1. Le sang d'une nuit d'été
« Le sang d'une nuit d'été »
Chapitre 1 : La solitude
Micheline saluait le réveil de son maître chaque matin du même cérémonial ; un aboiement creva
le silence de la maison. Jean-Philippe apparut dans l'instant, ouvrant la porte de la cuisine où était
enfermée la vieille chienne. La tête des mauvaises nuits, celles agitées, le corps suait. Bien
souvent Micheline pouvait être la seule à le remarquer : Jean-Philippe aimait sa solitude.
A peine retraité de la SNCF, il avait choisi le prix de son indépendance deux années auparavant en
acquérant cette bâtisse sans charme aucun. Il l'avait transformée à son image, sobre.
Discrètement décorée à l'ancienne. La plus belle pièce exposait sa collection de vinyles dont il
s'enorgueillissait, plus de cinq mille oeuvres de rockeurs américains jalousées.
Le vendredi traditionnellement était le jour des courses. Jean-Philippe faisait perdurer cette
habitude prise alors qu'il travaillait. Depuis le décès de sa femme dix ans auparavant, il s'occupait
seul des tâches ménagères. Les achats à l'hypermarché Auchan de la région pouvaient être
certaines semaines sa seule sortie. En dehors du hameau il perdait ses repères. Ce vendredi
matin de juillet, le magasin était plus fréquenté qu'à l'habitude. Des touristes s'y arrêtaient sur leur
trajet de vacances. Jean-Philippe expédia cette rengaine hebdomadaire. Il n'échangea aucun mot
en dehors des Bonjour – Au revoir adressés à la caissière.
De retour au village en fin de matinée, il s'étonna de ne croiser personne dans son village. Aucun
habitant ne semblait réveillé. Les volets clos et les voitures garées dans les allées. Rien n'avait
changé depuis son départ. Jean-Philippe n'y prêta attention, supposant du départ de certains en
vacances.
Le début d'après-midi de Jean-Philippe fut occupé à classer une fois de plus ses vinyles, à les
dépoussiérer. A échanger sur un forum internet avec d'autres collectionneurs. Il tenait une base de
données sur un site spécialisé, et recevait par ce biais régulièrement des offres financières
alléchantes pour des pièces rares. Mais l'argent n'intéressait pas Jean-Philippe. Il voulait léguer
ses disques à sa fille, Cécile s'en moquait. Pas de place pour entasser des vieilleries, le taquinait-
elle. Moderne trentenaire urbaine, cette fille unique avait récupéré la solitude de son père, la
beauté de sa mère. Juriste dans un groupe bancaire, elle rendait visite à son père une fois l'an,
pendant les périodes creuses de son entreprise, en général lors des fêtes de Noël.
Un grand terrain entourait la maison. L'épagneul de Jean-Philippe aimait y courser les lapins. Et 18
heures sonnant, la chienne promenait tout de même son maître dans les champs et forêt
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avoisinants. Une promenade quotidienne d'une heure qui faisait garder à Jean-Philippe un
physique élancé. Pour se rendre à la Fontaine des Tourelles, dans laquelle Micheline aimait se
rafraîchir, ils traversèrent le hameau. Une dizaine de maisons, pour une moitié de fermes
occupées d'agriculteurs retraités, pour l'autre de familles en quête de sécurité et de calme.
Étonnamment toujours aucun signe de vie. Seuls les chiens aboyaient à leur passage. Pourtant les
débuts de soirées estivales, les habitants appréciaient généralement l'abaissement de la
température pour se baigner dans leur piscine ou prendre un apéritif en terrasse. Nul enfant jouant
sur leur balançoire.
Au retour, toujours aucune âme qui vive. Micheline grognait contrairement à ses habitudes. Jean-
Philippe interpréta ce comportement par l'âge de sa fidèle amie. Et le soir venant, la chienne à son
habitude se coucha à ses pieds en regardant la série policière de France 2. Le film achevé, Jean-
Philippe monta à l'étage se coucher. Espérant une nuit moins agitée, à la fermeture des volets, il
observa la vallée du haut de sa maison surplombant le village. Outre les quelques lampadaires de
la voirie, aucune maison n'était éclairée. Et étrangement, l'ensemble des fenêtres des voisins
fermées, alors même que la douceur de la soirée devait permettre de rafraîchir les pièces des
maisons. Jean-Philippe se coucha. Micheline lui souhaita bonne nuit d'un aboiement de sa cuisine.
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Chapitre 2 : L'inquiétude
Le samedi au réveil, Jean-Philippe était courbaturé. De légers nuages avait pris possession du
ciel, rendant l'air plus respirable. Il décida donc d'occuper sa matinée à l'entretien de son grand
jardin. Les rosiers furent taillés. Puis il s'occupa de la tonte de la pelouse. Il arracha ensuite des
herbes sauvages de son potager. Puis ramassa des tomates et haricots pour son repas du midi. Il
en garda également une grosse poignée pour sa voisine Rose.
Tous ces travaux manuels le harassaient et l'ennuyaient. Après son déjeuner, Jean-Philippe
s'endormit pour une courte sieste, dans son fauteuil installé sur la terrasse. Ce fut Micheline qui le
tira de ses songes, grognant une nouvelle fois d'un ton qu'il ne lui connaissait pas.
Jean-Philippe décida d'aller porter les haricots à Rose. La vieille femme habitait le village depuis
des décennies. Elle était arrivée seule juste après la guerre. Rose n'autorisait l'entrée de sa
maison qu'à lui seul. Aucun autre habitant du hameau ne l'appréciait. Une semaine après son
arrivée, Jean-Philippe avait surpris Rose en arrêt devant sa maison, alors qu'il écoutait un vieux
disque d'Elvis Presley. Une larme coulait sur le visage de la vieille femme. Il lui avait alors proposé
de boire un thé.
Depuis, elle s'invitait régulièrement et lui offrait des boîtes d'un thé anglais traditionnel introuvable.
Jamais elle n'avait parlé de son histoire. Jean-Philippe se satisfaisait de cette amitié silencieuse.
Ils aimaient contempler ensemble l'horizon en écoutant des vieux tubes de rock des années 50.
Parfois même ils se surprenaient à danser ensemble pieds nus dans le jardin.
Fréquemment donc, Jean-Philippe offrait à sa voisine quelques fruits ou légumes de son jardin.
Alors elle le faisait entrer dans sa maison. La décoration semblait ne pas avoir bougée depuis fort
longtemps. Une fois seulement, il était monté à l'étage lui faire une menue bricole dont il ne se
souvenait pas. Il avait aperçu alors la chambre à coucher de Rose. De nombreux cadres posés
offrait au regard des dizaines de vieux clichés d'un homme en habit militaire. Rose avait observé
l'étonnement de Jean-Philippe, et lui en retour s'était tu.
Jean-Philippe trouva porte close. Rose pourtant ne s'absentait jamais. Micheline grognait, grattait
contre la porte d'entrée. Jean-Philippe s'en inquiéta, mais rentra avec les haricots et sa chienne. Il
repensa à sa femme décédée. Francesca avait été renversée par un chauffard ivre, en rentrant à
vélo en pleine nuit de son lieu de travail (son emploi d'anesthésiste l'obligeait à des gardes
nocturnes). Son coma dura près de deux semaines. Il s'en voulait de ne pas l'avoir accompagnée
ce soir-là en voiture, comme il le faisait de temps à autre.
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Six mois après le décès de sa mère, Cécile juste diplômée emménageait dans un grand loft à
Paris.
Jean-Philippe s'enferma sur lui-même.
La compagnie de Rose lui manquait. Et il retrouva son visage ravagé de tics d'inquiétudes, le
même que durant le coma de son épouse. Il ne pouvait s'empêcher de revoir les yeux fermés de
Francesca dans son cercueil.
C'est le moment que choisit Cécile pour appeler son père. A son habitude l'échange fut bref. Elle
croulait sous le travail. Son entreprise lui proposait une promotion pour diriger le département
juridique de la filiale américaine. Jean-Philippe lui fit part de son trouble, de l'absence de sa
voisine. Cécile tenta de le rassurer, supposant un probable rendez-vous chez le médecin.
Rien n'y fit. Jean-Philippe ressassait ses noirs souvenirs. Rose lui manquait. Francesca lui
manquait. La solitude lui pesait. L'angoisse le submergeait. Il avala un somnifère pour oublier.
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Chapitre 3 : L'appel au secours
Jean-Philippe se souvenait du Père Denis. Ils s'étaient rencontrés une première fois lors du
mariage des Dubois, un couple du village. L'ensemble des habitants avait assistés à la cérémonie
religieuse célébrée par le prêtre du canton. Le Père Denis, Patrick Denis de son vrai nom, se
chargeait des offices dans cinq églises, baisse de la fréquentation oblige. Ainsi il tournait chaque
semaine, au rythme de deux messes chaque dimanche. A 9 heures 30, deux touristes anglais
s'étaient joints aux fidèles d'un village avoisinant. Puis le prêtre s'était rendu dans le village de
Jean-Philippe pour porter la parole de Dieu à ses ouailles. Surprise !, l'église était déserte. Le Père
Denis patienta quelques minutes puis repartit.
Sur le chemin, il s'arrêta chez Jean-Philippe. Il espérait obtenir quelques explications sur cette
soudaine désertification. Rose et quatre autres personnes âgées ne manquaient jamais le culte
dominical. Et le Père Denis se souvenait de la sympathie entre Jean-Philippe et sa voisine,
remarquée lors du mariage des Dubois. Jean-Philippe n'eut malheureusement aucune réponse à
apporter aux interrogations du prêtre. Ils se rendirent tous deux au domicile de Rose, et trouvèrent
porte close. Ils frappèrent au carreau de la cuisine, appelèrent la vieille femme, sans apercevoir le
moindre signe de vie.
Jean-Philippe rapporta sa visite déjà infructueuse de la veille. Deux jours sans réponse, cela ne
ressemblait pas à Rose. Le Père Denis lui conseilla de se renseigner, savoir si elle avait de la
famille dans la région. Puis s'en retourna à son presbytère.
Jean-Philippe fit une recherche dans l'annuaire et trouva deux personnes portant un patronyme
identique à celui de Rose. Ni l'un, ni l'autre n'était un parent de Rose. L'anxiété de Jean-Philippe
s'accentuait d'heure en heure. Il décida de contacter les hôpitaux des environs. Aucune présence
de Rose. Il appela ensuite la morgue. Aucune trace de Rose. Il joignit la gendarmerie du canton.
On lui expliqua que Rose n'étant pas de sa famille, il ne pouvait rien faire.
Il prit donc sa voiture, et se rendit à la gendarmerie, espérant qu'il serait mieux écouté s'il se
rendait sur place. Le poste se situait à sept kilomètres de son domicile. Il manqua à deux reprises
de chuter dans le fossé des routes sinueuses. Il trouva le brigadier au téléphone. Et son adjoint lui
demanda d'attendre la fin de l'appel pour éviter d'avoir à répéter ses aventures.
Jean-Philippe commençait à perdre patience : le brigadier parlait depuis plus de dix minutes avec
son épouse du choix de leur destination de vacances. Il préféra garder son calme. Ne jamais
froisser un représentant de l'ordre. Enfin, le gendarme raccrocha et Jean-Philippe put raconter le
motif de sa venue. Le brigadier répéta qu'il lui était compliqué de lancer une enquête pour
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disparition. Jean-Philippe insista, le brigadier l'encouragea à se renseigner auprès de la famille de
Rose. Seulement la Poste était fermée, Jean-Philippe n'était pas équipé d'Internet, et il n'avait en
sa possession que l'annuaire du département. On l'autorisa alors à utiliser le vieux Minitel de la
gendarmerie.
Jean-Philippe nota la quarantaine de numéros de téléphone dont le nom était identique à celui de
Rose. Il ne fit guère attention aux limitations de vitesse pour rentrer chez lui, et fonça sur son
combiné téléphonique. Trois heures plus tard, la totalité des personnes contactées - pour certaines
un message laissé sur le répondeur – toujours dans une impasse, Jean-Philippe sombra dans une
inquiétude profonde.
Il rappela le brigadier. Celui-ci promit de passer le lendemain matin chez Rose. De faire le
maximum. Jean-Philippe ne put rien avaler à son dîner. Il prit deux somnifères puis se coucha.
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Chapitre 4 : Les cadavres
Jean-Philippe fut réveillé à 10 heures par un bruit de moteur dans l'allée de son jardin. Les
graviers bruissaient sous les roues de la camionnette de la gendarmerie. Le brigadier tenait sa
promesse de la veille. Jean-Philippe accueillit le gendarme et son adjoint sur sa terrasse, ils prirent
un café, pendant qu'il leur relatait ses recherches infructueuses de la veille. Rose semblait ne pas
avoir de famille. Ils se dirigèrent tous trois vers la maison de la voisine. Les gendarmes frappèrent
à de nombreuses reprises à la porte et aux carreaux, sans réponse. Ils firent le tour de la maison
pour essayer d'apercevoir l'intérieur de la demeure. Rien ne bougeait. Arrivant devant la porte de
la buanderie, ils trouvèrent celle-ci entre-ouverte. Les gendarmes demandèrent à Jean-Philippe de
rester à l'extérieur pendant qu'ils entrèrent dans la maison.
Cinq longues minutes. Puis un volet à l'étage s'ouvrit et la tête du brigadier se montra. Son visage
pâli transpirait. Jean-Philippe l'interpella mais n'obtint aucune réponse. L'adjoint redescendit et se
dirigea directement vers la fourgonnette sans une parole. Il passa alors un appel à la gendarmerie.
Il demandait des renforts. Un homicide violent. Jean-Philippe n'écouta pas la suite et courut dans
la maison. Il monta quatre-à-quatre les marches et se retrouva face au brigadier qui lui refusa
l'accès à la chambre de la vieille femme. Jean-Philippe était bouleversé. Il ne pouvait que
retourner chez lui.
Les minutes passaient et les gendarmes étaient de plus en plus nombreux. Fait étrange, l'agitation
n'attirait aucun curieux. Rapidement, Jean-Philippe reçut la visite d'un enquêteur qui l'interrogea. Il
n'avait pas vu sa voisine depuis trois jours. Il n'avait rien entendu. Rien vu. Non, il ne savait pas qui
prévenir du décès de Rose. Le gendarme refusait de lui en dire plus sur les circonstances de la
mort de la voisine. Jean-Philippe savait seulement que Rose avait été assassinée.
Jean-Philippe tournait en rond dans sa maison, ne savant que faire. Ce meurtre rendait toute
activité impossible. Il ne cessait de ressasser ses derniers instants avec Rose. Il essayait de se
souvenir de choses anormales. Cet évènement le faisait replonger dix ans plus tôt. Le décès de
son épouse. Il essaya de joindre sans succès sa fille. Il n'avait personne à qui se confier. Rose
était sa seule amie depuis son installation au village.
Dans l'après-midi, un mouvement de voitures de la gendarmerie le tira de son cauchemar éveillé.
Les voitures fonçait en direction du bas du village, toute sirène hurlante. Un gendarme devant sa
maison lui déconseilla de sortir de chez lui. Une heure plus tard, les forces de l'ordre envahissait le
hameau. Partout des gendarmes, des policiers, un hélicoptère, et même des militaires. Il vit de la
fenêtre de sa chambre, à l'étage, chaque maison être visitée par des hommes tout de blanc vêtu. Il
alla chercher ses jumelles qu'il gardait dans une armoire. Il observa au dos des combinaisons
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l'inscription « police scientifique ». Jean-Philippe ne comprit plus rien. Tout autour du village, les
gendarmes interdisait l'accès aux voitures. Le village était coupé du monde extérieur. Jean-
Philippe était seul avec des hommes et femmes en uniforme.
Enfin, il reçut la visite de deux inspecteurs en civil. Il les reçut en son salon autour d'un café. Le
plus jeune des policiers affirmait n'avoir encore jamais vu un tel carnage. On l'informa enfin des
raisons de toute cette agitation. Le corps de Rose et celui de dix-huit autres habitants du village
avaient été découverts. Tous assassinés. Attrapés pendant leur sommeil pour la plupart.
Manquaient toutes les têtes. Les dix-neuf victimes étaient mortes décapitées, vraisemblablement
au moyen d'une tronçonneuse électrique. Les corps baignaient dans le sang. Tous les cadavres
avaient été découverts dans leur lit, certains semble-t-il y avaient été placés après coup.
L'annonce du carnage assomma Jean-Philippe. Il était le seul survivant. Des vingt habitants du
village, il ne restait plus que lui.
Les inspecteurs l'interrogèrent pendant plus d'une heure. Le questionnèrent sur ses activités des
jours précédents. Sur sa vie familiale, son ancienne activité professionnelle, les raisons de son
emménagement dans le village. Jean-Philippe eut l'impression d'être inutile. Mais se soumettait à
leur interrogatoire. Toutes ces questions l'empêchait de penser.
Les sirènes et les gyrophares ne s'arrêtèrent pas de la nuit. Jean-Philippe ne put fermer l'oeil de la
nuit, malgré les somnifères.
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Chapitre 5 : Le fait divers
Une trentaine de voitures stationnaient dans le chemin menant de la route principale à sa maison.
Malgré tous les efforts des gendarmes, les journalistes avaient réussi à franchir les barrages. Une
dizaine de camions-régies pour les télévisions. Des photographes envoyant des clichés à partir de
leurs ordinateurs portables, assis sur leurs motos. Des voitures siglées au nom de stations et de
journaux de différents organes de presse. Tous les médias nationaux avaient dépêché un
journaliste pour couvrir cette affaire.
Les pouvoirs publics semblaient avoir réussi à garder le silence jusqu'au petit matin. Seul le grand
quotidien régional titrait sur le fait divers. Un énorme « Massacre à la tronçonneuse » barrait la une
du journal. La totalité des journalistes lisait attentivement les détails des meurtres. Naïvement,
Jean-Philippe sortit, il voulait lui aussi lire l'article. A peine la porte franchie, une nuée de micros,
de dictaphones, de caméras et d'objectifs s'agglutinèrent autour de lui. Il retroussa rapidement
chemin. Quelques irrespectueux tentèrent de se faufiler avec lui, bloquant le portail de sa maison.
Les gendarmes arrivèrent rapidement à son secours, et firent évacuer la presse quelques mètres
plus loin. Après les avoir remerciés, Jean-Philippe obtint que l'un des plantons lui apportât un
exemplaire du journal.
La lecture terminée, Jean-Philippe brancha sa radio. Toutes les stations ne parlaient que du fait
divers de l'été. La région en émoi. Un psychopathe en liberté. Le carnage le plus sanglant depuis
des années. Le village fantôme. Les qualificatifs ne manquaient pas, ajoutant toujours plus de
sensationnel.
Jean-Philippe ne pouvait sortir de chez lui. Une femme officier d'une quarantaine d'années frappa
à sa porte, accompagnée d'un tout jeune policier. Ils devaient se charger de sa protection tant que
le village ne retrouverait pas son calme. Jean-Philippe comprit que c'était un moyen efficace pour
le surveiller discrètement. Ne pouvant sortir de sa maison sans éviter les journalistes, Jean-
Philippe profita de la présence du jeune policier pour lui demander de faire quelques courses. Non
pas qu'il manquât de provisions, mais c'en était toujours un de moins à fouiller dans sa maison.
La femme officier s'avérait charmante, Jean-Philippe se confia. Jean-Philippe lui parla en détails
de sa femme, des circonstances de son décès. Tout comme son épouse, la policière était d'origine
italienne. Jean-Philippe ne croyait pas en ce genre de coïncidences. Le responsable de l'enquête,
en lui envoyant cette femme, avait bien vu.
Le jeune policier rentré, ils déjeunèrent tous trois dans la cuisine. Jean-Philippe resta muet durant
tout le repas. Le souvenir de sa femme le hantait.
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A peine le café pris, un mouvement de foule se fit entendre à l'extérieur de la maison. Les
journalistes démarraient en trombe vers le centre du village. Jean-Philippe et ses deux protecteurs
montèrent à l'étage pour comprendre l'origine de cette agitation. Deux hélicoptères de l'armée
atterrissaient sur la place centrale. Une vingtaine d'hommes cagoulés et sur-armés investissait le
village. Des snipers sur les toits des bâtisses les plus élevées. La policière prédit l'arrivée d'une
personnalité importante.
Elle avait vu juste : une demi-heure plus tard, une dizaine de grosses berlines débarquèrent dans
le village. Les voitures aux vitres teintées s'arrêtèrent devant le QG provisoire installé dans le
village.
Jean-Philippe vit sortir d'un véhicule le préfet du département en grand uniforme. A ses côtés, le
député de la circonscription et son épouse également élue au conseil régional. Puis des gardes du
corps entourèrent deux hommes qu'il ne put reconnaître. Tout ce petit monde pénétra dans le QG
et y resta près d'un quart d'heure. Ils se rendirent ensuite sous une autre tente faisant office de
chapelle ardente.
A peine sortis, ils remontèrent tous dans leur véhicule respectif. Jean-Philippe pensa que la visite
se terminait, mais il fut surpris de voir le cortège prendre la direction de sa maison. La femme
officier lui conseilla de se détendre, qu'il allait devenir une star. Jean-Philippe passa rapidement
par la salle de bain pour se rafraîchir et coiffer rapidement ses cheveux en bataille.
Les pneus crissèrent dans l'allée. Les véhicules des gardes du corps ouvraient la marche. Des
gorilles avec oreillettes précédèrent les élus de la République. Directement à leur suite les
journalistes s'excitaient pour obtenir interviews et clichés.
Jean-Philippe accueillit sur le pas de sa porte le préfet, le député et son épouse. Et les deux qu'il
n'avait pas reconnu : le ministre de la Justice et le premier ministre. Alors que le premier se
contenta d'alterner sourires crispés et mine désespérée de circonstance, le second prit Jean-
Philippe par le bras. Il se retourna avec lui vers les caméras, vibrant de compassion. Le premier
ministre demanda à Jean-Philippe s'ils pouvaient entrer. Jean-Philippe marmonna un inaudible oui.
Ils furent une petite dizaine dans son salon, un garde du corps à chaque porte.
Le premier ministre était l'homme politique en vue du moment. Il bénéficiait du soutien de
l'ensemble des médias. Et les sondages le créditaient d'une forte côte de popularité depuis que le
Président de la République tentait de se démêler d'affaires judiciaires. Le chef du gouvernement
s'assit sur le canapé en cuir beige de Jean-Philippe. La femme du député à sa droite et Jean-
Philippe à sa gauche, pendant que le député et le préfet occupaient les fauteuils.
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La discussion fut rapide, le premier ministre promettant que toute la lumière serait faite pour
découvrir le ou les auteurs de cet horrible massacre. A cet instant, au moment où Jean-Philippe
commençait à se décrisper, un flash perça au travers de la fenêtre. Un journaliste venait
d'immortaliser la scène. Le Premier Ministre eut un sourire complice en direction du photographe.
Et l'assemblée prit congé, non sans avoir auparavant fait une déclaration solennelle : il fallait
combattre cette barbarie d'un autre âge, le poing fermé ; il fallait se recueillir dans la douleur
autour des familles des victimes, la voix brisée.
La fin de journée fut plus calme. Jean-Philippe se détesta à l'image, en se regardant le soir aux
journaux télévisés. On lui avait bien proposé des interviews, certaines même rémunérées, il avait
tout refusé en bloc.
Pendant le dîner, la femme officier reçut un appel sur son talkie-walkie. On avait retrouvé les têtes
des personnes assassinées. A deux kilomètres du village, dans une auge pour porcs. Le choc fut
terrible pour Jean-Philippe. Il s'imaginait la découverte.
Les policiers le quittèrent la nuit tombée. Mais ils restèrent dans leur véhicule. Jean-Philippe prit
ses somnifères. Il trouva le sommeil rapidement, harassé par les dernières journées. Mais se
réveilla en sursaut régulièrement. Alternativement, des visions de têtes tranchées et du visage de
sa femme se succédaient.
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Chapitre 6 : L'arrivée de Cécile
Un bruit de klaxon troubla le silence qui régnait dans le village depuis le matin. Un énorme 4x4 aux
vitres teintées se trouvait bloqué par la voiture des policiers en faction devant le portail de la
maison de Jean-Philippe. Une belle femme en descendit furieuse. Elle commença à prendre à
parti la femme policier. Alors que l'altercation risquait de dégénérer, Jean-Philippe sortit, et
demanda poliment aux forces de l'ordre de laisser passer sa fille.
Cécile avait sauté dans le premier avion à destination de l'aéroport le plus proche, où elle y avait
loué le véhicule le plus puissant. Deux jours plus tôt, elle n'avait pas prêté attention au message
de son père sur son répondeur. Mais rentrant chez elle la veille au soir, elle s'était inquiétée en
allumant la radio. Après les passages de son père dans tous les journaux télévisés, son entreprise
lui avait naturellement accordé un congé.
Elle trouva son père fatigué et le regard vide. Elle reconnut l'homme traumatisé lors du décès de
sa femme. Jean-Philippe se réjouit de l'arrivée de sa fille. Son fort caractère de battante allait lui
changer les idées. Cécile était sa fierté : elle avait réussi dans la vie, faisait un métier qui lui
plaisait. Il respectait sa liberté et son indépendance.
Cécile partit se rafraîchir sous la douche, et se maquiller dans la salle de bain. Elle revint vêtue
d'un chic tailleur Channel noir. Ses chaussures Louboutin auraient pu prêter à la raillerie en
d'autres circonstances. Ses cheveux noirs tombaient parfaitement sur ses épaules légèrement
musclées par les heures de natation. Son visage discrètement maquillé donnait à son regard vert
un éclat perçant. Elle ressemblait à une panthère prête à bondir sur quiconque tenterait de
l'approcher.
Elle décida de prendre son père en main. Elle l'entraîna vers sa voiture. Alors que la femme
policier rétorqua qu'il fut préférable de rester sur place, Cécile répliqua que son père était libre de
ses mouvements. Les journalistes encore présents s'engouffrèrent dans leur véhicule,
commençant à pourchasser la voiture de Cécile quand elle démarra. Seulement, Cécile entreprit
de prendre les petits chemins cabossés pour les en dissuader. Le 4x4 de location roula à vive
allure dans les ornières. Cécile finit par semer les journalistes.
Jean-Philippe se demandait comment sa fille réussissait à conduire aussi vite tout en tenant des
conversations téléphoniques. Elle invectivait ses subordonnés pour qu'ils s'occupent des dossiers
en cours. Jean-Philippe était dépassé par les termes techniques anglo-saxons utilisés à chaque
phrase. Au premier magasin, Cécile s'arrêta acheter une casquette et des lunettes de soleil pour
son père : elle voulait préserver son anonymat.
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Arrivés dans le centre-ville, Cécile et son père flânèrent sur le marché. Cécile en profita pour
acheter quelques mets fins. Son train de vie lui interdisait les aliments industriels bon marché. Les
marchands d'ailleurs s'amusaient du passage de cet ouragan : une cliente pendue à son portable
dernier cri commandant sèchement ce qui existait de plus cher. Mais tous se délectaient avec
envie de sa longue silhouette sexy.
Deux nouveaux inspecteurs attendaient le retour de Jean-Philippe. Ils souhaitaient l'interroger une
nouvelle fois. Le regard de Cécile, par dessus ses lunettes noires Vuarnet, leur envoya une
désapprobation méprisante. Son père encore sous le choc devait se remettre de ses émotions.
Mais les policiers avaient un mandat pour perquisitionner le domicile.
Alors que les policiers fouillaient de fond en comble chaque pièce, Cécile joignit un de ses amis,
associé dans un cabinet d'avocat renommé. Celui-ci lui transmit les coordonnées de son meilleur
confrère de la région ; Maître Choron accepta de s'occuper de Jean-Philippe. Aussitôt informés,
les policiers firent une moue d'agacement. Cécile leur décrocha un sourire hargneux de victoire.
Les enquêteurs savaient désormais à quoi s'en tenir avec elle.
Deux heures plus tard, et n'ayant rien trouvé, les policiers disparurent de la maison, mais
poursuivirent leurs recherches aux alentours. On les voyait déambulant dans vignes et champs de
maïs. Bientôt, ils s'attroupèrent près d'un fourré. Précautionneusement, l'un deux brandit une
tronçonneuse couverte de sang. Ils venaient de retrouver l'arme des crimes.
Jean-Philippe frissonna. Il avait reconnu l'objet comme lui appartenant. Il en informa sa fille : elle
lui fit promettre de se taire, et de mentir si les enquêteurs le questionnaient à ce sujet. Ce qu'ils ne
tardèrent pas à faire. Jean-Philippe suivit les conseils de sa fille.
Le dîner, aussi raffiné fut-il, s'avéra plutôt glacial. Jean-Philippe et sa fille n'osaient s'adresser la
parole. Cécile entreprit de détendre l'atmosphère et brancha son i-pod sur la chaîne stéréo de son
père. La voix suave de Jimmy Scott les accompagna pendant le reste du repas. Des larmes
coulèrent sur les joues de Jean-Philippe au milieu de la reprise par le jazzman de « Nothing
compares 2 U ». Cécile déplaça sa chaise vers son père et posa sa tête contre le torse de Jean-
Philippe. Il lui caressa les cheveux avec amour et tendresse. Elle se mit à sangloter à son tour.
L'absence de Francesca se faisait durement ressentir.
Au moment de se coucher, Cécile s'assura que son père prenait bien ses somnifères. La boîte
était vide.
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Chapitre 7 : La fuite
Cécile se réveilla en sursaut en pleine nuit. Une porte de la maison claquant l'avait extirpée de son
sommeil. Elle enfila un tee-shirt et se dirigea vers la chambre de son père. La porte ouverte. Le lit
vide. Le pyjama de Jean-Philippe posé par terre. Cécile partit à sa recherche. Elle le trouva tout
habillé dans la cuisine, le regard fixe, un couteau de cuisine à la main. Jean-Philippe ne prononçait
alternativement que deux mots : « Francesca » et « vengeance ».
Cécile tenta de lui parler, mais Jean-Philippe ne l'entendait pas. Elle voulut le réveiller en lui
secouant le bras, mais il se mit à hurler. Bien que son père se fit de plus en plus menaçant, Cécile
gardait son calme. Ce comportement ne semblait pas la surprendre.
La lumière ne réveillait toujours pas son père. Les aboiements de Micheline non plus. Cécile
l'imaginait, déambulant une tronçonneuse à la main, se rendant dans chaque maison de village.
Tranchant la tête de chaque habitant les uns après les autres. Rentrant chez lui une fois ses
crimes commis. Et se réveillant le lendemain matin sans en garder le moindre souvenir.
Après le décès de sa femme, Jean-Philippe eut de graves problèmes de sommeil. De longues
périodes d'insomnies. Et quand il dormait, Cécile le trouvait parfois au beau milieu du salon, en
pleine crise de somnambulisme. Le petit ami de Cécile de l'époque, étudiant en chirurgie, lui avait
prescrit de puissants somnifères.
Jean-Philippe prenait la direction de la porte d'entrée de la maison. Il était inconcevable pour
Cécile que son père sortît dans cet état. Elle s'approcha de lui.
Cécile s'adressa à son père en se faisant passer pour sa mère. Jean-Philippe se réveilla en
sursaut. Il mit du temps à comprendre la situation. Qu'il était tout habillé. Qu'il avait une arme à la
main.
Cécile rapporta les paroles menaçantes qu'il proférait. Jean-Philippe eut du mal à concevoir qu'il
pouvait être l'auteur du massacre. Il s'effondra.
Cécile prit une fois de plus la situation en main. Elle si soucieuse de son apparence ne passa pas
par la salle de bain. Elle boucla aussitôt sa valise. En fit une pour son père. Elle ne pouvait
accepter de le voir aller en prison. Elle avait déjà perdu sa mère. Il fallait fuir. En cinq minutes, elle
avait établi un plan.
Elle rassembla les valises dans le coffre de son 4x4 de location. Elle salua les policiers assoupis
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dans leur voiture, leur annonça son départ, son travail l'appelait. Son père pendant ce temps
traversa le jardin, à l'arrière de la maison, en compagnie de Micheline. Il enjamba la clôture et
coupa à travers champs pour retrouver la route sur laquelle l'attendait Cécile. Elle démarra en
trombe.
Une heure de route plus tard, Cécile s'arrêta dans un hôtel Formule 1 et ouvrit une chambre avec
sa carte bleue. Ils prirent chacun une douche et se changèrent. Cécile enfila sa tenue de combat :
un tailleur-pantalon treillis Yves Saint Laurent et des bottes Prada. Jean-Philippe s'habilla d'un
costume bleu marine.
Ils repartirent aussitôt et ne firent halte qu'une fois pour déjeuner dans une cafétéria au bord de
l'autoroute. Ce genre d'établissement leur assurait une discrétion absolue. Cécile préféra ensuite
les petites routes de campagne, elle savait que les autoroutes étaient équipés de caméras de
vidéo surveillance.
A la radio, Jean-Philippe était désormais l'ennemi public numéro un. Des barrages étaient installés.
Des forces de police conséquentes se mettaient en place pour le retrouver. Les analyses
d'empreintes avaient en effet révélé que les traces sur la tronçonneuse étaient celles de Jean-
Philippe. On avait également retrouvé son ADN au domicile de plusieurs victimes.
Cécile questionna son père sur la nuit du crime. Son père se souvint n'avoir pas pris de somnifère
le soir précédent. Il était éreinté par une longue promenade en montagne, et pensait ne pas en
avoir le besoin. A aucun moment, Cécile ne le jugea.
La voiture s'engageait sur une route sinueuse, en direction de l'Espagne. Ils n'eurent aucun mal à
traverser la frontière.
Ils roulèrent encore de longues heures. Cécile passa plusieurs appels dans une cabine
téléphonique. Elle avait pris soin de couper son portable. La voiture s'enfonça dans une forêt
feuillue. Ils se retrouvèrent face à un monastère médiéval.
Ici vivaient des moines en totale autarcie. Ici les téléphones ne captaient aucun réseau. Ici les
résidents vivaient totalement coupés de l'humanité. Pas de journaux, pas de radios, ni de
télévisions. Des personnes extérieures étaient autorisées à séjourner, à condition de payer une
modeste somme et de respecter les usages du lieu.
Jean-Philippe et sa fille furent accueilli sans un mot. Cécile paya un an de résidence. Plus un
supplément pour Micheline. Jean-Philippe fut ensuite conduit seul dans une cellule de cinq mètres
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carrés pour y déposer ses affaires. Il retrouva ensuite Cécile dans le jardin. Les adieux furent
douloureux. Cécile promit de lui rendre visite aussi souvent que possible, et de trouver rapidement
une solution moins contraignante.
Cécile reprit la route. Le soir venu, un moine ferma de l'extérieur, une à une, chacune des cellules.
Les somnifères n'étaient plus d'aucune utilité pour Jean-Philippe.
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