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Le Pendule de
Shawk
Roman
Emmanuel Guichard
Photo couverture :
http://fr.123rf.com/profile_moori (droits d’auteur)
Le Pendule de Shawk
Copyright © 2015 Emmanuel Guichard
All rights reserved.
ISBN: 1512280763
ISBN-13: 978-1512280760
http://www.copyrightdepot.com/cd74/00055173.htm
Prologue
Quand ma mère s’est jetée du haut du pont, en m’adressant un dernier regard
mélancolique, j’ai cru que mon cœur allait s’arrêter de battre. Un dernier regard
navré, désespéré. Puis elle s’est laissée tomber comme un poids mort, inerte,
résignée à terminer sa vie dans ces flots sordides.
On se promenait au bord de la route, sous le ciel étoilé, féérique, jusqu’à ce qu’elle
monte sur le rebord de pierre et décide de sauter. Je crois qu’à ce moment précis, elle
ne savait pas à quel point cette tragédie allait me hanter. Je l’ai regardé
impuissante, laisser son corps meurtri s’écraser mollement dans le fleuve
mugissant.
Les policiers sont arrivés trop tard. Ils n’ont pu que constater la pauvre fillette
abandonnée que j’étais, terrorisée devant le pont gigantesque devenu lugubre en
l’espace d’une minute. Je ne bougeais plus tellement j’étais tétanisée par le spectacle
auquel je venais d’assister. Je n’ai même pas osé m’approcher du bord.
Quand j’ai enfin repris mes esprits, les policiers ont dû s’y prendre à plusieurs
pour m’immobiliser. J’hurlais à en perdre haleine, convulsant dans des mouvements
interminables, évacuant la rage subite sortie des tréfonds de mon âme. Une rage qui
venait de loin, et qui n’avait pu se résoudre à s’exprimer. Une colère enfouie depuis
des années, qui ne demandait qu’à sortir.
Toutes ces années de supplice, de cris et de douleurs, à assister impuissante aux
querelles de mes parents. Et le pire, c’est que je savais où ça mènerait. Le
déroulement inévitable, tragique, de conflits incessants, d’indifférence marquée et
de violence conjugale. Un père qui ne méritait pas de continuer à vivre sa vie en
toute impunité, pas après avoir provoqué ce cataclysme. Il n’avait même pas pris la
peine de venir aux funérailles. Tellement occupé, perdu dans ses propres soucis
personnels, à chaque fois plus distant et plus froid.
Je n’ai jamais compris ce qu’il manigançait dans son laboratoire. Ses recherches
en physique expérimentale pour l’université restaient secrètes, et même sa famille ne
pouvait lui demander quoi que ce soit. Il restait isolé pendant des jours dans le sous-
sol, au milieu de ses grimoires, de ses étranges fioles et autres verreries bizarres. Sa
passion pour les phénomènes mystérieux, inexpliqués, n’avait plus de limite.
Parfois, on entendait des voix rauques parler, des cris stridents, ou encore des
sortes de ronflements gutturaux. Personne n’osait descendre voir ce qui se passait.
La seule fois où j’avais eu l’audace de franchir l’escalier pour déboucher dans le lieu
interdit, ma mission fut assez brève. Mon père me trouva et me rossa sans
ménagement. J’étais sur le point de faire une découverte, une découverte
merveilleuse. Cinq minutes de plus m’auraient suffi, cinq petites minutes pour
empêcher le drame de se produire. J’aurais pu mettre fin à tout ça ce jour même,
dans l’obscurité du laboratoire maudit.
Ma mère, elle, a dû aller trop loin. C’est la seule explication que j’ai trouvé à son
geste… Même si tout le monde pensait que l’état du couple était en cause.
L’indifférence prolongée d’un mari absent. Le vide de l’inattention, l’inexistence,
l’oubli. Même si j’essayais de recoller les morceaux du haut de mes huit ans, la
rupture psychologique entre mes parents demeurait inéluctable. Progressive.
Personne ne peut survivre à ce genre de chose. Je me suis à ma façon,
progressivement isolée dans un mutisme affligeant, me confiant en secret à mon
seul ami : un arlequin en peluche. Mais je refusais de croire que ma mère m’ait
abandonnée pour une histoire d’indifférence. Je refusais de croire que l’égoïsme de
mon père soit la seule et unique cause d’une telle tragédie.
Quelques temps après, il a déguerpi avec tout son foutoir de scientifique aguerri,
ses manuscrits illisibles et son coffret mystérieux. Celui que je n’ai pas eu le temps
d’ouvrir. Le secret qui le maintenait peut-être au fond de ce trou, à discuter avec
d’invisibles créatures. Je suis sûre que ma mère l’avait trouvé. Les policiers auraient
pu le traquer, le poursuivre jusqu’à récupérer le talisman, l’objet de toute ses
fantasmes.
Mais sa disparition fut rapidement classée et oubliée. On s’est contenté de me
mettre sous bonne garde, « récupérée » par un organisme compatissant. Des
professionnels généreux qui ont consacré leur temps à m’éduquer. Des gens que j’ai
considérés comme mes parents, puisque mon père n’a jamais ressurgi. De toute
façon, l’aurais-je pardonné ? Pardonner d’un péché dont je ne connaissais pas la
nature ? Même si au fond de mon cœur, j’étais persuadée que sa folie y était pour
quelque chose, et que ma mère en avait eu marre de ces idioties, je ne pouvais que
subir. Subir les affres de mes tourments, le poids d’un souvenir éreintant et
douloureux.
Voir sa mère désespérée se donner la mort quand vous avez huit ans. Une fillette
innocente, bienveillante, témoin d’un choc qui la hantera toute sa vie. Et le pire, ne
pas comprendre pourquoi. Pourquoi, d’un coup, elle décida de se jeter de ce pont
maudit. Mais je savais que j’aurais ma vengeance. Je ne pouvais pas laisser mon
père s’en sortir si facilement. Je découvrirais la vraie raison de mon traumatisme.
J’étais certaine que Maman m’avait laissé un indice, quelque part. J’étais certaine
qu’elle ne m’avait pas vraiment abandonné. Seule son enveloppe physique m’avait
laissé là, seule sur cette route déserte. Sous le vent espiègle et doux, enveloppant la
brume hivernale. Elle resterait près de moi, même depuis l’au-delà, même depuis les
cieux. J’en étais certaine. Je me souvenais de ses dernières paroles énigmatiques,
gravées dans ma mémoire…
« Une fois les trois réunis, nous serons délivrées dans la mort ».
C’est bizarre, quand je l’ai vu monter sur le rebord de pierre, j’ai senti une
pulsion profonde m’inciter à la suivre. Comme une voix perdue dans ma tête qui me
disait de plonger dans le fleuve, que j’y trouverais du réconfort. Une voix douce et
ferme à la fois, m’enjoignant de me glisser agilement sous la rambarde de fer, puis
de me laisser guider dans les flots, rejoindre ma mère déjà en bas. Je sais au fond de
moi que j’aurais aimé la suivre. Suivre cette agréable incitation. Seules les lumières
des gyrophares m’avaient ramené sur Terre, le bruit strident et saccadé des sirènes
au loin. Puis bientôt, un bras puissant qui me saisissait, fermement, m’empêchant de
commettre la même erreur que ma mère.
Mais une chose était sûre : j’aurais ma vengeance, peu importe jusqu’où je
devrais aller pour ça. Peu importe ce que je devrais faire pour ça.
1
Quand Jane sortit de la voiture, elle fut surprise par l’excentricité du village. Le
cliché d’un temps révolu, presque figé dans le passé. L’air embaumait l’odeur de suie
et d’humus, les feuilles d’arbres virevoltaient dans les airs à la manière de papillons
ivres. L’atmosphère lui rappelait la joie des soirs d’été, cette féerie que seule la
campagne et les bois savent dévoiler. La plupart des maisons dégageaient une relative
ancienneté, d’autres ne tenaient debout que par miracle. Les rues désertes
témoignaient de la discrétion des villageois. Une vision fantomatique, presque
irréelle, mais non dénuée de charme.
Le centre du village, que les époux Summer avaient pu visiter rapidement grâce à
Mme Sterk, l’agente immobilière, ne recelait qu’un ou deux commerces étroits et une
mairie branlante, juste assez d’espace pour installer un bureau et quelques babioles.
Le maire, étrange personnage, les avait accueillis avec une courtoisie infinie, se
confondant en ovations et louanges. Ça paraissait même exagéré. De rares badauds
observaient les pérégrinations des visiteurs autour des maisons. Ils n’avaient l’air ni
enchantés de les voir, ni attristés, ni inquiets. Des regards vides d’expression, curieux
et insensibles. Une ambiance de cimetière, qui ne cassa pas pour autant l’engouement
de Jane. Elle avait tant connu la ville avec Peter, son mari, que jamais plus elle ne
voulait y retourner. Drownstown se trouvait à dix kilomètres de là, seule bourgade
suffisamment étendue pour prétendre au rang de cité. Cette proximité leur suffirait
pour s’épanouir, le couple recherchant davantage le calme et l’isolement. Ils seraient
servis dans ce village : à peine deux cent âmes vivaient ici, au sein d’un entassement
de masures douteuses. Cela dit, l’architecture donnait une impression de splendeur,
même si le sens esthétique de Jane était peut-être à revoir finalement. Peter semblait
s’en accommoder. Il demeurait silencieux pendant la marche, tournant constamment
la tête pour scruter la moindre parcelle de vie dans ces habitations mornes et
silencieuses.
Un vent léger soufflait dans la plaine, et Chloé Summer, jeune fille de huit ans des
époux, joyeuse comme pendant les vacances, respirait à pleins poumons l’air pur
imprégné des saveurs automnales. Sa tignasse blonde s’ébouriffait sous les
bourrasques, lui caressant le visage avec douceur. Vêtue d’une jolie robe multicolore,
elle jouait et courait dans tous les sens, expulsant des graviers de ces rapides coups de
sandales. Mme Sterk la fixait bizarrement, droite et sérieuse, trahissant son attitude
psychorigide. Le maire se contentait de sourire béatement. Un gros monsieur à
l’allure austère, bardé des couleurs de la ville. Ses yeux rieurs contrastaient avec sa
tenue noire et rapiécée. Son gros nez attirait l’attention de Chloé, qui fixait la pustule
horrible et saillante qui l’ornait.
— Peut-on voir l’école ? demanda Peter. S’il y en a une… J’aimerais que ma fille
puisse disposer d’une éducation correcte, si vous voyez ce que je veux dire…
— Bien sûr…répondit le maire. Suivez-moi. Vous ne serez pas déçu. Ne vous fiez
pas à la taille de ce village, nous avons tout ce qui faut ici ! L’école accueille chaque
année de nouveaux élèves.
Il émit un petit rire vicieux. Puis d’une démarche engagée, il partit en direction du
centre du patelin. Mme Sterk suivit rapidement en silence.
Le village était si petit qu’on pouvait en faire le tour à pied en à peine une heure.
Deux cent habitants, à se demander si des populations si maigres pouvaient
subsister dans ces circonstances…. Grâce à la ville de Drownstown certainement, qui
elle-même se rattachait à d’autres villes plus grandes. Il devait exister un réseau plus
vaste pour approvisionner le village. Elle avait d’ailleurs entendu dire que Drowstown
constituait un affreux repaire de brigands, policiers corrompus jusqu’à l’os et de
prostituées salasses… pas terrible comme tableau, pour la rare bourgade digne de ce
nom.
Malheureusement, seule Drownstown pourrait subvenir à tous leurs besoins.
Peter trouverait du travail dans la finance en ville, si seulement des établissements de
ce type existaient. Le maire avait expliqué que des comités de communes se tenaient
régulièrement avec les habitants, et que si Jane et Peter s’y présentaient, ils auraient
de fortes chances d’y discuter avec des autochtones afin de trouver des pistes pour le
travail entre autre. Et aussi pour rencontrer les gens. Comprendre de quoi ce patelin
était fait. On se demande d’ailleurs où sont ces deux cent âmes…
Pour sa part, Jane, en tant qu’institutrice, serait intransigeante sur la qualité du
service éducatif, et sur l’état des cours dispensés aux élèves. Bizarre qu’il y ait une
école avec si peu d’habitants. Elle n’avait encore pas vu d’enfants dans les rues, ce qui
accentuait son malaise. Tellement désert… Ils continuèrent leur marche au milieu des
édifices creusés par le temps, dans de sobres rues, inertes. Ils ne seraient pas
dérangés par le tapage, c’était évident. Ni par la cacophonie des moteurs et klaxons,
chère à la ville.
Après une marche brève, l’école apparut face à eux. Elle ne se constituait que
d’une sombre bâtisse bancale et arrondie. Des siècles qu’elle devait être là. Un
établissement si sinistre ne devait pas pousser les enfants à se précipiter en classe.
Rien que l’aspect du toit décomposé inquiéta les époux. Des tuiles manquaient et on
pouvait apercevoir des trous gigantesques parsemer la charpente. Des grincements
rythmaient le silence pesant, et des cliquetis résonnaient autour des murs branlants.
Seules les vitres, apparemment neuves, donnaient un semblant de vie à ce manoir
lugubre. Une triste image de déclin.
— Vous êtes sûrs que ce n’est pas une grange, ou une remise ? plaisanta Peter.
Vous avez vu l’état de ce bâtiment ?
— Non, c’est bien l’école, admit le maire. Un peu rustre et rudimentaire, je
l’avoue… mais parfaitement fonctionnelle. Des instituteurs de Drownstown viennent
enseigner ici, et apportent tout le nécessaire : des cours de qualité, de l’enthousiasme,
de la dynamique. Vous le découvrirez par vous-même assez vite.
Il avait dit ça à Jane en lui adressant une révérence polie. Ce maire fait flipper,
pensa-t-elle. Toujours derrière votre dos avec son sourire malsain. Avec sa redingote
noire, et son chapeau haut de forme, il ressemblait à un pantin flasque et odieux. Elle
se demanda s’il répétait le même cinéma avec tous les nouveaux habitants. Ils
devaient être si rares…
— Attendez, mais ce… tas de bois et de ferrailles ne peut pas abriter une école, dit
Peter, révolté. Il manque de s’écraser à chaque seconde ! Pas question que Chloé
étudie dans ce taudis.
— Ce taudis, comme vous dites, révèlera ses secrets une fois à l’intérieur, dit le
maire. Venez.
Quand ils entrèrent, l’aspect des lieux les stupéfia. Absolument tout était neuf, du
tableau immaculé aux chaises de bois impeccables et lisses. Les pupitres, en ébène,
suscitaient une surprise sans nom chez Peter. Chaque crayon, chaque règle, chaque
craie du deuxième tableau en ardoise, rien ne manquait. Jane fut ébahie par la
méticulosité avec laquelle les éléments avaient été mis en place. Splendide. Quel
contraste avec la façade en ruines !
— Ça par exemple… murmura Peter. Vous m’avez bluffé sur ce coup-là !
— Hé… dit fièrement le maire. Attendez de voir la maison…
— Je suis impatiente, dit Jane. Alors Chloé, l’école te plaît ?
Chloé passait son temps à courir partout pour inspecter chaque recoin de chaque
bâtiment. Jane la retrouva dans une salle au fond de l’école, occupée à regarder des
photos d’enfants affichées avec une méticulosité extrême. Jane trouva la disposition
décalée, étrange. Les clichés se bousculaient le long du mur, certains étant entourés et
marqués en rouge. On aurait dit une sorte de sélection. Des dossiers innombrables
encombraient le bureau de la pièce tamisée. Sans doute un bureau d’archives. Le
maire les héla de loin, les appelants d’une voix inquiète. Jane ramena sa fille dans la
salle principale, retrouver les autres. Chloé frotta le tableau blanc de ses doigts fins,
comme pour tester la douceur de la matière. Un sourire béat inondait son visage.
— J’adore, Maman, cette école est magnifique ! s’écria-t-elle.
— Elle a fait le même effet à Nick ! C’est un enfant comme toi, aussi nouveau que
toi, qui est arrivé avec ses parents voilà six mois environ… Les derniers arrivés, avant
vous…
— Ah, il y a quand même de nouveaux locataires parfois ? plaisanta Peter.
—Bien sûr, reprit le maire. Régulièrement. Environ tous les cinq ou six mois, au
maximum tous les ans. La plupart viennent de Drownstown, d’autres, et c’est votre
cas, de plus grandes villes. L’envie de passer à autre chose, le besoin de calme et de
campagne sont les raisons principales du déménagement.
— Qui sont ces nouveaux, arrivés depuis peu ? demanda Jane.
Mme Sterk, silencieuse comme une tombe, impeccablement parée dans son
costume gris, jetait des regards curieux derrière ses petites lunettes rondes. Le
chignon très serrée et la bouche bloquée sur un rictus menaçant, la rendait
affreusement mauvaise. Elle ressemblait à un fossoyeur, attendant sa macabre
besogne. Ce n’était peut-être qu’une apparence après tout… Le maire la regarda en
coin.
— Ingrid et Marcus Wesson. Lui est ingénieur à Oldstaf sur les docks de la ville,
elle est au foyer. Ils sont venus avec leur jeune fils de neuf ans, Nick, qui fréquente
déjà l’école. J’espère qu’Ingrid ne s’ennuiera pas trop dans sa grande maison… Ce
village n’est pas réputé pour son animosité.
Peter et Jane firent un signe de tête pour confirmer que l’école correspondait bien
ce qu’ils en attendaient, malgré la suspicion de Jane. Cette salle où s’accumulaient
des dossiers, parés de photos d’enfants la tracassait. Ils sortirent dehors, et Chloé
tarda un peu à se manifester, fascinée par les livres sur les étagères.
— Votre fille se plait déjà ici, on dirait… dit l’agente coincée.
— Il serait quand même bon de refaire le toit, suggéra Peter. Pourquoi la façade
reste-t-elle comme ça ?
— Nous n’avons pas les moyens actuellement de rénover l’extérieur. Néanmoins,
des charpentiers vont passer le mois prochain, pour au moins clôturer ces espaces…
Nous avons pensé que l’intérieur serait une priorité. Bien, allons voir la maison
maintenant, dit-il, rieur.
— A quoi sert la pièce du fond ? demanda Jane. J’ai remarqué des photos d’élèves,
et des dossiers incomplets… Vous archivez ?
La question surprit le gros maire, dont la perplexité se lisait sur son visage bouffi.
— Eh bien… Il s’agit d’un recensement, dit-il, inquiet. L’administration, vous
connaissez…
La réponse ne fit qu’embrouiller Jane. Drôle de façon de répertorier les enfants…
Le groupe poursuivit dans une rue sordide et déserte. L’impression qu’il donnait
défiait toute raison : un maire dodelinant joyeusement habillé avec son chapeau noir,
une agente coincée à la démarche mécanique, et le couple, innocent et curieux, au
milieu de ces maisons oppressantes et délabrées. Chloé les devançait, heureuse de
découvrir un nouveau terrain de jeu. Ils parcoururent comme ça une centaine de
mètres, en contournant une colline herbeuse, massive, qui faisait office de centre
géographique. Le patelin semblait organisé autour de cette butte bizarre, posée
comme un dôme géant au milieu de minuscules cabanes en bois. Drôle de vision… Ca
paraissait à la fois majestueux et fascinant. En même temps, d’une pesanteur atroce.
Des nuages tournoyaient au sommet du promontoire, des brumes confuses telles des
vapeurs sournoises. Et le plus effrayant était certainement cet affreux tas de ruines,
tout juste debout, ressemblant à un vestige de château, prêt à s’écrouler à chaque
instant. Comme tout dans ce village. On voyait sa forme étrange, tirée vers le ciel,
constituée de tourelles envahies de lierre et de mousses, ainsi que d’une sorte de
donjon central, bordant une nef mise à nue par les années.
— C’est quoi ce monument là-haut ? demanda Jane, curieuse.
La procession se tourna vers le haut de la colline, où le maigre soleil transperçait
les épais nuages, immobiles au dessus des ruines.
— Il s’agit d’un ancien presbytère datant du dix-septième siècle… Le village a été
construit autour de cette butte pour rendre hommage à l’ingéniosité architecturale de
l’édifice… Ce fut un lieu de culte important autrefois, et l’aura que dégage cette
chapelle n’a pas changé avec les années… Nous sommes très fiers de l’avoir ici.
— Une ruine… dit doucement Peter. Mais j’avoue avoir apprécié sa présence.
Rassurante. Ça a déterminé notre choix pour ce village.
Jane lui jeta un regard étonné, et Peter haussa les épaules. Le maire acquiesça
généreusement. Sterk ne broncha pas, trop sérieuse pour même esquisser un sourire.
Ils reprirent gentiment leur route jusqu’à la demeure. Le chemin fut rapide, tellement
les rues étaient peu nombreuses. Après un périple de quelques minutes, ils
aperçurent leur nouvelle maison.
Le premier mot qui lui vint à l’esprit en la voyant fut : impressionnant. Basse mais
large, fabriquée de rondins de bois blancs presque brillants, avec un toit gigantesque
en tuiles rouges. Jane n’avait jamais vu une maison aussi coquette et stylée. Déjà
meublée, décorée avec précision et élégance, prête à les accueillir. Rien à voir avec les
autres baraques, prêtes à rendre l’âme. Ce soudain contraste paraissait même
suspect. Elevée sur deux étages, la maison devait offrir un panorama sublime. Des
fleurs et des bosquets légers encerclaient le rez-de-chaussée. D’une blancheur
incroyable, sans un brin de poussière ni de trace d’érosion, la façade attirait par sa
netteté. La maison entière semblait avoir été rénovée récemment. Deux fenêtres à
l’étage donnaient sur la rue, mais vu l’effervescence du quartier, il n’y aurait pas
grand-chose à voir. La vision de cette demeure enchantait son âme.
En pivotant depuis la jolie bâtisse, elle aperçut une vieille bicoque pourrie juste en
face de chez eux. Une maison délabrée tenant par on ne sait quel miracle.
L’avancement de pourriture était tel que Jane en avait la nausée. Une vieille ferme
abandonnée, voilà à quoi ça ressemblait. Et l’entrée, pleine de boue dégueulasse,
entouré de plantes grimpantes couronnant l’étrange édifice.
— Quelqu’un habite ici ? demanda-t-elle.
— Oui, en effet. Mike Tanny, un ancien vétéran du Viêt-Nam… Il s’est installé dans
ce taudis depuis environ dix ans, attendant on ne sait quel évènement. Il en sort
rarement. Vous le verrez peut-être vous scruter par la fenêtre, de temps en temps… Il
n’est pas bien méchant, vous n’avez rien à craindre.
Elle jeta un regard perplexe sur les ruines branlantes du vétéran. Puis, ils
contournèrent la demeure pour découvrir un magnifique jardin aux milles senteurs.
Des arbustes parfumés jonchaient une mince allée, menant à une fontaine sculptée, le
sommet en forme de chèvre. Superbe édifice, pensa Jane. Peter, émoustillé, jeta un
œil goguenard à sa femme comme pour lui dire : « tu vois, j’avais raison ». Le maire
sembla ravi de leur engouement, tout comme Sterk, qui comprit enfin qu’elle allait
empocher un gros contrat. La seule pensée qui la fit ébaucher un maigre
contentement. L’eau qui coulait attendrissait Chloé par sa mélodie féerique, postée
devant la sculpture, en train de caresser les cornes de pierre de l’animal. Jane repéra
un manche érigé sous le corps de la bête, qui la répugna par son arrogance. Elle
rappela Chloé vers elle, l’image devenue indécente, la révulsant soudainement. Elle se
dit que cette fontaine ne resterait peut-être pas là longtemps en fin de compte. Cette
chèvre était de mauvais goût. Peter la fixait longuement.
— Mme Sterk va se charger de vous montrer l’intérieur, et puis de vous présenter
la paperasse administrative… Le meilleur moment, si j’ose dire.
Il ria de tout son soûl, secouant sa grosse besace devant les autres.
— Pour ma part, je dois retourner dans mon humble mairie, terminer quelques
dossiers importants… Des bons points pour vous : ça traite de rénovation, de
productivité, et même d’évènements festifs… On va redorer le blason de ce village
croyez-moi. Drownstown espère construire plus de commerces ici, pour accroître
l’afflux d’habitants… Et pourquoi pas ?
Il se rapprocha de Jane et Peter, l’air malicieux. Tout en parlant, il toisait Chloé en
lui lançant des clins d’œil.
— J’ai même entendu parler d’une fête foraine, je crois… Ce serait l’occasion de
rencontrer des petits camarades.
Jane regarda sa fille tendrement. Le maire lui passa la main dans les cheveux, puis
muni de son sourire machiavélique, fit un signe de remerciement, puis les laissa entre
les mains de la terrible femme d’affaires.
— Par ici je vous prie, dit-elle.
La visite dura une bonne heure, et autant de temps pour signer les papiers. Peter
avait confirmé le cœur léger, certain d’acheter la maison qu’il avait choisi. Jane fut
également soulagée, bien que le village commence à lui inspirer des doutes.
Drownstown n’est pas loin. Ça la rassura sur le moment. Elle ne savait pas de quoi
encore. Mme Sterk repartit fièrement avec les papiers griffés, et on ne la revit jamais.
A peine les époux avaient-ils visité la maison, qu’on sonnait déjà à la porte.
Rapides ces villageois. La sonnette retentissait crûment, et Jane découvrit deux
personnes à l’allure sympathique, une femme et un homme. Lui, la quarantaine,
moustache effilée, et crâne dégarni sur le dessus… Elle, simple et élégante, les
cheveux noirs et raides, tombant sur une nuque fine, où un pendentif original pendait
mollement. Ses yeux bleus en amande s’accordaient avec sa robe pourpre fendue
jusqu’aux hanches. L’homme se contentait d’une chemise verte, cravate noire et
pantalon de costume. Des déguisements un peu atypiques, qui ne déplurent pas à
Jane. Les deux compères semblaient bien excités.
— Je suis Marcus Wesson, et voilà mon épouse, Ingrid. Nous venons vous
souhaiter la bienvenue ici.
Ils habitaient à deux pâtés de maison des Summer, dans une immonde ferme
retranchée. Ça avait été une splendide maison quelques temps auparavant, mais
d’après Marcus, ils n’avaient pu l’entretenir. Ce qui leur arriverait aussi s’ils n’étaient
pas vigilants. Jane ne comprit pas comment on pouvait aussi rapidement en arriver à
ce désastre. Une demeure si pleine de vie, qui se transforme en affreux tas de merde
en l’espace de quelques mois…
Marcus sirotait un café arabica, alors qu’Ingrid buvait un thé sans sucre. Installées
à la table du salon, ils discutèrent un peu des taciturnes villageois, et de la vie morne
du village.
— Vous êtes chrétiens ? demanda Marcus, intrigué.
Il avait vu la Bible posé sur le rebord de la cheminée. Ca semblait beaucoup
l’étonner. Jane n’avait même pas remarqué qu’elle était là.
— J’étais… dit Jane. Enfin, je pratiquais à l’époque. Je ne pense pas que je vais
aller prier ici, vu l’état de l’église…
Ils rirent de bon cœur.
— Pour l’église, vous pouvez aller à Drownstown… Ici, les gens ne portent pas
vraiment la religion dans leur cœur, vous savez. C’est même dangereux d’en parler.
— Dangereux ? s’enquit Peter.
Marcus sembla troublé quelques instants.
— C’est malvenu… La plupart des villageois sont des paysans, âgés,
conservateurs… Ils ont leur propre vision des choses, leur propre pratique.
— Je n’ai pas vu beaucoup de champs autour du village, dit Peter.
— En effet, la plupart des habitants travaillent à côté, à Drownstown. C’est un peu
plus vivant !
— Hum je vois… répondit Peter. J’espère que ce ne sera pas trop éteint ici quand
même… On a quitté la ville pour le calme, mais pas pour la mort et la misère non
plus !
Marcus le regardait bizarrement, le sourire forcé sur les lèvres. Après un temps
d’attente, il poursuivit, l’air de rien, toisé par sa curieuse épouse.
— Il y a une fête foraine d’organisée, bientôt. Ce serait une occasion d’y emmener
votre jolie fillette. Comment s’appelle-t-elle ?
— Chloé, dit Jane. Elle a huit ans. Elle se fera à l’ambiance de toute façon.
Marcus s’adressa à la fillette, qui jouait par terre avec une poupée en chiffon. Elle
le fixa d’un air méfiant, presque répugnée par l’homme aux moustaches hirsutes.
— Tu pourras rencontrer notre fils Nick. Il a bientôt neuf ans. Je suis sûr que vous
vous entendrez à merveille.
Il reposa sa tasse doucement sur la table, pendant que la fille le scrutait d’un
regard sombre. Elle se défiait de lui visiblement.
— On organise un petit repas ce week-end, si ça vous dit de venir ! Apéritif
dinatoire… Pour faire un peu plus connaissance !
— Pourquoi pas, répondit Peter. Il faudra qu’on pense à s’intégrer assez vite au
sein de cet immense village de deux cent habitants…
Marcus ria. Ingrid termina sa tasse de thé. Ils discutèrent rapidement de sujets
sans importance. Un silence court s’ensuivit, puis les époux Wesson s’apprêtèrent à
partir.
— Bien, nous vous laissons faire connaissance avec votre nouveau chez-vous… A
samedi !
— Ne vous perdez pas sur le chemin, plaisanta Peter. Merci.
Il referma la porte derrière les mystérieux invités. Marcus et Ingrid leur firent
signe au loin.
Jane et Peter étaient d’accord sur un point : les Wesson transpiraient la
gentillesse, sorte de façade apparente dissimulant quelque chose de plus profond,
plus malsain. Chloé l’avait senti immédiatement. Comme le maire, leur discours ne
transmettait pas vraiment la sincérité. Peut-être rien que des délires d’étrangers…
Ils venaient de signer et déjà, les doutes s’immisçaient en eux. Surtout chez Jane.
Peter considérait ça comme des détails. Sûrement la paranoïa du nouveau
propriétaire. Tout paraissait idéal avant la signature indélébile, et après… Vous
trouviez toujours à redire, à découvrir des détails confus qui vous obsédaient. Peut-
être qu’on s’est trompés ? Peut-être qu’on aurait dû attendre ?
— On est peut-être un peu trop méfiants, dit Peter, doucement. Ces gens sont tout
sauf inquiétants, des crèmes ! Jamais vu si généreux. On peut leur faire confiance,
j’en suis sûr. Une question de temps.
Après un baiser sur la joue de Jane, il s’enfuit pour rejoindre Chloé dans le jardin.
Elle entendit Peter jeter un « hé chérie, tu viens visiter derrière ? ». Puis elle se perdit
dans ses pensées et ses doutes. L’assurance morbide de Mme Sterk l’avait autant
interpellée que cette marionnette de maire. C’est quoi son nom déjà ? Il ne l’avait pas
donné, semble-t-il. Drôle de cérémonie que cette visite. Un accueil macabre et
faussement courtois.
Elle jeta un œil sur le papier administratif qu’ils venaient de compléter. L’écriture
penchée de Sterk lui rappela celle de sa mère. Elle écrivait toujours de cette manière,
en partant vers l’avant, comme si elle était pressée de partir. En relisant jusqu’au bas
du document, un détail la perturba, aussi évident que le nez au milieu de la figure.
Sterk n’avait pas attendu pour mettre les voiles, sans même prendre un instant et leur
parler de la suite. La feuille qu’elle avait laissée représentait le double jaune du
dossier, et quand elle le fixa avec attention, elle comprit d’où provenait son
inquiétude. Aucune marque de stylo. L’agente n’avait pas signé dans le cadre réservé
à cet effet.
Elle prit le téléphone immédiatement, et appela l’agence de Drownstown, chargée
de leur vendre le bien. On lui répondit farouchement.
— Mme Sterk, coiffée avec un chignon, des lunettes rondes, très solennelle…
— Attendez, je vais me renseigner, répondit une voix de femme pressée.
Après quelques minutes d’attente qui parurent des heures, la dame revint au
combiné avec une pointe d’ironie dans la voix :
— Désolé Madame, mais… Aucune Mme Sterk n’a jamais travaillé ici…
2
Elle se sentit mal à peine arrivée sur les lieux. La fête foraine ressemblait plus à
une kermesse pour enfants qu’à une copie de parc d’attractions. Tous ces visages
béats d’enfants au milieu des confiseries et manèges, ces atroces regards malicieux et
salasses de pantins, de peluches ternes et autres bibelots inutiles. Et puis surtout ces
affreux clowns, laids, tellement répugnants… Ils étaient là, au milieu de la place, à
batifoler avec les rares enfants, les poursuivant pour les chatouiller, les surprendre,
ou Dieu sait quoi... Depuis toute jeune, sa phobie des clowns n’avait pas régressé, au
contraire. Sa peur d’en croiser un l’empêchait parfois de sortir. Elle ne supportait pas
la vision de ces peluches hideuses leur ressemblant, et de tous ces sourires vicieux de
marionnettes en costume. Les yeux qui la suivaient des stands remplis de poupées de
toutes sortes lui glaçaient le sang. Son cœur battait la chamade, des gouttes de sueur
ruisselaient sur son front.
Sa main moite et tiède alerta Peter.
— Ca va chérie ? Tu te sens bien ?
Elle respira un bon coup, faisant une halte près du premier stand, où un type
dégarni tenait fièrement une carabine, en les fixant avec une intensité anormale. Ses
yeux attirèrent Jane quelques minutes, un regard pervers et intrusif qui la révulsait.
— Ca va aller… c’est juste des vertiges. Le traitement, sûrement.
Sa dépression était apparue quelques semaines plus tôt. Peter lui avait conseillé
d’aller consulter le seul médecin du village, un homme énigmatique nommé Jarl. Le
traitement fourni par le docteur serait une sorte de test. Ça lui permettrait de
comprendre pourquoi son humeur déclinait à ce point.
Peter lui passa la main dans le dos pour la réconforter. Ils poursuivirent leur
chemin jusqu’à une remorque étrange, gardée par un homme gigantesque, protégeant
des milliers de peluches rose, rouges et vertes. Chloé ne put s’empêcher de crier son
admiration, et même si le type farouche ne riait pas, elle fonça vers lui. Jane la laissa
partir, ne pouvant la saisir à cause de sa faiblesse soudaine. Elle avait l’impression de
connaître cet endroit. C’est impossible, je ne suis jamais venue ici… Elle avait passé
son enfance en ville, dans les bas fonds d’un quartier sordide. Pas si sordide que ce
village, non, mais assez empreint de délinquance et de violence pour considérer le
coin comme néfaste. Pourtant, ses parents, surtout son père, le grand scientifique
Georges Summer, étaient riches fut un temps, leur permettant de vivre dans des
conditions honorables, et même dans une bâtisse luxueuse près d’un beau lac
parfumé. Quand il fut mis à pied, il n’eut plus que son laboratoire clandestin et son
maigre versement mensuel pour survivre. Il ne m’emmenait jamais dans des fêtes
foraines pourtant…
Toutes ces peluches multicolores éblouissaient la rétine de Jane, lui donnant
presque la nausée. En plus d’une sensation horrible qu’elle n’arrivait pas à identifier.
Peter la tenait encore par l’épaule, la soutenant dans sa marche, jusqu’à ce qu’ils
rencontrent les Wesson, au centre de la place, près des stands de bonbons, où leur fils
semblait faire une razzia. Un petit garçon bien gras, bouboule, avec des joues de
hamster. Il s’empiffrait de churros et de fraises sucrées, arrivant à peine à respirer. Il
devait faire dans les… soixante dix kilos, pas loin.
A quoi, huit ou neuf ans ? Son apparence de petit gros fit légèrement rire Jane, qui
oublia presque son malaise pendant un instant.
Alors que le petit gourmand enfonçait la tête dans son paquet sucré, Marcus héla
le couple et leur fit signe de venir. Ingrid souriait béatement à côté. Peter et Jane les
rejoignirent parmi la foule. Enfin, si on pouvait parler de foule… Quelques dizaines de
personnes occupaient l’étroite manifestation, venant à la fois du village et de
Drownstown. Forcément…
Elle aperçut des gens qu’elle connaissait de vue, mais la plupart demeuraient
inconnus, retranchés habituellement dans leurs sinistres maisons. Malgré l’accueil
excessif du maire et de la mystérieuse agente, les autres, rares badauds, s’étaient
contentés de les observer sournoisement, sans esquisser la moindre joie, le moindre
enthousiasme. Des statues de chair humaine, des robots… La vie semblait avoir
disparue de ce village, évaporée comme une fumée éphémère. Le regard vide et
absent des passants faisait peur à voir. Elle essaya d’ignorer ces animaux mécaniques,
se dirigeant maladroitement vers les quelques stands disponibles. Depuis une
semaine, Jane, Peter et Chloé avaient pris progressivement leurs marques et vécu des
jours paisibles et routiniers. Leur quotidien se déroulait sans anicroche : Peter venait
de trouver du boulot à Drownstown grâce à Harold, un vieux briscard rencontré à une
réunion de village, qui se trouvait être le patron d’une boîte dans la finance. Chloé et
sa mère fréquentaient l’école du village ensemble, chacune d’un côté de la salle. Des
journées plates et linéaires, mis à part les cauchemars et intuitions récurrentes de
Jane. En plus d’une dépression qui la terrassait progressivement, des manifestations
troublantes semblaient s’investir dans sa vie. Ça va se calmer, c’est l’appréhension
des premiers mois… La fête foraine viendrait pimenter leur vie simple comme une
manifestation extraordinaire. Ou alors accentuer les doutes de Jane…
Jane ne put s’empêcher de hoqueter quand elle aperçut l’immense fontaine au
centre de la place. Un édifice de pierre blanche érigé brutalement en plein milieu des
forains. Sculpté et orné magnifiquement, mais dont la vue du sommet lui serra le
ventre. La bête représentée affichait une allure fière, toute en verticalité, ses cornes
puissantes perçant le ciel azur. Encore une fois, les attributs masculins avaient subi
une mise en valeur excessive. C’est quasiment la même que dans le jardin, pensa-t-
elle. Le sens de l’esthétique de ces gens laisse vraiment à désirer, qu’est-ce qui les
attirent dans ces horreurs…
Marcus l’interpella alors qu’elle fixait sans s’en rendre compte ce monument
abject.
— Bel objet hein ? Un sacré travail pour réaliser cette splendide œuvre…
— Splendide œuvre ? plaisanta Jane. Je dirais plutôt que c’est… dégueulasse.
Ingrid se mit à pouffer. Le petit gros continuait de manger, il n’avait même pas
remarqué leur présence. Il s’empiffrait de bonbons comme si sa vie en dépendait. Le
stand lui masquait la vue de l’atroce statue, qui le toisait dangereusement. Les deux
couples, côte à côte, scrutaient le monument avec attention, laissant Jane plus que
perplexe.
— Je n’ai pas vu le maire, dit soudainement Jane.
— Il ne vient pas souvent aux manifestations, qui sont rares je l’avoue… C’est plus
pour contenter les enfants, et aussi pour fêter l’arrivée de nouveaux habitants… Ça a
l’air d’amuser votre fille en tout cas !
Chloé riait en regardant le gros, et ça ne lui plut pas.
— Je crois que c’est votre fils qui l’amuse, dit Peter.
Marcus mit une tape derrière le crâne du garnement, qui fixait méchamment la
fillette. Elle le pointait du doigt en riant.
— Pose moi ça Nick, tu vas être malade ! lança Ingrid.
— T’as assez à manger mon gros ? plaisanta Chloé. Viens avec moi, ça te fera
maigrir un peu !
Jane n’en revenait pas de l’insolence de Chloé. Elle avait pris ce ton malicieux et
cocasse subitement, se moquant avec méchanceté du garçon.
— Chloé, on ne parle pas comme ça, non mais ! Tu n’as pas à te moquer de ce
garçon, enfin !
— C’est vrai qu’un régime s’impose, hein Nick ? grommela Marcus. Si tu allais
jouer avec ta nouvelle amie, au lieu de manger ces saloperies !
Il lui arracha le cornet des mains et Nick croisa les bras, mécontent.
— C’est pas ma copine, je la connais pas ! cria le gros.
Chloé lui faisait des pieds de nez, le sourire jusqu’aux oreilles. Ses cheveux blonds
lui retombaient sur le visage, bien lisses, dégageant son minois d’ange aux yeux bleus.
Une belle petite fille, avec sa robe violette, impeccable, qui ne laissait pas indifférent.
Sauf le petit gros qui préférait ses bonbons bien sucrés. Il commençait à bouillir de
voir Chloé se foutre de lui.
— Attends que je t’attrape petite conne, tu vas voir !
Il se lança à sa poursuite. Les deux jeunes se coursèrent entre les stands, avec
agilité et souplesse. En tout cas pour Chloé, car Nick peinait à se mouvoir, son
embonpoint le ralentissant à chaque pas.
— Je vois que le vocabulaire vole haut ici ! dit Jane. Je pense qu’une leçon
s’impose non ?
— En effet, dit Marcus. Ce n’est pas très courtois tout ça. Mais parfois il ne faut pas
être trop exigeant non plus, et laisser les pulsions s’évacuer, qu’en dites-vous ?
— J’en dis que je n’aime pas trop les insultes, surtout venant d’enfants de huit
ans…
— Neuf ans bientôt, coupa Marcus, moqueur. Ils vont apprendre à faire
connaissance, vous verrez. Les garnements finissent toujours par bien s’entendre,
même s’ils passent leur temps à se disputer…
Peter regardait les enfants en riant légèrement. Ça l’amusait contrairement à Jane.
Je suis peut-être trop exigeante… Ou alors ces gens sont trop laxistes. Ils se
retrouvèrent à présent entre adultes et ils discutèrent quelques instants du burlesque
maire, qui visiblement n’avait pas eu le temps de venir. Une fête communale sans son
maire, ça paraissait étrange. Etrange fut le mot qui traduisait le mieux le sentiment
général que cet endroit inspirait à Jane. Moins à Peter, aveuglé par sa belle trouvaille,
sa maison.
Quand Jane avait annoncé à Peter que l’agente n’existait pas, et qu’elle n’avait pas
signé le papier, il ne l’avait pas cru. En vérifiant le document, il ne fut pas étonné de
découvrir le paraphe clair et net de Mme Sterk, imprimé profondément dans le cadre
destiné à cet effet. Les yeux de Jane s’étaient ouverts comme des soucoupes, et elle
avait commencé à se demander ce qui lui arrivait exactement… Peter avait été jusqu’à
rappeler l’agence pour prouver à sa femme que la dame au chignon serré était belle et
bien vivante, et qu’elle travaillait dans l’établissement en question. Elle n’en revenait
toujours pas.
Dès les premiers jours, et après cet incident fantasque, ses émotions demeuraient
confuses et anarchiques. Ses sens se brouillaient à la moindre occasion. Devant les
Wesson, enclins à une joie apparente, elle tentait tant bien que mal de dissimuler son
humeur partagée.
Ils firent un rapide tour des stands, dérivèrent vers le bord d’une maigre rivière
qui longeait la fête pour y observer les poissons, puis statuèrent devant une façade
noire et angoissante, posée solidement au sol comme un mur tombé du ciel. Une
étroite entrée sombre, fichée telle une fissure dans la roche, attirait leurs regards.
— Voilà le genre de façade qui en rebuterait plus d’un… dit doucement Marcus.
Moi ça me donne envie !
Ingrid et Jane fixaient l’immense tête de diable au sommet du haut panneau, avec
ses yeux rouges vifs et ses cornes marrons, serties de larges rainures. Des flammes
immenses entouraient la tête du démon, dessinant un tableau d’horreurs infernales et
dérangeantes. Une langue pointue sortait de la bouche du monstre, enroulée vers
l’intérieur, comme si la bête cherchait à les attirer.
— C’est quoi cet engin ? demanda Peter.
— Ça… C’est l’antre de la mort mon vieux… Le summum de la maison hantée !
Même à Drownstown, ils n’ont pas de manoir ambulant comme celui-ci. J’te jure, ça
vaut le coup, même pour dix dollars.
— Comment tu peux connaître cette attraction ? Je croyais que vous étiez arrivés il
y a six mois…
Marcus parut hésiter, et sa femme trahissait son assurance par des gestes
tremblants. Ils n’avaient pas l’air tranquille, même au sein de la fête du village.
— C’est le genre de carriole qu’on retrouve un peu partout, pas vrai ? J’en ai connu
ailleurs, et avec la même tête de diable ! Je pense que c’est le même genre de truc…
Peter réfléchit un instant.
— Hum… Pas donné, mais pourquoi pas ?
— Vous ne le regretterez pas, dit Marcus.
Jane n’était pas rassurée. Les attractions horrifiques ne l’avaient jamais
passionnée. Surtout en ce moment. Les bizarreries s’insinuaient directement dans sa
vie, dans la réalité. Ses cauchemars la nuit, dont la signification lui restait encore
trouble, ne l’incitaient pas non plus à se jeter dans la gueule du loup. Ou plutôt la
gueule du diable…
Ils contemplaient la façade, perplexes, quand Chloé et Nick se ruèrent à l’intérieur,
surprenant le curieux personnage installé à l’entrée. Il les héla, les gosses n’ayant rien
payé. Le caissier maléfique se tourna brusquement vers les quatre adultes, en les
questionnant du regard.
Marcus ria de leur stupidité. Peter haussa les épaules.
— Moi non plus je n’aime pas trop, dit soudainement Ingrid. Je serai avec toi, ça
mettra un peu de piment dans notre vie si délurée, plaisanta-t-elle. Et puis bon, on a
plus le choix maintenant que les gosses sont entrés…
Jane n’eut que la possibilité d’entrer pour suivre les gamins turbulents. Elle régla
les places au type de l’entrée. Intriguée, sentant la peur monter doucement, elle suivit
Ingrid dans l’antre maléfique.
Un type habillé d’une sombre robe noire et rouge, et muni d’un infâme masque de
diablotin, campé à l’entrée, lui glissa un mot chuchoté qu’elle ne comprit pas.
L’homme menaçant lui adressait des grimaces embarrassantes. Il ria comme un
hystérique, puis d’un geste vif, leur ouvrit le portillon.
L’intérieur était plongé dans l’obscurité. On n’entendait que des murmures vagues
de voix lointaines. Des remugles épouvantables émanant de la grande salle où ils se
trouvaient emplirent Jane de dégoût. Une flèche leur indiqua le chemin à suivre, dans
un affreux couloir couvert de draps pourpres poussiéreux. Marcus s’amusait à
émettre des sons gutturaux pour faire peur aux femmes, mais ça ne faisait pas trop
rire Ingrid. Peter, circonspect, progressait confiant, gardant à l’esprit que ce n’était
qu’un jeu.
Elle se remit à penser aux deux garnements, laissés sans surveillance, se
précipitant à l’intérieur de l’abîme démoniaque. Même si les dangers étaient
minimes, les robots du village ne lui inspiraient pas confiance. L’attitude trop
relâchée de Marcus et Ingrid ne correspondait pas à sa vision. Elle devait aller les
chercher à l’intérieur, coûte que coûte, en oubliant du mieux possible ses peurs…
Pourvu qu’il n’y ait pas de clowns… Ces garnements commençaient vraiment à
l’épuiser. Elle avançait en tremblant au sein des draperies moisies, quand elle crut
entendre un mot, chuchoté dans l’air de la pièce. Ivar…
Voilà ce qu’avait murmuré le type déguisé en diable au portillon… Elle ne
connaissait pas d’Ivar, et se dit que cet homme devait soit jouer son rôle terrifiant
pour attirer les clients, ou alors il n’était pas très net. Dix dollars quand même… Mais
maintenant que les gosses sont entrés…
Ils poursuivirent leur chemin dans les dédales du labyrinthe de chiffons pourpres
et mauves, jusqu’à une vitrine à moitié opaque, mal lavée, qui sentait le moisi. Les
quatre aventuriers passèrent à travers un filet rouge, et soudain une sorte de
marionnette se mit à s’agiter frénétiquement derrière les carreaux. Ingrid fit un bond
et vacilla sur Jane, qui percuta le drap mauve qui décorait la salle. Peter et Marcus
sursautèrent, puis se mirent à se gausser du clown noir et blanc qui les fixait depuis
l’intérieur de la vitrine sale. Jane reprit ses esprits. Elle était terrifiée.
— Pas très coriace, lança Marcus, en toisant sa femme.
— Ce con m’a fait peur ! Fait pas le mariole, je t’ai vu flipper, gigolo…
— Laisse tomber, Peter, on aurait pas dû amener ces deux poules mouillées,
plaisanta-t-il.
Peter n’entendit pas les paroles de Marcus, absorbé comme il l’était par le regard
intense de la marionnette. Ses pupilles brillaient comme sous le soleil d’été.
— C’est fascinant, dit soudain Peter. Je n’ai jamais vu des yeux pareils…
Le clown en chiffon devait mesurer trente centimètres au plus. Une poupée assise
dans la pénombre, droite, le regard vissé sur les quatre adultes. Un regard profond et
tourmenté, presque magnétique. Les pupilles blanches immaculées, serties d’un léger
point noir, les plongeaient dans une espèce d’hypnose collective. Jane sentait toute la
pesanteur et la perversité dans ces billes de verre. Ou de plastique ? Elle ne savait pas
trop. Elle savait juste que le clown semblait emprunt d’un maléfice terrible. D’un seul
regard, il vous pétrifiait sur place. Affublé d’une collerette blanche sur un costume
strié de bandes noires et blanches, le jouet sordide paraissait provenir d’un ancien
temps, révolu, issu des antiquités démodées d’un marché aux puces. Son chapeau
haut de forme troué, et cette chevelure dense et fine retombant sur ses épaules, lui
conférait un aspect repoussant. Le sourire démoniaque qu’il affichait complétait ce
tableau déroutant. Même Marcus semblait nerveux en sa présence. La phobie de Jane
se réactiva soudainement face au jouet. Elle essaya de le cacher, mais les gouttes de
sueur tièdes le long de son front la trahissaient.
— Bonjour, je suis Ivar, Ivar le clown… Vous me reconnaissez ? Je suis le gentil
clown qui aime les enfants ! Oh oui, je les adore…
Ils restèrent stupéfaits face aux propos rieurs du pantin. Il avait dit ça d’une façon
très mécanique, machinale. Sa voix évoquait la malice, l’espièglerie, le tout sur un ton
monocorde et agaçant. Un ton nasillard qui énerva un peu Peter, toujours ahuri
devant la vitrine.
— Et il parle en plus ? Quel horreur ce truc… Ça me fait froid dans le dos… On
continue la route ?
— Trouillard, dit Marcus en rigolant.
Et il s’enfuit plus loin dans le couloir. Les trois autres le suivirent bien malgré eux,
laissant l’affreux pantin et son regard vicieux derrière eux. Ils entendirent des rires
d’enfants au loin. Ils doivent être dans l’autre salle…
La vitrine suivante dévoilait un affreux ours aux crocs énormes et acérés, empaillé,
qui se mettait à bouger sur leur passage, manquant de fracasser la vitrine d’un coup
de patte écrasant. Puis des sortes de gardes momifiés se postaient le long du passage,
contre les draps, sans glace pour protéger les quatre compères cette fois. Sont-ce des
humains, ou des statues ? Des gens sont-ils vraiment cachés dans ces déguisements ?
On aurait dit une procession funèbre venue d’un autre monde.
Habillés en hallebardiers verts et mauves, les types fixes et droits les scrutaient en
passant, puis se mirent à les agresser violemment avec leur arme en plastique, et Jane
hurla sous les coups. Ils frappaient forts ces abrutis ! Deux rangées de dix gardes, qui
vous martelaient le corps sur trente mètres, de chaque côté. Ils avancèrent
rapidement dans la tempête, s’extirpant avec difficulté des haches en ébullition. Drôle
d’amusement, pensa Jane.
La suite ne fut qu’un ensemble de cris et de monstres en tout genre, qui
arrachèrent des hurlements stridents à Ingrid plusieurs fois. Jane paniquait au
moindre bruit, à la moindre apparition. Les hommes continuaient de s’amuser. Il y
avait des portes scellées que tentaient vainement de défoncer d’invisibles créatures,
frappant sans relâche dans le bois qui craquait sous le choc. Les loquets en bronze
remuaient violemment sous les coups, donnant l’impression de rompre à chaque
instant. Des visions démoniaques sur les toiles affichées dans la salle du fond, des
flashs terrifiants à faire vomir les plus coriaces illuminaient les couloirs. Puis une
dernière pièce, étroite, en coude, amenant d’après la flèche indicative, vers l’ultime
terreur avant la sortie. Toujours pas vu les gamins, merde…
La petite salle ne possédait aucune lumière, et Jane fut tout à coup saisie d’effroi.
Elle tapota sur les murs pour se guider, chercha des prises, des corps à toucher. Mais
il n’y avait plus rien. Elle crut entendre des chuchotements épars, qui résonnaient
dans les toiles mauves de l’obscure cellule.
Jane… tu m’entends, Jane ? Elle se tapa le front pour retrouver sa lucidité mais
rien ne s’arrangea. Jane… Les voix continuèrent à se manifester, ne sachant plus si
elles venaient de son imagination ou du terrible manège.
— Peter, Ingrid, vous êtes là ? Marcus, c’est toi ?
Jane avançait avec prudence dans l’antre mauve.
— Nick ? Chloé ? Vous êtes là ?
Elle tâtonnait à l’aveuglette en espérant toucher une épaule, un bras. Mais il n’y
avait toujours rien. Il n’y avait plus personne. Enfants et adultes avaient disparu.
Juste elle et les ténèbres. Elle sentit tout à coup une présence, horrible et lourde, dans
l’atmosphère.
Je suis Ivar, Ivar le clown… J’arrive Jane, je te rejoins, attends-moi… Elle se mit
à voir le clown sortir doucement, mécaniquement de sa vitrine, le regard fixe et
sombre. Elle le vit tomber au sol, se relever par saccades, et suivre le chemin qu’ils
avaient pris eux-mêmes, en chuchotant des mots incompréhensibles. J’arrive Jane, je
veux juste t’aider, ne t’inquiète pas…
Elle imagina ce pantin burlesque, progresser tranquillement, inexorablement vers
elle, d’une démarche bancale et maladroite, le sourire aux lèvres et les yeux fixés au
loin sur sa proie. Elle le voyait au fond du couloir l’examiner de ses yeux pervers et
malicieux, avançant dans sa direction. Le petit être de trente centimètres avançait
vers la fente de la pièce, inéluctable, lui triturant les tripes d’une main de fer. Elle crut
que sa vessie allait se relâcher. Elle fixait, tremblante, le fond du couloir, attendant
l’horrible pantin venir l’engloutir.
Soudain, alors qu’elle s’apprêtait à hurler, elle sentit des mains froides et calleuses
lui enserrer la gorge, et l’attraper avec violence aux seins. La surprise lui étouffa tout
cri, et l’agresseur se mit à la malmener sauvagement. Jane réprima son dégoût, et
tenta de s’extraire de la poigne puissante de l’inconnu. Elle vociférait, grognait,
pestait. Le couloir vide en face d’elle la toisait de sa profondeur lugubre. Elle se
débattit dans la petite pièce carrée et noire, toujours maintenue par derrière, enserrée
par le mystérieux personnage. Elle sentait qu’il avait une cape, une sorte de toge.
— Mais lâchez-moi, salopard, arrêtez ! Ca ne m’amuse plus maintenant !
Elle donnait des coups, tentait de mordre. Le type ne lâchait pas sa prise.
— Tu ne peux pas m’échapper Jane, je suis là, pour toi… Laisse moi faire, ce ne
sera pas long, ce sera agréable tu verras… susurrait-il.
— Lâche-moi connard ! Peter, Marcus, à l’aide ! hurlait-elle.
— Ils ne t’entendront pas ma chérie, il n’y a que toi et moi ici… Tous les deux, en
amoureux, ça ne te plait pas, hein ?
Sa voix rauque rappelait quelque chose à Jane. Le type de l’entrée qui lui parlait
tout bas. C’est cet enfoiré. Elle se débattit de plus belle, vainement. L’homme la
clouait contre lui, sa main droite sous ses seins, l’autre contre son visage. Il se mit à
lui tirer sur les cheveux, et Jane laissa échapper un cri aigu. L’homme souleva la robe
de Jane par derrière, brutalement, et essaya de baisser sa culotte, tout en serrant plus
fort son sternum.
— Arrête de bouger, tu ne peux pas t’enfuir, tu es à moi ! Je vais te baiser ici, tout
de suite, sans attendre… Ça ira tu verras…
— AAAAhhhh, hurlait-elle, impuissante.
Elle ne pouvait se retourner pour apercevoir son agresseur. Puis le noir l’en aurait
empêché de toute façon. Ses plaintes s’éteignaient dans la pénombre et l’épaisseur
des draps pourpres. L’homme tentait de la forcer à se baisser, pour mieux la prendre,
mais les déhanchements de Jane lui rendaient la tâche difficile.
Alors que le type glissa légèrement sur le sol, elle put s’extirper de l’étreinte et se
retourna face au néant, lançant un poing maladroit dans le vide. Puis un autre. Et un
autre. Elle hurlait à tue-tête, à en perdre haleine.
Elle sentit à peine le coup sourd qui la frappa à la tempe. Elle tomba comme un
piquet, inanimée sur le velours rouge. Un velours doux, si doux…
3
Les deux gamins se chamaillaient comme à l’accoutumée, se tirant les cheveux,
criant et déversant des flots d’injures. Depuis leur rencontre à la fête foraine, leur
relation ne se limitait qu’à des courses poursuites effarantes, des quolibets incessants,
et des disputes constantes. Mais au fond, même si les apparences affichaient le
contraire, ils s’aimaient de la tendresse chère aux chérubins querelleurs. Une amitié
détachée de gamin espiègle, qui cherche à exister à travers une effronterie bien
calculée.
Chloé Summer et Nick Wesson se disputaient dans la chambre du garçon au sujet
des activités de la journée, alors que la neige tombait doucement à l’extérieur,
nappant les fenêtres d’un joli manteau blanc.
— Mais non, on joue pas au foot, j’aime pas ! criait Chloé. C’est pas pour les filles,
le foot, je veux jouer à la poupée.
— Et la poupée, c’est pour les petites pisseuses comme toi, ah ah ah, la pisseuse.
La fillette matraqua Nick avec son poing et le poursuivit dans la chambre. Les
deux enfants parvenaient rarement à s’entendre et se disputaient régulièrement au
sujet des jeux. Chloé n’entendait pas se laisser dominer par ce garnement de Nick
Wesson, qui essayait de l’embêter dès qu’il en avait l’occasion. Il continuait à se
moquer d’elle en criant pendant qu’elle le coursait pour l’attraper. Le gros se mit à
courir dans la pièce en narguant la petite Chloé. Son embonpoint rendait son pas
lourd et gauche.
Soudain, Nick glissa sur un tapis et se cogna contre le rebord en bois de la fenêtre.
Chloé se mit à rire et le garçon commença à gémir, regrettant d’un coup son excès de
zèle et de raillerie.
— Bien fait, bien fait, piaillait Chloé. Voilà ce que méritent les gros tas comme toi.
— Tu vas voir le gros tas quand il t’attrapera, sale garce.
Nick grimaçait et ne mâchait pas ces mots. Une influence discutable pour Chloé, la
petite fille modèle de ses parents, toujours impeccablement habillée, et parfaitement
éduquée. Elle devenait de plus en plus espiègle au contact du jeune garçon, et son
comportement inquiétait Jane, sa mère. Ça avait beau être des enfants, les insultes et
les moqueries n’étaient pas les bienvenues chez Summer, où la politesse et le respect
primaient. Chloé le savait très bien, mais elle demeurait comme tout jeune enfant,
attirée par l’interdit, quitte à subir des punitions. L’amusement puéril pouvait
surprendre les parents parfois, un monde différent difficile à appréhender, quand on
avait passé l’âge.
Quand la petite fille vit que Nick se relevait, elle pensa d’abord à s’enfuir. Mais le
gros garçon avait mal à la hanche et peinait à se redresser. Il devait avoir un bel
hématome, douloureux d’après ses plaintes. Chloé s’approcha de lui, hésitante, mais
se sentant coupable de sa chute, se résigna à l’aider.
— Fais voir, dit-elle.
— C’est juste là, fit Nick, à demi essoufflé. Ici. Ça fait mal…
Chloé regarda de plus près, fronça les sourcils, mais ne vit rien sur sa hanche.
Soudain, le garçon l’attrapa par le cou et se mit à lui gratter sévèrement le cuir
chevelu.
— Ah, ah je t’ai eue petite conne, t’es pas bien maligne, hein ?
Il exultait, fier de son piège.
— Aiiiie, aiie, arrête, gros sac, je vais le dire à ma mère !
— Vas-y, vas la chercher, ta mère, ah ah ! Je l’attends, vas-y, elle me fait pas peur
la comédienne ! rigolait le gosse, plus malicieux que jamais.
— C’est pas une comédienne! Lâche-moi ! Maman ! Maman !! hurlait-elle, Nick
m’embête, au secours !
Alors que Chloé se démenait sous l’étreinte de Nick et qu’ils hurlaient aux abois,
un coup sourd résonna dans le fond de la chambre. Puissant et net, un bruit de bois
cru, comme si on avait cogné sur une porte. Ça semblait venir d’une petite ouverture
d’ébène cachée dans le contrebas de la mansarde de la pièce, à l’opposé d’eux. Les
gosses stoppèrent leurs querelles immédiatement.
— Voilà ma mère, tu vas moins rigoler, gros lard ! dit-elle, rassurée. Maman, c’est
toi ?? demanda Chloé.
— C’est la comédienne qui vient nous faire un petit tour de passe-passe ?
Il ria, nerveux. Un deuxième coup violent claqua au même endroit, plus prononcé
que le précédent. Chloé prit peur, se libéra sans résistance du bras de Nick,
visiblement surpris, et alla ouvrir doucement la porte de la chambre. Personne ne se
trouvait derrière. Le couloir était vide et obscur. On entendait juste des conversations
endiablées dans le salon en bas. Les parents qui discutaient devant un verre au rez-
de-chaussée. Mais personne en haut.
Un nouveau coup frappa, et prise de panique, Chloé cria sans s’en rendre compte.
Elle laissa la porte entrebâillée et se retourna vers Nick, le regard interrogateur et
angoissé. Nick regardait une minuscule ouverture sous le toit mansardé de la pièce.
— On dirait que ça vient de là, dit-il en murmurant.
— Ben vas-y, vas ouvrir, lança Chloé, pas vraiment rassurée. T’as peur ou quoi ?
Trouillard.
— Va-y-toi ouvrir, la maligne. T’as encore plus que peur que moi.
Nick ne rigolait plus vraiment. Une atmosphère étrange avait envahi la pièce. On
sentait une pesanteur dérangeante, comme si une présence non souhaitée et malsaine
avait pénétré dans la chambre. Chloé, n’y tenant plus et dépitée par le manque de
courage du chenapan, se mit en tête d’aller voir. Elle avait ce côté aventureux en elle,
où se mêlent courage et fierté. Et malgré sa peur au ventre, elle partit en direction du
portillon en bois, à la fois curieuse et perplexe.
Plus aucun coup ne s’était fait entendre, mais à peine perceptible, un grattement
sur du bois, très léger. Ca stoppa net Chloé qui commençait à avoir vraiment peur.
Tétanisée, au même titre que Nick.
— Alors, va-y qu’est-ce que t’attends ? lança Nick d’une voix tremblotante.
— La ferme, j’ai peur… Tu devrais avoir peur aussi.
— Je n’ai pas peur, dit le gros, pétrifié.
Près de la porte, elle entendait des murmures incompréhensibles comme si ils
s’adressaient à elle. Elle n’arrivait pas à distinguer de quoi il s’agissait. Déterminée,
elle ouvrit brusquement la petite ouverture en bois, le cœur battant la chamade, sans
avoir la moindre idée de ce qu’elle allait y trouver.
C’est là qu’elle découvrit le regard. Un regard perçant, terrible, et amusé à la fois,
vissé sous d’épais sourcils colériques. Au fond de la minuscule pièce carrée, qui
devait faire sa taille, se trouvait quelques jouets démodés et usés, mêlés à des
vêtements poussiéreux, datant d’un autre siècle. La pièce sombre sentait le moisi et la
pourriture. Elle devait exister depuis des lustres. La seule manière d’y accéder fut de
se baisser, voire s’allonger pour atteindre les objets. Une sorte de remise étroite, dont
la raison d’être demeurait mystérieuse. Chloé s’étendit, pour voir de plus près. Elle
apercevait clairement et directement le clown noir et blanc, posé par terre, assis au
milieu des affaires. Il la fixait d’un air vicieux et énigmatique, à travers ses yeux
blancs nacrés. Juste un point noir au centre de chaque bille qui donnait une
profondeur hypnotique au regard. Elle l’observait, fascinée, autant par son petit
chapeau haut de forme noir et troué, que par sa collerette blanche autour du cou. Un
petit jouet d’antan qui lui plut tout en l’effrayant. Etrange sensation.
— Alors c’est quoi, qu’est-ce que c’est ? bafouillait le garçon, comme électrisé.
Chloé plongea sa main et l’attrapa. Elle sortit le pantin désarticulé. Il était mou et
rigide en même temps, malléable et inflexible en même temps. Son odeur lui
rappelait les vieux livres moisis qu’elle trouvait à l’époque dans le grenier de sa
grand-mère. Il devait être là depuis des siècles.
— C’est juste un clown en plastique, ou en chiffon, je sais pas trop, répondit-elle,
encore perturbée.
— Ouahh, il est moche, et ses yeux… C’est horrible. Qu’est-ce que ça fait ici ?
— A toi de me le dire, rétorqua Chloé, je suis pas chez moi Nick.
Elle lui avait dit ça d’un air supérieur et snobé. Son ton avait changé, plus direct et
assuré, alors qu’elle lui brandissait le pantin sous le nez. Nick était absorbé par le
regard du clown, comme attiré inexorablement.
— Arrête, maintenant pose ça, il me fait peur ce clown, grogna Nick, dérangé.
Mais Chloé le fixait toujours avec le clown, et il lui arracha des mains. Elle était
devenue bizarre d’un coup, à le scruter comme ça. La fillette se rabroua
soudainement, et reprit ses esprits.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda Nick en jetant la poupée de côté.
— Ca va, dit Chloé, je me sens juste… bizarre… Quand je tenais le clown, je me
sentais bizarre.
— Ouais, j’ai vu ça. On devrait le montrer à nos parents, qu’est-ce t’en dis ?
— Non ! cria la fillette, surprenant clairement le garçon.
— Quoi ? Pourquoi non ? s’étonna-t-il. Je l’aime pas ce truc, il me fait peur moi,
pas toi ?
Chloé lui expliqua que les parents s’en moqueraient et les mettraient au lit. Aussi
n’avait-elle pas envie de se coucher tout de suite. Elle voulait continuer de jouer avec
Nick, encore quelques heures avant de rentrer, quand sa mère le déciderait.
— Alors on fait un autre jeu, hein ? Et on arrête de se chamailler, c’est toi qui
décides si tu veux, proposa le jeune garçon à Chloé. Mais si tu ranges ce clown.
Chloé ne semblait pas décider à le ranger, et il ne savait pas pourquoi. La présence
du pantin le mettait mal à l’aise. Même un garnement de son envergure n’était pas
immunisé face à une peur pareille. Il sentait bien que le clown créait une atmosphère
sinistre, et il ressentait le besoin irrépressible de le cacher le plus vite possible. Le
pantin était à présent par terre, et Chloé le fixait encore, sans s’en rendre compte
visiblement.
— Tu entends ? dit-elle à Nick. Tu l’entends ?
— Entendre quoi ? J’attends surtout ! J’attends que tu prennes ce clown et que tu
le ranges dans le placard. Allez, bouge-toi ! S’il te plaît Chloé, range-le.
Le jeune garçon la suppliait presque.
— On dirait qu’il murmure quelque chose, il essaye de nous parler. Des
chuchotements, écoute.
Elle était complètement ailleurs. Son jugement semblait déformé par la
fascination qu’exerçait le clown sur elle. Elle se rabroua encore une fois, comme
sortant d’une espèce d’hypnose, et Nick ramassa brutalement le pantin au sol pour lui
jeter à la figure.
— Range-le !
Il criait à présent, la terreur lui volant sa patience. Incroyable de voir à quel point
la peur l’avait transformé radicalement. Il la fixait dangereusement et lui ordonnait à
présent de cacher le clown. C’est peut-être ce qu’il y a de mieux, pensa la jeune fille.
Ce jouet est mauvais, il me regarde bizarrement. Elle finit par récupérer le clown et
se dirigea vers le placard, toujours ouvert sur les antiquités qu’ils y avaient découvert.
Au moment de le déposer, elle examina une dernière fois ses pupilles blanches serties
d’un maigre point noir au centre. Ça lui rappelait les spirales noires et blanches,
tournantes, qui servent à hypnotiser les gens. En tout cas, elle ressentait ce même
effet, puissant, qui vous déstabilise sans savoir pourquoi. Elle posa finalement le
clown poussiéreux dans le placard, puis le ferma brutalement. Puis d’un air
malicieux, elle se tourna vers Nick :
— C’est moi qui choisis le jeu alors ? J’ai une idée. On va bien s’amuser tous les
deux, tu vas voir.
§
— Jane, encore un peu de vin ? demanda Marcus, à demi-soûl.
— Euh non, merci, je conduis ce soir, je ne vais pas abuser…
Marcus reposa la bouteille sur la table. Après un bref regard vers les autres, il se
ravisa et en servit une rasade à Peter. Il semblait enjoué ce soir là, prêt à faire la fête
plus que de coutume. Ingrid n’avait pas lésiné non plus : elle s’apprêtait à attaquer
son troisième verre et commençait déjà à rire aux éclats au moindre mot de travers.
L’ambiance chez les Wesson battait son plein, comme un samedi soir entre
couples, quand l’apéro se met à dégénérer. Seule Jane gardait une certaine lucidité
sur les évènements. Elle voyait bien que Peter n’était plus très clair, et elle préférait
s’assurer que tout se passerait bien pour le retour. Surtout avec Chloé. Qu’est-ce qu’on
s’emmerde quand on ne boit pas... Elle avait l’habitude de se dévouer pour conduire
après les soirées arrosées chez les amis, et à chaque fois Peter partait dans des
élucubrations douteuses dont elle se passerait bien.
Chloé était occupée à jouer avec le petit Nick Wesson dans la chambre du haut, un
garçon chamailleur et turbulent, mais pourtant attachant. Ils s’engueulaient parfois,
et les adultes devaient intervenir pour les séparer. De vrais petits diables. Chloé,
malgré sa gentillesse, n’était pas du genre à se laisser bousculer. Elle allait bientôt
avoir huit ans, dans quelques mois, et sa perspicacité étonnait toujours sa mère.
— C’est bientôt la fête d’halloween ! Vous savez, les costumes terrifiants et tout ça.
Nick a prévu de le faire, on va lui confectionner un petit déguisement sympathique, ça
peut être drôle. Les enfants aiment bien se faire peur entre eux.
Marcus parla de l’année précédente, quand les amis de Nick lui avaient fait une
surprise macabre en se cachant derrière chez eux, avec des costumes de vampires. Il
avait eu la trouille de sa vie.
— Ce qui le terrifie le plus, ce sont les clowns. On l’a découvert quand on a fait
venir un clown à la maison un jour d’anniversaire. Pour surprendre les enfants. Il
était réputé très drôle et moqueur, mais il s’est amusé à faire des blagues osées et à
malmener Nick. Le pauvre a dû être traumatisé. Depuis, il est tétanisé à la seule vue
de clown, c’est terrible… Je pensais lui foutre la trouille en me déguisant, vous voyez
le truc ?
Il éclata de rire en toisant Peter et Ingrid, mais ça ne fit pas rire Jane. Elle n’aimait
pas jouer avec la peur des enfants, ça risquait de leur causer certains problèmes
psychologiques plus tard. Elle le savait bien depuis la mort de sa propre mère qui
l’avait profondément déprimée étant jeune. La pauvre femme avait eu la bonne idée
de se jeter d’un pont près des docks de la ville, persécutée par ses démons. C’est suite
à cet incident qu’elle avait commencé à les voir : des clowns de toutes les couleurs,
grands, petits, moches, joyeux… mais tous affreusement laids. Aucune explication
plausible n’avait vu le jour. Nick avait au moins la chance de connaître son
traumatisme, même si ce n’était pas un gage de guérison. Ce n’était pas non plus un
sujet de raillerie. Marcus s’amusait avec le malheur de son fils.
— Chloé ne participera pas à ce genre d’idioties, c’est hors de question, reprit Jane.
Nick fera Halloween s’il le souhaite avec ses amis, mais pas avec elle. C’est trop
dangereux.
— Dangereux ? ria Ingrid. Tu as peur que des monstres l’attrapent et la dévorent ?
— Je trouve juste cette fête inutile. Une fille de huit ans n’a rien à faire dehors le
soir, à se déguiser et à mendier chez les gens avec des jeunes pas très clairs.
Ingrid comprit la remarque indécente, mais préféra l’ignorer. Peter plaisantait
avec Marcus de la méfiance de Jane, ce qui ne lui plut pas.
— C’est ça, moquez-vous ! Chloé ne participera pas à ces bêtises. Elle peut
s’amuser sans avoir besoin de se trimbaler déguisée, non ? Et puis en quoi d’ailleurs ?
S’empiffrer de bonbons, manger n’importe quoi… Elle peut tomber sur n’importe qui,
le soir comme ça… Des tragédies arrivent vite. Je n’aime pas trop ça.
— Laisses la vivre un peu enfin, Jane, lui envoya Peter. Elle n’a que huit ans,
d’accord, mais Halloween n’a jamais tué personne. C’est une fête, c’est pour rire, pas
pour terrifier tout le monde, ou agresser les gens. Enfin si, terrifier, mais dans le bon
sens, plaisanta-t-il.
— Oui, et puis c’est pas comme si on ne les surveillait pas. Les parents sont
partout, et ils ne rentrent pas tard, reprit Marcus. Nick serait vraiment content que
Chloé l’accompagne, ils pourraient trouver un thème pour se déguiser, je sais pas.
Puis on leur ferait des beignets.
— La bible est claire à ce sujet : donne de bonnes habitudes à ton enfant dès
l’entrée de sa vie, il les conservera jusqu’à sa vieillesse. On doit leur apprendre le
beau, la vie, continua-t-elle, pas des rites sataniques et autres sombres idées.
Marcus ria quelques instants en regardant les autres, amusés. La remarque parut
le déstabiliser.
— Alors si Jésus a dit ça, je le crois, dit-il, rieur.
— Vous ne vous souvenez pas de la tragédie du petit Mark Gareth ? reprit Jane.
C’est à ça que je pense en premier lieu. C’est la raison qui me pousse à refuser à Chloé
de le faire. Et surtout dans ce village perdu. Même à Drownstown, ils ne s’amusent
pas à ces idioties.
Marcus et les autres étaient gênés, à court d’argument. Ils n’avaient pas vraiment
envie de débattre des raisons qui les amenaient à laisser Nick participer à la fête.
C’était juste pour l’amusement, rien de plus.
— Tu veux dire le petit Mark, qui habitait au bout de la rue ? C’était il y cinq ans, et
on a su pourquoi. Un homme inconscient lui a donné un verre d’alcool, ils étaient
quatre. Ils sont morts parce qu’ils n’ont pas supporté la dose, puis une voiture les a
renversés. Mais ça peut arriver tous les jours, à n’importe qui, s’enquit Marcus. C’est
très triste, mais on y peut rien. Pourquoi refuser à Nick, qui adore cette fête, le droit
de se déguiser ? Pour une erreur commise par quelqu’un d’autre ? Ils sont
responsables, à eux de faire attention.
— C’est vrai, mais c’est vite arrivé, et je ne veux pas prendre ce risque avec Chloé…
Puis toutes ces disparitions qui arrivent dans la période d’Halloween… Je ne
comprends vraiment pas votre vision des choses…
Ingrid regarda Marcus d’un air désabusé, comme pour lui rappeler que cette
tragédie n’était pas anodine non plus. Peter semblait perplexe et perdu dans ses
pensées. Marcus concéda à Jane que c’était son choix après tout, et qu’il le respectait.
Ils pourraient éventuellement en reparler la semaine d’après, au moment
d’halloween. La possibilité de faire une soirée entre amis pendant ce temps, pour
garder l’œil sur les enfants ne déplut pas à Jane finalement, même si elle gardait sa
méfiance bien vive.
Puis Marcus leva son verre, à la santé des convives pour renouer avec l’ambiance
de départ, plus joyeuse. Après une bonne demi-heure de discussions endiablées, Jane
eut une pensée soudaine pour Chloé, qui s’amusait en haut avec le petit Nick, le jeune
garçon turbulent et colérique des Wesson. Comme une soudaine intuition.
— On entend plus les enfants, vous croyez que tout se passe bien ? Nick ? aboya
Ingrid, à priori enivrée.
— Attend, je vais aller voir, coupa Jane.
— Ok, comme tu veux ! Attention à ne pas glisser sur le tapis, ricana Ingrid.
— Ça risque pas, je n’ai pas bu trois verres de vin, MOI ! plaisanta-t-elle.
Ingrid lui mis une tape sur l’épaule, amusée par la vanne, puis Jane monta les
escaliers pour rejoindre les deux enfants, presque soulagée de quitter le salon. Elle
avait toujours cette impression de gêner les autres quand elle décidait de ne pas boire
plus que de raison. Sa stratégie de diversion se révélait souvent efficace : elle faisait
mine de s’éclipser voir les enfants, pour savoir si tout allait bien. Ce n’est pas que
Chloé lui manquait cruellement, mais juste qu’elle ne supportait pas les discussions
creuses autour d’un verre. Peter et Marcus allaient encore ressortir leurs sempiternels
discours politiques teintés de racisme, et Ingrid les écouterait avec la naïveté de la
dilettante. Une atmosphère qui ne convenait guère à Jane.
Quand elle arriva à l’étage, elle s’étonna de voir autant de fresques et de tableaux
aux murs. De somptueuses toiles ornaient le couloir menant à la chambre du petit
Nick. Une procession d’œuvres digne d’un musée. Très chic pour des gens qui n’ont
pas d’argent, se prit-elle à penser. Elle scruta les peintures et sculptures. De drôles de
tableaux ornaient les murs : l’un d’eux représentait une silhouette détachée sur un
paysage orageux. Seule sous les nuages, à fixer Jane de ses yeux vides. Puis une autre
plus énigmatique encore : une sorte de procession funèbre de dix personnes, campées
autour d’un autel sombre. On dirait presque une photo… Ils s’adonnaient à un rituel
étrange, avec au centre de l’image… encore une chèvre ?! Le pauvre animal prêt à être
sacrifié, découpé vivant par un prêtre maléfique armé d’une faucille… La vision
révulsa Jane. Quelle étrange décoration, ça fout vraiment la frousse dans le noir…
Un bref frisson la secoua.
Puis les rires des marmots l’attirèrent vers le fond du corridor. Elle s’approcha à
pas feutrés, pour ne pas avertir les gamins. L’obscurité tamisée du couloir lui
rappelait l’horrible attraction hantée de la fête foraine… Et surtout son agresseur, le
sale violeur qui avait tenté de la prendre. Jamais plus elle n’ira dans ce genre de
manège. Non seulement personne ne l’avait cru, mais elle avait en plus dû subir les
railleries des autres. Pour découvrir au final que le bourreau à l’entrée n’existait pas.
Elle s’ébroua pour oublier cette pensée dérangeante. La comédienne… bande
d’enfoirés.
Quand elle poussa la porte de la chambre de Nick, ce qu’elle vit la pétrifia. Elle ne
put retenir un cri de stupeur en voyant Chloé, presque nue, vêtue d’une simple
culotte, en train de jouer avec une étrange marionnette. Et Nick, qui s’amusait à lui
dessiner des formes bizarres sur le ventre.
— Qu’est-ce que vous faites ?! hurla-t-elle, interloquée.
Elle empoigna Chloé violemment par le bras et la souleva.
— Où est ta robe ? Qu’est ce que tu fais dans cette tenue ? cria-t-elle.
Le petit Nick parut se réveiller d’un coup, comme sortant d’une hypnose. Il recula
devant l’ire de Jane, et se leva pour aller se cacher derrière une chaise.
— Qu’est-ce que tu faisais à ma fille ? lui asséna-t-elle, rouge de colère. Tu n’as pas
honte ? Je vais aller le dire à tes parents. Et toi, rhabilles toi, lança-t-elle à Chloé.
— C’est pas moi, gémit Nick, j’ai rien fait de mal Madame Summer, je vous le jure !
Jane ramassa la robe beige de Chloé et lui ordonna de la remettre. Elle se tourna
vers le garnement.
— Et ça c’est quoi ?
Elle lui jeta un crayon rouge dessus, furieuse.
— Tu étais en train de lui écrire des obscénités sur la peau, c’est ça ? A votre âge,
vous n’avez pas honte de faire ça ?
Jane était hors d’elle, et suspecta le jeune garçon d’avoir tenté de corrompre Chloé
à des jeux vicieux. Mais le chenapan, terrifié, ne savait plus où se mettre, visiblement
inconscient de son geste. Le regard noir de Jane le mettait mal à l’aise.
— C’est pas lui maman, Nick n’a rien fait, répondit la petite fille calmement. C’est
Ivar qui nous a demandé de faire ça.
— Quoi ?! Mais qu’est-ce que tu racontes, enfin ? Qui est Ivar ? C’est quoi cette
comédie ?
La petite fille désigna un pantin en plastique au sol. Un clown moche au rictus
obscène, presque moqueur. Vêtu d’un costume noir et blanc digne d’un film
d’horreur, le pantin dégageait une impression de méfiance. Il ressemblait
étrangement au clown affreux du manège. Sa vue fit trembler Jane, mais elle ne
voulut pas le montrer aux gosses pour rester crédible. La figurine gisait aux pieds de
Chloé, avec les crayons utilisés pour les dessins. Ivar… Ce nom…
— Tu es en train de me dire que ce jouet en plastique vous a parlé ? Qu’est-ce qui
t’arrives Chloé ? Ca ne va pas ?
Jane avait elle-même entendu parler le clown dans le couloir hanté. Ou plutôt elle
avait cru l’entendre. Des chuchotements troublants depuis l’intérieur de la vitrine
sale. En s’adressant à Chloé, elle évitait d’attarder son regard sur le pantin.
La fillette semblait étrangement calme et sereine, sans peur dans son discours.
Elle fixa sa mère affolée, et lui rétorqua, pleine de détermination :
— Ivar nous a demandé de faire ça.
Jane parut un instant pétrifiée devant le visage blême mais incroyablement
inexpressif de sa fille. Une vague de terreur la traversa sans qu’elle puisse savoir
pourquoi. Elle détourna les yeux vers Nick, toujours dissimulé derrière son fauteuil. Il
paraissait tétanisé.
— Pourquoi as-tu fait ces signes sur son ventre, qu’est-que ça signifie ? demanda-
t-elle, en proie au doute.
— Je sais pas, pleura Nick. Le clown voulait qu’on fasse ça, je sais pas pourquoi…
C’en était trop pour Jane. Elle empoigna Chloé, la força à se rhabiller et récupéra
le terrifiant clown noir et blanc au sol, oubliant un instant sa phobie, dépassée par sa
colère.
— Ça suffit, on va descendre en parler à tes parents. Sors de là et suis-moi, je ne
laisserai pas un tel incident se reproduire.
Le garçon ne bougeait pas, et n’osait pas sortir.
— Ivar ne veut pas que je sorte, il a dit que je mourrais sinon, je ne veux pas
mourir, madame Summer, je ne veux pas, pleurnichait-il.
— Tu ne vas pas mourir, sors de derrière ce fauteuil, c’est mon dernier
avertissement ! J’appelle ton père immédiatement.
Cette histoire de clown maléfique lui sortait par les oreilles. Et la terrifiait en
même temps. Ces odieux pantins ne lui inspiraient que du dégoût, et une crainte sans
nom.
Nick finit par se relever et la tête basse, rejoignit la fille et sa mère.
— Dépêche-toi, je ne vais pas te toucher. Ce n’est pas à moi de faire ça.
Elle amena les deux fautifs au seuil de l’escalier. Au moment de descendre les
marches, elle se sentit envahie d’un doute et se retourna vers sa fille, qui la fixait d’un
regard ténébreux. Derrière elle, accroché au mur, le tableau sordide affichait tout sa
laideur, créant une situation déstabilisante. Le garçon était toujours aussi anxieux et
baissait la tête. La figurine dans la main de Jane attirait son attention et semblait le
déranger. Jane détourna le regard sur le pantin, répugnée, puis se tourna à nouveau
vers Chloé, mécontente, et entrepris de rejoindre son mari et les Wesson.
Les autres riaient toujours en discutant d’idioties et de sujets sans importance.
L’arrivée de Jane et sa mine déconfite les stoppa net.
— Hey, Jane, quelque chose ne va pas ? demanda Marcus.
— Demande plutôt à ton fils. Je les ai surpris en train de faire des choses
indécentes dans la chambre.
Les Wesson se jetèrent un regard bref, et Ingrid, soûle, demanda maladroitement
des explications à Nick. Le garçon restait silencieux, et baissait la tête.
— Qu’est-ce qu’ils ont fait ? demanda Peter, intrigué.
Jane souleva brusquement la robe de Chloé, devant l’assistance médusée. Des
gribouillis rouges en formes de symboles inconnus encombraient le ventre de la
fillette. Chloé ne bougeait pas, n’esquissant même pas un geste de dédain.
— Ça, par exemple ! Nick a dessiné ces choses sur le ventre de ma fille, elle était en
petite culotte !
— Oh mon dieu… se désola Ingrid. Nick, comment tu peux m’expliquer ça ? Tu
n’as pas honte ?
Nick, toujours apeuré, montra timidement la marionnette dans la main de Jane.
Le regard d’Ingrid, dubitative, se tourna vers son mari. Les deux semblaient nerveux,
intrigués par la figurine mystérieuse. Jane leva le pantin, effarée, comme pour
montrer sa véritable nature de jouet en plastique. Les trois autres n’avaient pas l’air
de percuter.
— Mais qu’est-ce que ça signifie à la fin ? Comment ce pantin peut-il avoir un
quelconque rapport avec ça ? C’est un jouet, enfin !
Chloé restait immobile, plantée devant les Wesson sans dire un mot. Son visage ne
reflétait aucune expression. Ingrid le remarqua.
— Peter, je ne veux pas que ma fille s’adonne à ce genre de choses à son âge… C’est
malsain ! Je ne suis pas d’accord. Je crois qu’on va devoir s’expliquer un petit peu…
— Attend chérie, grommela Peter, ce n’est peut-être pas grand chose… C’est
bizarre, ce pantin ressemble vraiment à…
Ingrid et Marcus ne riaient plus. Leurs mines traduisaient à présent la peur, et
Jane ne comprit pas. Une ambiance angoissante venait de s’installer, et Ingrid jeta à
Chloé un regard angoissé. Elle se leva, et après avoir mis une tape sur le crâne de
Nick, l’emmena hors de la pièce. Marcus, apparemment nerveux, observait Chloé
avec insistance.
— Ça va Chloé ? demanda-t-il. Nick ne t’as pas fait mal ?
— Tout va bien, répondit la fillette, mécaniquement.
Sa voix monocorde n’était pas naturelle. Et ça inquiéta beaucoup Jane.
— Ecoute, Jane, continua Marcus. Je crois que vous feriez mieux d’y aller. Nick a
été trop loin, et je ne peux pas tolérer ça. Ça me met mal à l’aise, je… Je préfèrerais
que vous partiez.
— Attends, mais je veux juste comprendre ce qui s’est passé ! Je ne voulais pas
plomber la soirée… Je ne suis pas d’accord pour ce genre de choses c’est tout ! Pas à
huit ans, Marcus… Ça ressemble à des jeux malsains, tu vois ce que je veux dire ??
— Je vois, Jane. Mais tu ne peux pas comprendre justement de quoi il s’agit. Et je
n’ai pas vraiment envie d’en parler maintenant. Désolé.
Il se leva pour se diriger vers Jane, lui arracha brutalement le clown des mains, et
l’emporta. Jane restait scotchée au sol.
— Et je vais jeter ce satané clown de malheur à la poubelle. Une horreur pareille…
Tu n’aurais jamais dû monter.
Son expression devenait morose.
— Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer ce qui se passe ici ? maugréa Peter,
attaqué par l’alcool.
— Je vais te l’expliquer moi, grimaça Jane. On part. Marcus a l’air pressé de nous
voir mettre les voiles. On va les laisser s’amuser avec leur jouet maudit, ironisa-t-elle,
le regard plein de fureur.
Marcus, gêné et déçu, ne dit rien. Il avait dans les yeux une sorte d’expression
navrée, mêlée d’incertitude mais aussi de remord. Jane, toujours furieuse au sujet des
enfants, fit signe à Peter de se préparer, et il s’exécuta, incrédule. Marcus les suivit
jusqu’à la porte, décontenancé, mais déterminé à les faire partir. L’atmosphère était
devenue austère, et Ingrid n’avait pas réapparu avec Nick. Qu’est-ce qui se passe d’un
coup ?
Un froid glacial s’était littéralement abattu sur la maison. Une tension palpable
envahissait à présent chaque parole prononcée. Un dernier regard échangé entre
Marcus, Peter et Jane, puis ils sortirent, complètement bouleversés par une telle
décision. Aussi brusque et sans fondement.
Quand Chloé passa la porte, Marcus la dévisagea froidement comme si elle
représentait une menace pour eux. Au moment de partir, Jane s’attarda quelques
instants devant la porte et elle entendit une vague conversation, lointaine, entre les
époux Wesson. Marcus chuchotait, mais avait du mal à cacher sa colère.
— Qu’est-ce que fout encore ce pantin, ici, Ingrid ? Je l’avais jeté bon sang, qui l’a
ramené ? C’est toi Nick ?
Le gosse ne répondait pas, et Ingrid murmurait nerveusement des choses
incompréhensibles. Elle grommelait des choses au sujet d’une malédiction.
— Je ne l’ai pas récupéré ! A chaque fois je le retrouve quelque part, et c’est jamais
personne… On dirait qu’il revient à chaque fois. C’est de mauvais augure.
Puis elle n’entendit plus rien.
La voiture n’eut pas le temps de démarrer que Jane vociférait déjà.
— Tu as vu sa réaction ? Son fils est une saloperie de petit pervers, essayer de
profiter d’une fillette de huit ans ! Et ils n’ont rien dit limite ! C’est de la folie. Moi qui
leur faisais confiance, ils nous virent sans ménagement, sans explication…
Elle fulmina tout en croisant les bras. Peter essayait de calmer le jeu.
— Tu en fais peut-être un peu trop chérie, non ? Ils ne savaient pas quoi faire, ça
les a perturbés et ils ont préféré reporter. Plus dans l’ambiance… Et c’est un peu le
genre d’incident qui casse l’atmosphère, tu ne crois pas ?
— C’est malsain, vicieux… Je n’en reviens pas. Et qu’est-ce qu’ils avaient avec ce
pantin pathétique, on aurait dit qu’ils avaient peur ! Je ne comprends rien à tout ça,
et… Je n’ai pas envie de comprendre plus. Je ne veux plus les voir !
— Enfin chérie, tu exagères un peu… Chloé va bien, c’est le principal, non ? On
évitera de les laisser ensemble, et puis voilà. C’est des gosses.
Il avait l’air pensif au volant, perturbé par une pensée incoercible.
— C’est curieux… dit Peter. On aurait vraiment dit le pantin de l’attraction
hantée…
Chloé les observait paisiblement sans dire un mot.
— Tu seras punie, fillette. Et tu iras te laver en rentrant, et frotter ces écritures
immondes.
— Je ne peux pas Maman, Ivar le clown a dit que si on était vraiment amis, je ne
devais pas enlever ce qu’il a écrit.
— Tu les enlèveras, un point c’est tout. C’est Nick qui a dessiné ça, je l’ai vu. Alors
arrête tes sottises maintenant.
La petite fille répondait avec fermeté et calme. Un comportement bizarre depuis
l’incident de la chambre. Même Jane l’avait remarqué. La façon de parler inhabituelle
de Chloé la troublait.
— Nick n’a rien fait, c’était Ivar. Nick n’était plus là. Il la laissé sa place à Ivar.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? lui rétorqua sa mère, fatiguée de la soirée.
— Ivar est plus qu’une figurine, c’est un homme. Et il nous parle souvent.
Peter commença à s’alarmer.
— Qu’est-ce qui te prends Chloé, tu deviens folle ou quoi ? Tu vas au lit dès notre
arrivée, ça suffit maintenant tes bêtises ! Ta mère en a marre de tes histoires
abracadabrantes. Et moi aussi.
Jane ne répondait même plus, impatiente d’arriver et d’aller se coucher. Elle n’en
pouvait plus d’entendre toutes ces jérémiades ésotériques.
Mais alors qu’elle était sur le point de se détendre enfin, Chloé émit une dernière
remarque, sur un ton monocorde et terrifiant:
— Ivar te connaît Maman, et il veut que tu saches qu’il ne t’oubliera pas.
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Le Pendule de Shawk

  • 1.
  • 3. Photo couverture : http://fr.123rf.com/profile_moori (droits d’auteur) Le Pendule de Shawk Copyright © 2015 Emmanuel Guichard All rights reserved. ISBN: 1512280763 ISBN-13: 978-1512280760 http://www.copyrightdepot.com/cd74/00055173.htm
  • 4. Prologue Quand ma mère s’est jetée du haut du pont, en m’adressant un dernier regard mélancolique, j’ai cru que mon cœur allait s’arrêter de battre. Un dernier regard navré, désespéré. Puis elle s’est laissée tomber comme un poids mort, inerte, résignée à terminer sa vie dans ces flots sordides. On se promenait au bord de la route, sous le ciel étoilé, féérique, jusqu’à ce qu’elle monte sur le rebord de pierre et décide de sauter. Je crois qu’à ce moment précis, elle ne savait pas à quel point cette tragédie allait me hanter. Je l’ai regardé impuissante, laisser son corps meurtri s’écraser mollement dans le fleuve mugissant. Les policiers sont arrivés trop tard. Ils n’ont pu que constater la pauvre fillette abandonnée que j’étais, terrorisée devant le pont gigantesque devenu lugubre en l’espace d’une minute. Je ne bougeais plus tellement j’étais tétanisée par le spectacle auquel je venais d’assister. Je n’ai même pas osé m’approcher du bord. Quand j’ai enfin repris mes esprits, les policiers ont dû s’y prendre à plusieurs pour m’immobiliser. J’hurlais à en perdre haleine, convulsant dans des mouvements interminables, évacuant la rage subite sortie des tréfonds de mon âme. Une rage qui
  • 5. venait de loin, et qui n’avait pu se résoudre à s’exprimer. Une colère enfouie depuis des années, qui ne demandait qu’à sortir. Toutes ces années de supplice, de cris et de douleurs, à assister impuissante aux querelles de mes parents. Et le pire, c’est que je savais où ça mènerait. Le déroulement inévitable, tragique, de conflits incessants, d’indifférence marquée et de violence conjugale. Un père qui ne méritait pas de continuer à vivre sa vie en toute impunité, pas après avoir provoqué ce cataclysme. Il n’avait même pas pris la peine de venir aux funérailles. Tellement occupé, perdu dans ses propres soucis personnels, à chaque fois plus distant et plus froid. Je n’ai jamais compris ce qu’il manigançait dans son laboratoire. Ses recherches en physique expérimentale pour l’université restaient secrètes, et même sa famille ne pouvait lui demander quoi que ce soit. Il restait isolé pendant des jours dans le sous- sol, au milieu de ses grimoires, de ses étranges fioles et autres verreries bizarres. Sa passion pour les phénomènes mystérieux, inexpliqués, n’avait plus de limite. Parfois, on entendait des voix rauques parler, des cris stridents, ou encore des sortes de ronflements gutturaux. Personne n’osait descendre voir ce qui se passait. La seule fois où j’avais eu l’audace de franchir l’escalier pour déboucher dans le lieu interdit, ma mission fut assez brève. Mon père me trouva et me rossa sans ménagement. J’étais sur le point de faire une découverte, une découverte merveilleuse. Cinq minutes de plus m’auraient suffi, cinq petites minutes pour empêcher le drame de se produire. J’aurais pu mettre fin à tout ça ce jour même, dans l’obscurité du laboratoire maudit. Ma mère, elle, a dû aller trop loin. C’est la seule explication que j’ai trouvé à son geste… Même si tout le monde pensait que l’état du couple était en cause. L’indifférence prolongée d’un mari absent. Le vide de l’inattention, l’inexistence, l’oubli. Même si j’essayais de recoller les morceaux du haut de mes huit ans, la rupture psychologique entre mes parents demeurait inéluctable. Progressive. Personne ne peut survivre à ce genre de chose. Je me suis à ma façon, progressivement isolée dans un mutisme affligeant, me confiant en secret à mon seul ami : un arlequin en peluche. Mais je refusais de croire que ma mère m’ait abandonnée pour une histoire d’indifférence. Je refusais de croire que l’égoïsme de mon père soit la seule et unique cause d’une telle tragédie. Quelques temps après, il a déguerpi avec tout son foutoir de scientifique aguerri, ses manuscrits illisibles et son coffret mystérieux. Celui que je n’ai pas eu le temps
  • 6. d’ouvrir. Le secret qui le maintenait peut-être au fond de ce trou, à discuter avec d’invisibles créatures. Je suis sûre que ma mère l’avait trouvé. Les policiers auraient pu le traquer, le poursuivre jusqu’à récupérer le talisman, l’objet de toute ses fantasmes. Mais sa disparition fut rapidement classée et oubliée. On s’est contenté de me mettre sous bonne garde, « récupérée » par un organisme compatissant. Des professionnels généreux qui ont consacré leur temps à m’éduquer. Des gens que j’ai considérés comme mes parents, puisque mon père n’a jamais ressurgi. De toute façon, l’aurais-je pardonné ? Pardonner d’un péché dont je ne connaissais pas la nature ? Même si au fond de mon cœur, j’étais persuadée que sa folie y était pour quelque chose, et que ma mère en avait eu marre de ces idioties, je ne pouvais que subir. Subir les affres de mes tourments, le poids d’un souvenir éreintant et douloureux. Voir sa mère désespérée se donner la mort quand vous avez huit ans. Une fillette innocente, bienveillante, témoin d’un choc qui la hantera toute sa vie. Et le pire, ne pas comprendre pourquoi. Pourquoi, d’un coup, elle décida de se jeter de ce pont maudit. Mais je savais que j’aurais ma vengeance. Je ne pouvais pas laisser mon père s’en sortir si facilement. Je découvrirais la vraie raison de mon traumatisme. J’étais certaine que Maman m’avait laissé un indice, quelque part. J’étais certaine qu’elle ne m’avait pas vraiment abandonné. Seule son enveloppe physique m’avait laissé là, seule sur cette route déserte. Sous le vent espiègle et doux, enveloppant la brume hivernale. Elle resterait près de moi, même depuis l’au-delà, même depuis les cieux. J’en étais certaine. Je me souvenais de ses dernières paroles énigmatiques, gravées dans ma mémoire… « Une fois les trois réunis, nous serons délivrées dans la mort ». C’est bizarre, quand je l’ai vu monter sur le rebord de pierre, j’ai senti une pulsion profonde m’inciter à la suivre. Comme une voix perdue dans ma tête qui me disait de plonger dans le fleuve, que j’y trouverais du réconfort. Une voix douce et ferme à la fois, m’enjoignant de me glisser agilement sous la rambarde de fer, puis de me laisser guider dans les flots, rejoindre ma mère déjà en bas. Je sais au fond de moi que j’aurais aimé la suivre. Suivre cette agréable incitation. Seules les lumières des gyrophares m’avaient ramené sur Terre, le bruit strident et saccadé des sirènes au loin. Puis bientôt, un bras puissant qui me saisissait, fermement, m’empêchant de commettre la même erreur que ma mère.
  • 7. Mais une chose était sûre : j’aurais ma vengeance, peu importe jusqu’où je devrais aller pour ça. Peu importe ce que je devrais faire pour ça.
  • 8. 1 Quand Jane sortit de la voiture, elle fut surprise par l’excentricité du village. Le cliché d’un temps révolu, presque figé dans le passé. L’air embaumait l’odeur de suie et d’humus, les feuilles d’arbres virevoltaient dans les airs à la manière de papillons ivres. L’atmosphère lui rappelait la joie des soirs d’été, cette féerie que seule la campagne et les bois savent dévoiler. La plupart des maisons dégageaient une relative ancienneté, d’autres ne tenaient debout que par miracle. Les rues désertes témoignaient de la discrétion des villageois. Une vision fantomatique, presque irréelle, mais non dénuée de charme. Le centre du village, que les époux Summer avaient pu visiter rapidement grâce à Mme Sterk, l’agente immobilière, ne recelait qu’un ou deux commerces étroits et une mairie branlante, juste assez d’espace pour installer un bureau et quelques babioles. Le maire, étrange personnage, les avait accueillis avec une courtoisie infinie, se confondant en ovations et louanges. Ça paraissait même exagéré. De rares badauds observaient les pérégrinations des visiteurs autour des maisons. Ils n’avaient l’air ni enchantés de les voir, ni attristés, ni inquiets. Des regards vides d’expression, curieux et insensibles. Une ambiance de cimetière, qui ne cassa pas pour autant l’engouement de Jane. Elle avait tant connu la ville avec Peter, son mari, que jamais plus elle ne voulait y retourner. Drownstown se trouvait à dix kilomètres de là, seule bourgade suffisamment étendue pour prétendre au rang de cité. Cette proximité leur suffirait pour s’épanouir, le couple recherchant davantage le calme et l’isolement. Ils seraient servis dans ce village : à peine deux cent âmes vivaient ici, au sein d’un entassement
  • 9. de masures douteuses. Cela dit, l’architecture donnait une impression de splendeur, même si le sens esthétique de Jane était peut-être à revoir finalement. Peter semblait s’en accommoder. Il demeurait silencieux pendant la marche, tournant constamment la tête pour scruter la moindre parcelle de vie dans ces habitations mornes et silencieuses. Un vent léger soufflait dans la plaine, et Chloé Summer, jeune fille de huit ans des époux, joyeuse comme pendant les vacances, respirait à pleins poumons l’air pur imprégné des saveurs automnales. Sa tignasse blonde s’ébouriffait sous les bourrasques, lui caressant le visage avec douceur. Vêtue d’une jolie robe multicolore, elle jouait et courait dans tous les sens, expulsant des graviers de ces rapides coups de sandales. Mme Sterk la fixait bizarrement, droite et sérieuse, trahissant son attitude psychorigide. Le maire se contentait de sourire béatement. Un gros monsieur à l’allure austère, bardé des couleurs de la ville. Ses yeux rieurs contrastaient avec sa tenue noire et rapiécée. Son gros nez attirait l’attention de Chloé, qui fixait la pustule horrible et saillante qui l’ornait. — Peut-on voir l’école ? demanda Peter. S’il y en a une… J’aimerais que ma fille puisse disposer d’une éducation correcte, si vous voyez ce que je veux dire… — Bien sûr…répondit le maire. Suivez-moi. Vous ne serez pas déçu. Ne vous fiez pas à la taille de ce village, nous avons tout ce qui faut ici ! L’école accueille chaque année de nouveaux élèves. Il émit un petit rire vicieux. Puis d’une démarche engagée, il partit en direction du centre du patelin. Mme Sterk suivit rapidement en silence. Le village était si petit qu’on pouvait en faire le tour à pied en à peine une heure. Deux cent habitants, à se demander si des populations si maigres pouvaient subsister dans ces circonstances…. Grâce à la ville de Drownstown certainement, qui elle-même se rattachait à d’autres villes plus grandes. Il devait exister un réseau plus vaste pour approvisionner le village. Elle avait d’ailleurs entendu dire que Drowstown constituait un affreux repaire de brigands, policiers corrompus jusqu’à l’os et de prostituées salasses… pas terrible comme tableau, pour la rare bourgade digne de ce nom. Malheureusement, seule Drownstown pourrait subvenir à tous leurs besoins. Peter trouverait du travail dans la finance en ville, si seulement des établissements de ce type existaient. Le maire avait expliqué que des comités de communes se tenaient régulièrement avec les habitants, et que si Jane et Peter s’y présentaient, ils auraient
  • 10. de fortes chances d’y discuter avec des autochtones afin de trouver des pistes pour le travail entre autre. Et aussi pour rencontrer les gens. Comprendre de quoi ce patelin était fait. On se demande d’ailleurs où sont ces deux cent âmes… Pour sa part, Jane, en tant qu’institutrice, serait intransigeante sur la qualité du service éducatif, et sur l’état des cours dispensés aux élèves. Bizarre qu’il y ait une école avec si peu d’habitants. Elle n’avait encore pas vu d’enfants dans les rues, ce qui accentuait son malaise. Tellement désert… Ils continuèrent leur marche au milieu des édifices creusés par le temps, dans de sobres rues, inertes. Ils ne seraient pas dérangés par le tapage, c’était évident. Ni par la cacophonie des moteurs et klaxons, chère à la ville. Après une marche brève, l’école apparut face à eux. Elle ne se constituait que d’une sombre bâtisse bancale et arrondie. Des siècles qu’elle devait être là. Un établissement si sinistre ne devait pas pousser les enfants à se précipiter en classe. Rien que l’aspect du toit décomposé inquiéta les époux. Des tuiles manquaient et on pouvait apercevoir des trous gigantesques parsemer la charpente. Des grincements rythmaient le silence pesant, et des cliquetis résonnaient autour des murs branlants. Seules les vitres, apparemment neuves, donnaient un semblant de vie à ce manoir lugubre. Une triste image de déclin. — Vous êtes sûrs que ce n’est pas une grange, ou une remise ? plaisanta Peter. Vous avez vu l’état de ce bâtiment ? — Non, c’est bien l’école, admit le maire. Un peu rustre et rudimentaire, je l’avoue… mais parfaitement fonctionnelle. Des instituteurs de Drownstown viennent enseigner ici, et apportent tout le nécessaire : des cours de qualité, de l’enthousiasme, de la dynamique. Vous le découvrirez par vous-même assez vite. Il avait dit ça à Jane en lui adressant une révérence polie. Ce maire fait flipper, pensa-t-elle. Toujours derrière votre dos avec son sourire malsain. Avec sa redingote noire, et son chapeau haut de forme, il ressemblait à un pantin flasque et odieux. Elle se demanda s’il répétait le même cinéma avec tous les nouveaux habitants. Ils devaient être si rares… — Attendez, mais ce… tas de bois et de ferrailles ne peut pas abriter une école, dit Peter, révolté. Il manque de s’écraser à chaque seconde ! Pas question que Chloé étudie dans ce taudis. — Ce taudis, comme vous dites, révèlera ses secrets une fois à l’intérieur, dit le maire. Venez.
  • 11. Quand ils entrèrent, l’aspect des lieux les stupéfia. Absolument tout était neuf, du tableau immaculé aux chaises de bois impeccables et lisses. Les pupitres, en ébène, suscitaient une surprise sans nom chez Peter. Chaque crayon, chaque règle, chaque craie du deuxième tableau en ardoise, rien ne manquait. Jane fut ébahie par la méticulosité avec laquelle les éléments avaient été mis en place. Splendide. Quel contraste avec la façade en ruines ! — Ça par exemple… murmura Peter. Vous m’avez bluffé sur ce coup-là ! — Hé… dit fièrement le maire. Attendez de voir la maison… — Je suis impatiente, dit Jane. Alors Chloé, l’école te plaît ? Chloé passait son temps à courir partout pour inspecter chaque recoin de chaque bâtiment. Jane la retrouva dans une salle au fond de l’école, occupée à regarder des photos d’enfants affichées avec une méticulosité extrême. Jane trouva la disposition décalée, étrange. Les clichés se bousculaient le long du mur, certains étant entourés et marqués en rouge. On aurait dit une sorte de sélection. Des dossiers innombrables encombraient le bureau de la pièce tamisée. Sans doute un bureau d’archives. Le maire les héla de loin, les appelants d’une voix inquiète. Jane ramena sa fille dans la salle principale, retrouver les autres. Chloé frotta le tableau blanc de ses doigts fins, comme pour tester la douceur de la matière. Un sourire béat inondait son visage. — J’adore, Maman, cette école est magnifique ! s’écria-t-elle. — Elle a fait le même effet à Nick ! C’est un enfant comme toi, aussi nouveau que toi, qui est arrivé avec ses parents voilà six mois environ… Les derniers arrivés, avant vous… — Ah, il y a quand même de nouveaux locataires parfois ? plaisanta Peter. —Bien sûr, reprit le maire. Régulièrement. Environ tous les cinq ou six mois, au maximum tous les ans. La plupart viennent de Drownstown, d’autres, et c’est votre cas, de plus grandes villes. L’envie de passer à autre chose, le besoin de calme et de campagne sont les raisons principales du déménagement. — Qui sont ces nouveaux, arrivés depuis peu ? demanda Jane. Mme Sterk, silencieuse comme une tombe, impeccablement parée dans son costume gris, jetait des regards curieux derrière ses petites lunettes rondes. Le chignon très serrée et la bouche bloquée sur un rictus menaçant, la rendait affreusement mauvaise. Elle ressemblait à un fossoyeur, attendant sa macabre besogne. Ce n’était peut-être qu’une apparence après tout… Le maire la regarda en coin.
  • 12. — Ingrid et Marcus Wesson. Lui est ingénieur à Oldstaf sur les docks de la ville, elle est au foyer. Ils sont venus avec leur jeune fils de neuf ans, Nick, qui fréquente déjà l’école. J’espère qu’Ingrid ne s’ennuiera pas trop dans sa grande maison… Ce village n’est pas réputé pour son animosité. Peter et Jane firent un signe de tête pour confirmer que l’école correspondait bien ce qu’ils en attendaient, malgré la suspicion de Jane. Cette salle où s’accumulaient des dossiers, parés de photos d’enfants la tracassait. Ils sortirent dehors, et Chloé tarda un peu à se manifester, fascinée par les livres sur les étagères. — Votre fille se plait déjà ici, on dirait… dit l’agente coincée. — Il serait quand même bon de refaire le toit, suggéra Peter. Pourquoi la façade reste-t-elle comme ça ? — Nous n’avons pas les moyens actuellement de rénover l’extérieur. Néanmoins, des charpentiers vont passer le mois prochain, pour au moins clôturer ces espaces… Nous avons pensé que l’intérieur serait une priorité. Bien, allons voir la maison maintenant, dit-il, rieur. — A quoi sert la pièce du fond ? demanda Jane. J’ai remarqué des photos d’élèves, et des dossiers incomplets… Vous archivez ? La question surprit le gros maire, dont la perplexité se lisait sur son visage bouffi. — Eh bien… Il s’agit d’un recensement, dit-il, inquiet. L’administration, vous connaissez… La réponse ne fit qu’embrouiller Jane. Drôle de façon de répertorier les enfants… Le groupe poursuivit dans une rue sordide et déserte. L’impression qu’il donnait défiait toute raison : un maire dodelinant joyeusement habillé avec son chapeau noir, une agente coincée à la démarche mécanique, et le couple, innocent et curieux, au milieu de ces maisons oppressantes et délabrées. Chloé les devançait, heureuse de découvrir un nouveau terrain de jeu. Ils parcoururent comme ça une centaine de mètres, en contournant une colline herbeuse, massive, qui faisait office de centre géographique. Le patelin semblait organisé autour de cette butte bizarre, posée comme un dôme géant au milieu de minuscules cabanes en bois. Drôle de vision… Ca paraissait à la fois majestueux et fascinant. En même temps, d’une pesanteur atroce. Des nuages tournoyaient au sommet du promontoire, des brumes confuses telles des vapeurs sournoises. Et le plus effrayant était certainement cet affreux tas de ruines, tout juste debout, ressemblant à un vestige de château, prêt à s’écrouler à chaque instant. Comme tout dans ce village. On voyait sa forme étrange, tirée vers le ciel,
  • 13. constituée de tourelles envahies de lierre et de mousses, ainsi que d’une sorte de donjon central, bordant une nef mise à nue par les années. — C’est quoi ce monument là-haut ? demanda Jane, curieuse. La procession se tourna vers le haut de la colline, où le maigre soleil transperçait les épais nuages, immobiles au dessus des ruines. — Il s’agit d’un ancien presbytère datant du dix-septième siècle… Le village a été construit autour de cette butte pour rendre hommage à l’ingéniosité architecturale de l’édifice… Ce fut un lieu de culte important autrefois, et l’aura que dégage cette chapelle n’a pas changé avec les années… Nous sommes très fiers de l’avoir ici. — Une ruine… dit doucement Peter. Mais j’avoue avoir apprécié sa présence. Rassurante. Ça a déterminé notre choix pour ce village. Jane lui jeta un regard étonné, et Peter haussa les épaules. Le maire acquiesça généreusement. Sterk ne broncha pas, trop sérieuse pour même esquisser un sourire. Ils reprirent gentiment leur route jusqu’à la demeure. Le chemin fut rapide, tellement les rues étaient peu nombreuses. Après un périple de quelques minutes, ils aperçurent leur nouvelle maison. Le premier mot qui lui vint à l’esprit en la voyant fut : impressionnant. Basse mais large, fabriquée de rondins de bois blancs presque brillants, avec un toit gigantesque en tuiles rouges. Jane n’avait jamais vu une maison aussi coquette et stylée. Déjà meublée, décorée avec précision et élégance, prête à les accueillir. Rien à voir avec les autres baraques, prêtes à rendre l’âme. Ce soudain contraste paraissait même suspect. Elevée sur deux étages, la maison devait offrir un panorama sublime. Des fleurs et des bosquets légers encerclaient le rez-de-chaussée. D’une blancheur incroyable, sans un brin de poussière ni de trace d’érosion, la façade attirait par sa netteté. La maison entière semblait avoir été rénovée récemment. Deux fenêtres à l’étage donnaient sur la rue, mais vu l’effervescence du quartier, il n’y aurait pas grand-chose à voir. La vision de cette demeure enchantait son âme. En pivotant depuis la jolie bâtisse, elle aperçut une vieille bicoque pourrie juste en face de chez eux. Une maison délabrée tenant par on ne sait quel miracle. L’avancement de pourriture était tel que Jane en avait la nausée. Une vieille ferme abandonnée, voilà à quoi ça ressemblait. Et l’entrée, pleine de boue dégueulasse, entouré de plantes grimpantes couronnant l’étrange édifice. — Quelqu’un habite ici ? demanda-t-elle.
  • 14. — Oui, en effet. Mike Tanny, un ancien vétéran du Viêt-Nam… Il s’est installé dans ce taudis depuis environ dix ans, attendant on ne sait quel évènement. Il en sort rarement. Vous le verrez peut-être vous scruter par la fenêtre, de temps en temps… Il n’est pas bien méchant, vous n’avez rien à craindre. Elle jeta un regard perplexe sur les ruines branlantes du vétéran. Puis, ils contournèrent la demeure pour découvrir un magnifique jardin aux milles senteurs. Des arbustes parfumés jonchaient une mince allée, menant à une fontaine sculptée, le sommet en forme de chèvre. Superbe édifice, pensa Jane. Peter, émoustillé, jeta un œil goguenard à sa femme comme pour lui dire : « tu vois, j’avais raison ». Le maire sembla ravi de leur engouement, tout comme Sterk, qui comprit enfin qu’elle allait empocher un gros contrat. La seule pensée qui la fit ébaucher un maigre contentement. L’eau qui coulait attendrissait Chloé par sa mélodie féerique, postée devant la sculpture, en train de caresser les cornes de pierre de l’animal. Jane repéra un manche érigé sous le corps de la bête, qui la répugna par son arrogance. Elle rappela Chloé vers elle, l’image devenue indécente, la révulsant soudainement. Elle se dit que cette fontaine ne resterait peut-être pas là longtemps en fin de compte. Cette chèvre était de mauvais goût. Peter la fixait longuement. — Mme Sterk va se charger de vous montrer l’intérieur, et puis de vous présenter la paperasse administrative… Le meilleur moment, si j’ose dire. Il ria de tout son soûl, secouant sa grosse besace devant les autres. — Pour ma part, je dois retourner dans mon humble mairie, terminer quelques dossiers importants… Des bons points pour vous : ça traite de rénovation, de productivité, et même d’évènements festifs… On va redorer le blason de ce village croyez-moi. Drownstown espère construire plus de commerces ici, pour accroître l’afflux d’habitants… Et pourquoi pas ? Il se rapprocha de Jane et Peter, l’air malicieux. Tout en parlant, il toisait Chloé en lui lançant des clins d’œil. — J’ai même entendu parler d’une fête foraine, je crois… Ce serait l’occasion de rencontrer des petits camarades. Jane regarda sa fille tendrement. Le maire lui passa la main dans les cheveux, puis muni de son sourire machiavélique, fit un signe de remerciement, puis les laissa entre les mains de la terrible femme d’affaires. — Par ici je vous prie, dit-elle.
  • 15. La visite dura une bonne heure, et autant de temps pour signer les papiers. Peter avait confirmé le cœur léger, certain d’acheter la maison qu’il avait choisi. Jane fut également soulagée, bien que le village commence à lui inspirer des doutes. Drownstown n’est pas loin. Ça la rassura sur le moment. Elle ne savait pas de quoi encore. Mme Sterk repartit fièrement avec les papiers griffés, et on ne la revit jamais. A peine les époux avaient-ils visité la maison, qu’on sonnait déjà à la porte. Rapides ces villageois. La sonnette retentissait crûment, et Jane découvrit deux personnes à l’allure sympathique, une femme et un homme. Lui, la quarantaine, moustache effilée, et crâne dégarni sur le dessus… Elle, simple et élégante, les cheveux noirs et raides, tombant sur une nuque fine, où un pendentif original pendait mollement. Ses yeux bleus en amande s’accordaient avec sa robe pourpre fendue jusqu’aux hanches. L’homme se contentait d’une chemise verte, cravate noire et pantalon de costume. Des déguisements un peu atypiques, qui ne déplurent pas à Jane. Les deux compères semblaient bien excités. — Je suis Marcus Wesson, et voilà mon épouse, Ingrid. Nous venons vous souhaiter la bienvenue ici. Ils habitaient à deux pâtés de maison des Summer, dans une immonde ferme retranchée. Ça avait été une splendide maison quelques temps auparavant, mais d’après Marcus, ils n’avaient pu l’entretenir. Ce qui leur arriverait aussi s’ils n’étaient pas vigilants. Jane ne comprit pas comment on pouvait aussi rapidement en arriver à ce désastre. Une demeure si pleine de vie, qui se transforme en affreux tas de merde en l’espace de quelques mois… Marcus sirotait un café arabica, alors qu’Ingrid buvait un thé sans sucre. Installées à la table du salon, ils discutèrent un peu des taciturnes villageois, et de la vie morne du village. — Vous êtes chrétiens ? demanda Marcus, intrigué. Il avait vu la Bible posé sur le rebord de la cheminée. Ca semblait beaucoup l’étonner. Jane n’avait même pas remarqué qu’elle était là. — J’étais… dit Jane. Enfin, je pratiquais à l’époque. Je ne pense pas que je vais aller prier ici, vu l’état de l’église… Ils rirent de bon cœur. — Pour l’église, vous pouvez aller à Drownstown… Ici, les gens ne portent pas vraiment la religion dans leur cœur, vous savez. C’est même dangereux d’en parler. — Dangereux ? s’enquit Peter.
  • 16. Marcus sembla troublé quelques instants. — C’est malvenu… La plupart des villageois sont des paysans, âgés, conservateurs… Ils ont leur propre vision des choses, leur propre pratique. — Je n’ai pas vu beaucoup de champs autour du village, dit Peter. — En effet, la plupart des habitants travaillent à côté, à Drownstown. C’est un peu plus vivant ! — Hum je vois… répondit Peter. J’espère que ce ne sera pas trop éteint ici quand même… On a quitté la ville pour le calme, mais pas pour la mort et la misère non plus ! Marcus le regardait bizarrement, le sourire forcé sur les lèvres. Après un temps d’attente, il poursuivit, l’air de rien, toisé par sa curieuse épouse. — Il y a une fête foraine d’organisée, bientôt. Ce serait une occasion d’y emmener votre jolie fillette. Comment s’appelle-t-elle ? — Chloé, dit Jane. Elle a huit ans. Elle se fera à l’ambiance de toute façon. Marcus s’adressa à la fillette, qui jouait par terre avec une poupée en chiffon. Elle le fixa d’un air méfiant, presque répugnée par l’homme aux moustaches hirsutes. — Tu pourras rencontrer notre fils Nick. Il a bientôt neuf ans. Je suis sûr que vous vous entendrez à merveille. Il reposa sa tasse doucement sur la table, pendant que la fille le scrutait d’un regard sombre. Elle se défiait de lui visiblement. — On organise un petit repas ce week-end, si ça vous dit de venir ! Apéritif dinatoire… Pour faire un peu plus connaissance ! — Pourquoi pas, répondit Peter. Il faudra qu’on pense à s’intégrer assez vite au sein de cet immense village de deux cent habitants… Marcus ria. Ingrid termina sa tasse de thé. Ils discutèrent rapidement de sujets sans importance. Un silence court s’ensuivit, puis les époux Wesson s’apprêtèrent à partir. — Bien, nous vous laissons faire connaissance avec votre nouveau chez-vous… A samedi ! — Ne vous perdez pas sur le chemin, plaisanta Peter. Merci. Il referma la porte derrière les mystérieux invités. Marcus et Ingrid leur firent signe au loin. Jane et Peter étaient d’accord sur un point : les Wesson transpiraient la gentillesse, sorte de façade apparente dissimulant quelque chose de plus profond,
  • 17. plus malsain. Chloé l’avait senti immédiatement. Comme le maire, leur discours ne transmettait pas vraiment la sincérité. Peut-être rien que des délires d’étrangers… Ils venaient de signer et déjà, les doutes s’immisçaient en eux. Surtout chez Jane. Peter considérait ça comme des détails. Sûrement la paranoïa du nouveau propriétaire. Tout paraissait idéal avant la signature indélébile, et après… Vous trouviez toujours à redire, à découvrir des détails confus qui vous obsédaient. Peut- être qu’on s’est trompés ? Peut-être qu’on aurait dû attendre ? — On est peut-être un peu trop méfiants, dit Peter, doucement. Ces gens sont tout sauf inquiétants, des crèmes ! Jamais vu si généreux. On peut leur faire confiance, j’en suis sûr. Une question de temps. Après un baiser sur la joue de Jane, il s’enfuit pour rejoindre Chloé dans le jardin. Elle entendit Peter jeter un « hé chérie, tu viens visiter derrière ? ». Puis elle se perdit dans ses pensées et ses doutes. L’assurance morbide de Mme Sterk l’avait autant interpellée que cette marionnette de maire. C’est quoi son nom déjà ? Il ne l’avait pas donné, semble-t-il. Drôle de cérémonie que cette visite. Un accueil macabre et faussement courtois. Elle jeta un œil sur le papier administratif qu’ils venaient de compléter. L’écriture penchée de Sterk lui rappela celle de sa mère. Elle écrivait toujours de cette manière, en partant vers l’avant, comme si elle était pressée de partir. En relisant jusqu’au bas du document, un détail la perturba, aussi évident que le nez au milieu de la figure. Sterk n’avait pas attendu pour mettre les voiles, sans même prendre un instant et leur parler de la suite. La feuille qu’elle avait laissée représentait le double jaune du dossier, et quand elle le fixa avec attention, elle comprit d’où provenait son inquiétude. Aucune marque de stylo. L’agente n’avait pas signé dans le cadre réservé à cet effet. Elle prit le téléphone immédiatement, et appela l’agence de Drownstown, chargée de leur vendre le bien. On lui répondit farouchement. — Mme Sterk, coiffée avec un chignon, des lunettes rondes, très solennelle… — Attendez, je vais me renseigner, répondit une voix de femme pressée. Après quelques minutes d’attente qui parurent des heures, la dame revint au combiné avec une pointe d’ironie dans la voix : — Désolé Madame, mais… Aucune Mme Sterk n’a jamais travaillé ici…
  • 18. 2 Elle se sentit mal à peine arrivée sur les lieux. La fête foraine ressemblait plus à une kermesse pour enfants qu’à une copie de parc d’attractions. Tous ces visages béats d’enfants au milieu des confiseries et manèges, ces atroces regards malicieux et salasses de pantins, de peluches ternes et autres bibelots inutiles. Et puis surtout ces affreux clowns, laids, tellement répugnants… Ils étaient là, au milieu de la place, à batifoler avec les rares enfants, les poursuivant pour les chatouiller, les surprendre, ou Dieu sait quoi... Depuis toute jeune, sa phobie des clowns n’avait pas régressé, au contraire. Sa peur d’en croiser un l’empêchait parfois de sortir. Elle ne supportait pas la vision de ces peluches hideuses leur ressemblant, et de tous ces sourires vicieux de marionnettes en costume. Les yeux qui la suivaient des stands remplis de poupées de toutes sortes lui glaçaient le sang. Son cœur battait la chamade, des gouttes de sueur ruisselaient sur son front. Sa main moite et tiède alerta Peter. — Ca va chérie ? Tu te sens bien ? Elle respira un bon coup, faisant une halte près du premier stand, où un type dégarni tenait fièrement une carabine, en les fixant avec une intensité anormale. Ses yeux attirèrent Jane quelques minutes, un regard pervers et intrusif qui la révulsait. — Ca va aller… c’est juste des vertiges. Le traitement, sûrement. Sa dépression était apparue quelques semaines plus tôt. Peter lui avait conseillé d’aller consulter le seul médecin du village, un homme énigmatique nommé Jarl. Le
  • 19. traitement fourni par le docteur serait une sorte de test. Ça lui permettrait de comprendre pourquoi son humeur déclinait à ce point. Peter lui passa la main dans le dos pour la réconforter. Ils poursuivirent leur chemin jusqu’à une remorque étrange, gardée par un homme gigantesque, protégeant des milliers de peluches rose, rouges et vertes. Chloé ne put s’empêcher de crier son admiration, et même si le type farouche ne riait pas, elle fonça vers lui. Jane la laissa partir, ne pouvant la saisir à cause de sa faiblesse soudaine. Elle avait l’impression de connaître cet endroit. C’est impossible, je ne suis jamais venue ici… Elle avait passé son enfance en ville, dans les bas fonds d’un quartier sordide. Pas si sordide que ce village, non, mais assez empreint de délinquance et de violence pour considérer le coin comme néfaste. Pourtant, ses parents, surtout son père, le grand scientifique Georges Summer, étaient riches fut un temps, leur permettant de vivre dans des conditions honorables, et même dans une bâtisse luxueuse près d’un beau lac parfumé. Quand il fut mis à pied, il n’eut plus que son laboratoire clandestin et son maigre versement mensuel pour survivre. Il ne m’emmenait jamais dans des fêtes foraines pourtant… Toutes ces peluches multicolores éblouissaient la rétine de Jane, lui donnant presque la nausée. En plus d’une sensation horrible qu’elle n’arrivait pas à identifier. Peter la tenait encore par l’épaule, la soutenant dans sa marche, jusqu’à ce qu’ils rencontrent les Wesson, au centre de la place, près des stands de bonbons, où leur fils semblait faire une razzia. Un petit garçon bien gras, bouboule, avec des joues de hamster. Il s’empiffrait de churros et de fraises sucrées, arrivant à peine à respirer. Il devait faire dans les… soixante dix kilos, pas loin. A quoi, huit ou neuf ans ? Son apparence de petit gros fit légèrement rire Jane, qui oublia presque son malaise pendant un instant. Alors que le petit gourmand enfonçait la tête dans son paquet sucré, Marcus héla le couple et leur fit signe de venir. Ingrid souriait béatement à côté. Peter et Jane les rejoignirent parmi la foule. Enfin, si on pouvait parler de foule… Quelques dizaines de personnes occupaient l’étroite manifestation, venant à la fois du village et de Drownstown. Forcément… Elle aperçut des gens qu’elle connaissait de vue, mais la plupart demeuraient inconnus, retranchés habituellement dans leurs sinistres maisons. Malgré l’accueil excessif du maire et de la mystérieuse agente, les autres, rares badauds, s’étaient contentés de les observer sournoisement, sans esquisser la moindre joie, le moindre
  • 20. enthousiasme. Des statues de chair humaine, des robots… La vie semblait avoir disparue de ce village, évaporée comme une fumée éphémère. Le regard vide et absent des passants faisait peur à voir. Elle essaya d’ignorer ces animaux mécaniques, se dirigeant maladroitement vers les quelques stands disponibles. Depuis une semaine, Jane, Peter et Chloé avaient pris progressivement leurs marques et vécu des jours paisibles et routiniers. Leur quotidien se déroulait sans anicroche : Peter venait de trouver du boulot à Drownstown grâce à Harold, un vieux briscard rencontré à une réunion de village, qui se trouvait être le patron d’une boîte dans la finance. Chloé et sa mère fréquentaient l’école du village ensemble, chacune d’un côté de la salle. Des journées plates et linéaires, mis à part les cauchemars et intuitions récurrentes de Jane. En plus d’une dépression qui la terrassait progressivement, des manifestations troublantes semblaient s’investir dans sa vie. Ça va se calmer, c’est l’appréhension des premiers mois… La fête foraine viendrait pimenter leur vie simple comme une manifestation extraordinaire. Ou alors accentuer les doutes de Jane… Jane ne put s’empêcher de hoqueter quand elle aperçut l’immense fontaine au centre de la place. Un édifice de pierre blanche érigé brutalement en plein milieu des forains. Sculpté et orné magnifiquement, mais dont la vue du sommet lui serra le ventre. La bête représentée affichait une allure fière, toute en verticalité, ses cornes puissantes perçant le ciel azur. Encore une fois, les attributs masculins avaient subi une mise en valeur excessive. C’est quasiment la même que dans le jardin, pensa-t- elle. Le sens de l’esthétique de ces gens laisse vraiment à désirer, qu’est-ce qui les attirent dans ces horreurs… Marcus l’interpella alors qu’elle fixait sans s’en rendre compte ce monument abject. — Bel objet hein ? Un sacré travail pour réaliser cette splendide œuvre… — Splendide œuvre ? plaisanta Jane. Je dirais plutôt que c’est… dégueulasse. Ingrid se mit à pouffer. Le petit gros continuait de manger, il n’avait même pas remarqué leur présence. Il s’empiffrait de bonbons comme si sa vie en dépendait. Le stand lui masquait la vue de l’atroce statue, qui le toisait dangereusement. Les deux couples, côte à côte, scrutaient le monument avec attention, laissant Jane plus que perplexe. — Je n’ai pas vu le maire, dit soudainement Jane.
  • 21. — Il ne vient pas souvent aux manifestations, qui sont rares je l’avoue… C’est plus pour contenter les enfants, et aussi pour fêter l’arrivée de nouveaux habitants… Ça a l’air d’amuser votre fille en tout cas ! Chloé riait en regardant le gros, et ça ne lui plut pas. — Je crois que c’est votre fils qui l’amuse, dit Peter. Marcus mit une tape derrière le crâne du garnement, qui fixait méchamment la fillette. Elle le pointait du doigt en riant. — Pose moi ça Nick, tu vas être malade ! lança Ingrid. — T’as assez à manger mon gros ? plaisanta Chloé. Viens avec moi, ça te fera maigrir un peu ! Jane n’en revenait pas de l’insolence de Chloé. Elle avait pris ce ton malicieux et cocasse subitement, se moquant avec méchanceté du garçon. — Chloé, on ne parle pas comme ça, non mais ! Tu n’as pas à te moquer de ce garçon, enfin ! — C’est vrai qu’un régime s’impose, hein Nick ? grommela Marcus. Si tu allais jouer avec ta nouvelle amie, au lieu de manger ces saloperies ! Il lui arracha le cornet des mains et Nick croisa les bras, mécontent. — C’est pas ma copine, je la connais pas ! cria le gros. Chloé lui faisait des pieds de nez, le sourire jusqu’aux oreilles. Ses cheveux blonds lui retombaient sur le visage, bien lisses, dégageant son minois d’ange aux yeux bleus. Une belle petite fille, avec sa robe violette, impeccable, qui ne laissait pas indifférent. Sauf le petit gros qui préférait ses bonbons bien sucrés. Il commençait à bouillir de voir Chloé se foutre de lui. — Attends que je t’attrape petite conne, tu vas voir ! Il se lança à sa poursuite. Les deux jeunes se coursèrent entre les stands, avec agilité et souplesse. En tout cas pour Chloé, car Nick peinait à se mouvoir, son embonpoint le ralentissant à chaque pas. — Je vois que le vocabulaire vole haut ici ! dit Jane. Je pense qu’une leçon s’impose non ? — En effet, dit Marcus. Ce n’est pas très courtois tout ça. Mais parfois il ne faut pas être trop exigeant non plus, et laisser les pulsions s’évacuer, qu’en dites-vous ? — J’en dis que je n’aime pas trop les insultes, surtout venant d’enfants de huit ans…
  • 22. — Neuf ans bientôt, coupa Marcus, moqueur. Ils vont apprendre à faire connaissance, vous verrez. Les garnements finissent toujours par bien s’entendre, même s’ils passent leur temps à se disputer… Peter regardait les enfants en riant légèrement. Ça l’amusait contrairement à Jane. Je suis peut-être trop exigeante… Ou alors ces gens sont trop laxistes. Ils se retrouvèrent à présent entre adultes et ils discutèrent quelques instants du burlesque maire, qui visiblement n’avait pas eu le temps de venir. Une fête communale sans son maire, ça paraissait étrange. Etrange fut le mot qui traduisait le mieux le sentiment général que cet endroit inspirait à Jane. Moins à Peter, aveuglé par sa belle trouvaille, sa maison. Quand Jane avait annoncé à Peter que l’agente n’existait pas, et qu’elle n’avait pas signé le papier, il ne l’avait pas cru. En vérifiant le document, il ne fut pas étonné de découvrir le paraphe clair et net de Mme Sterk, imprimé profondément dans le cadre destiné à cet effet. Les yeux de Jane s’étaient ouverts comme des soucoupes, et elle avait commencé à se demander ce qui lui arrivait exactement… Peter avait été jusqu’à rappeler l’agence pour prouver à sa femme que la dame au chignon serré était belle et bien vivante, et qu’elle travaillait dans l’établissement en question. Elle n’en revenait toujours pas. Dès les premiers jours, et après cet incident fantasque, ses émotions demeuraient confuses et anarchiques. Ses sens se brouillaient à la moindre occasion. Devant les Wesson, enclins à une joie apparente, elle tentait tant bien que mal de dissimuler son humeur partagée. Ils firent un rapide tour des stands, dérivèrent vers le bord d’une maigre rivière qui longeait la fête pour y observer les poissons, puis statuèrent devant une façade noire et angoissante, posée solidement au sol comme un mur tombé du ciel. Une étroite entrée sombre, fichée telle une fissure dans la roche, attirait leurs regards. — Voilà le genre de façade qui en rebuterait plus d’un… dit doucement Marcus. Moi ça me donne envie ! Ingrid et Jane fixaient l’immense tête de diable au sommet du haut panneau, avec ses yeux rouges vifs et ses cornes marrons, serties de larges rainures. Des flammes immenses entouraient la tête du démon, dessinant un tableau d’horreurs infernales et dérangeantes. Une langue pointue sortait de la bouche du monstre, enroulée vers l’intérieur, comme si la bête cherchait à les attirer. — C’est quoi cet engin ? demanda Peter.
  • 23. — Ça… C’est l’antre de la mort mon vieux… Le summum de la maison hantée ! Même à Drownstown, ils n’ont pas de manoir ambulant comme celui-ci. J’te jure, ça vaut le coup, même pour dix dollars. — Comment tu peux connaître cette attraction ? Je croyais que vous étiez arrivés il y a six mois… Marcus parut hésiter, et sa femme trahissait son assurance par des gestes tremblants. Ils n’avaient pas l’air tranquille, même au sein de la fête du village. — C’est le genre de carriole qu’on retrouve un peu partout, pas vrai ? J’en ai connu ailleurs, et avec la même tête de diable ! Je pense que c’est le même genre de truc… Peter réfléchit un instant. — Hum… Pas donné, mais pourquoi pas ? — Vous ne le regretterez pas, dit Marcus. Jane n’était pas rassurée. Les attractions horrifiques ne l’avaient jamais passionnée. Surtout en ce moment. Les bizarreries s’insinuaient directement dans sa vie, dans la réalité. Ses cauchemars la nuit, dont la signification lui restait encore trouble, ne l’incitaient pas non plus à se jeter dans la gueule du loup. Ou plutôt la gueule du diable… Ils contemplaient la façade, perplexes, quand Chloé et Nick se ruèrent à l’intérieur, surprenant le curieux personnage installé à l’entrée. Il les héla, les gosses n’ayant rien payé. Le caissier maléfique se tourna brusquement vers les quatre adultes, en les questionnant du regard. Marcus ria de leur stupidité. Peter haussa les épaules. — Moi non plus je n’aime pas trop, dit soudainement Ingrid. Je serai avec toi, ça mettra un peu de piment dans notre vie si délurée, plaisanta-t-elle. Et puis bon, on a plus le choix maintenant que les gosses sont entrés… Jane n’eut que la possibilité d’entrer pour suivre les gamins turbulents. Elle régla les places au type de l’entrée. Intriguée, sentant la peur monter doucement, elle suivit Ingrid dans l’antre maléfique. Un type habillé d’une sombre robe noire et rouge, et muni d’un infâme masque de diablotin, campé à l’entrée, lui glissa un mot chuchoté qu’elle ne comprit pas. L’homme menaçant lui adressait des grimaces embarrassantes. Il ria comme un hystérique, puis d’un geste vif, leur ouvrit le portillon. L’intérieur était plongé dans l’obscurité. On n’entendait que des murmures vagues de voix lointaines. Des remugles épouvantables émanant de la grande salle où ils se
  • 24. trouvaient emplirent Jane de dégoût. Une flèche leur indiqua le chemin à suivre, dans un affreux couloir couvert de draps pourpres poussiéreux. Marcus s’amusait à émettre des sons gutturaux pour faire peur aux femmes, mais ça ne faisait pas trop rire Ingrid. Peter, circonspect, progressait confiant, gardant à l’esprit que ce n’était qu’un jeu. Elle se remit à penser aux deux garnements, laissés sans surveillance, se précipitant à l’intérieur de l’abîme démoniaque. Même si les dangers étaient minimes, les robots du village ne lui inspiraient pas confiance. L’attitude trop relâchée de Marcus et Ingrid ne correspondait pas à sa vision. Elle devait aller les chercher à l’intérieur, coûte que coûte, en oubliant du mieux possible ses peurs… Pourvu qu’il n’y ait pas de clowns… Ces garnements commençaient vraiment à l’épuiser. Elle avançait en tremblant au sein des draperies moisies, quand elle crut entendre un mot, chuchoté dans l’air de la pièce. Ivar… Voilà ce qu’avait murmuré le type déguisé en diable au portillon… Elle ne connaissait pas d’Ivar, et se dit que cet homme devait soit jouer son rôle terrifiant pour attirer les clients, ou alors il n’était pas très net. Dix dollars quand même… Mais maintenant que les gosses sont entrés… Ils poursuivirent leur chemin dans les dédales du labyrinthe de chiffons pourpres et mauves, jusqu’à une vitrine à moitié opaque, mal lavée, qui sentait le moisi. Les quatre aventuriers passèrent à travers un filet rouge, et soudain une sorte de marionnette se mit à s’agiter frénétiquement derrière les carreaux. Ingrid fit un bond et vacilla sur Jane, qui percuta le drap mauve qui décorait la salle. Peter et Marcus sursautèrent, puis se mirent à se gausser du clown noir et blanc qui les fixait depuis l’intérieur de la vitrine sale. Jane reprit ses esprits. Elle était terrifiée. — Pas très coriace, lança Marcus, en toisant sa femme. — Ce con m’a fait peur ! Fait pas le mariole, je t’ai vu flipper, gigolo… — Laisse tomber, Peter, on aurait pas dû amener ces deux poules mouillées, plaisanta-t-il. Peter n’entendit pas les paroles de Marcus, absorbé comme il l’était par le regard intense de la marionnette. Ses pupilles brillaient comme sous le soleil d’été. — C’est fascinant, dit soudain Peter. Je n’ai jamais vu des yeux pareils… Le clown en chiffon devait mesurer trente centimètres au plus. Une poupée assise dans la pénombre, droite, le regard vissé sur les quatre adultes. Un regard profond et tourmenté, presque magnétique. Les pupilles blanches immaculées, serties d’un léger
  • 25. point noir, les plongeaient dans une espèce d’hypnose collective. Jane sentait toute la pesanteur et la perversité dans ces billes de verre. Ou de plastique ? Elle ne savait pas trop. Elle savait juste que le clown semblait emprunt d’un maléfice terrible. D’un seul regard, il vous pétrifiait sur place. Affublé d’une collerette blanche sur un costume strié de bandes noires et blanches, le jouet sordide paraissait provenir d’un ancien temps, révolu, issu des antiquités démodées d’un marché aux puces. Son chapeau haut de forme troué, et cette chevelure dense et fine retombant sur ses épaules, lui conférait un aspect repoussant. Le sourire démoniaque qu’il affichait complétait ce tableau déroutant. Même Marcus semblait nerveux en sa présence. La phobie de Jane se réactiva soudainement face au jouet. Elle essaya de le cacher, mais les gouttes de sueur tièdes le long de son front la trahissaient. — Bonjour, je suis Ivar, Ivar le clown… Vous me reconnaissez ? Je suis le gentil clown qui aime les enfants ! Oh oui, je les adore… Ils restèrent stupéfaits face aux propos rieurs du pantin. Il avait dit ça d’une façon très mécanique, machinale. Sa voix évoquait la malice, l’espièglerie, le tout sur un ton monocorde et agaçant. Un ton nasillard qui énerva un peu Peter, toujours ahuri devant la vitrine. — Et il parle en plus ? Quel horreur ce truc… Ça me fait froid dans le dos… On continue la route ? — Trouillard, dit Marcus en rigolant. Et il s’enfuit plus loin dans le couloir. Les trois autres le suivirent bien malgré eux, laissant l’affreux pantin et son regard vicieux derrière eux. Ils entendirent des rires d’enfants au loin. Ils doivent être dans l’autre salle… La vitrine suivante dévoilait un affreux ours aux crocs énormes et acérés, empaillé, qui se mettait à bouger sur leur passage, manquant de fracasser la vitrine d’un coup de patte écrasant. Puis des sortes de gardes momifiés se postaient le long du passage, contre les draps, sans glace pour protéger les quatre compères cette fois. Sont-ce des humains, ou des statues ? Des gens sont-ils vraiment cachés dans ces déguisements ? On aurait dit une procession funèbre venue d’un autre monde. Habillés en hallebardiers verts et mauves, les types fixes et droits les scrutaient en passant, puis se mirent à les agresser violemment avec leur arme en plastique, et Jane hurla sous les coups. Ils frappaient forts ces abrutis ! Deux rangées de dix gardes, qui vous martelaient le corps sur trente mètres, de chaque côté. Ils avancèrent
  • 26. rapidement dans la tempête, s’extirpant avec difficulté des haches en ébullition. Drôle d’amusement, pensa Jane. La suite ne fut qu’un ensemble de cris et de monstres en tout genre, qui arrachèrent des hurlements stridents à Ingrid plusieurs fois. Jane paniquait au moindre bruit, à la moindre apparition. Les hommes continuaient de s’amuser. Il y avait des portes scellées que tentaient vainement de défoncer d’invisibles créatures, frappant sans relâche dans le bois qui craquait sous le choc. Les loquets en bronze remuaient violemment sous les coups, donnant l’impression de rompre à chaque instant. Des visions démoniaques sur les toiles affichées dans la salle du fond, des flashs terrifiants à faire vomir les plus coriaces illuminaient les couloirs. Puis une dernière pièce, étroite, en coude, amenant d’après la flèche indicative, vers l’ultime terreur avant la sortie. Toujours pas vu les gamins, merde… La petite salle ne possédait aucune lumière, et Jane fut tout à coup saisie d’effroi. Elle tapota sur les murs pour se guider, chercha des prises, des corps à toucher. Mais il n’y avait plus rien. Elle crut entendre des chuchotements épars, qui résonnaient dans les toiles mauves de l’obscure cellule. Jane… tu m’entends, Jane ? Elle se tapa le front pour retrouver sa lucidité mais rien ne s’arrangea. Jane… Les voix continuèrent à se manifester, ne sachant plus si elles venaient de son imagination ou du terrible manège. — Peter, Ingrid, vous êtes là ? Marcus, c’est toi ? Jane avançait avec prudence dans l’antre mauve. — Nick ? Chloé ? Vous êtes là ? Elle tâtonnait à l’aveuglette en espérant toucher une épaule, un bras. Mais il n’y avait toujours rien. Il n’y avait plus personne. Enfants et adultes avaient disparu. Juste elle et les ténèbres. Elle sentit tout à coup une présence, horrible et lourde, dans l’atmosphère. Je suis Ivar, Ivar le clown… J’arrive Jane, je te rejoins, attends-moi… Elle se mit à voir le clown sortir doucement, mécaniquement de sa vitrine, le regard fixe et sombre. Elle le vit tomber au sol, se relever par saccades, et suivre le chemin qu’ils avaient pris eux-mêmes, en chuchotant des mots incompréhensibles. J’arrive Jane, je veux juste t’aider, ne t’inquiète pas… Elle imagina ce pantin burlesque, progresser tranquillement, inexorablement vers elle, d’une démarche bancale et maladroite, le sourire aux lèvres et les yeux fixés au loin sur sa proie. Elle le voyait au fond du couloir l’examiner de ses yeux pervers et
  • 27. malicieux, avançant dans sa direction. Le petit être de trente centimètres avançait vers la fente de la pièce, inéluctable, lui triturant les tripes d’une main de fer. Elle crut que sa vessie allait se relâcher. Elle fixait, tremblante, le fond du couloir, attendant l’horrible pantin venir l’engloutir. Soudain, alors qu’elle s’apprêtait à hurler, elle sentit des mains froides et calleuses lui enserrer la gorge, et l’attraper avec violence aux seins. La surprise lui étouffa tout cri, et l’agresseur se mit à la malmener sauvagement. Jane réprima son dégoût, et tenta de s’extraire de la poigne puissante de l’inconnu. Elle vociférait, grognait, pestait. Le couloir vide en face d’elle la toisait de sa profondeur lugubre. Elle se débattit dans la petite pièce carrée et noire, toujours maintenue par derrière, enserrée par le mystérieux personnage. Elle sentait qu’il avait une cape, une sorte de toge. — Mais lâchez-moi, salopard, arrêtez ! Ca ne m’amuse plus maintenant ! Elle donnait des coups, tentait de mordre. Le type ne lâchait pas sa prise. — Tu ne peux pas m’échapper Jane, je suis là, pour toi… Laisse moi faire, ce ne sera pas long, ce sera agréable tu verras… susurrait-il. — Lâche-moi connard ! Peter, Marcus, à l’aide ! hurlait-elle. — Ils ne t’entendront pas ma chérie, il n’y a que toi et moi ici… Tous les deux, en amoureux, ça ne te plait pas, hein ? Sa voix rauque rappelait quelque chose à Jane. Le type de l’entrée qui lui parlait tout bas. C’est cet enfoiré. Elle se débattit de plus belle, vainement. L’homme la clouait contre lui, sa main droite sous ses seins, l’autre contre son visage. Il se mit à lui tirer sur les cheveux, et Jane laissa échapper un cri aigu. L’homme souleva la robe de Jane par derrière, brutalement, et essaya de baisser sa culotte, tout en serrant plus fort son sternum. — Arrête de bouger, tu ne peux pas t’enfuir, tu es à moi ! Je vais te baiser ici, tout de suite, sans attendre… Ça ira tu verras… — AAAAhhhh, hurlait-elle, impuissante. Elle ne pouvait se retourner pour apercevoir son agresseur. Puis le noir l’en aurait empêché de toute façon. Ses plaintes s’éteignaient dans la pénombre et l’épaisseur des draps pourpres. L’homme tentait de la forcer à se baisser, pour mieux la prendre, mais les déhanchements de Jane lui rendaient la tâche difficile. Alors que le type glissa légèrement sur le sol, elle put s’extirper de l’étreinte et se retourna face au néant, lançant un poing maladroit dans le vide. Puis un autre. Et un autre. Elle hurlait à tue-tête, à en perdre haleine.
  • 28. Elle sentit à peine le coup sourd qui la frappa à la tempe. Elle tomba comme un piquet, inanimée sur le velours rouge. Un velours doux, si doux…
  • 29. 3 Les deux gamins se chamaillaient comme à l’accoutumée, se tirant les cheveux, criant et déversant des flots d’injures. Depuis leur rencontre à la fête foraine, leur relation ne se limitait qu’à des courses poursuites effarantes, des quolibets incessants, et des disputes constantes. Mais au fond, même si les apparences affichaient le contraire, ils s’aimaient de la tendresse chère aux chérubins querelleurs. Une amitié détachée de gamin espiègle, qui cherche à exister à travers une effronterie bien calculée. Chloé Summer et Nick Wesson se disputaient dans la chambre du garçon au sujet des activités de la journée, alors que la neige tombait doucement à l’extérieur, nappant les fenêtres d’un joli manteau blanc. — Mais non, on joue pas au foot, j’aime pas ! criait Chloé. C’est pas pour les filles, le foot, je veux jouer à la poupée. — Et la poupée, c’est pour les petites pisseuses comme toi, ah ah ah, la pisseuse. La fillette matraqua Nick avec son poing et le poursuivit dans la chambre. Les deux enfants parvenaient rarement à s’entendre et se disputaient régulièrement au sujet des jeux. Chloé n’entendait pas se laisser dominer par ce garnement de Nick Wesson, qui essayait de l’embêter dès qu’il en avait l’occasion. Il continuait à se moquer d’elle en criant pendant qu’elle le coursait pour l’attraper. Le gros se mit à courir dans la pièce en narguant la petite Chloé. Son embonpoint rendait son pas lourd et gauche.
  • 30. Soudain, Nick glissa sur un tapis et se cogna contre le rebord en bois de la fenêtre. Chloé se mit à rire et le garçon commença à gémir, regrettant d’un coup son excès de zèle et de raillerie. — Bien fait, bien fait, piaillait Chloé. Voilà ce que méritent les gros tas comme toi. — Tu vas voir le gros tas quand il t’attrapera, sale garce. Nick grimaçait et ne mâchait pas ces mots. Une influence discutable pour Chloé, la petite fille modèle de ses parents, toujours impeccablement habillée, et parfaitement éduquée. Elle devenait de plus en plus espiègle au contact du jeune garçon, et son comportement inquiétait Jane, sa mère. Ça avait beau être des enfants, les insultes et les moqueries n’étaient pas les bienvenues chez Summer, où la politesse et le respect primaient. Chloé le savait très bien, mais elle demeurait comme tout jeune enfant, attirée par l’interdit, quitte à subir des punitions. L’amusement puéril pouvait surprendre les parents parfois, un monde différent difficile à appréhender, quand on avait passé l’âge. Quand la petite fille vit que Nick se relevait, elle pensa d’abord à s’enfuir. Mais le gros garçon avait mal à la hanche et peinait à se redresser. Il devait avoir un bel hématome, douloureux d’après ses plaintes. Chloé s’approcha de lui, hésitante, mais se sentant coupable de sa chute, se résigna à l’aider. — Fais voir, dit-elle. — C’est juste là, fit Nick, à demi essoufflé. Ici. Ça fait mal… Chloé regarda de plus près, fronça les sourcils, mais ne vit rien sur sa hanche. Soudain, le garçon l’attrapa par le cou et se mit à lui gratter sévèrement le cuir chevelu. — Ah, ah je t’ai eue petite conne, t’es pas bien maligne, hein ? Il exultait, fier de son piège. — Aiiiie, aiie, arrête, gros sac, je vais le dire à ma mère ! — Vas-y, vas la chercher, ta mère, ah ah ! Je l’attends, vas-y, elle me fait pas peur la comédienne ! rigolait le gosse, plus malicieux que jamais. — C’est pas une comédienne! Lâche-moi ! Maman ! Maman !! hurlait-elle, Nick m’embête, au secours ! Alors que Chloé se démenait sous l’étreinte de Nick et qu’ils hurlaient aux abois, un coup sourd résonna dans le fond de la chambre. Puissant et net, un bruit de bois cru, comme si on avait cogné sur une porte. Ça semblait venir d’une petite ouverture
  • 31. d’ébène cachée dans le contrebas de la mansarde de la pièce, à l’opposé d’eux. Les gosses stoppèrent leurs querelles immédiatement. — Voilà ma mère, tu vas moins rigoler, gros lard ! dit-elle, rassurée. Maman, c’est toi ?? demanda Chloé. — C’est la comédienne qui vient nous faire un petit tour de passe-passe ? Il ria, nerveux. Un deuxième coup violent claqua au même endroit, plus prononcé que le précédent. Chloé prit peur, se libéra sans résistance du bras de Nick, visiblement surpris, et alla ouvrir doucement la porte de la chambre. Personne ne se trouvait derrière. Le couloir était vide et obscur. On entendait juste des conversations endiablées dans le salon en bas. Les parents qui discutaient devant un verre au rez- de-chaussée. Mais personne en haut. Un nouveau coup frappa, et prise de panique, Chloé cria sans s’en rendre compte. Elle laissa la porte entrebâillée et se retourna vers Nick, le regard interrogateur et angoissé. Nick regardait une minuscule ouverture sous le toit mansardé de la pièce. — On dirait que ça vient de là, dit-il en murmurant. — Ben vas-y, vas ouvrir, lança Chloé, pas vraiment rassurée. T’as peur ou quoi ? Trouillard. — Va-y-toi ouvrir, la maligne. T’as encore plus que peur que moi. Nick ne rigolait plus vraiment. Une atmosphère étrange avait envahi la pièce. On sentait une pesanteur dérangeante, comme si une présence non souhaitée et malsaine avait pénétré dans la chambre. Chloé, n’y tenant plus et dépitée par le manque de courage du chenapan, se mit en tête d’aller voir. Elle avait ce côté aventureux en elle, où se mêlent courage et fierté. Et malgré sa peur au ventre, elle partit en direction du portillon en bois, à la fois curieuse et perplexe. Plus aucun coup ne s’était fait entendre, mais à peine perceptible, un grattement sur du bois, très léger. Ca stoppa net Chloé qui commençait à avoir vraiment peur. Tétanisée, au même titre que Nick. — Alors, va-y qu’est-ce que t’attends ? lança Nick d’une voix tremblotante. — La ferme, j’ai peur… Tu devrais avoir peur aussi. — Je n’ai pas peur, dit le gros, pétrifié. Près de la porte, elle entendait des murmures incompréhensibles comme si ils s’adressaient à elle. Elle n’arrivait pas à distinguer de quoi il s’agissait. Déterminée, elle ouvrit brusquement la petite ouverture en bois, le cœur battant la chamade, sans avoir la moindre idée de ce qu’elle allait y trouver.
  • 32. C’est là qu’elle découvrit le regard. Un regard perçant, terrible, et amusé à la fois, vissé sous d’épais sourcils colériques. Au fond de la minuscule pièce carrée, qui devait faire sa taille, se trouvait quelques jouets démodés et usés, mêlés à des vêtements poussiéreux, datant d’un autre siècle. La pièce sombre sentait le moisi et la pourriture. Elle devait exister depuis des lustres. La seule manière d’y accéder fut de se baisser, voire s’allonger pour atteindre les objets. Une sorte de remise étroite, dont la raison d’être demeurait mystérieuse. Chloé s’étendit, pour voir de plus près. Elle apercevait clairement et directement le clown noir et blanc, posé par terre, assis au milieu des affaires. Il la fixait d’un air vicieux et énigmatique, à travers ses yeux blancs nacrés. Juste un point noir au centre de chaque bille qui donnait une profondeur hypnotique au regard. Elle l’observait, fascinée, autant par son petit chapeau haut de forme noir et troué, que par sa collerette blanche autour du cou. Un petit jouet d’antan qui lui plut tout en l’effrayant. Etrange sensation. — Alors c’est quoi, qu’est-ce que c’est ? bafouillait le garçon, comme électrisé. Chloé plongea sa main et l’attrapa. Elle sortit le pantin désarticulé. Il était mou et rigide en même temps, malléable et inflexible en même temps. Son odeur lui rappelait les vieux livres moisis qu’elle trouvait à l’époque dans le grenier de sa grand-mère. Il devait être là depuis des siècles. — C’est juste un clown en plastique, ou en chiffon, je sais pas trop, répondit-elle, encore perturbée. — Ouahh, il est moche, et ses yeux… C’est horrible. Qu’est-ce que ça fait ici ? — A toi de me le dire, rétorqua Chloé, je suis pas chez moi Nick. Elle lui avait dit ça d’un air supérieur et snobé. Son ton avait changé, plus direct et assuré, alors qu’elle lui brandissait le pantin sous le nez. Nick était absorbé par le regard du clown, comme attiré inexorablement. — Arrête, maintenant pose ça, il me fait peur ce clown, grogna Nick, dérangé. Mais Chloé le fixait toujours avec le clown, et il lui arracha des mains. Elle était devenue bizarre d’un coup, à le scruter comme ça. La fillette se rabroua soudainement, et reprit ses esprits. — Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda Nick en jetant la poupée de côté. — Ca va, dit Chloé, je me sens juste… bizarre… Quand je tenais le clown, je me sentais bizarre. — Ouais, j’ai vu ça. On devrait le montrer à nos parents, qu’est-ce t’en dis ? — Non ! cria la fillette, surprenant clairement le garçon.
  • 33. — Quoi ? Pourquoi non ? s’étonna-t-il. Je l’aime pas ce truc, il me fait peur moi, pas toi ? Chloé lui expliqua que les parents s’en moqueraient et les mettraient au lit. Aussi n’avait-elle pas envie de se coucher tout de suite. Elle voulait continuer de jouer avec Nick, encore quelques heures avant de rentrer, quand sa mère le déciderait. — Alors on fait un autre jeu, hein ? Et on arrête de se chamailler, c’est toi qui décides si tu veux, proposa le jeune garçon à Chloé. Mais si tu ranges ce clown. Chloé ne semblait pas décider à le ranger, et il ne savait pas pourquoi. La présence du pantin le mettait mal à l’aise. Même un garnement de son envergure n’était pas immunisé face à une peur pareille. Il sentait bien que le clown créait une atmosphère sinistre, et il ressentait le besoin irrépressible de le cacher le plus vite possible. Le pantin était à présent par terre, et Chloé le fixait encore, sans s’en rendre compte visiblement. — Tu entends ? dit-elle à Nick. Tu l’entends ? — Entendre quoi ? J’attends surtout ! J’attends que tu prennes ce clown et que tu le ranges dans le placard. Allez, bouge-toi ! S’il te plaît Chloé, range-le. Le jeune garçon la suppliait presque. — On dirait qu’il murmure quelque chose, il essaye de nous parler. Des chuchotements, écoute. Elle était complètement ailleurs. Son jugement semblait déformé par la fascination qu’exerçait le clown sur elle. Elle se rabroua encore une fois, comme sortant d’une espèce d’hypnose, et Nick ramassa brutalement le pantin au sol pour lui jeter à la figure. — Range-le ! Il criait à présent, la terreur lui volant sa patience. Incroyable de voir à quel point la peur l’avait transformé radicalement. Il la fixait dangereusement et lui ordonnait à présent de cacher le clown. C’est peut-être ce qu’il y a de mieux, pensa la jeune fille. Ce jouet est mauvais, il me regarde bizarrement. Elle finit par récupérer le clown et se dirigea vers le placard, toujours ouvert sur les antiquités qu’ils y avaient découvert. Au moment de le déposer, elle examina une dernière fois ses pupilles blanches serties d’un maigre point noir au centre. Ça lui rappelait les spirales noires et blanches, tournantes, qui servent à hypnotiser les gens. En tout cas, elle ressentait ce même effet, puissant, qui vous déstabilise sans savoir pourquoi. Elle posa finalement le
  • 34. clown poussiéreux dans le placard, puis le ferma brutalement. Puis d’un air malicieux, elle se tourna vers Nick : — C’est moi qui choisis le jeu alors ? J’ai une idée. On va bien s’amuser tous les deux, tu vas voir. §
  • 35. — Jane, encore un peu de vin ? demanda Marcus, à demi-soûl. — Euh non, merci, je conduis ce soir, je ne vais pas abuser… Marcus reposa la bouteille sur la table. Après un bref regard vers les autres, il se ravisa et en servit une rasade à Peter. Il semblait enjoué ce soir là, prêt à faire la fête plus que de coutume. Ingrid n’avait pas lésiné non plus : elle s’apprêtait à attaquer son troisième verre et commençait déjà à rire aux éclats au moindre mot de travers. L’ambiance chez les Wesson battait son plein, comme un samedi soir entre couples, quand l’apéro se met à dégénérer. Seule Jane gardait une certaine lucidité sur les évènements. Elle voyait bien que Peter n’était plus très clair, et elle préférait s’assurer que tout se passerait bien pour le retour. Surtout avec Chloé. Qu’est-ce qu’on s’emmerde quand on ne boit pas... Elle avait l’habitude de se dévouer pour conduire après les soirées arrosées chez les amis, et à chaque fois Peter partait dans des élucubrations douteuses dont elle se passerait bien. Chloé était occupée à jouer avec le petit Nick Wesson dans la chambre du haut, un garçon chamailleur et turbulent, mais pourtant attachant. Ils s’engueulaient parfois, et les adultes devaient intervenir pour les séparer. De vrais petits diables. Chloé, malgré sa gentillesse, n’était pas du genre à se laisser bousculer. Elle allait bientôt avoir huit ans, dans quelques mois, et sa perspicacité étonnait toujours sa mère. — C’est bientôt la fête d’halloween ! Vous savez, les costumes terrifiants et tout ça. Nick a prévu de le faire, on va lui confectionner un petit déguisement sympathique, ça peut être drôle. Les enfants aiment bien se faire peur entre eux. Marcus parla de l’année précédente, quand les amis de Nick lui avaient fait une surprise macabre en se cachant derrière chez eux, avec des costumes de vampires. Il avait eu la trouille de sa vie. — Ce qui le terrifie le plus, ce sont les clowns. On l’a découvert quand on a fait venir un clown à la maison un jour d’anniversaire. Pour surprendre les enfants. Il était réputé très drôle et moqueur, mais il s’est amusé à faire des blagues osées et à malmener Nick. Le pauvre a dû être traumatisé. Depuis, il est tétanisé à la seule vue de clown, c’est terrible… Je pensais lui foutre la trouille en me déguisant, vous voyez le truc ? Il éclata de rire en toisant Peter et Ingrid, mais ça ne fit pas rire Jane. Elle n’aimait pas jouer avec la peur des enfants, ça risquait de leur causer certains problèmes psychologiques plus tard. Elle le savait bien depuis la mort de sa propre mère qui l’avait profondément déprimée étant jeune. La pauvre femme avait eu la bonne idée
  • 36. de se jeter d’un pont près des docks de la ville, persécutée par ses démons. C’est suite à cet incident qu’elle avait commencé à les voir : des clowns de toutes les couleurs, grands, petits, moches, joyeux… mais tous affreusement laids. Aucune explication plausible n’avait vu le jour. Nick avait au moins la chance de connaître son traumatisme, même si ce n’était pas un gage de guérison. Ce n’était pas non plus un sujet de raillerie. Marcus s’amusait avec le malheur de son fils. — Chloé ne participera pas à ce genre d’idioties, c’est hors de question, reprit Jane. Nick fera Halloween s’il le souhaite avec ses amis, mais pas avec elle. C’est trop dangereux. — Dangereux ? ria Ingrid. Tu as peur que des monstres l’attrapent et la dévorent ? — Je trouve juste cette fête inutile. Une fille de huit ans n’a rien à faire dehors le soir, à se déguiser et à mendier chez les gens avec des jeunes pas très clairs. Ingrid comprit la remarque indécente, mais préféra l’ignorer. Peter plaisantait avec Marcus de la méfiance de Jane, ce qui ne lui plut pas. — C’est ça, moquez-vous ! Chloé ne participera pas à ces bêtises. Elle peut s’amuser sans avoir besoin de se trimbaler déguisée, non ? Et puis en quoi d’ailleurs ? S’empiffrer de bonbons, manger n’importe quoi… Elle peut tomber sur n’importe qui, le soir comme ça… Des tragédies arrivent vite. Je n’aime pas trop ça. — Laisses la vivre un peu enfin, Jane, lui envoya Peter. Elle n’a que huit ans, d’accord, mais Halloween n’a jamais tué personne. C’est une fête, c’est pour rire, pas pour terrifier tout le monde, ou agresser les gens. Enfin si, terrifier, mais dans le bon sens, plaisanta-t-il. — Oui, et puis c’est pas comme si on ne les surveillait pas. Les parents sont partout, et ils ne rentrent pas tard, reprit Marcus. Nick serait vraiment content que Chloé l’accompagne, ils pourraient trouver un thème pour se déguiser, je sais pas. Puis on leur ferait des beignets. — La bible est claire à ce sujet : donne de bonnes habitudes à ton enfant dès l’entrée de sa vie, il les conservera jusqu’à sa vieillesse. On doit leur apprendre le beau, la vie, continua-t-elle, pas des rites sataniques et autres sombres idées. Marcus ria quelques instants en regardant les autres, amusés. La remarque parut le déstabiliser. — Alors si Jésus a dit ça, je le crois, dit-il, rieur. — Vous ne vous souvenez pas de la tragédie du petit Mark Gareth ? reprit Jane. C’est à ça que je pense en premier lieu. C’est la raison qui me pousse à refuser à Chloé
  • 37. de le faire. Et surtout dans ce village perdu. Même à Drownstown, ils ne s’amusent pas à ces idioties. Marcus et les autres étaient gênés, à court d’argument. Ils n’avaient pas vraiment envie de débattre des raisons qui les amenaient à laisser Nick participer à la fête. C’était juste pour l’amusement, rien de plus. — Tu veux dire le petit Mark, qui habitait au bout de la rue ? C’était il y cinq ans, et on a su pourquoi. Un homme inconscient lui a donné un verre d’alcool, ils étaient quatre. Ils sont morts parce qu’ils n’ont pas supporté la dose, puis une voiture les a renversés. Mais ça peut arriver tous les jours, à n’importe qui, s’enquit Marcus. C’est très triste, mais on y peut rien. Pourquoi refuser à Nick, qui adore cette fête, le droit de se déguiser ? Pour une erreur commise par quelqu’un d’autre ? Ils sont responsables, à eux de faire attention. — C’est vrai, mais c’est vite arrivé, et je ne veux pas prendre ce risque avec Chloé… Puis toutes ces disparitions qui arrivent dans la période d’Halloween… Je ne comprends vraiment pas votre vision des choses… Ingrid regarda Marcus d’un air désabusé, comme pour lui rappeler que cette tragédie n’était pas anodine non plus. Peter semblait perplexe et perdu dans ses pensées. Marcus concéda à Jane que c’était son choix après tout, et qu’il le respectait. Ils pourraient éventuellement en reparler la semaine d’après, au moment d’halloween. La possibilité de faire une soirée entre amis pendant ce temps, pour garder l’œil sur les enfants ne déplut pas à Jane finalement, même si elle gardait sa méfiance bien vive. Puis Marcus leva son verre, à la santé des convives pour renouer avec l’ambiance de départ, plus joyeuse. Après une bonne demi-heure de discussions endiablées, Jane eut une pensée soudaine pour Chloé, qui s’amusait en haut avec le petit Nick, le jeune garçon turbulent et colérique des Wesson. Comme une soudaine intuition. — On entend plus les enfants, vous croyez que tout se passe bien ? Nick ? aboya Ingrid, à priori enivrée. — Attend, je vais aller voir, coupa Jane. — Ok, comme tu veux ! Attention à ne pas glisser sur le tapis, ricana Ingrid. — Ça risque pas, je n’ai pas bu trois verres de vin, MOI ! plaisanta-t-elle. Ingrid lui mis une tape sur l’épaule, amusée par la vanne, puis Jane monta les escaliers pour rejoindre les deux enfants, presque soulagée de quitter le salon. Elle avait toujours cette impression de gêner les autres quand elle décidait de ne pas boire
  • 38. plus que de raison. Sa stratégie de diversion se révélait souvent efficace : elle faisait mine de s’éclipser voir les enfants, pour savoir si tout allait bien. Ce n’est pas que Chloé lui manquait cruellement, mais juste qu’elle ne supportait pas les discussions creuses autour d’un verre. Peter et Marcus allaient encore ressortir leurs sempiternels discours politiques teintés de racisme, et Ingrid les écouterait avec la naïveté de la dilettante. Une atmosphère qui ne convenait guère à Jane. Quand elle arriva à l’étage, elle s’étonna de voir autant de fresques et de tableaux aux murs. De somptueuses toiles ornaient le couloir menant à la chambre du petit Nick. Une procession d’œuvres digne d’un musée. Très chic pour des gens qui n’ont pas d’argent, se prit-elle à penser. Elle scruta les peintures et sculptures. De drôles de tableaux ornaient les murs : l’un d’eux représentait une silhouette détachée sur un paysage orageux. Seule sous les nuages, à fixer Jane de ses yeux vides. Puis une autre plus énigmatique encore : une sorte de procession funèbre de dix personnes, campées autour d’un autel sombre. On dirait presque une photo… Ils s’adonnaient à un rituel étrange, avec au centre de l’image… encore une chèvre ?! Le pauvre animal prêt à être sacrifié, découpé vivant par un prêtre maléfique armé d’une faucille… La vision révulsa Jane. Quelle étrange décoration, ça fout vraiment la frousse dans le noir… Un bref frisson la secoua. Puis les rires des marmots l’attirèrent vers le fond du corridor. Elle s’approcha à pas feutrés, pour ne pas avertir les gamins. L’obscurité tamisée du couloir lui rappelait l’horrible attraction hantée de la fête foraine… Et surtout son agresseur, le sale violeur qui avait tenté de la prendre. Jamais plus elle n’ira dans ce genre de manège. Non seulement personne ne l’avait cru, mais elle avait en plus dû subir les railleries des autres. Pour découvrir au final que le bourreau à l’entrée n’existait pas. Elle s’ébroua pour oublier cette pensée dérangeante. La comédienne… bande d’enfoirés. Quand elle poussa la porte de la chambre de Nick, ce qu’elle vit la pétrifia. Elle ne put retenir un cri de stupeur en voyant Chloé, presque nue, vêtue d’une simple culotte, en train de jouer avec une étrange marionnette. Et Nick, qui s’amusait à lui dessiner des formes bizarres sur le ventre. — Qu’est-ce que vous faites ?! hurla-t-elle, interloquée. Elle empoigna Chloé violemment par le bras et la souleva. — Où est ta robe ? Qu’est ce que tu fais dans cette tenue ? cria-t-elle.
  • 39. Le petit Nick parut se réveiller d’un coup, comme sortant d’une hypnose. Il recula devant l’ire de Jane, et se leva pour aller se cacher derrière une chaise. — Qu’est-ce que tu faisais à ma fille ? lui asséna-t-elle, rouge de colère. Tu n’as pas honte ? Je vais aller le dire à tes parents. Et toi, rhabilles toi, lança-t-elle à Chloé. — C’est pas moi, gémit Nick, j’ai rien fait de mal Madame Summer, je vous le jure ! Jane ramassa la robe beige de Chloé et lui ordonna de la remettre. Elle se tourna vers le garnement. — Et ça c’est quoi ? Elle lui jeta un crayon rouge dessus, furieuse. — Tu étais en train de lui écrire des obscénités sur la peau, c’est ça ? A votre âge, vous n’avez pas honte de faire ça ? Jane était hors d’elle, et suspecta le jeune garçon d’avoir tenté de corrompre Chloé à des jeux vicieux. Mais le chenapan, terrifié, ne savait plus où se mettre, visiblement inconscient de son geste. Le regard noir de Jane le mettait mal à l’aise. — C’est pas lui maman, Nick n’a rien fait, répondit la petite fille calmement. C’est Ivar qui nous a demandé de faire ça. — Quoi ?! Mais qu’est-ce que tu racontes, enfin ? Qui est Ivar ? C’est quoi cette comédie ? La petite fille désigna un pantin en plastique au sol. Un clown moche au rictus obscène, presque moqueur. Vêtu d’un costume noir et blanc digne d’un film d’horreur, le pantin dégageait une impression de méfiance. Il ressemblait étrangement au clown affreux du manège. Sa vue fit trembler Jane, mais elle ne voulut pas le montrer aux gosses pour rester crédible. La figurine gisait aux pieds de Chloé, avec les crayons utilisés pour les dessins. Ivar… Ce nom… — Tu es en train de me dire que ce jouet en plastique vous a parlé ? Qu’est-ce qui t’arrives Chloé ? Ca ne va pas ? Jane avait elle-même entendu parler le clown dans le couloir hanté. Ou plutôt elle avait cru l’entendre. Des chuchotements troublants depuis l’intérieur de la vitrine sale. En s’adressant à Chloé, elle évitait d’attarder son regard sur le pantin. La fillette semblait étrangement calme et sereine, sans peur dans son discours. Elle fixa sa mère affolée, et lui rétorqua, pleine de détermination : — Ivar nous a demandé de faire ça. Jane parut un instant pétrifiée devant le visage blême mais incroyablement inexpressif de sa fille. Une vague de terreur la traversa sans qu’elle puisse savoir
  • 40. pourquoi. Elle détourna les yeux vers Nick, toujours dissimulé derrière son fauteuil. Il paraissait tétanisé. — Pourquoi as-tu fait ces signes sur son ventre, qu’est-que ça signifie ? demanda- t-elle, en proie au doute. — Je sais pas, pleura Nick. Le clown voulait qu’on fasse ça, je sais pas pourquoi… C’en était trop pour Jane. Elle empoigna Chloé, la força à se rhabiller et récupéra le terrifiant clown noir et blanc au sol, oubliant un instant sa phobie, dépassée par sa colère. — Ça suffit, on va descendre en parler à tes parents. Sors de là et suis-moi, je ne laisserai pas un tel incident se reproduire. Le garçon ne bougeait pas, et n’osait pas sortir. — Ivar ne veut pas que je sorte, il a dit que je mourrais sinon, je ne veux pas mourir, madame Summer, je ne veux pas, pleurnichait-il. — Tu ne vas pas mourir, sors de derrière ce fauteuil, c’est mon dernier avertissement ! J’appelle ton père immédiatement. Cette histoire de clown maléfique lui sortait par les oreilles. Et la terrifiait en même temps. Ces odieux pantins ne lui inspiraient que du dégoût, et une crainte sans nom. Nick finit par se relever et la tête basse, rejoignit la fille et sa mère. — Dépêche-toi, je ne vais pas te toucher. Ce n’est pas à moi de faire ça. Elle amena les deux fautifs au seuil de l’escalier. Au moment de descendre les marches, elle se sentit envahie d’un doute et se retourna vers sa fille, qui la fixait d’un regard ténébreux. Derrière elle, accroché au mur, le tableau sordide affichait tout sa laideur, créant une situation déstabilisante. Le garçon était toujours aussi anxieux et baissait la tête. La figurine dans la main de Jane attirait son attention et semblait le déranger. Jane détourna le regard sur le pantin, répugnée, puis se tourna à nouveau vers Chloé, mécontente, et entrepris de rejoindre son mari et les Wesson. Les autres riaient toujours en discutant d’idioties et de sujets sans importance. L’arrivée de Jane et sa mine déconfite les stoppa net. — Hey, Jane, quelque chose ne va pas ? demanda Marcus. — Demande plutôt à ton fils. Je les ai surpris en train de faire des choses indécentes dans la chambre.
  • 41. Les Wesson se jetèrent un regard bref, et Ingrid, soûle, demanda maladroitement des explications à Nick. Le garçon restait silencieux, et baissait la tête. — Qu’est-ce qu’ils ont fait ? demanda Peter, intrigué. Jane souleva brusquement la robe de Chloé, devant l’assistance médusée. Des gribouillis rouges en formes de symboles inconnus encombraient le ventre de la fillette. Chloé ne bougeait pas, n’esquissant même pas un geste de dédain. — Ça, par exemple ! Nick a dessiné ces choses sur le ventre de ma fille, elle était en petite culotte ! — Oh mon dieu… se désola Ingrid. Nick, comment tu peux m’expliquer ça ? Tu n’as pas honte ? Nick, toujours apeuré, montra timidement la marionnette dans la main de Jane. Le regard d’Ingrid, dubitative, se tourna vers son mari. Les deux semblaient nerveux, intrigués par la figurine mystérieuse. Jane leva le pantin, effarée, comme pour montrer sa véritable nature de jouet en plastique. Les trois autres n’avaient pas l’air de percuter. — Mais qu’est-ce que ça signifie à la fin ? Comment ce pantin peut-il avoir un quelconque rapport avec ça ? C’est un jouet, enfin ! Chloé restait immobile, plantée devant les Wesson sans dire un mot. Son visage ne reflétait aucune expression. Ingrid le remarqua. — Peter, je ne veux pas que ma fille s’adonne à ce genre de choses à son âge… C’est malsain ! Je ne suis pas d’accord. Je crois qu’on va devoir s’expliquer un petit peu… — Attend chérie, grommela Peter, ce n’est peut-être pas grand chose… C’est bizarre, ce pantin ressemble vraiment à… Ingrid et Marcus ne riaient plus. Leurs mines traduisaient à présent la peur, et Jane ne comprit pas. Une ambiance angoissante venait de s’installer, et Ingrid jeta à Chloé un regard angoissé. Elle se leva, et après avoir mis une tape sur le crâne de Nick, l’emmena hors de la pièce. Marcus, apparemment nerveux, observait Chloé avec insistance. — Ça va Chloé ? demanda-t-il. Nick ne t’as pas fait mal ? — Tout va bien, répondit la fillette, mécaniquement. Sa voix monocorde n’était pas naturelle. Et ça inquiéta beaucoup Jane. — Ecoute, Jane, continua Marcus. Je crois que vous feriez mieux d’y aller. Nick a été trop loin, et je ne peux pas tolérer ça. Ça me met mal à l’aise, je… Je préfèrerais que vous partiez.
  • 42. — Attends, mais je veux juste comprendre ce qui s’est passé ! Je ne voulais pas plomber la soirée… Je ne suis pas d’accord pour ce genre de choses c’est tout ! Pas à huit ans, Marcus… Ça ressemble à des jeux malsains, tu vois ce que je veux dire ?? — Je vois, Jane. Mais tu ne peux pas comprendre justement de quoi il s’agit. Et je n’ai pas vraiment envie d’en parler maintenant. Désolé. Il se leva pour se diriger vers Jane, lui arracha brutalement le clown des mains, et l’emporta. Jane restait scotchée au sol. — Et je vais jeter ce satané clown de malheur à la poubelle. Une horreur pareille… Tu n’aurais jamais dû monter. Son expression devenait morose. — Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer ce qui se passe ici ? maugréa Peter, attaqué par l’alcool. — Je vais te l’expliquer moi, grimaça Jane. On part. Marcus a l’air pressé de nous voir mettre les voiles. On va les laisser s’amuser avec leur jouet maudit, ironisa-t-elle, le regard plein de fureur. Marcus, gêné et déçu, ne dit rien. Il avait dans les yeux une sorte d’expression navrée, mêlée d’incertitude mais aussi de remord. Jane, toujours furieuse au sujet des enfants, fit signe à Peter de se préparer, et il s’exécuta, incrédule. Marcus les suivit jusqu’à la porte, décontenancé, mais déterminé à les faire partir. L’atmosphère était devenue austère, et Ingrid n’avait pas réapparu avec Nick. Qu’est-ce qui se passe d’un coup ? Un froid glacial s’était littéralement abattu sur la maison. Une tension palpable envahissait à présent chaque parole prononcée. Un dernier regard échangé entre Marcus, Peter et Jane, puis ils sortirent, complètement bouleversés par une telle décision. Aussi brusque et sans fondement. Quand Chloé passa la porte, Marcus la dévisagea froidement comme si elle représentait une menace pour eux. Au moment de partir, Jane s’attarda quelques instants devant la porte et elle entendit une vague conversation, lointaine, entre les époux Wesson. Marcus chuchotait, mais avait du mal à cacher sa colère. — Qu’est-ce que fout encore ce pantin, ici, Ingrid ? Je l’avais jeté bon sang, qui l’a ramené ? C’est toi Nick ? Le gosse ne répondait pas, et Ingrid murmurait nerveusement des choses incompréhensibles. Elle grommelait des choses au sujet d’une malédiction.
  • 43. — Je ne l’ai pas récupéré ! A chaque fois je le retrouve quelque part, et c’est jamais personne… On dirait qu’il revient à chaque fois. C’est de mauvais augure. Puis elle n’entendit plus rien. La voiture n’eut pas le temps de démarrer que Jane vociférait déjà. — Tu as vu sa réaction ? Son fils est une saloperie de petit pervers, essayer de profiter d’une fillette de huit ans ! Et ils n’ont rien dit limite ! C’est de la folie. Moi qui leur faisais confiance, ils nous virent sans ménagement, sans explication… Elle fulmina tout en croisant les bras. Peter essayait de calmer le jeu. — Tu en fais peut-être un peu trop chérie, non ? Ils ne savaient pas quoi faire, ça les a perturbés et ils ont préféré reporter. Plus dans l’ambiance… Et c’est un peu le genre d’incident qui casse l’atmosphère, tu ne crois pas ? — C’est malsain, vicieux… Je n’en reviens pas. Et qu’est-ce qu’ils avaient avec ce pantin pathétique, on aurait dit qu’ils avaient peur ! Je ne comprends rien à tout ça, et… Je n’ai pas envie de comprendre plus. Je ne veux plus les voir ! — Enfin chérie, tu exagères un peu… Chloé va bien, c’est le principal, non ? On évitera de les laisser ensemble, et puis voilà. C’est des gosses. Il avait l’air pensif au volant, perturbé par une pensée incoercible. — C’est curieux… dit Peter. On aurait vraiment dit le pantin de l’attraction hantée… Chloé les observait paisiblement sans dire un mot. — Tu seras punie, fillette. Et tu iras te laver en rentrant, et frotter ces écritures immondes. — Je ne peux pas Maman, Ivar le clown a dit que si on était vraiment amis, je ne devais pas enlever ce qu’il a écrit. — Tu les enlèveras, un point c’est tout. C’est Nick qui a dessiné ça, je l’ai vu. Alors arrête tes sottises maintenant. La petite fille répondait avec fermeté et calme. Un comportement bizarre depuis l’incident de la chambre. Même Jane l’avait remarqué. La façon de parler inhabituelle de Chloé la troublait. — Nick n’a rien fait, c’était Ivar. Nick n’était plus là. Il la laissé sa place à Ivar. — Mais qu’est-ce que tu racontes ? lui rétorqua sa mère, fatiguée de la soirée. — Ivar est plus qu’une figurine, c’est un homme. Et il nous parle souvent. Peter commença à s’alarmer.
  • 44. — Qu’est-ce qui te prends Chloé, tu deviens folle ou quoi ? Tu vas au lit dès notre arrivée, ça suffit maintenant tes bêtises ! Ta mère en a marre de tes histoires abracadabrantes. Et moi aussi. Jane ne répondait même plus, impatiente d’arriver et d’aller se coucher. Elle n’en pouvait plus d’entendre toutes ces jérémiades ésotériques. Mais alors qu’elle était sur le point de se détendre enfin, Chloé émit une dernière remarque, sur un ton monocorde et terrifiant: — Ivar te connaît Maman, et il veut que tu saches qu’il ne t’oubliera pas.
  • 45. SI VOUS SOUHAITEZ DECOUVRIR LA SUITE DE CETTE AVENTURE, CLIQUEZ ICI OU SUR L’IMAGE! MERCI DE VOTRE PARTICIPATION !