p.60.
– 11 –
12. Alain Grosrey
Comme si, en définitive, le silence reposant de la vache et
du monde conduisait Trassard à sa propre langue.
Sans doute est-ce tout cela qui exprime le sens et la
saveur de la compagnie des vaches : aller des formes au sans
forme, du silence du dehors au silence du dedans, des mots
à l’expérience, du multiple à l’un, partir à la découverte de
nos racines dans la vie totale1
.
RENOUER AVEC
LA GRÂCE NATURELLE
Pour clore cette communication, j’aimerais rapidement
évoquer un souvenir indien tant Trassard m’a parfois paru
si proche de la mentalité de l’Inde, cette terre d’accueil de
la vache. À Mahâbalipuram, au sud de Madras, il est une
grotte taillée au VIIe
siècle qui présente des scènes animées
où l’on voit Krishna soulever le Mont Govardhana pour
protéger les bouviers et les laitières de l’orage déclenché par
Indra. L’une des plus belles scènes est certainement celle de
1
« Même si je n’accède pas au lieu de ma réintégration — germe qui rentre
dans la graine, préférant sa rondeur, sa plénitude close, aux feuilles
vulnérables — dans cette nuit d’avant la lumière je me changerai tout entier.
ce bouvier accroupi occupé à traire une vache qui lèche
tendrement son veau. On regarde cette sculpture et l’on sent
monter en soi le don d’amour qui est au centre de la vie des
vaches.
Plus à l’est, se trouve Arunâchala, la montagne sacrée
dont Bhagavan Râmana Maharshi, l’un des plus grands
saints de l’Inde moderne, a dit qu’elle est la montagne-
médecine, un swayambû lingam, une manifestation
spontanée de Shiva. Là, au pied du versant sud s’étend le
Sri Ramanashram. Râmana Maharshi y vécut jusqu’au 14
avril 1950. À l’entrée de ce domaine, se trouvent des tombes
d’animaux : celle de Valli la biche, celle du corbeau
anonyme, celle de Jackie le chien et de Lakshmi la vache.
Lakshmi était très attachée à la personne de Râmana
Maharshi et ce dernier lui accordait une bienveillance et une
affection exceptionnelles. Des témoins rapportent que lors
de l’agonie de Lakshmi, Bhagavan, qui l’appelait Amma (la
Mère), s’assit à côté d’elle et mit sa tête sur ses genoux. Il
la fixa dans les yeux, puis porta une main sur sa tête et
l’autre sur le centre-cœur. Il colla ensuite sa joue contre la
sienne et la caressa. Il ne prit congé d’elle que lorsqu’il fut
La terre me lavera, d’elle je recevrai les forces qui toujours me manquèrent
(…), c’est après avoir recouvré la totalité de mon être que je gagnerai les
surfaces à nouveau. » L’érosion intérieure, pp. 20-21.
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13. Trassard en compagnie des vaches. Expérience sacrée et enjeu de la non-dualité
certain que son cœur était entièrement pur et libre. La vache
Lakshmi quitta paisiblement son corps le 17 juin 1948. Sur
sa tombe, on peut lire encore l’épitaphe composée par
Râmana Maharshi qui déclarait qu’elle était parvenue à la
libération.
L’amour et l’empathie que cultiva Râmana Maharshi
envers les êtres non-humains sont des attitudes que nous
retrouvons dans l’œuvre de Trassard. De la France à l’Inde,
monte cette voix qui nous dit la douceur et l’amitié qu’il
nous est offert de développer en cette vie à l’égard de tous
les êtres. En écoutant Trassard parler des vaches sur un
mode enchanté, nous renouons avec cette attention ouverte,
cette courtoisie et cette grâce naturelle.
Alain Grosrey
Docteur d’État | PhD
Chercheur-associé
Université d’Angers
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14. Alain Grosrey
Extrait de la quatrième de couverture
Le présent ouvrage se propose d’explorer
l'imaginaire terrien de cet écrivain né en Mayenne
qui retrouve les mythes antiques et restitue sa
dimension sacrée au monde quotidien. Dans ces
pages d’auteurs latins et d’une pratique réelle et
actuelle de l’agriculture, l’esprit du paganisme est
encore vivant. Par un travail sur la langue, comme
par l’appréhension de l’image –l’auteur est aussi
photographe –, en renouant avec le monde des
origines, Trassard réveille notre attention à
l’espace et au temps.
Liens
http://bu.univ-angers.fr/taxonomy/term/596
http://bu.univ-
angers.fr/zone/Patrimoine/archives-
litteraires/fonds-trassard-jean-loup
http://www.jeanlouptrassard.com
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