1. Compte-rendu dʼentretien avec Marie-Josèphe Yoyotte,
monteuse du film Tous les matins du monde.
Premiers liens avec le film
Pour une monteuse comme pour les comédiens, le premier contact avec un film est la lecture de
son scénario ; la particularité de Tous les matins du monde, cʼest quʼAlain Corneau a adressé à
M.J. Yoyotte, deux documents : le texte du scénario, mais aussi un CD sur lequel figuraient les
enregistrements de Jordi Savall ; le scénario était annoté dʼindications précises recommandant à
la monteuse dʼécouter telle ou telle plage du CD pour poursuivre sa lecture. Cʼest ainsi quʼelle a
découvert cette histoire tout en entendant la partition prévue pour lʼaccompagner.
Le texte du film
Le texte du scénario subit la métamorphose de lʼadaptation : les mots de Quignard prennent chair
dans la bouche des comédiens ; ils prennent forme à travers le prisme du cinéaste et de son chef
opérateur. Certaines phrases, indique M.J. Yoyotte, ont été modifiées suite au montage. «Quand
une phrase ne sonne pas juste, quand ça ne colle pas, ça peut passer au tournage, mais pas au
montage ; ce qui peut passer inaperçu au tournage devient évident au montage, alors on coupe
dans la bande-son, on reconstitue une phrase avec ses ciseaux, et au final, le comédien réenregistre le nouveau texte. Cʼest ce qui sʼest passé pour le récit en voix-off de Gérard Depardieu :
il a fallu tout ré-enregistrer à la fin du montage, une fois que le film avait trouvé sa tenue définitive.
Évidemment, Pascal Quignard a été averti, il a nʼa pas marqué dʼopposition à ces changements :
cela arrive souvent au cinéma ; dans ce cas, cʼest le réalisateur qui se charge de signaler les
changements au scénariste ; certains, comme Jean-Loup Dabadie, sont plus sourcilleux, et ont du
mal avec les modifications de leur texte.»
Musique et silence.
Le livre de Quignard accorde au silence autant dʼimportance quʼà la musique ; mais cette
particularité nʼa pas constitué une contrainte particulière pour M. J. Yoyotte qui précise quʼ «Au
cinéma, il nʼy a jamais de véritable silence, tous le silences sont habités ; et pour ce film, créé
entre musique et silences, le montage a été agréablement fluide.» Cʼest ainsi quʼà la première
version présentée à Alain Corneau, plusieurs séquences ont été acceptées telles quʼelles étaient
proposées, sans nécessité de les retoucher.
Les scènes supprimées portaient essentiellement sur les apparitions fantomatiques de Madame
de Sainte-Colombe. Tout le travail a été fait dʼun commun accord avec le réalisateur.
Mouvement et fixité
Le film sʼouvre sur un long «plan séquence» impressionnant de près de 6 minutes (5ʼ50ʼʼ) ; il sʼagit
dʼun gros plan fixe sur Marin Marais âgé, apparaissant après une ouverture au noir ; si lʼon parle
de plan séquence ici alors quʼon voit un plan fixe,
cʼest à cause de la bande-son et du changement
dʼéclairage : la caméra ne bouge pas, pas même
un travelling optique, et pourtant la scène est
agitée, et montre le «maître» Marais passer dʼun
état léthargique à un agacement excédé, suivi
dʼune interprétation à la viole de gambe effervescence de lʼentourage - ; lʼinsatisfaction de
lʼinterprète donne lieu à une nouvelle panique proposition dʼévacuation de lʼassemblée - avortée
par la décision du maestro de donner sa «leçon
de musique», pour laquelle il exige la pénombre.
Le silence se fait aussitôt et le monologue du récit
démarre entraînant la première analepse. Cette longue amorce de 5ʼ50ʼʼ était évidemment écrite ;
il était prévu quʼelle dure le temps du générique, mais elle contribue également fortement à
lʼinstallation du spectateur dans le rythme du film.
2. Spécialiste en ce domaine, Marie-Josèphe Yoyotte a monté les films dʼaction dʼAlain Corneau
(dont Police Python 357, pour lequel elle a obtenu lʼun de ses 3 Césars). Dans Tous les matins du
monde, les plans fixes contribuent à accentuer la lenteur du film. Parfois, ils ponctuent le film,
parfois ils constituent une série de plans juxtaposés. Yves Angelo souligne le risque dʼun tel choix
«dans un monde où le mouvement est sacralisé». Le choix de M. J. Yoyotte a été de les traiter
comme des plans en mouvement, ce qui est le cas, puisque la fixité nʼest quʼillusoire : la pluie
marque la surface de lʼétang, les feuilles bougent, même le contraste entre la fluidité du verre de
vin et le croquant des gaufrettes donne lʼimpression que quelque chose va se passer.
Les conditions du montage
Alain Corneau a refusé lʼartifice des mouvements de caméra, «par respect pour une époque, pour
une morale, pour une certaine sensibilité à lʼart», mais sur le tournage, il est pris par le doute et
lʼangoisse et se dit que «Ça va être un film de plomb ! ». Il hésite à changer de postulat, son
équipe lʼen dissuade et lui dit «Ne vois plus les rushes», ce quʼil a fait. «À partir de ce moment-là,
dit-il, jʼai gardé mon rêve»... 1
Ainsi, les rushes tournés le lundi sont expédiés à Paris où M. J. Yoyotte monte immédiatement les
scènes reçues. Pour rassurer son ami réalisateur, elle lui adresse en retour les photogrammes du
début et de la fin de chaque plan . Ils sont collés sur une plaque en plexiglas, de sorte quʼAlain
Cormeau les découvre à la façon dʼun radiologue à la lumière dʼun négatoscope. Sa monteuse lui
adresse en quelque sorte le premier et le dernier mot de chaque phrase dʼune scène. Sur sa
tablette est reconstitué une sorte de paragraphe visuel qui permet au réalisateur de suivre au jour
le jour lʼavancée du montage. À la fin du tournage, le metteur en scène quitte le plateau pendant
une semaine, pour se déconnecter du tournage. Pendant ce temps, la monteuse achève «le
monstre», ce qui désigne en terme cinématographique, la version primaire du montage, avec ce
que cela comporte de scories laissées à lʼappréciation du réalisateur, y compris les imperfections
rythmiques et sonores. Au bout de huit jours, Alain Corneau a rejoint M.J. Yoyotte dans son studio ;
il appréhendait de découvrir le film en entier, il a voulu le voir bobine par bobine (= avec
interruption technique toutes les 10 minutes, pour changer de bobine). La dernière étape a donc
été entreprise sous les regards croisés du réalisateur et de la monteuse.
Tournage / Montage : travail en équipe et travail solitaire :
On associe volontiers le travail du monteur à une activité qui se pratique dans lʼombre et dans la
solitude, un peu comme Sainte-Colombe qui exerce son art dans une forme de retraite. M.J.
Yoyotte confirme que le montage exige concentration et silence, surtout pendant la période où le
monteur est seul, et quʼil cherche à sʼapproprier les plans du film afin de les connaître intimement
pour mieux les restituer et les travailler avec le réalisateur. Toutefois, elle considère aussi que «le
montage est une collaboration qui sʼintègre au travail de toute lʼéquipe - image, son, costumes,
accessoires - dʼoù la nécessité dʼéchanger avec tous.»
«Je me débrouille toujours pour assister aux tournages. Je
me suis rendue deux fois dans la Creuse, pour voir
rencontrer lʼéquipe. Jʼaime beaucoup voir les décors ; dans
ce film particulièrement, le décorateur a fait un très beau
travail. Et puis, jʼaime aussi rencontrer les acteurs ;
Guillaume Depardieu était quelquʼun de bouleversant. Cʼest
un vrai musicien, cela se sent dans son jeu.»
Propos recueillis le 5 février 2011 par C. REYS
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extraits du supplément au DVD de Tous les matins du monde, Folio Cinéma