14. Syrie : faire du vin dans un pays en guerre
Quand la guerre éclate dans un pays, que devient son vin ? Peanuts. Pourtant, la vigne continue de
pousser, les vignerons poursuivent leur travail. Quand c'est possible. Le vin n'a que faire des
mitraillettes, en témoignent le spectaculaire millésime 1945 dans tout l'Hexagone, le 1943 dans le
Rhône. En Syrie aussi, les raisins continuent de mûrir.
Du vin, en Syrie ? Mais bien sûr. Les Romains, à leur époque, avaient couvert de vignes les pieds du
Mont Bargylus, connu aujourd’hui sous le nom de Jebel Al-Ansariyé. "Le Mont Bargylus a une
véritable histoire viticole", raconte Karim Saadé, propriétaire avec son frère Sandro de deux domaines,
l'un en Syrie, l'autre au Liban. "La montagne était déjà tapissée de vigne au temps des pharaons. Et les
Romains ont recommencé. Les anciens ne se trompent pas, mon père le savait".
Le domaine Bargylus a été créé en 1998 par Johnny R. Saadé, le père de Karim et Sandro. Ses fils ont
immédiatement travaillé à ses côtés, Karim avait 23 ans. Aujourd'hui, ils gèrent les propriétés et,
malgré la situation géo-politique, refusent de voir la qualité de leur vin baisser. Leur philosophie ? "On
s'adapte à la situation au jour le jour".
Car le domaine se trouve au nord-ouest du pays, à 35 km de la ville portuaire Lattaquié (Lattakia). La
zone est devenue dangereuse, inatteignable pour les deux frères qui vivent à Beyrouth (ils sont
Libanais d'origine syrienne). "Tout est piloté depuis le Liban, reconnaît Karim. Nous avons suivi les
vendanges par téléphone, les échantillons ont été régulièrement envoyés à Beyrouth et Bordeaux pour
analyse". Le vin est mis en bouteille à la propriété et exporté "en lieu sûr", au Liban ou en Europe pour
y être stocké. "Mon frère avait commandé suffisamment d'étiquettes, de capsules et de bouchons pour
tenir 2 ans, si jamais la guerre durait. Il a bien fait."
www.lemonde .fr – 31 janvier 2013
15. Garder confiance et optimisme. "Malgré les aléas, on fait le vin qu'on voulait, un vin très ample, sans
agressivité. La même personnalité que notre famille." Même si le vin a cette année été fait à distance.
"Nous sommes sereins grâce à notre équipe. Ce sont des travailleurs de Lattaquié que nous formons
depuis 10 ans. Nous les avons fidélisés et nous leur faisons confiance". Le domaine ne produit pas au
hasard. Un consultant très célèbre est aux manettes, le plus célèbre de tous, sans doute : Stéphane
Derenoncourt. Et oui, ne nous voilons pas la face, la famille Saadé n'est pas une bande de paysans qui
tâtonne. Les investissements financiers sont là, la qualité aussi. Le Bargylus rouge 2007 a de la
structure et de la fraîcheur, un nez de jus de viande et de fleurs.
Côté Liban, le domaine Marsyas est cultivé dans la vallée de la Bekaa, à côté de Kefraya. La version
2009 est épicée, boisée, chaleureuse et sensuelle, une guerlinade orientale, un Shalimar fatal. On aime.
Nous ne sommes pas les seuls. Les domaines sont vendus en France, Royaume-Uni, Belgique. On le
retrouve chez les plus grands cavistes parisiens, Lavinia, les Caves Legrand, Augé, Taillevent, Wine
By One... Comptez 32€ pour le Marsyas rouge, 35€ pour le Bargylus. Il existe également des blancs
(30% de la production), à 24 et 25€, mi sauvignon-mi chardonnay, qui m'ont moins séduite (sans être
mauvais pour autant). "Nous voulons toucher les amateurs, gastronomes curieux et ouverts à la
découverte. Surtout pas de supermarché."
Bargylus continuera-t-il de produire l'an prochain ? "Comme nous vous l'avons dit, nous fonctionnons
au jour le jour. Jusqu'à présent, la Syrie était laïque et autorisait la production de vin. Demain ? nous
verrons. De toute façon, faire du vin au Moyen-Orient, que ce soit en Syrie ou au Liban, c'est accepter
tous les risques". Chacun son combat. Celui de la famille Saadé, c'est de faire du bon vin. Chez eux.
www.lemonde .fr – 31 janvier 2013