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AMAR Ludovic
Master I – Science Politique
Promotion 2012-2013

La récupération politique de Jeanne d’Arc :
Des travaux de Jules Michelet au milieu du XIXè siècle à la seconde Guerre mondiale.

Chargé de Travaux dirigés référent : M. Matthieu Dumartin.
 

Remerciements :
Je tiens tout d’abord à remercier Madame Bérengère D’Halluin pour avoir accordé
du temps à la relecture de ce mémoire ; et pour ses idées toujours bénéfiques.
Je tiens également à remercier les compagnies de spectacle historique Armutan et
Petit Meschin avec lesquelles je travaille depuis de nombreuses années ; et en particulier
Aymeric Rufié pour m’avoir fait partager de précieux documents qui ont servi dans la
conception de ce mémoire.
Je tiens enfin à remercier Monsieur Bernard Beignier, ancien Doyen de la Faculté
de droit et de science politique de Toulouse I et recteur de l’Académie d’Amiens, pour
m’avoir encouragé à poursuivre dans cette voie qu’est la science politique.
 
Table des matières
Entrée en matière ..............................................................................................................................1
1. Revue de littérature : ....................................................................................................................1
2. Difficultés rencontrées. ................................................................................................................2
3. Conceptualisation. ........................................................................................................................2
4. Paradigmes utilisés : ....................................................................................................................4
5. Hypothèse et justification du sujet : .............................................................................................5
6. Méthodologie et analyse employées : ..........................................................................................6
Introduction .......................................................................................................................................8
Première partie : Jeanne d’Arc : une figure populaire redécouverte par les historiens du
XIXè siècle et politiquement instrumentalisée par les partis de gauche. ...................................11
I. De la redécouverte historique à l’établissement du mythe politique : le XIXè, siècle de
l’Histoire et siècle de Jeanne d’Arc. ..................................................................................................11
A. La Jeanne d’Arc de Jules Michelet : entre histoire et mythe. ...............................................12
B. Jules Quicherat et la naissance d’une historiographie de Jeanne d’Arc. .............................14
II. La République et la mise en exergue de Jeanne Darc, fille du peuple. .....................................18
A. Une Jeanne laïque et populaire acclamée par la gauche républicaine. ...............................18
B. La fête nationale de Jeanne d’Arc : de l’initiative des partis de gauche au renforcement
d’un enjeu politique. .....................................................................................................................25
Deuxième Partie : Jeanne d’Arc ou la figure type du nationalisme français : la patriote
canonisée par l’Eglise et accaparée par l’extrême droite française............................................33
I. Une Jeanne d’Arc brulée hérétique au XVè siècle puis canonisée par le Pape Benoit XV au
XIXè siècle : conflits et accords politiques entre la France et l’Eglise catholique. ..........................33
A. La réappropriation catholique de Jeanne dans le conflit des « deux France » ....................34
B. De la béatification à la canonisation : entre reconnaissance ecclésiastique et enjeux
politiques. ......................................................................................................................................40
II. De l’annexion de l’Alsace-Lorraine en 1870 au nationalisme français : l’accaparement de
Jeanne d’Arc comme chasse-gardée par l’extrême droite française. ................................................47
A. De la défaite française à la première guerre mondiale : Jeanne la nationaliste
« revancharde » rejetée par la gauche. ........................................................................................48
B. L’accaparement de Jeanne par la droite extrême : de l’Action française au pétainisme. ....53
Conclusion ........................................................................................................................................59
Annexes ............................................................................................................................................62
Bibliographie....................................................................................................................................68
I. Eléments bibliographiques généraux et sur les idées politiques et la vie politique : ..................68
II. Eléments bibliographiques sur Jeanne d’Arc et ses mythes : ....................................................69
A. Ouvrages et articles : ............................................................................................................69
B. Travaux universitaires : ........................................................................................................70
C. Articles scientifiques : ...........................................................................................................70
D. Médias : .................................................................................................................................71
E. Divers : ..................................................................................................................................71
 

1	
  

Entrée en matière

1. Revue de littérature :
La question de la récupération de Jeanne d’Arc a hanté plusieurs générations
d’auteurs et continue d’ailleurs de faire débat. L’historienne Régine Pernoud dira à ce
sujet : « tout n’est pas clair sur le cas de Jeanne, on a le sentiment qu’elle ne finira jamais
de nous poser des questions1. » En effet, nombre d’écrits, plus ou moins documentés, ont
longuement donné vie à Jeanne, à ses mythes ou encore à sa postérité jusqu’à parfois
envisager des thèses extravagantes. Il a fallu de ce fait, effectuer un tri dans les sources à
considérer.
Pour ne citer que les principales : Philippe Contamine, illustre historien médiéviste
qu’on ne présente plus, principalement dans son dernier ouvrage, nous distille une
véritable encyclopédie2 à la Diderot de plus de mille pages faisant la synthèse de bons
nombres d’études historiques et politiques de Jeanne d’Arc ; de même l’historien Gerd
Krumeich, grand spécialiste allemand de l’histoire médiévale française, constitue une base
solide de recherches notamment dans son ouvrage 3 préfacé par Régine Pernoud ; les
ouvrages théoriques de Michel Winock concernant tant le nationalisme, dont il est un
spécialiste reconnu, que la vie politique française des XIXè et XXè siècles ou encore ceux
de Jean-Francois Sirinelli furent également d’une grande aide. Mais il ne faut pas oublier
les travaux historiques comme ceux de Jules Michelet qui ont été primordiaux à étudier car
ils ont permis la redécouverte de Jeanne au milieu du XIXè siècle. Telles sont les sources
sur lesquels repose, principalement, le mémoire.

	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
1	
  Henri GUILLEMIN, L’énigme Jeanne d’Arc, Rts, 1970. L’historien Henri Guillemin cite cette phrase de
Régine Pernoud dans sa conférence consacrée à Jeanne d’Arc.
CONTAMINE (dir.), Jeanne d'Arc : Histoire et dictionnaire, Paris : éd. Robert Lafon, col.
Bouquin, 2012.
3	
  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, Paris : éd. Albin Michel, col. Bibliothèque Albin
Michel Histoire, 1993.	
  
2 	
  Philippe

	
  
2	
  
	
  
2. Difficultés rencontrées.
Après avoir pensé à travailler sur le rôle politique de Jeanne d’Arc au sein même de
la Guerre de Cent ans, il fut ensuite convenu, pour entrer un peu plus dans le domaine des
sciences politiques, de s’attacher à la récupération politique de la Pucelle par trois
personnages du XIXè siècle. Cependant, devant un manque quantitatif et surtout qualitatif
des sources accessibles dans le temps imparti pour le mémoire, il a été décidé d’élargir le
champ de recherches à la récupération politique de Jeanne dans une période précise : les
XIXè et XXè siècles.
La période d’étude, à cheval sur deux siècles, est gagnée par de profonds
changements idéologiques et politiques : l’annexion de l’Alsace-Lorraine, la Commune de
Paris, deux guerres mondiales, la succession de récupérations politiques de Jeanne d’Arc,
etc. Mais de par l’historicité de ce travail, il fut très difficile de mener des recherches
empiriques sur le sujet ; de ce fait, l’approche est essentiellement théorique.

3. Conceptualisation.
Pour appréhender de manière efficace ce mémoire, il est nécessaire de s’arrêter
rapidement sur un certain nombre de concepts-clés concernant le sujet.
Jeanne d’Arc en est le premier : fille d’une famille modeste de Domrémy, née
semblerait-il en 1412, elle sera celle qui, guidée par une « mission divine », tiendra
Orléans contre les troupes anglaises et mettra Charles VII sur le trône de France, avant de
se voir remettre en cause par les puissants qui ne supportaient pas qu’une simple fille du
peuple ait les faveurs du Roi, et d’être capturée alors qu’elle continuait sa chevauchée pour
libérer Compiègne assiégée par les bourguignons ; ces derniers la vendront finalement aux
anglais. Condamnée comme hérétique par lors de son procès, elle n’a toutefois jamais
voulu abandonner ses fameuses visions malgré deux condamnations successives. Elle sera
finalement brulée vive à Rouen en 1431 et se transformera en mythe dont la plupart des
partis politiques et même l’Eglise se réclament ; même si à l’heure actuelle elle est plus
rattachée au nationalisme, que considérée comme une représentation populaire.
Le nationalisme va évoluer avec la Révolution française ainsi qu’avec Napoléon et
 

3	
  

ses armées qui veulent reconquérir ce que la France a perdu : il y a clairement un
attachement à la patrie. Mais le nationalisme tel que nous le connaissons se crée suite à la
défaite contre la Prusse en 1870-1871 constitutive de la perte de l’Alsace-Moselle. Et c’est
là où Jeanne d’Arc prend tout son caractère national notamment par l’intermédiaire de
Charles Maurras et de Maurice Barrès. Ce dernier d’ailleurs, définira le nationalisme par
l’attachement à la « terre et les morts4 » et dira que l’on devient nationaliste en prenant
conscience qu’on est français avant tout autre chose. Il reprendra Jeanne d’Arc comme
symbole national indiquant que si elle a « bouté les anglais hors de France5 », les Prussiens
le seront également afin que l’Alsace-Loraine redevienne française.
De plus, on ne peut parler de Jeanne d’Arc sans parler de l’Eglise. Les relations
entre elles deux ont toujours été houleuses : tantôt condamnée puis brulée vive, tantôt
réhabilitée, béatifiée puis canonisée ; plus que d’autres personnages, la Pucelle a joué un
rôle du fait de ses visions religieuses. C’est d’ailleurs dans un contexte politique tendu
entre l’Elysée et l’Eglise que la procédure de canonisation sera lancée en 1918 puis
conclue en 1920 par le Pape Benoit XV, dans le but de redorer des relations difficiles dans
un Etat traditionnellement catholique ; bien que laïc depuis 1905.
Mais pourquoi ce conflit entre Jeanne et l’Eglise ? Parce que c’était une femme ! Et
dans un contexte d’établissement de la Loi salique – proclamant la prévalence de la
primogéniture masculine – qui éloigne de fait, même la femme noble de tout rôle politique,
il est clair que la Pucelle représentait, aux yeux de l’Eglise, une forme de contestation des
institutions mises en place. Jeanne prendra d’ailleurs des habits d’hommes et apparaitra en
harnois blanc à la tête des troupes de Jean d’Orléans ; ce que lui reprochera Pierre Cauchon,
l’Evêque de Beauvais qui la jugera, lui demandant lors de son procès, de quitter ses habits
d’homme et de laisser pousser les cheveux qu’elle avait coupé.
En plus d’être femme en des temps de prédominance masculine, elle provient du
bas peuple. Il ne faut ainsi pas oublier la relation évidente entre la Pucelle et l’idée de
représentation populaire. Redécouverte au milieu du XIXè siècle, les travaux de Jules
Michelet et ceux de Jules Quicherat décrivent « Jehanne » comme une jeune femme issue
d’une famille modeste. Cette analogie s’est également retrouvée dans la pensée des partis
de gauche (républicains, socialistes puis communistes) mais a trouvé sa concrétisation en
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
4

Danielle et André CABANIS, Introduction à l’histoire des idées politiques, Paris : éd. Publisud, col.
Manuels 2000, 1989, p. 148.
5	
  Lettre de Jeanne d'Arc aux Anglais - 22 mars 1429. Cf. Annexe n°1.

	
  
4	
  
	
  
mai 1920 avec l’édification de la fête nationale de Jeanne d’Arc sous la IIIè République
présidée par Paul Deschanel. La « Jehanne » du peuple est donc un des fers de lance de la
récupération politique de cette dernière par les idéologies de gauche.
Au fil du travail, ces idées, brièvement définies, feront bien évidemment émerger
d’autres concepts qui révèleront le fil conducteur au mémoire. Ce premier appareil
conceptuel constitue néanmoins une base intéressante quant à l’intérêt du sujet étudié.

4. Paradigmes utilisés :
On l’a vu, Jeanne d’Arc est avant tout une figure nationale qui a été et continue
d’être récupérée par différentes idéologies politiques. De ce fait il serait judicieux
d’inscrire nos recherches dans une approche constructiviste.
En effet, cette approche est intéressante car elle repose sur l’idée que notre vision de la
réalité n’est pas le reflet exact de cette dernière ; mais une image qu’on se fait d’elle, issue
de l’interaction entre celle-ci et notre esprit. Ainsi chacun tiendrait pour « vraie » sa propre
vision de la réalité.
Ici, bien qu’en réalité il n’y ait qu’une seule et unique Jeanne, elle pourra prendre
diverses couleurs selon les différentes idéologies ; l’idée qu’on se fera d’elle sera différente
selon nos convictions, notre passé… donc selon notre propre réalité.
Mais plus qu’une réalité personnelle, Jeanne d’Arc est un symbole en fonction
duquel les hommes agissent. Cela proviendra de l’interaction d’hommes de mêmes
convictions qui insisteront sur une caractéristique de la Pucelle pour la transformer en
symbole reconnu : son caractère pieux transformera Jeanne en Sainte selon certains ; le fait
qu’elle provienne d’une famille modeste lui donnera une couleur d’héroïne populaire selon
d’autres ; ou encore son combat contre les troupes anglaises pour libérer la France la
transformera en patriote voire même en figure nationaliste selon d’autres encore.
Le symbolisme influant sur la vision d’une réalité – ici celle que les hommes ont de
Jeanne d’Arc dans un contexte donné – s’inscrit dans un courant de pensée issue de l’école
de Chicago : l’interactionnisme symbolique. Il est donné un « langage » au symbole de
Jeanne d’Arc, compréhensible par tous ceux qui ont la même réalité de celui-ci.
En plus de cela, il est nécessaire de s’intéresser au contexte dans lequel cette
 

5	
  

interaction a lieu : le nationalisme par exemple récupérera Jeanne consécutivement à la
perte de la Lorraine en 1870. Nous montrerons que le contexte politique influe de manière
non négligeable sur l’instrumentalisation de la native de Domremy.

5. Hypothèse et justification du sujet :
Une question subsiste : quel est l’intérêt de ce sujet pour la science politique ? Dans
la conscience collective, Jeanne est certes une idole nationale – bien qu’à l’heure actuelle
cela tend à s’essouffler – mais c’est avant tout un mythe de droite. En effet, depuis son
accaparement par les milieux de droite, la Pucelle est traditionnellement considérée comme
la chasse gardée de la tendance extrême. Or, et d’autant plus durant la période étudiée, elle
a navigué entre plusieurs idéologies. Là est tout l’intérêt de ces recherches : déconstruire le
mythe de l’appartenance unipartite de la Pucelle.
En 1970, Henri Guillemin fustigeait d’ailleurs l’idée selon laquelle Jeanne aurait
été à la base du nationalisme :
« C’est terriblement faux, les armées à cette époque là étaient des armées de
mercenaires. […] Dire qu’il y a eu un élan national derrière Jeanne est exactement
un mensonge. L’idée nationale ne pouvait pas exister au XVè siècle étant donné ce
qu’était la France : un gars de Rennes était aussi différent qu’un gars de Besançon
qui n’était même pas en France. […] Par conséquent je m’élève avec la plus grande
colère contre cet abus de confiance qui ferait de Jeanne une nationaliste.6 »
Cette justification rejoint l’hypothèse de base des recherches qui ont été menées. En
effet, tout au long de ce mémoire, nous partirons du principe que la Pucelle n’est attachée à
aucune idéologie ou aucun parti politique en particulier ; qu’elle n’appartient à personne
mais à tout le monde. En effet, Jeanne est un symbole de l’histoire de France dont la
mémoire a été annexée selon le contexte politique. C’est un mythe qui a fait l’objet d’une
dispute parfois acharnée entre la gauche et la droite. En somme, sa mémoire n’aurait été
récupérée que pour des luttes politiques. Elle serait la légitimité historique des idéologies,
tout en faisant l’unanimité dans la société française.
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
6	
  Henri GUILLEMIN, L’énigme Jeanne d’Arc, op.cit.	
  
6	
  
	
  
Il est d’ailleurs intéressant de voir que l’un des fondateurs du nationalisme, comme
l’est Maurice Barrès, soit d’accord sur cette unanimité :
« Il n'y a pas un Français, quelle que soit son opinion religieuse, politique ou
philosophique, dont Jeanne d'Arc ne satisfasse les vénérations profondes. Chacun
de nous peut personnifier en elle son idéal. Êtes-vous catholiques ? C'est une
martyre et une sainte, que l'Église vient de mettre sur les autels. Êtes-vous
Royalistes ? C'est l'héroïne qui a fait consacrer le fils de Saint Louis par le
sacrement gallican de Reims. Rejetez-vous le surnaturel ? Jamais personne ne fut
aussi réaliste que cette mystique ; [...]. Pour les Républicains, c'est l'enfant du
peuple qui dépasse en magnanimité toutes les grandeurs établies. [...] Enfin les
socialistes ne peuvent oublier qu'elle disait : « J'ai été envoyée pour la consolation
des pauvres et des malheureux. » Ainsi tous les partis peuvent réclamer Jeanne
d'Arc. Mais elle les dépasse tous. Nul ne peut la confisquer. C'est autour de sa
bannière que peut s'accomplir aujourd'hui, comme il y a cinq siècles, le miracle de
la réconciliation nationale.7 »

6. Méthodologie et analyse employées :
On l’a vu, l’axe de recherche est essentiellement théorique. De ce fait, le mémoire
est principalement consacré à l’étude d’ouvrages spécialisés en la matière mais également
de conférences ou d’entretiens donnés par des historiens médiévistes ou des politologues,
d’articles de presse ou encore de dossiers réalisés par des sites internet historiques et
politiques.
Luc Van Campenhoudt et Raymond Quivy dans leur Manuel de recherche en
sciences sociales8, insistent sur les avantages de l’analyse de contenus ; étape suivant le
recueil de données existantes en différenciant les données secondaires des données
documentaires. Dans ce mémoire, les deux types de données ont été utilisés. En effet, en
plus d’étudier des documents en lien direct avec Jeanne d’Arc, de l’importance a été
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
7	
  Maurice BARRÈS in Michel WINOCK « Jeanne d'Arc est-elle d'extrême droite ? », L'Histoire, mai 1997,
n°210, p. 64-65. Discours prononcé en 1920 lors du vote concernant l’instauration d’une fête nationale de
Jeanne d’Arc.
8	
  Luc VAN CAMPENHOUDT, Raymond QUIVY, Manuel de recherche en sciences sociales, Paris : éd.
Dunod, 2011 (1995).	
  
 

7	
  

attachée à effectuer des recherches dans des ouvrages traitant d’un autre sujet mais ayant
un rapport avec le sujet du mémoire. Pour Jeanne d’Arc, l’avantage de cette méthode
d’analyse est claire : les entretiens et autres recherches empiriques comme l’observation
ont été, comme dit précédemment, très difficiles à mettre en œuvre. De plus, Campenhoudt
et Quivy insistent bien sur le fait que c’est la méthode reine pour analyser un
développement historique des phénomènes politiques dans un contexte donné. Et ne
l’oublions pas, c’est le manque de moyens mais aussi de temps, qui pour ce sujet, nous a
obligé à privilégier cette méthode d’analyse.
Dans un souci de neutralité axiologique, rappelons enfin que le contrôle la fiabilité
des sources accessibles, d’autant plus pour un sujet polémique comme l’est Jeanne d’Arc, a
été nécessaire. En effet, il a fallu différencier de manière précise la réalité scientifique de la
récupération politique de Jeanne, des convictions personnelles des auteurs qui, la plupart
du temps, transparaissent dans leurs écrits.
8	
  
	
  

Introduction
Le 30 mai 1431, Jeanne d’Arc est brulée vive en place publique à Rouen. Son
épopée aura duré moins de deux ans, et pourtant, ces deux années lui auront suffit pour
devenir une véritable icône nationale.
En effet, Jeanne d’Arc est plus qu’un personnage historique, elle est un mythe. Et
par n’importe lequel : elle fait partie de ces personnages entourés de mystères qui ont
suscité toutes les convoitises. Oubliée après sa mort pendant près de trois siècles elle est
ensuite réapparue à partir de la Révolution de 1789 pour incarner tour à tour le peuple,
avec l’historien Jules Michelet et son disciple Jules Quicherat puis plus tard avec les partis
de gauche ; la sainte avec sa béatification puis sa canonisation par l’Eglise catholique au
début du XXè siècle et enfin la figure nationale – que nous connaissons aujourd’hui –
exaltée entres autres par les royalistes lors du conflit franco-prussien de 1870 et par
l’Action française de Charles Maurras qui se l’est finalement accaparée.
A l’heure actuelle, de nombreux partis politiques se réclament de Jeanne d’Arc.
Icône cristallisant le sentiment d’appartenance nationale ou mythe instrumentalisé, la
représentation de cette jeune femme, née en pays barrois, dépasse de loin son action
pendant la Guerre de Cent Ans. En effet, et on l’a vu lors de la dernière campagne
présidentielle de 2012, les partis politiques se sont appropriés son image. De ce fait, les
visites à Orléans, lieu qui a fait la renommée militaire et surtout populaire de Jeanne,
s’apparentent plus à un calcul politique autour de l’identité nationale qu’à un véritable
hommage rendu à la Pucelle.
C’est ainsi que l’intérêt de l’étude de la récupération de celle que Camille Claudel
nommait « ce petit bout de femme9 », se dessine de lui-même : sous celle-ci se cache
toujours une cause politique. Nous verrons que de l’Histoire de France de Jules Michelet à
l’Action Française de Charles Maurras et au pétainisme, une idéologie, parfois dissimulée,
parfois clairement affichée, est toujours bien présente.
En effet, depuis ce fameux siège d’Orléans où elle tenu tête à l’anglais (1429) en pleine
guerre de Cent ans, Jeanne représente la résistance nationale face à l’envahisseur ; plus
particulièrement l’envahisseur anglais. En 1803 par exemple, alors qu’à Orléans la
Révolution française avait abattu une statue de la Pucelle car elle était représentée aux
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
9 	
  Henri GUILLEMIN, L’énigme Jeanne d’Arc, op. cit. L’historien cite Camille Claudel dans cette
conférence consacrée à Jeanne d’Arc.	
  
 

9	
  

côtés du roi, le conseil municipal souhaite en ériger une nouvelle. Napoléon Bonaparte
rendant hommage à cette initiative, insère dans Le Moniteur universel

10

ces propos :

« L’illustre Jeanne a prouvé qu’il n’est pas de miracle que le génie français ne puisse
produire dans les circonstances où l’indépendance nationale est menacée.11 » Rappelons
qu’en ce début du XIXè siècle le Premier Consul mène sa campagne d’Angleterre. C’est
ainsi que sous couvert de ces propos, Bonaparte va utiliser Jeanne pour motiver les troupes
françaises face à l’Angleterre. De ce fait, l’année 1803 constitue pour Henri Guillemin le
« déclic12 » de l’annexion politique de Jeanne.
Mais cet exemple n’en est qu’un parmi tant d’autres. En effet, pour Michel Winock,
professeur émérite d’histoire contemporaine à Science-po Paris, « la mémoire de Jeanne
n’est pas une mémoire neutre : fractionnée, débattue, instrumentalisée, elle exprime aussi
les conflits d’idées qui ont divisé les Français depuis l’aube des Temps modernes.13 » Une
étude à partir de la fin du Moyen-Age étant trop vaste, il a donc été nécessaire de la
restreindre au cadre historico-politique suivant : 1840-1940. Ce choix n’est pas anodin car
cette période, d’environ un siècle, est jusqu’à nos jours la plus prolifique concernant
l’instrumentalisation politique de Jeanne d’Arc.
Dans cette étude, il s’agira de faire le lien entre contexte politique, idéologie
politique et récupération politique de Jeanne. En d’autres termes, il s’agira de montrer que
l’utilisation de la Pucelle est loin d’être anodine car l’évocation du nom de Jeanne est
toujours – ou presque – liée à une ambition politique sous-jacente. Nous tenterons donc de
répondre à la problématique suivante :
L’instrumentalisation politique de la Pucelle a-t-elle toujours été univoque ? Le
contexte politique a-t-il influencé cette annexion ?

En d’autres termes : dans quelle

mesure, dans un contexte politique précis, un groupement idéologique et/ou politisé a-t-il
récupéré la mémoire de Jeanne d’Arc pour servir ses intérêts ?
Pour y répondre, le mémoire se divisera en deux temps. Dans une première partie,
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
10

Journal français de propagande, fondé en 1789, qui fut longtemps l’organe officiel du gouvernement
français. Ici de Napoléon Bonaparte.
11
Antoine-Clair THIBAUDEAU, Le Consulat et l'Empire ou histoire de la France et de Napoléon
Bonaparte 1799 à 1815, Consulat – Tome 3, Paris : éd. Renouard, 1834, p. 394 (googlebooks).
12
Henri GUILLEMIN, L’énigme Jeanne d’Arc, op. cit.	
  
13	
  Michel WINOCK, « Jeanne d’Arc » in Pierre NORA (dir), Les lieux de mémoire, III, vol. 3, Paris : éd.
Gallimard, col. Quarto, 1997 (1984), p. 4431. L’historien est également cofondateur de la revue L’histoire.	
  
10	
  
	
  
nous nous attacherons à montrer que cette image de Jeanne « fille du peuple », tant
exposée par les idéologies de gauche, provient avant tout d’une construction historicolittéraire. En étudiant les écrits de Jules Quicherat mais aussi et surtout ceux de Jules
Michelet, nous nous efforcerons de remonter ce processus de mystification de la Pucelle ;
pour ensuite s’intéresser aux détournements politiques dont elle a fait l’objet dans les
milieux de gauche avec, comme point d’orgue, l’établissement de la fête nationale en 1920.
Dans une seconde partie, ce sera la Jeanne catholique et nationale qui sera mise en
valeur car, à partir de 1870, les partis de droite, et en particulier le nationalisme naissant,
ne résistent pas à l’ériger en idole ; n’oublions pas que Jeanne a « bouté les anglais hors de
France. 14» Et que dire de l’Eglise, qui plus de quatre siècles après l’avoir condamnée au
bucher, entame à son sujet un processus de béatification, puis de canonisation, dans des
circonstances politiques tendues entre le Saint Siège et la France.

	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
14	
  Lettre de Jeanne d'Arc aux Anglais - 22 mars 1429. Cf. Annexe n°1.	
  
 

11	
  

Première partie :
Jeanne d’Arc : une figure populaire redécouverte par les historiens du XIXè
siècle et politiquement instrumentalisée par les partis de gauche.
Dans un premier temps, il semble nécessaire d’introduire le sujet par l’étude de
deux historiens qui ont joué un rôle majeur dans la redécouverte historique, puis politique
de Jeanne d’Arc. En effet, sans Michelet et Quicherat, Jeanne n’aurait surement pas connu
pareilles récupérations au XIXè et XXè siècle ; car c’est de leurs mots que de nombreux
hommes politiques vont s’inspirer pour revendiquer la Pucelle.
Par la suite, nous verrons que le XIXè siècle, grand siècle de l’histoire selon les
historiens, est synonyme de récupération politique principalement par les hommes de
gauche. Qu’ils soient républicains modérés, socialistes, ou radicaux, tous à un moment ou
à un autre font appel à Jeanne d’Arc. C’est d’ailleurs un député radical, Joseph Fabre, qui
le premier, proposa l’idée d’une fête nationale de l’héroïne devant l’Assemblée Nationale.

I. De la redécouverte historique à l’établissement du mythe politique : le XIXè,
siècle de l’Histoire et siècle de Jeanne d’Arc.
Durant quasiment trois siècles Jeanne d’Arc fut une « oubliée » de l’Histoire et
pourtant ce personnage constitue un mythe français des plus aboutis. Cet oubli historique
est étonnant car c’est son élan « divin » qui galvanisa les troupes françaises lors du siège
d’Orléans, et son aide politique qui, rappelons-le, permit à Charles VII d’être sacré à
Reims au grand dam de ses adversaires anglais. Sous l’Ancien Régime, Jeanne fit quelques
réapparitions – surtout historiques et poétiques15 ; mais celles-ci sont mineures comparées
à sa récupération politique des XIXè et XXè siècles. Cette dernière n’aurait d’ailleurs peut
être pas été aussi importante si deux hommes de lettres et historiens français du milieu du
XIXè siècle n’avaient pas donné une première version « claire » de la vie la Pucelle ; car,
en ces temps de révolutions industrielles, de nombreuses contradictions historiographiques
subsistaient à son sujet.
Olivier Bouzy, Directeur adjoint du Centre Jeanne d’Arc 16 , nous indique ce
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
15	
  Historique, principalement avec L’Averdy, contrôleur général des finances de Louis XV; et poétique avec
la fameuse Pucelle d’Orléans de Voltaire (1762).	
  
16	
  Centre Jeanne d'Arc, 3 place de Gaulle, 45000 Orléans.
12	
  
	
  
tournant dans l’ouvrage publié pour les 600 ans de la mort de la Pucelle (considéré, à
l’heure actuelle, comme le plus abouti) : « La véritable rupture survient […] dans les
années 1840 avec les deux Jules : Michelet et Quicherat. Même si le premier ne dispose
pas encore d’une bonne édition des sources que le second va justement recevoir mission de
publier, Michelet rédige la première biographie de Jeanne au sens moderne du terme : on la
lit toujours aujourd’hui avec profit. […] Au moment même où l’ouvrage est publié, un
jeune chartiste, Jules Quicherat, est chargé de rassembler les sources relatives à Jeanne
d’Arc.17 » Et de continuer : « C’est à partir de ces deux publications […] que la figure de
Jeanne d’Arc prend son véritable essor chez les historiens.18 »
En effet, si le troubadour puis le poète furent longtemps, par leur lyrisme, les
grands producteurs de héros épiques, l’historien devient dans la France du XIXè siècle un
maître d’œuvre essentiel dans la construction de figures exceptionnelles poussant parfois
jusqu’au mythe. C’est dans cette France romantique, qui s’intéresse au Moyen âge et à son
mysticisme en réaction au rationalisme des Lumières du XVIIIè siècle, que vont intervenir
nos deux historiens, donnant ainsi une nouvelle image de Jeanne d’Arc.

A. La Jeanne d’Arc de Jules Michelet : entre histoire et mythe.
En 1841, Jules Michelet publie le Tome V de son Histoire de France consacré à la
période allant de 1422 à 1461. Mais plus que la fin de la Guerre de cent ans, cet ouvrage
place de manière centrale – royale devrions-nous dire – Jeanne au cœur de son propos. Le
sous-titre étant d’ailleurs « Jeanne d’Arc, Charles VII » et non l’inverse, on retrouve dans
cet ouvrage de longs chapitres dédiés à la naissance, la vie, les procès, et la mort de la
Pucelle.
C’est ainsi que dès les premières lignes du chapitre III, Michelet nous présente une Jeanne
« fille du peuple19 » et très pieuse. C’est cette simple « fille d’un laboureur20 » portée par
« la puissante voix des anges21 » envoyés par Dieu, qui fit fuir les troupes expérimentées

	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
17 	
  Xavier HELARY, « Jeanne d’Arc après Jeanne d’Arc, de la Révolution à nos jours » in Philippe
CONTAMINE (dir.), Jeanne d'Arc : Histoire et dictionnaire, op. cit, p. 446.	
  
18	
  Ibid., p. 447.
19

Jules MICHELET, Histoire de France, Tome cinquième, Livres X à XII (La Pucelle – Charles VII), éd.
des Equateurs ; 2008 (1841), p. 37.
20	
  Ibid., p. 41.	
  
21 Ibid., p. 45.
 

13	
  

de Talbot22 lors du siège d’Orléans, et qui mena Charles VII au sacre royal en la cathédrale
de Reims. De manière simpliste et résumée, telle est la « Jehanne » présentée par Michelet.
Pour Paule Petitier et Paul Viallaneix (spécialistes de l’œuvre de l’historien), « le
cas de Jeanne d’Arc permet de mesurer l’influence de Michelet sur le façonnement des
mythes nationaux au XIXè siècle, et sur la mémoire historique dont nous sommes encore
les héritiers.23 »
En effet, et même s’il refuse de faire de Jeanne une martyre ou une légende24, on ne
peut s’empêcher de penser que, consciemment ou non, Michelet transforme ce personnage
de l’histoire en mythe. Tantôt « belle et brave fille qui devait si bien porter l’épée de
France25 », tantôt « vierge descendue sur terre26 », tantôt autoritaire et déterminée27, mais
toujours fidèle à Dieu, à la France et à son roi28 malgré l’abandon, semble t-il, de celui-ci,
Jeanne possède ainsi toutes les caractéristiques qui font d’elle le sauveur de la France.
Michelet écrivait d’ailleurs que « la sauveur de la France devait être une femme [car] la
France était femme elle-même.29 »
De facto, Jeanne, une femme, entre dans le grand « livre d’or » de la patrie tels que
Charlemagne, Saint Louis, Henri IV ou encore Napoléon Bonaparte… Tous des hommes.
Cette comparaison prestigieuse, plus encore pour une personne du sexe « faible », est
exceptionnelle pour Philippe Contamine : « c’est quasiment unique dans l’histoire de la
France, peut être même [dans celle] du monde, de voir quelqu’un qui a contre elle son
origine, son sexe et son âge… Et c’est pourtant elle qui a « sauvé » le royaume de
France.30 » C’est, semble t-il, ce qui transcende l’historien du milieu du XIXè siècle.
Ainsi, l’image de Jeanne qu’il renvoie au lecteur incarne des thèmes très présents
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
22	
  Grand général anglais qui mourut à la bataille de Castillon (1453), cette dernière scellant la fin de la
Guerre de cent ans. 	
  
23

Ibid., Préface p. II.
Quelle légende plus belle que cette incontestable histoire ? Mais il faut bien se garder d’en faire une
légende ; on doit conserver pieusement tous les traits, même les plus humains, en respecter la réalité
touchante et terrible… » Ibid., p. 135.	
  
25	
  Ibid., p. 39.	
  
26	
  Ibid., p. 56.
27 « Bastard, Bastard, au nom de Dieu, je te commande que, dès que tu sauras la venue de ce Falstoff, tu me
le fasses savoir ; car, s’il passe sans que je le sache, je te ferai couper la tête. » Ibid., p. 60.
28	
  « Que faisait cependant la prisonnière ? Son corps était à Beaurevoir [où elle était détenue], son âme à
Compiègne ; elle combattait d’âme et d’esprit pour le roi qui l’abandonnait. » Ibid., p 91.
29	
  Ibid., p. 137.	
  
30	
  Philippe CONTAMINE in « Jeanne d’Arc a t’elle été trahie par le roi ? », Secrets d’Histoire, France 2,
2007. 	
  
24	
  «
14	
  
	
  
dans ces écrits : le peuple, la femme, la foi et la France. Il fait de cette modeste « fille du
peuple » une patriote exemplaire qui catalyse ce dernier. Dès 1841 cette Jeanne se grave
dans le cœur des français qui l’élèvent en héroïne nationale. Sous la plume de Michelet, la
France prend conscience d’elle-même et de la dette qu’elle a envers une Jeanne qui « aima
tant la France » jusqu’à succomber sur le bucher suite à un procès qui n’a de procès que le
nom. « Souvenons-nous toujours, Français [écrit Michelet], que la Patrie, chez nous est née
du cœur d’une femme, de sa tendresse et de ses larmes, du sang qu’elle a donné pour
nous.31 »
Malgré une rigueur méthodologique parfois contestable 32 , Michelet aura donc
réussi à faire aimer Jeanne d’Arc, et a joué un rôle déterminant dans l’historiographie et
dans la popularisation de cette dernière au XIXè siècle. Alors que certain voient en la
description qu’il fait de Jeanne les prémisses du patriotisme33, Michelet a surtout imprimé
cette dernière dans la conscience républicaine qui s’exprimera tout au long du siècle ;
notamment dans le conflit des « deux France ».

B. Jules Quicherat et la naissance d’une historiographie de Jeanne d’Arc.
Cette apologie réalisée par Michelet, historien républicain et libre-penseur d'une
Jeanne d'Arc populaire – fille du peuple, oubliée par le roi Charles VII, martyrisée par
l'Église, héroïne du peuple – est poursuivie par les travaux de Jules Quicherat. Sous la
monarchie de juillet, ce chartiste passionné d’histoire, élève et grand ami de Michelet,
publie en cinq volumes, à la demande de la Société de l’histoire de France34, les Procès de
condamnation et de réhabilitation de Jeanne d'Arc dite la Pucelle publiés pour la première
fois d’après les manuscrits de la Bibliothèque royale, suivis de tous les documents
historiques qu’on a pu réunir et accompagnés de notes et d’éclaircissements (1841-1849).
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
31	
  Michel WINOCK, « Jeanne d’Arc » in Pierre NORA (dir), Les lieux de mémoire, III, vol. 3, op. cit., p.
4448. 	
  
32	
  Il a souvent utilisé des sources de seconde main, notamment celles de L’Averdy et de Buchon. De
nombreux historiens respectueux du travail de Michelet, comme Gerd Krumeich, regrettent cet élément
méthodologique.
33	
  Michelet a notamment cette phrase : « Pour la première fois, on le sent, la France est aimée comme une
personne. Et elle devient telle, du jour qu’elle est aimée » in Xavier HELARY, « Jeanne d’Arc après Jeanne
d’Arc, de la Révolution à nos jours » in Philippe CONTAMINE (dir.), Jeanne d'Arc : Histoire et dictionnaire,
ibid. p. 453.
34	
  En réponse au vœu formulé par l’allemand Guido Görres de réunir tous les documents concernant la
Pucelle. Nous retrouvons là encore le souci patriotique français.	
  	
  
 

15	
  

Le titre de cet ouvrage, très long, fait écho aux quelques 2700 pages qu’il contient. Encore
à l’heure actuelle, ce travail, d’une qualité scientifique indéniable, suscite l’admiration des
historiens johanniques et constitue, pour ces derniers, une formidable base de recherche.
L’historienne médiéviste Régine Pernoud, fondatrice du centre Jeanne d’Arc, rend
d’ailleurs hommage aux Procès ainsi qu’à l’ouvrage de Michelet en ces termes:
« Quicherat fit suivre son édition en trois volumes [des deux procès de Jeanne] de
deux autres volumes comportant la plus grande partie des chroniques, mémoires et
documents divers se rapportant à la vie de Jeanne d’Arc et à son épopée. On ne
saurait exagérer l’importance de ce travail qui permettait, non seulement une plus
vaste connaissance des évènements, mais surtout une sorte de révélation de la
personne de Jeanne : si l’on ajoute qu’à peu près au même moment Jules Michelet
publiait dans son Histoire de France les pages célèbres qui faisaient de Jeanne le
symbole même de la Patrie, on mesure mieux le pas énorme fait en cette première
moitié du XIXe siècle 35 […] »
De sensibilité républicaine, tout comme son maître, Quicherat voit en Jeanne d’Arc
« l’image de la patrie et la personnification de tout ce qu’il y a de généreux, de grand,
d’impérissable dans le cœur de la France 36 », Jeanne serait donc la sainte de la patrie – les
deux substantifs réconciliant, selon Michel Winock, « la France catholique et la France
républicaine.37 »
En outre, insiste Olivier Bouzy, l’historien « trouve la confirmation de l’hypothèse
selon laquelle Jeanne aurait été fort mal secondée par le roi » car à ses yeux, « c’est sur le
roi et ses conseillers qu’il faut faire peser la responsabilité de l’échec et de la mort de
Jeanne. 38 » De même, en étudiant Les chroniques de Perceval de Cagny39, il démontre
que la fin tragique de la Pucelle n’est que le résultat « de la trahison conjointe de la royauté,
de la noblesse et du clergé » qui ne pouvaient accepter leur échec là où une simple fille du

	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
35

Régine PERNOUD, Jeanne d’Arc, Paris : éd. PUF, col. Que sais-je ?, 1981, p. 124.
CONTAMINE (dir.), Jeanne d'Arc : Histoire et dictionnaire, op. cit, p. 944.	
  
37	
  Michel WINOCK, « Jeanne d’Arc » in Pierre NORA (dir), Les lieux de mémoire, III, vol. 3, op. cit, p.
4428. Cofondateur de la revue L’histoire.
38 	
  Xavier HELARY, « Jeanne d’Arc après Jeanne d’Arc, de la Révolution à nos jours » in Philippe
CONTAMINE (dir.), Jeanne d'Arc : Histoire et dictionnaire, ibid. p. 447.	
  
39	
  Perceval de Caigny est un gentilhomme beauvaisien a passé toute sa vie au service des princes d'Alençon.
En 1438, il dicte simplement le récit des choses qu'il avait vues dont des passages concernant Jeanne d’Arc.	
  
36	
  Philippe
16	
  
	
  
peuple y était parvenue.40
En plus de ses Procès, Quicherat publie ses Aperçus nouveaux sur l’histoire de
Jeanne d’Arc (1850) dans lesquels est présentée une image plus rationnelle de cette
dernière. Il s’attache à mettre en valeur le contexte politique et la mission nationale
qu’avait la native de Domrémy, en plus de montrer que celle-ci était « presque
constamment entravée par son entourage [jusqu’à être] victime de celui-ci. » Ce cadrage
populaire de Jeanne d’Arc fait transparaitre la qualité de libre penseur républicain de
l’historien de l’Ecole des Chartes. Il « considérait [d’ailleurs que Michelet] avait tout dit à
son sujet.41 » C’est ainsi que Quicherat perpétue de manière « scientifique » le cadrage
initié par son maître : une Jeanne populaire, sainte, et patriote. En somme, une Jeanne qui
déjà s’érigeait en mythe républicain. Pour parvenir à ce dernier, on comprend aisément, en
combinant les écrits du chartiste avec ceux de Michelet, qu’il était nécessaire que Jeanne
meure, et d’une « affreuse mort.42 ». Philippe Contamine partage d’ailleurs ce point de
vue : « si Jeanne d’Arc était morte dans son lit [ça n’aurait] pas été la même chose, il fallait
que Jeanne souffre. C’est le vieux mythe médiéval de la passion et de la rédemption. Pour
que la France soit rachetée il fallait qu’elle souffre la passion.43 »
Ainsi, au milieu du XIXè siècle, les deux Jules auront permis, par leurs travaux, de
faire renaitre Jeanne d’Arc de ses cendres en la transformant en mythe dans la conscience
collective. Historique tout d’abord, il évoluera, à partir du milieu du XIXè siècle, en mythe
politique. « D’autant plus, insiste Gerd Krumeich, que depuis les années 1820 au plus tard,
l’écriture de l’Histoire est considérée comme une activité également politique, chargée de
corroborer soit la « Restauration » monarchiste et anti révolutionnaire, soit l’émancipation
libérale et républicaine de l’homme et du citoyen héritée en droite ligne de la Révolution
française encore toute proche.

44

[…] » C’est ainsi que Jeanne se transforme

irrémédiablement en mythe politique : l’incarnation du sauveur de la France.
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
40	
  Samira EL HADI, Le personnage de Jeanne d'Arc dans les manuels scolaires depuis 1880, Mémoire de
Master 2 SMEEF spé. Professorat des écoles, sous la direction de Jean François GREVET, IUFM de Lille,
2011-2012, p. 18.	
  
41	
  Philippe CONTAMINE (dir.), Jeanne d'Arc : Histoire et dictionnaire, op. cit, p. 945.	
  
42	
  Jules MICHELET, Histoire de France, Tome cinquième, Livres X à XII (La Pucelle- Charles VII), op. cit.,
p. 136.	
  
43	
  Philippe CONTAMINE in « Jeanne d’Arc a t’elle été trahie par le roi ? », Secrets d’Histoire, op. cit.	
  
44	
  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, Paris : éd. Albin Michel, Col. Bibliothèque Albin
Michel Histoire, 1993 (1989), p.47.	
  
 

17	
  

Raoul Girardet, professeur émérite d’histoire contemporaine à Sciences-po Paris, s’inspire
des travaux de Claude Levi Strauss et de Gaston Bachelard pour tenter de définir dans son
ouvrage45 ce fameux mythe du sauveur. Pour Girardet, « autour d’un personnage privilégié
tend à se former une même constellation d’images. Constellation mouvante sans doute,
plus ou moins ample, à la coloration changeante aux contours parfois mal définis, mais
dont la permanence et l’identité ne peuvent échapper à l’observation. » Cette
« constellation » mythique est d’autant plus mouvante qu’elle est soumise à une
« manipulation volontaire » qui est, selon les cas, « plus ou moins importante mais toujours
décelable » notamment au sein de la « propagande politique 46 ». En outre, « Les mêmes
structures mythiques […] sont susceptibles d’être retrouvées à l’arrière plan de systèmes
idéologiques politiquement les plus divers, voire les plus contradictoires.47 »
Jeanne d’Arc n’est pas une exception à la règle énoncée par Girardet ; chaque
époque ayant su vêtir Jeanne de ses oripeaux identitaires pour l’adapter aux besoins
idéologiques. En effet, si Jeanne a été transformée en mythe politique, c’est parce que
celui-ci a été progressivement construit, parallèlement à l’édification de la nation française.
C’est pour cela qu’avant d’être, au XXè siècle, récupérée par les partis de droite et
alimentée par l’Eglise catholique, elle fut célébrée par les Républicains en tant
qu’incarnation de la patrie et de la laïcité.

	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
45 	
  Raoul GIRARDET, Mythes et mythologies politique, Paris : éd. du Seuil, col. Points, 1990 (1986).
Girardet insiste bien sur le fait que le mythe politique est « fondamentalement polymorphe » (p. 15) et qu’il
est ainsi difficile d’en donner une définition complète.
46	
  Raoul GIRARDET, Mythes et mythologies politique, ibid. p. 71.	
  
47	
  Ibid. p. 22.	
  
18	
  
	
  
II. La République et la mise en exergue de Jeanne Darc, fille du peuple.
Durant le XIXè siècle, les républicains, à l’instar de Michelet et Quicherat, vont voir
en Jeanne une « fille du peuple », une héroïne laïque et populaire. Cette représentation de
la Pucelle va dominer et perdurer jusqu’au début du XXè siècle grâce à des personnages
comme Lucien Herr, Pierre Larousse ou Charles Peguy ; mais aussi Victor Hugo et Jean
Jaurès très influents à l’époque. Et que dire de Joseph Fabre qui, en 1884, propose devant
le Parlement d’établir une fête nationale de Jeanne d’Arc pour commémorer tous les ans sa
mort. Dans un contexte politique en mutation – entre Restauration, République et Empire –
de nombreux hommes politiques, historiens ou littérateurs vont utiliser la figure de Jeanne
pour contester voire remettre en cause le régime en insistant notamment sur la culpabilité
du Roi et de l’Eglise dans la mort de la Pucelle.
En parallèle des Républicains qui alors annexent la mémoire de Jeanne, les
catholiques eux aussi vont essayer de se l’approprier. La Pucelle devient donc un réel enjeu
politique dans ce conflit des « deux France » qui fait rage à la fin du XIXè siècle. Malgré
cela, la fameuse commémoration que Fabre proposait sera finalement votée au sortir de la
Première guerre mondiale ; guerre durant laquelle Jeanne d’Arc avait fait figure de
rassemblement national. Toutefois, les débats autour de cette commémoration, dont le
processus loin d’être simple a duré plus de trente-cinq ans, vont subir les changements et
les évènements politiques de l’époque. C’est d’ailleurs pour cela que Maurice Barrès
reprendra le flambeau de Joseph Fabre à partir de 1914.

A. Une Jeanne laïque et populaire acclamée par la gauche républicaine.
« Une ardente championne de la royauté donnée en exemple comme la preuve
vivante du surnaturel dans l’histoire, ne pouvait pas, à priori, satisfaire l’esprit républicain
se réclamant du siècle des Lumières […]48 » disait Michel Winock, et pourtant. Les
républicains vont se souvenir des leçons de Michelet qui, en pleine tension franco-anglaise,
écrivait ceci, établissant un parallèle entre l’épisode révolutionnaire et l’épopée d’une
Jeanne « sœur de Danton 49 » :
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
48	
  Michel WINOCK, « Jeanne d’Arc » in Pierre NORA (dir), Les lieux de mémoire, III, vol. 3, op. cit. p.
4447.	
  
49	
  Philippe CONTAMINE, « Jeanne d’Arc dans la mémoire des droites » in Jean-François SIRINELLI (dir),
Histoire des droites en France, Culture – Tome 2, Paris : éd. Gallimard, 1992, p. 402.	
  
 

19	
  

« A des siècles de distance, les Parisiens qui assaillent la Bastille retrouvent la
témérité des soldats de la Pucelle. Une idée se leva sur Paris avec le jour et tous
virent la même lumière. Une lumière dans les esprits et dans chaque cœur une
voix : Va, et tu prendras la Bastille.50 »
Il est nécessaire de remonter une quarantaine d’année en arrière, pour comprendre
comment les mots d’historiens comme Michelet ont mis sur pied un véritable mythe de la
Pucelle, dans l’esprit des hommes se situant à gauche de l’échiquier politique. Il est vrai
que la cristallisation du sentiment national français est née et a été fortement nourrie par la
Révolution de 1789. Mais, concernant Jeanne d’Arc, ce sentiment prend toute sa force sous
le Directoire, notamment par l’intermédiaire de Napoléon Bonaparte, encore Premier
Consul, qui rendait hommage à la Pucelle en des termes que nous avons déjà cités :
« l’illustre Jeanne a prouvé qu’il n’est pas de miracle que le génie français ne puisse
produire dans les circonstances où l’indépendance nationale est menacée.51 » C’est ce
« génie français » dont parle Bonaparte, qui va nourrir l’escarcelle idéologique des partis
de gauche. En effet, il sera scandé continuellement lors des débats parlementaires
concernant l’établissement d’une fête nationale consacrée à la Pucelle (cf. infra).
Plus encore, Michelet – mais aussi Quicherat – insistent dans leurs écrits, sur des
éléments qui vont alimenter la conscience de gauche. C’est là peut être un transfert, dans
leurs ouvrages, de leur qualité de libres penseurs. On retrouve par exemple le patriotisme
exacerbé, le doute quant aux visions, la responsabilité de la mort de Jeanne pesant sur le
Roi et le clergé, etc. Eléments qui s’inscrivent clairement dans la pensée de la gauche de
l’époque ; une gauche « républicaine, libérale et sinon rationaliste et positiviste, du moins
éloignée de toute croyance religieuse précise52 » selon les propos de Philippe Contamine.
Dans son article sur Jeanne d’Arc, Michel Winock nous indique un élément très
intéressant concernant cette vision « de gauche » de Jeanne. Dans le tome IV de son Grand
dictionnaire universel du XIXè siècle (1870) Pierre Larousse présente Jeanne d’Arc sous la
forme de questions dont les réponses, loin d’être ambiguës, mettent en valeur cette vision

	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
50	
  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, op. cit. p.77.	
  
51

Cf. Introduction.
CONTAMINE, « Jeanne d’Arc dans la mémoire des droites » in Jean-François SIRINELLI (dir),
Histoire des droites en France, Culture – Tome 2, op. cit. p. 399.

52	
  Philippe
20	
  
	
  
républicaine 53:
1° Jeanne Darc eut-elle réellement des visions ? (Non)
2. Son mobile le plus certain ne prit-il pas sa source dans les mouvements d’un
patriotisme exalté ? (Oui)
3° Quels furent les vrais sentiments du roi à son égard ? (Indifférence et défiance)
4° Quelle a été dans tous les temps la vraie pensée du clergé pour Jeanne ?
(Entraver sa mission, la faire mourir et sous prétexte de la réhabiliter charger de
légendes apocryphes sa mémoire).
Tout y est : l’absence de vision surnaturelles, le patriotisme, l’abandon de Charles
VII ainsi que la quasi haine de l’Eglise. Autant de thèmes mis en valeur par les historiens
libres penseurs de la première moitié du XIXè siècle. L’impact est d’autant plus important
qu’on les retrouve dans un dictionnaire – ouvrage censé s’adresser à tout un chacun (ces
propos sont écrits seulement un an après le panégyrique54 de Mgr Dupanloup qui évoquait
la « sainteté » de la Pucelle. Serait-ce une réponse de la part des républicains qui, déjà en
1870, sentaient que leur protégée commençait à leur échapper ?)
Il est à noter, que Pierre Larousse, comme de nombreux Républicains de l’époque,
utilise le « Darc » en lieu et place du « d’Arc » ; son article est d’ailleurs titré « Darc
(Jeanne) ». Pourquoi ? En enlevant la particule on mettait en valeur l’origine populaire de
la Pucelle. C’était le Républicain Auguste Vallet de Viriville, historien et archiviste
français qui, l’un des premiers, avait protesté contre la forme aristocratique donnée au
patronyme de cette « illustre roturière » car disait-il, c’était fausser la « vraie physionomie
du personnage.55 »
Ainsi, de 1830 à 1870, de nombreux historiens, littéraires et hommes politiques ont
contribué à nourrir le mythe républicain de Jeanne. Il est évident qu’ils ne l’ont pas fait
pour rien, et que le contexte politique de l’époque y est pour beaucoup. Il nous semble
alors nécessaire de préciser ce dernier.
En 1825, Charles X succède à son frère Louis XVIII à la couronne de France et de
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
53	
  Michel WINOCK, « Jeanne d’Arc » in Pierre NORA (dir), Les lieux de mémoire, III, vol. 3, Paris : éd.
Gallimard, col. Bibliothèque illustrée des histoires, 1992 p. 703.	
  
54	
  Selon le Dictionnaire Larousse : « Éloge fait en public ou par écrit de quelqu'un, d'une institution, d'un
pays, etc. », ici de Jeanne d’Arc.	
  
55	
  Michel WINOCK, « Jeanne d’Arc » in Pierre NORA (dir), Les lieux de mémoire, III, vol. 3, 1992, Ibid.	
  
 

21	
  

Navarre. Bien qu’assez modéré et acceptant en majorité les valeurs issus de la Révolution
de 1789, le dénommé Comte d’Artois restait très attaché aux conceptions et aux valeurs de
l'Ancien Régime. Deux ans plus tard, les élections installent une majorité libérale à
l’Assemblée – synonyme de contestation du pouvoir royal – et le souverain consent à
nommer un Premier ministre, le Vicomte de Martignac, à mi-chemin entre ses propres
opinions et celles de la chambre basse. Toutefois, les souvenirs autoritaires de l’Ancien
Régime et de Bonaparte sont encore présents, et lorsque qu’en 1829, alors que les
Chambres sont en vacances, Charles X renvoie son Premier ministre pour nommer à la
place le Prince de Polignac ainsi que le comte de La Bourdonnaye, considérés par les
libéraux comme des « ultras », l’opposition pense à une tentative, de la part du Roi, de
restauration de la monarchie absolue d’avant 1789.
S’en suit une radicalisation des positions de Charles X et une montée en puissance
de l’opposition ; jusqu’aux ordonnances de juillet 1830 qui, notamment, dissolvent la
Chambre des députés, modifient la loi électorale, suspendent la liberté de la presse, etc.
Tant d’acquis révolutionnaires remis en cause par le Roi. Lors des « Trois glorieuses56 »
qui s’en suivent, les opposants répondront par l’intermédiaire d’une insurrection populaire
désorganisée (avec des hommes comme Thiers, Lafayette, Talleyrand, Laffitte, etc.) mais
qui finalement triomphera. Malgré une hésitation concernant la solution républicaine, c’est
la monarchie de Juillet qui est finalement instituée avec à sa tête Louis Philippe d’Orléans,
proclamé « Roi des Français ». La monarchie de Juillet prend comme emblème le drapeau
tricolore, et s’affirme beaucoup plus laïque. Les libéraux entrent en force au gouvernement
et, malgré l’hostilité d’une bonne partie de l’opinion, les opposant républicains, peu
nombreux mais déterminés vont de manière constante harceler le pouvoir allant jusqu’à
tenter d’assassiner le Roi.
Ce régime reste stable jusqu’en 1848 où sous l'impulsion des libéraux et des
républicains, le peuple de Paris, à la suite d'une fusillade, se soulève à nouveau et parvient
à prendre le contrôle de la capitale. Le Roi, refusant de faire tirer sur les Parisiens, est
contraint d'abdiquer en faveur de son petit-fils, Philippe d'Orléans, le 24 février 1848. Le
même jour, la Seconde République est proclamée par Alphonse de Lamartine, entouré des
révolutionnaires parisiens : un gouvernement provisoire à tendance républicaine est mis en
place, mettant ainsi fin à la Monarchie de Juillet.
La Seconde République durera jusqu’en 1852, date à laquelle Louis-Napoléon
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
56	
  Les 27, 28 et 29 juillet 1830.
22	
  
	
  
Bonaparte, alors Président de la République, proclame le IInde Empire et devient
Napoléon III. Cet épisode fait suite au coup d’Etat, perpétré un an avant, par lequel il
s’était maintenu Président alors que la Constitution lui interdisait de se représenter. Là
encore les républicains et les libéraux grondent et Napoléon III tend vers une libéralisation
et une modernisation du Second Empire notamment en ce qui concerne le droit de la presse
ou les élections, la politique sociale et économique, la culture, etc. Et ce, jusqu’à la guerre
franco-prussienne de 1870.
C’est donc dans un contexte dans lequel « il ne fait aucun doute que les patriotes les
plus déterminés sont les Républicains, [et que] le nationalisme devient une véritable
passion [suscitant] le lyrisme des poètes [et] exaltant tous les héros de la liberté […]57 »,
que nos hommes de lettres réhabilitent Jeanne et l’affublent d’un habit populaire.
On comprend alors pourquoi les républicains, libéraux et autres révolutionnaires
vont faire de Jeanne un mythe politique. Elle va être celle qui avait dit : « Je ne peux voir
couler du sang français sans que mes cheveux ne se dressent sur ma tête.58 » Celle qui, bien
que catholique et royaliste, était patriote avant tout et dont l’œuvre était plus politique que
religieuse. Celle qui, d’ailleurs, a été brûlée pour avoir résisté à l’Eglise et qui fut délaissée
par son Roi ; dès lors selon les Républicains, l’Eglise ne saurait la revendiquer à son profit.
Celle qui, enfin, ne pourra être glorifiée que par la République car comme le disait le
socialiste Lucien Herr, alors bibliothécaire de l’ENS, dans le Parti ouvrier du 14 mai
1890 : « Jeanne est des nôtres, elle est à nous, et nous ne voulons pas qu’on y touche.59 »
Cette même volonté d’accaparement se retrouve déjà douze ans plus tôt, lorsque le
journal anticlérical La lanterne publie l’article suivant :
« Le 30 mai prochain, il y aura 447 ans que Jeanne d'Arc fut brûlée à Rouen par les
bons soins de l'Inquisition et de Cauchon, évêque de Beauvais. A l'occasion de cet
anniversaire, les cléricaux doivent aller porter des couronnes aux pieds de la statue
de cette martyre du patriotisme. Il vaut mieux tard que jamais. [...] Quant à nous,
[...] nous engageons tous les républicains à porter, eux aussi, aux pieds de la statue
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
57

Danielle et André CABANIS, Introduction à l’histoire des idées politiques, op. cit., p. 143.
MENNECHET, Le Plutarque français, vie des hommes et des femmes illustres de la France,
avec leur portrait en pied, Tome Deuxième, Paris : éd. Mennechet, 1838, p. 379 (Googlebooks).	
  
59	
  Lucien HERR in Michel WINOCK « Jeanne d'Arc est-elle d'extrême droite ? », L'Histoire, mai 1997,
n°210, p. 64-65. Citation de l’article « Notre Jeanne d’Arc » écrit par Lucien Herr dans Le Parti ouvrier du
14 mai 1890 sous le pseudonyme de Pierre Breton.
58	
  Edouard
 

23	
  
de Jeanne d'Arc, des couronnes avec cette inscription : "A Jeanne la Lorraine, à
l'héroïque Française, à la victime du cléricalisme."60 »

Un autre discours, celui de la loge maçonnique « Travail et vrais amis fidèles », s’inscrit
dans la même lignée et reflète bien l’état d’esprit des libres penseurs et des francs maçons
de l’époque :
« Le 30 mai, l’Eglise fit brûler Jeanne d’Arc comme hérétique et relapse. Le clergé
était en cela logique avec lui-même, puisqu‘en obéissant à ses voix particulières,
Jeanne d’Arc n’écoutait en réalité que sa conscience individuelle, qui lui
commandait de sauver la France. C’était une révoltée, croyant en elle-même en
dépit des théologiens. […] Les libres penseurs ont décidé ainsi d’exprimer leurs
sentiments de reconnaissance envers l’héroïne qui préparera l’œuvre de la
Révolution en combattant pour l’unité française. » 61
Quelques années plus tard, face à des catholiques qui à leur tour tentent de
s’approprier la Pucelle, le jeune socialiste Charles Péguy, ami de Lucien Herr, composait
la première de ses deux Jeanne d'Arc62, qu'il dédiait « à toutes celles et à tous ceux qui
seront morts de leur mort humaine pour le rétablissement de la république socialiste
universelle.63 » Aux dires de Peguy, ce ne serait donc qu'en terminant son œuvre que luimême se serait aperçu du lien existant entre son engagement personnel et l’ouvrage qu'il
venait d'achever ; il n’aurait ainsi pas dépeint de manière intentionnelle une Jeanne
républicaine. Il n’en demeure pas moins que la publication de son drame, précédé de
quelques mois par son premier article 64 dans la Revue socialiste, fait transparaitre un
engagement socialiste sans détour qu’on retrouve dans sa Jeanne d’Arc.
De nombreuses personnalités politiques mais aussi des plumes de talent et de
renom vont donc rendre hommage à l’héroïsme de la Pucelle d’Orléans à l’instar de
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
60	
  Michel WINOCK « Jeanne d'Arc est-elle d'extrême droite ? », L'Histoire, op. cit.	
  
61	
  Michel WINOCK, « Jeanne d’Arc » in Pierre NORA (dir), Les lieux de mémoire, III, vol. 3, 1992, op. cit.
pp. 696-697.	
  
62	
  Charles PEGUY, Jeanne d'Arc, Paris : éd. Librairie de la Revue socialiste, 1897.	
  
63 	
  Dalia ALABSI, La naissance d’un mythe : Jeanne d’Arc dans l’œuvre de Charles Peguy, Thèse de
Doctorat en Lettres et arts, sous la direction de Michel SCHMITT, Université Lyon 2, 29 avril 2011, p. 32.
PEGUY, « De la cité socialiste » in La Revue socialiste, février 1987.	
  

64	
  Charles
24	
  
	
  
quelques jolis vers de Victor Hugo65 ou d’Henri Martin qui la voit comme « le Messie de
la France » et la « fille des Gaules ». Avant de continuer de manière catégorique : « nous
accusons Charles VII d’avoir conspiré en son royaume [...] alors que la Providence […] lui
avait envoyé pour auxiliaire une puissance immense […] qui entrainait soldats, peuple,
jeune noblesse, tous les éléments d’action et de victoire […] Nous l’accusons d’avoir
refusé cette grâce et arrêté Jeanne au milieu de sa mission.66 » Enfin, il serait inopportun de
ne pas citer Jean Jaurès qui, dans L’Armée nouvelle (1911) – ouvrage clé qui constitue la
synthèse de la pensée jaurésienne et qui s’interroge sur une possible organisation socialiste
de la France tout en imaginant une réorganisation de la défense nationale – fait référence à
une Jeanne d’Arc qui se « dévoue au salut de la Patrie.67 »
Cette « liste » d’hommes de lettres, loin d’être exhaustive, permet de comprendre
combien les valeurs républicaines du XIXè siècle (et ses persistances du début du XXè
siècle) se confondent à travers cette figure mythique qu’est Jeanne. En effet, les
Républicains donnent un sens à la vie et aux buts de la Pucelle différents de ceux mis en
valeur par les nationalistes – bien que le patriotisme soit bel et bien présent – et par les
catholiques quelques décennies plus tard ; nous le verrons.
L’initiative de Joseph Fabre, député radical puis sénateur de l’Aveyron et historien
qui réalisa les traductions quasi complètes des procès de condamnation et de
réhabilitation 68 à partir des versions latines de Quicherat, cristallise cette différence
idéologique. C’est lui, en effet, qui le 30 juin 1884, dépose au Parlement le projet de loi
relatif à la commémoration nationale de Jeanne d’Arc, afin d’instaurer une « fête du
patriotisme » et d’exorciser par la même, un passé catholique qui ressurgissait en cette fin
de XIXè siècle.

	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
65	
  Comme celui-ci tiré du poème « Le bout de l’oreille » in Les quatre vents de l’esprit (1881).
« Le marché de Rouen dont les sombres pignons
Ont le rouge reflet de ton supplice, ô Jeanne ! »	
  
66	
  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, op. cit. pp. 117-125. 	
  
67	
  Jean JAURES, L'organisation socialiste de la France : l'armée nouvelle, Paris, 1915, p. 446. Le site
internet http://gallica.bnf.fr propose cette réédition réalisée par L’Humanité.	
  
68	
  Joseph FABRE, procès de condamnation de Jeanne d'Arc, d'après les textes authentiques : traduction
avec éclaircissements, Paris : éd. Delagrave, Paris, 1884. Et : procès de réhabilitation de Jeanne d'Arc,
raconté et traduit d'après les textes latins officiels, Paris : Delagrave, 1888 (2 tomes).
 

25	
  
B. La fête nationale de Jeanne d’Arc : de l’initiative des partis de gauche au
renforcement d’un enjeu politique.
L’histoire a montré combien les fêtes nationales pouvaient raviver les conflits

politiques et idéologiques. En 1878 par exemple, la préparation de la commémoration du
centenaire de la mort de Voltaire déchaina les passions. Mort un 30 mai, comme Jeanne
d’Arc, comment aurait-il put être possible d’établir, le même jour, une fête nationale alors
qu’il avait écrit, selon Guillemin, une « abomination69 » à son sujet ans son Dictionnaire
philosophique 70 ? C’est aussi la première fois que les antirépublicains – par la voix de Mgr
Dupanloup qui critiqua vivement « l’insulteur de Jeanne d’Arc 71 » qu’était selon lui
Voltaire – commencèrent à se rassembler autour de la Pucelle.
Michelet avait souligné dans son œuvre, l’importance des fêtes nationales mais
n’en avait pas le projet concernant Jeanne ; ce que relève Gerd Krumeich : « On peut
toutefois s’étonner que Michelet n’ai rien tenté en faveur de l’instauration d’un jour de fête
en l’honneur de Jeanne d’Arc, lui qui vénérait tant cette figure héroïque et qui la fit
connaître au grand public.72 »
L’historien allemand dresse une histoire précise – voire la plus précise – quant à ce
processus conduisant en 1920 à l’adoption de la loi sur la fête nationale ; c’est d’ailleurs
pour cela que ce développement fera appel, à de nombreuses reprises, à son étude.
Outre Michelet qui, on l’a vu, ne le fit pas, d’autres personnes avaient déjà songé à
faire de Jeanne d'Arc le symbole éclatant du rassemblement et de l'unité française. C’est
notamment le cas d’Auguste Comte, fondateur du positivisme, qui défendait l’idée selon
laquelle seul ce dernier pouvait honorer l’« incomparable Pucelle » qui n’était « pas
seulement une figure française mais aussi une figure occidentale.73 »
Néanmoins, il a fallu attendre la IIIème République et 1879, pour que les
républicains soient majoritaires au Sénat et à la Chambre – après le fameux « coup du seize
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
69	
  Henri GUILLEMIN, L’énigme Jeanne d’Arc, op. cit.	
  
70 	
  Guillemin cite ce passage du Dictionnaire philosophique portatif (1764) : « Il faut soigneusement
observer que Jeanne a été longtemps dirigée, avec quelques autres dévotes de la populace, par un fripon,
nommé Richard, qui faisait des miracles et qui apprenait à ses filles à en faire. Les juges la crurent sorcière,
elle se crue inspirée. […] C’est une malheureuse idiote. »
71	
  Philippe CONTAMINE, « Jeanne d’Arc dans la mémoire des droites » in Jean-François SIRINELLI (dir),
Histoire des droites en France, Culture – Tome 2, op. cit. p. 408.	
  
72	
  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, op. cit. p.209. 	
  
73
Auguste COMTE, « Jeanne d’Arc. Sa glorification sociale », in Eglise et Apostolat Positives du Brésil, Rio
de Janeiro, 1910. Cité par Gerd Krumeich, Ibid.
26	
  
	
  
mai »74 – pour qu’ils décident de renforcer leur légitimité politique en s’appuyant sur
l’histoire, avec l’érection de nombreuses statues commémoratives ; ce sera l’époque de la
« statuomanie »75. Cette référence à l’histoire est logique selon Gerd Krumeich car « les
réformateurs de la jeune IIIème République ont sans relâche essayé de se présenter comme
ceux qui venaient de parachever l’œuvre de la Révolution française ». L’instauration de la
commémoration du 14 juillet en 1880 suit cette logique ; car ce jour était considéré, depuis
la prise de la Bastille, comme « le paradigme du soulèvement populaire et de l’action
autodéterminée venue d’en bas.76 »
C’est dans ce contexte que le député radical Joseph Fabre propose d’instaurer le 30
mai une journée commémorative de la Pucelle. Cette proposition, vivement critiquée par
les catholiques, était loin de la réconciliation de tous les Français, et avait clairement une
orientation anticléricale. Même si pour lui, « une telle fête ne serait que la consécration
pure et simple d’un souvenir vivant dans toutes les mémoires, dans tous les cœurs et
rapprocheraient tous les Français, à quelque parti qu’ils appartiennent, dans une même
communion d’enthousiasme. »77
L’historienne Rosemonde Sanson78 nous indique que le projet Fabre, déposé le 30
juin 1884, était envisagé comme l’instauration d’une fête du « patriotisme » mais qu’au
lieu d’unir les français, il les divisait. Il fut néanmoins signé par 253 députés de gauche et
d’extrême-gauche. D’ailleurs, Gerd Krumeich rappelle qu’en 1884, loin d’envisager une
quelconque réconciliation nationale, les hommes politiques sont plutôt en proie à une
« bipolarisation idéologique79 » croissante qui s’affirmera quelques années plus tard avec
l’affaire Dreyfus.
Lors du dépôt du projet, tout le débat portait sur la place de cette commémoration
de Jeanne d’Arc par rapport à celle du 14 juillet entérinée quatre ans plus tôt. Dans son
exposé des motifs, Fabre fit valoir qu’outre l’Independance Day, les États-Unis avaient
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
74

Renvoi, par le président de la République Mac-Mahon, du président du Conseil Jules Simon malgré la
majorité dont il disposait à la Chambre des députés, en 1877, qui donna lieu par la suite à la dissolution de la
Chambre républicaine. Ce « coup » fut vivement critiqué, et notamment par Gambetta.
75	
  Cf à ce sujet :	
   Christel SNITER, « La guerre des statues. La statuaire publique, un enjeu de violence
symbolique : l'exemple des statues de Jeanne d'Arc à Paris entre 1870 et 1914 », Sociétés  Représentations,
n°11, 2001, p. 263-286. Article issu de son mémoire de DEA de Sociologie politique (Paris I) sous la
direction de Philippe Braud.	
  
76
Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, ibid. pp. 209-210.
77
Ibid. p. 212.
78
Rosemonde SANSON, « La fête de Jeanne d’Arc en 1984. Controverse et célébration » in Revue d’histoire
moderne et contemporaine, Tome 20, N°3, 1973, p. 447.	
  
79	
  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, op. cit. p. 213.
 

27	
  

leur fête de Washington. Les deux fêtes pourraient ainsi coexister. Le président du Conseil
de l’époque, Charles Dupuy, appuie cette idée et déclare devant les sénateurs : « La fête du
14 Juillet, c'est la fête de la liberté ; celle de Jeanne d'Arc, M. Fabre rappelle la fête du
patriotisme. On pourrait rappeler la fête de l'indépendance.80 » Néanmoins, et malgré
l’initiative de Mgr Dupanloup concernant la canonisation de Jeanne qui aurait pu
déterminer le vote républicain, la majorité refuse de suivre et la législature prit fin. Bien
que massivement soutenu au départ, le projet en reste là et, entre temps, Joseph Fabre perd
son mandat de député.
Pendant la décennie qui suit, aucune reprise notable de ce projet n’est à relever
malgré le fait que la gauche politique soit « intimement convaincue, nous rappelle Gerd
Krumeich, que Jeanne d’Arc faisait partie de la généalogie de la République [et qu’elle]
restait, en dépit des tentatives d’« appropriation » des catholiques, la « fille du peuple »,
trahie et vendue par les puissants, représentant l’esprit d’autodétermination.81 »
En 1894, Joseph Fabre est élu sénateur de l’Aveyron et en profite pour proposer un
nouveau projet de loi – cette obsession de la part de l’aveyronnais étaye l’idée selon
laquelle « Fabre fut la personnalité, avec Michelet et Dupanloup, qui œuvra le plus pour le
culte de Jeanne d’Arc, qu’il propagea de manière considérable.82 »
Or, le contexte politique en cette fin du XXè siècle n’est pas le même. La perte de
l’Alsace et de la Lorraine avait laissé des traces, et les républicains n’étaient plus unis –
notamment en ce qui concerne la politique extérieure de Jules Ferry. C’est également le
temps du Boulangisme qui prône un rapprochement de la politique avec les petites gens et
une République modérée ; mais aussi celui du nationalisme avec des personnages comme
Barrès et Maurras qui n’hésiteront pas, plus tard, à reprendre Jeanne d’Arc à leur compte
(cf. infra) ; et enfin celui de la montée du socialisme international faisant évoluer vers la
droite l’idée de patriotisme.83 Le Parlement, lui aussi, avait évolué avec l’avènement d’un
premier grand groupe socialiste et d’une majorité d’opportunistes. Enfin, n’oublions pas
que de manière claire, et par la main même du Pape Léon XIII qui avait instruit son dossier
en béatification, l’Eglise catholique revendique la Pucelle : Johanna nostra est (cf. infra).
C’est dans ce contexte opposant « Deux France » que le Projet Fabre reprend timidement.
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
80	
  Michel WINOCK « Jeanne d'Arc est-elle d'extrême droite ? », L'Histoire, op. cit.	
  
81	
  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, ibid. p. 215.	
  
82	
  Ibid. p. 211.	
  
83	
  Danielle et André CABANIS, Introduction à l’histoire des idées politiques, op. cit., pp. 167-200.	
  
28	
  
	
  
Les républicains déjà divisés, s’affrontent alors sur le sens à donner à la fête, et
forment trois groupes. Tandis que les « radicaux », regroupés autour de Fabre, prônent un
culte essentiellement laïc de Jeanne et vénèrent en elle la « fille du peuple », les
« intégristes », eux, sont partisans de sa canonisation; alors que les « centristes » voient en
celle-ci un symbole de l’unité française loin des oppositions idéologiques.
Malgré cette opposition, il semblerait, qu’au départ, les désaccords ne portent que
sur la date de cette commémoration et que les débats s’annoncent bien. Toutefois, lorsque
le député radical Lhopiteau interpelle le gouvernement au sujet d’une annonce du ministre
de l’Intérieur qui invitait les militaires à prendre part aux festivités en l’honneur de Jeanne
d’Arc, le projet Fabre s’éloigne ; laissant la place aux nombreux événements qui avaient
rempli les mois passés. La discussion houleuse au Sénat montre combien le pays est divisé
au sujet de Jeanne et combien, à travers elle, les antagonismes idéologiques de l’époque se
cristallisent. C’est notamment l’avis de Krumeich, mais aussi de Contamine et de Winock
qui, tous trois, se basent sur le revirement de nombreux sénateurs de gauche. Sanson, elle,
ira même jusqu’à dire qu’ « émise par des hommes de la gauche démocratique et radicale
[cette proposition] est passée grâce au vote de la droite et des républicains modérés84 » ;
elle obtient en effet une faible majorité de 146 voix favorables contre 100.
Cependant, le contexte politique de l’époque étant enclin à de nombreuses tensions,
le projet de loi, bien que voté au Sénat, disparaît, dans les méandres parlementaires,
jusqu’en 1912, année lors de laquelle une nouvelle commission est nommée. Cette dernière,
elle aussi, ne donne rien malgré un discours engagé et rassembleur du député modéré
Georges Berry :
« Pourquoi la République française, outre sa fête de la liberté n’aurait t-elle pas sa
fête de Jeanne d’Arc qui permettrait à tous les Français de s’unir dans un même
sentiment d’admiration et de reconnaissance, car Jeanne n’appartient à aucun parti,
mais à la France toute entière. […] Jeanne d’Arc personnifie l’unique religion qui
ne comprend pas d’athées, la religion de la Patrie.85 »
Il y a également une tentative, quelques années auparavant, émanant du député
François de Mahy, proche de la franc-maçonnerie, mais l’affaire Dreyfus, qui connait son
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
84	
  Rosemonde SANSON, « La fête de Jeanne d’Arc en 1984. Controverse et célébration » op. cit., p. 454.	
  
85	
  Gerd Krumeich cite ce passage des Archives nationales dans son ouvrage Jeanne d’arc à travers l’histoire
op. cit. p. 227.
 

29	
  

point culminant en cette année 1898 avec le fameux J’accuse d’Emile Zola, reprend vite le
dessus ; même si elle réveille timidement le Parlement au sujet de l’héroïne nationale qui
est alors, à la frontière entre la gauche et la droite. A la fin des années 1910, l’affaire
Thalamas – que nous verrons lors du développement suivant mais qu’il est ici nécessaire
de citer – émeut elle aussi l’opinion française. Ces deux affaires sont l’illustration d’une
époque où les enjeux sur la « possession » idéologique de Jeanne sont au plus haut dans
une France coupée en deux – entre une gauche laïque et républicaine, et une droite
monarchique, catholique et conservatrice. C’est d’ailleurs ce que constatait l’académicien
Victor Cherbuliez quelques années auparavant : « A l’exception de quelques cerveaux
malades tout Français se croit tenu d’aimer et d’honorer celle qui a délivré la France ; mais
les partis se la disputent ; chacun la réclame, la tire à lui, voudrait la confisquer. Il semble
qu’il y ait deux Jeanne d’Arc.86 »
En décembre 1914, le député Maurice Barrès, père fondateur du nationalisme et
auteur d'un éditorial martial dans L'Écho de Paris, dépose à son tour une proposition de loi
de commémoration de l’héroïne nationale. Malgré l’invocation par celui-ci de « l'Union
sacrée » – qui rapprochait les Français de tous bords en ce début de XXè siècle – le
Président du conseil, René Viviani, socialiste rédacteur coauteur dans l’Humanité avec
Jaurès (Dans son Journal, 87 Barrès attribue d’ailleurs son échec à ce dernier), lui
recommanda vivement de retirer sa proposition. Barrès attribue d’ailleurs son échec à
Alors que la Première Guerre mondiale approchait à grands pas, Viviani faisait remarquer
qu’un tel projet « ne renforcerait pas le consensus national de défense, mais l’affaiblirait
plutôt car il était de nature à rouvrir la brèche entre la gauche et la droite.88 »
Néanmoins, on voit par cette tentative, que Jeanne commence à basculer du côté de
la droite française. En effet, l’Eglise catholique instruisait déjà sa cause, et les nationalistes,
par la voix d’ « un de leurs chefs les plus écoutés89 », s’y intéressent. N’oublions pas qu’on
est à la veille de la Grande Guerre, et que Jeanne représente alors, dans le cœur des
français, la défense de la patrie et la révolte contre les envahisseurs étrangers. Deux
caractéristiques que les nationalistes vont s’empresser de mettre en avant quelques années
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
86	
  Philippe CONTAMINE, « Jeanne d’Arc dans la mémoire des droites » in Jean-François SIRINELLI (dir),
Histoire des droites en France, Culture – Tome 2, op. cit. p. 411.	
  
87	
  Cf. Ibid. pp. 426-427.	
  
88	
  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, op. cit. p. 228.	
  
89 	
  Xavier HELARY, « Jeanne d’Arc après Jeanne d’Arc, de la Révolution à nos jours » in Philippe
CONTAMINE (dir.), Jeanne d'Arc : Histoire et dictionnaire, op. cit, p. 461.	
  
30	
  
	
  
plus tard.
Au cours de la Première Guerre mondiale, Jeanne d’Arc est naturellement utilisée ;
ce fut même l’époque de son « apothéose90 » selon Philippe Contamine. De nombreux
exemples seraient à noter et nous éloigneraient de notre propos, nous n’en retiendrons que
quelques uns.
Lorsque les Allemands bombardèrent et incendièrent la Cathédrale de Rouen qui
avait vu le sacre de Charles VII par exemple, la France ressentit cela comme une agression
barbare. On le voit notamment, en étudiant les affiches de propagande de l’époque. Ces
affiches seront détournées plus tard lors de la Seconde Guerre mondiale qui elle aussi sera
le théâtre de bombardements à Rouen.91 D’autre part, Gerd Krumeich nous indique que
« le souvenir des gauches était si vif que le nom de Jeanne d’Arc suffisait seul à redonner
courage à un poilu socialiste au fond d’une tranchée. 92 » Là encore une affiche de
propagande – datant, elle, de la Première Guerre mondiale – nous le prouve : les poilus,
dans les tranchées, regardent dans la même direction que Jeanne à cheval qui les entraine
« sur la route de la victoire. »93
Cependant, Jeanne est désormais représentée avec les fleurs de Lys, signe de la
réussite de l’assimilation ecclésiastique, et résultat d’un manque d’intérêt croissant pour la
Pucelle, qui s’exprime dans les milieux de gauche. Pour eux, elle n’a plus le même pouvoir
d’attraction qu’auparavant et revêt dès lors l’habit de la nationaliste affrontant
l’envahisseur. D’ailleurs, les fêtes de Jeanne, qui continuaient durant la guerre,
rassemblent alors plus de nationalistes et de catholiques que de personnes situées à gauche
de l’échiquier politique ; et en 1919 – donc moins d’un an après la fin de la guerre – elles
« eurent lieu partout dans les zones d’occupation française en Allemagne.94 ». Est-ce là un
autre signe des dérives qui, au nom de Jeanne, occuperaient cette fois le territoire conquis ?
Henri Guillemin s’élève contre cela : « Jeanne c’est le contraire d’une conquérante, c’est
l’exacte l’antithèse de Bonaparte qui est une bête de proie. Jeanne dit « les anglais sont là,
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
90	
  Philippe CONTAMINE, « Jeanne d’Arc dans la mémoire des droites » in Jean-François SIRINELLI (dir),
Histoire des droites en France, Culture – Tome 2, op. cit. p. 427.	
  
91	
  Cf. Annexe n°2. Affiche de propagande de 1944. Le parallèle entre le bucher de Jeanne, la cathédrale de
Rouen et le fait que « les assassins reviennent toujours sur les lieux de leurs crimes », montre bien qu’anglais
et allemands étaient assimilés à l’envahisseur. Le « reviennent sur les lieux de leurs crimes » prouve aussi le
sentiment de barbarie que ressentaient les poilus lorsque la Cathédrale fut incendiée en décembre 1914.	
  
92	
  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, ibid. p. 246.	
  
93	
  Cf. Annexe n°3.	
  
94	
  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, op. cit. p. 250.	
  
 

31	
  

ils sont chez nous, ce n’est pas leur place. » Jeanne est une personne qui se bat pour la
justice.95 »
Un an plus tard, Maurice Barrès obtient gain de cause avec son Bloc national. Le
projet revient à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale ; alors connue sous le nom
« Chambre bleu horizon » car de tendance conservatrice avec une majorité de Poincaristes
– républicains modérés – et de députés de la droite nationaliste ou traditionaliste. Malgré la
présence d’anticléricaux notoires (Contamine cite Herriot, Paul-Boncourt, Sembat96), le
texte est voté sans discussion par la commission chargée de l’examiner. Loin de diviser
comme à la fin du XIXè siècle, l’image de Jeanne devient le symbole du patriotisme
français, de l’ « Union sacrée » si chère à Barrès et de la réponse à l’envahisseur comme
l’avaient fait les poilus deux ans plus tôt. Déposé le 14 avril, le président de la Ligue des
patriotes expose en ces termes l’importance d’un vote favorable à son égard :
« II n'y a pas un Français, quelle que soit son opinion religieuse, politique
ou philosophique, dont Jeanne d'Arc ne satisfasse les vénérations profondes.
Chacun de nous peut personnifier en elle son idéal. Êtes-vous catholique ? C'est une
martyre et une sainte, que l'Eglise vient de mettre sur les autels. Etes-vous
royaliste ? C'est l'héroïne qui a fait consacrer le fils de Saint Louis par le sacrement
gallican de Reims. Rejetez-vous le surnaturel ? Jamais personne ne fut aussi réaliste
que cette mystique ; elle est pratique, frondeuse et goguenarde, comme le soldat de
toutes nos épopées... Pour les républicains, c'est l'enfant du peuple qui dépasse en
magnanimité toutes les grandeurs établies. [...] Enfin les socialistes ne peuvent
oublier qu'elle disait : « J'ai été envoyée pour la consolation des pauvres et des
malheureux. » Ainsi tous les partis peuvent réclamer Jeanne d'Arc. Mais elle les
dépasse tous. Nul ne peut la confisquer. C'est autour de sa bannière que peut
s'accomplir aujourd'hui, comme il y a cinq siècles, le miracle de la réconciliation
nationale.97 »
La Chambre bleu horizon, faite de nombreux anciens combattants qui avaient
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
95	
  Henri GUILLEMIN, L’énigme Jeanne d’Arc, op. cit.	
  	
  
96	
  Philippe CONTAMINE, « Jeanne d’Arc dans la mémoire des droites » in Jean-François SIRINELLI (dir),
Histoire des droites en France, Culture – Tome 2, op. cit. p. 428.	
  
97	
  Michel WINOCK, « Jeanne d’Arc » in Pierre NORA (dir), Les lieux de mémoire, III, vol. 3, 1992, op. cit.
pp. 715-716.	
  
32	
  
	
  
connu la fraternisation des ecclésiastiques et des laïcs dans les tranchées vote le projet le
24 juin 1920, sans débat, et à l’unanimité. Tels sont les termes de la loi publiée dans le
JORF :
« Art. 1er. – La république française célèbre annuellement la fête Jeanne d’Arc, fête
du patriotisme.
Art. 2. – Cette fête sera a lieu le deuxième dimanche de mai, jour anniversaire de la
délivrance d’Orléans.
Art. 3. – Il sera élevé en l’honneur de Jeanne d’Arc, sur la place de Rouen, où elle a
été brûlée vive, un monument avec cette inscription :
A JEANNE D’ARC LE PEUPLE FRANÇAIS RECONNAISSANT.98 »

Ainsi, on voit bien, à travers la mise en place de cette fête nationale du
« patriotisme », que c’est tout un pan de la politique intérieure qui s’est joué. Fabre, en
laïcisant Jeanne souhaitait exorciser le passé catholique pour réaffirmer le caractère
républicain de la Pucelle, mais face à la montée du nationalisme et à une Eglise qui fit tout
sauf rester inactive à son égard, les Républicains ont perdu la main, alors qu’ils l’avaient
depuis la moitié du XIXè siècle. Au final, cette fête nationale n’a fait que renforcer les
conflits politico-idéologiques qui rongeaient la France dans cette période charnière entre
1870 et 1914. Et, alors que c’était un député radical qui avait, le premier, proposé la loi, ce
fut un nationaliste – et pas des moindres ! – qui la fit voter. Signe que Jeanne avait
définitivement basculé dans le camp de la droite. Une droite monarchique, nationaliste,
mais surtout catholique qui, la même année, assista à un double événement : l’instauration
de la fête nationale et la canonisation, à l’initiative de Mgr Dupanloup, de la jeune Pucelle
qu’ils fustigeaient cinq siècles auparavant.

	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
98

Cf. Annexe n°4.
 

33	
  

Deuxième Partie :
Jeanne d’Arc ou la figure type du nationalisme français : la patriote canonisée
par l’Eglise et accaparée par l’extrême droite française.

Dans un premier temps, nous nous arrêterons sur la Jeanne catholique car, dans la
deuxième partie du XIXè siècle, l’Eglise qui l’avait réhabilitée au XVè siècle, entame alors
une récupération en réponse à l’appropriation républicaine de leur sainte. Ce retour de
l’Eglise se solde par la canonisation de la Pucelle en 1920 par le pape Benoit XV. Dans le
conflit des « deux France » bien que tiraillée entre les deux partis, Jeanne retourne
progressivement dans le camp de la droite.
A partir de l’annexion de l’Alsace-Lorraine par les prussiens en 1870, s’installe en
France un nouveau nationalisme de droite parfois antisémite. Les mouvements politiques
naissants, telle que l’Action française, vont alors accaparer Jeanne d’Arc qui devient ainsi
le bien de l’extrême droite française.
En réaction à cette nouvelle image droitiste, les milieux de gauche vont délaisser
voire critiquer celle qu’ils chérissaient auparavant ; ce qui renforce encore plus leur perte
de la Pucelle. Cette dernière devenant de ce fait une sainte nationaliste.

I. Une Jeanne d’Arc brulée hérétique au XVè siècle puis canonisée par le Pape
Benoit XV au XIXè siècle : conflits et accords politiques entre la France et
l’Eglise catholique.
Parallèlement à la Jeanne de gauche, il en existe un autre : la Jeanne traditionnelle
voire « traditionnaliste ». Celle-ci puise ses racines dans la France d’avant la Révolution de
1789, catholique et monarchique, et va être, tout comme la « libérale », diffusée à de
nombreuses reprises et par de nombreux voix.
Elle est présentée comme une « pieuse bergère envoyé par Dieu au secours du « roi
très chrétien » et du « saint royaume de France », [qui aurait] outrepassé la stricte mission
que le Ciel lui avait confiée. » Encore un exemple du fameux « Dieu est aux côtés des
français » ; précepte que conteste fortement Henri Guillemin : « qu’on nous ne fasse pas
croire, comme Peguy dans sa deuxième version [de Jeanne], que Dieu est toujours pour les
Français. Dieu aurait été contre les Français s’ils étaient des conquérants. […] Dieu n’est
pas avec les Anglais, Dieu n’est pas avec les Français ; Dieu, dans la pensée de Jeanne est
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Ludovic Amar - La récupération politique de Jeanne d'Arc: des travaux de Jules Michelet au milieu du XIXè siècle à la seconde Guerre mondiale.

  • 1.   AMAR Ludovic Master I – Science Politique Promotion 2012-2013 La récupération politique de Jeanne d’Arc : Des travaux de Jules Michelet au milieu du XIXè siècle à la seconde Guerre mondiale. Chargé de Travaux dirigés référent : M. Matthieu Dumartin.
  • 2.   Remerciements : Je tiens tout d’abord à remercier Madame Bérengère D’Halluin pour avoir accordé du temps à la relecture de ce mémoire ; et pour ses idées toujours bénéfiques. Je tiens également à remercier les compagnies de spectacle historique Armutan et Petit Meschin avec lesquelles je travaille depuis de nombreuses années ; et en particulier Aymeric Rufié pour m’avoir fait partager de précieux documents qui ont servi dans la conception de ce mémoire. Je tiens enfin à remercier Monsieur Bernard Beignier, ancien Doyen de la Faculté de droit et de science politique de Toulouse I et recteur de l’Académie d’Amiens, pour m’avoir encouragé à poursuivre dans cette voie qu’est la science politique.
  • 3.   Table des matières Entrée en matière ..............................................................................................................................1 1. Revue de littérature : ....................................................................................................................1 2. Difficultés rencontrées. ................................................................................................................2 3. Conceptualisation. ........................................................................................................................2 4. Paradigmes utilisés : ....................................................................................................................4 5. Hypothèse et justification du sujet : .............................................................................................5 6. Méthodologie et analyse employées : ..........................................................................................6 Introduction .......................................................................................................................................8 Première partie : Jeanne d’Arc : une figure populaire redécouverte par les historiens du XIXè siècle et politiquement instrumentalisée par les partis de gauche. ...................................11 I. De la redécouverte historique à l’établissement du mythe politique : le XIXè, siècle de l’Histoire et siècle de Jeanne d’Arc. ..................................................................................................11 A. La Jeanne d’Arc de Jules Michelet : entre histoire et mythe. ...............................................12 B. Jules Quicherat et la naissance d’une historiographie de Jeanne d’Arc. .............................14 II. La République et la mise en exergue de Jeanne Darc, fille du peuple. .....................................18 A. Une Jeanne laïque et populaire acclamée par la gauche républicaine. ...............................18 B. La fête nationale de Jeanne d’Arc : de l’initiative des partis de gauche au renforcement d’un enjeu politique. .....................................................................................................................25 Deuxième Partie : Jeanne d’Arc ou la figure type du nationalisme français : la patriote canonisée par l’Eglise et accaparée par l’extrême droite française............................................33 I. Une Jeanne d’Arc brulée hérétique au XVè siècle puis canonisée par le Pape Benoit XV au XIXè siècle : conflits et accords politiques entre la France et l’Eglise catholique. ..........................33 A. La réappropriation catholique de Jeanne dans le conflit des « deux France » ....................34 B. De la béatification à la canonisation : entre reconnaissance ecclésiastique et enjeux politiques. ......................................................................................................................................40 II. De l’annexion de l’Alsace-Lorraine en 1870 au nationalisme français : l’accaparement de Jeanne d’Arc comme chasse-gardée par l’extrême droite française. ................................................47 A. De la défaite française à la première guerre mondiale : Jeanne la nationaliste « revancharde » rejetée par la gauche. ........................................................................................48 B. L’accaparement de Jeanne par la droite extrême : de l’Action française au pétainisme. ....53 Conclusion ........................................................................................................................................59 Annexes ............................................................................................................................................62 Bibliographie....................................................................................................................................68 I. Eléments bibliographiques généraux et sur les idées politiques et la vie politique : ..................68 II. Eléments bibliographiques sur Jeanne d’Arc et ses mythes : ....................................................69 A. Ouvrages et articles : ............................................................................................................69 B. Travaux universitaires : ........................................................................................................70 C. Articles scientifiques : ...........................................................................................................70 D. Médias : .................................................................................................................................71 E. Divers : ..................................................................................................................................71
  • 4.   1   Entrée en matière 1. Revue de littérature : La question de la récupération de Jeanne d’Arc a hanté plusieurs générations d’auteurs et continue d’ailleurs de faire débat. L’historienne Régine Pernoud dira à ce sujet : « tout n’est pas clair sur le cas de Jeanne, on a le sentiment qu’elle ne finira jamais de nous poser des questions1. » En effet, nombre d’écrits, plus ou moins documentés, ont longuement donné vie à Jeanne, à ses mythes ou encore à sa postérité jusqu’à parfois envisager des thèses extravagantes. Il a fallu de ce fait, effectuer un tri dans les sources à considérer. Pour ne citer que les principales : Philippe Contamine, illustre historien médiéviste qu’on ne présente plus, principalement dans son dernier ouvrage, nous distille une véritable encyclopédie2 à la Diderot de plus de mille pages faisant la synthèse de bons nombres d’études historiques et politiques de Jeanne d’Arc ; de même l’historien Gerd Krumeich, grand spécialiste allemand de l’histoire médiévale française, constitue une base solide de recherches notamment dans son ouvrage 3 préfacé par Régine Pernoud ; les ouvrages théoriques de Michel Winock concernant tant le nationalisme, dont il est un spécialiste reconnu, que la vie politique française des XIXè et XXè siècles ou encore ceux de Jean-Francois Sirinelli furent également d’une grande aide. Mais il ne faut pas oublier les travaux historiques comme ceux de Jules Michelet qui ont été primordiaux à étudier car ils ont permis la redécouverte de Jeanne au milieu du XIXè siècle. Telles sont les sources sur lesquels repose, principalement, le mémoire.                                                                                                                 1  Henri GUILLEMIN, L’énigme Jeanne d’Arc, Rts, 1970. L’historien Henri Guillemin cite cette phrase de Régine Pernoud dans sa conférence consacrée à Jeanne d’Arc. CONTAMINE (dir.), Jeanne d'Arc : Histoire et dictionnaire, Paris : éd. Robert Lafon, col. Bouquin, 2012. 3  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, Paris : éd. Albin Michel, col. Bibliothèque Albin Michel Histoire, 1993.   2  Philippe  
  • 5. 2     2. Difficultés rencontrées. Après avoir pensé à travailler sur le rôle politique de Jeanne d’Arc au sein même de la Guerre de Cent ans, il fut ensuite convenu, pour entrer un peu plus dans le domaine des sciences politiques, de s’attacher à la récupération politique de la Pucelle par trois personnages du XIXè siècle. Cependant, devant un manque quantitatif et surtout qualitatif des sources accessibles dans le temps imparti pour le mémoire, il a été décidé d’élargir le champ de recherches à la récupération politique de Jeanne dans une période précise : les XIXè et XXè siècles. La période d’étude, à cheval sur deux siècles, est gagnée par de profonds changements idéologiques et politiques : l’annexion de l’Alsace-Lorraine, la Commune de Paris, deux guerres mondiales, la succession de récupérations politiques de Jeanne d’Arc, etc. Mais de par l’historicité de ce travail, il fut très difficile de mener des recherches empiriques sur le sujet ; de ce fait, l’approche est essentiellement théorique. 3. Conceptualisation. Pour appréhender de manière efficace ce mémoire, il est nécessaire de s’arrêter rapidement sur un certain nombre de concepts-clés concernant le sujet. Jeanne d’Arc en est le premier : fille d’une famille modeste de Domrémy, née semblerait-il en 1412, elle sera celle qui, guidée par une « mission divine », tiendra Orléans contre les troupes anglaises et mettra Charles VII sur le trône de France, avant de se voir remettre en cause par les puissants qui ne supportaient pas qu’une simple fille du peuple ait les faveurs du Roi, et d’être capturée alors qu’elle continuait sa chevauchée pour libérer Compiègne assiégée par les bourguignons ; ces derniers la vendront finalement aux anglais. Condamnée comme hérétique par lors de son procès, elle n’a toutefois jamais voulu abandonner ses fameuses visions malgré deux condamnations successives. Elle sera finalement brulée vive à Rouen en 1431 et se transformera en mythe dont la plupart des partis politiques et même l’Eglise se réclament ; même si à l’heure actuelle elle est plus rattachée au nationalisme, que considérée comme une représentation populaire. Le nationalisme va évoluer avec la Révolution française ainsi qu’avec Napoléon et
  • 6.   3   ses armées qui veulent reconquérir ce que la France a perdu : il y a clairement un attachement à la patrie. Mais le nationalisme tel que nous le connaissons se crée suite à la défaite contre la Prusse en 1870-1871 constitutive de la perte de l’Alsace-Moselle. Et c’est là où Jeanne d’Arc prend tout son caractère national notamment par l’intermédiaire de Charles Maurras et de Maurice Barrès. Ce dernier d’ailleurs, définira le nationalisme par l’attachement à la « terre et les morts4 » et dira que l’on devient nationaliste en prenant conscience qu’on est français avant tout autre chose. Il reprendra Jeanne d’Arc comme symbole national indiquant que si elle a « bouté les anglais hors de France5 », les Prussiens le seront également afin que l’Alsace-Loraine redevienne française. De plus, on ne peut parler de Jeanne d’Arc sans parler de l’Eglise. Les relations entre elles deux ont toujours été houleuses : tantôt condamnée puis brulée vive, tantôt réhabilitée, béatifiée puis canonisée ; plus que d’autres personnages, la Pucelle a joué un rôle du fait de ses visions religieuses. C’est d’ailleurs dans un contexte politique tendu entre l’Elysée et l’Eglise que la procédure de canonisation sera lancée en 1918 puis conclue en 1920 par le Pape Benoit XV, dans le but de redorer des relations difficiles dans un Etat traditionnellement catholique ; bien que laïc depuis 1905. Mais pourquoi ce conflit entre Jeanne et l’Eglise ? Parce que c’était une femme ! Et dans un contexte d’établissement de la Loi salique – proclamant la prévalence de la primogéniture masculine – qui éloigne de fait, même la femme noble de tout rôle politique, il est clair que la Pucelle représentait, aux yeux de l’Eglise, une forme de contestation des institutions mises en place. Jeanne prendra d’ailleurs des habits d’hommes et apparaitra en harnois blanc à la tête des troupes de Jean d’Orléans ; ce que lui reprochera Pierre Cauchon, l’Evêque de Beauvais qui la jugera, lui demandant lors de son procès, de quitter ses habits d’homme et de laisser pousser les cheveux qu’elle avait coupé. En plus d’être femme en des temps de prédominance masculine, elle provient du bas peuple. Il ne faut ainsi pas oublier la relation évidente entre la Pucelle et l’idée de représentation populaire. Redécouverte au milieu du XIXè siècle, les travaux de Jules Michelet et ceux de Jules Quicherat décrivent « Jehanne » comme une jeune femme issue d’une famille modeste. Cette analogie s’est également retrouvée dans la pensée des partis de gauche (républicains, socialistes puis communistes) mais a trouvé sa concrétisation en                                                                                                                 4 Danielle et André CABANIS, Introduction à l’histoire des idées politiques, Paris : éd. Publisud, col. Manuels 2000, 1989, p. 148. 5  Lettre de Jeanne d'Arc aux Anglais - 22 mars 1429. Cf. Annexe n°1.  
  • 7. 4     mai 1920 avec l’édification de la fête nationale de Jeanne d’Arc sous la IIIè République présidée par Paul Deschanel. La « Jehanne » du peuple est donc un des fers de lance de la récupération politique de cette dernière par les idéologies de gauche. Au fil du travail, ces idées, brièvement définies, feront bien évidemment émerger d’autres concepts qui révèleront le fil conducteur au mémoire. Ce premier appareil conceptuel constitue néanmoins une base intéressante quant à l’intérêt du sujet étudié. 4. Paradigmes utilisés : On l’a vu, Jeanne d’Arc est avant tout une figure nationale qui a été et continue d’être récupérée par différentes idéologies politiques. De ce fait il serait judicieux d’inscrire nos recherches dans une approche constructiviste. En effet, cette approche est intéressante car elle repose sur l’idée que notre vision de la réalité n’est pas le reflet exact de cette dernière ; mais une image qu’on se fait d’elle, issue de l’interaction entre celle-ci et notre esprit. Ainsi chacun tiendrait pour « vraie » sa propre vision de la réalité. Ici, bien qu’en réalité il n’y ait qu’une seule et unique Jeanne, elle pourra prendre diverses couleurs selon les différentes idéologies ; l’idée qu’on se fera d’elle sera différente selon nos convictions, notre passé… donc selon notre propre réalité. Mais plus qu’une réalité personnelle, Jeanne d’Arc est un symbole en fonction duquel les hommes agissent. Cela proviendra de l’interaction d’hommes de mêmes convictions qui insisteront sur une caractéristique de la Pucelle pour la transformer en symbole reconnu : son caractère pieux transformera Jeanne en Sainte selon certains ; le fait qu’elle provienne d’une famille modeste lui donnera une couleur d’héroïne populaire selon d’autres ; ou encore son combat contre les troupes anglaises pour libérer la France la transformera en patriote voire même en figure nationaliste selon d’autres encore. Le symbolisme influant sur la vision d’une réalité – ici celle que les hommes ont de Jeanne d’Arc dans un contexte donné – s’inscrit dans un courant de pensée issue de l’école de Chicago : l’interactionnisme symbolique. Il est donné un « langage » au symbole de Jeanne d’Arc, compréhensible par tous ceux qui ont la même réalité de celui-ci. En plus de cela, il est nécessaire de s’intéresser au contexte dans lequel cette
  • 8.   5   interaction a lieu : le nationalisme par exemple récupérera Jeanne consécutivement à la perte de la Lorraine en 1870. Nous montrerons que le contexte politique influe de manière non négligeable sur l’instrumentalisation de la native de Domremy. 5. Hypothèse et justification du sujet : Une question subsiste : quel est l’intérêt de ce sujet pour la science politique ? Dans la conscience collective, Jeanne est certes une idole nationale – bien qu’à l’heure actuelle cela tend à s’essouffler – mais c’est avant tout un mythe de droite. En effet, depuis son accaparement par les milieux de droite, la Pucelle est traditionnellement considérée comme la chasse gardée de la tendance extrême. Or, et d’autant plus durant la période étudiée, elle a navigué entre plusieurs idéologies. Là est tout l’intérêt de ces recherches : déconstruire le mythe de l’appartenance unipartite de la Pucelle. En 1970, Henri Guillemin fustigeait d’ailleurs l’idée selon laquelle Jeanne aurait été à la base du nationalisme : « C’est terriblement faux, les armées à cette époque là étaient des armées de mercenaires. […] Dire qu’il y a eu un élan national derrière Jeanne est exactement un mensonge. L’idée nationale ne pouvait pas exister au XVè siècle étant donné ce qu’était la France : un gars de Rennes était aussi différent qu’un gars de Besançon qui n’était même pas en France. […] Par conséquent je m’élève avec la plus grande colère contre cet abus de confiance qui ferait de Jeanne une nationaliste.6 » Cette justification rejoint l’hypothèse de base des recherches qui ont été menées. En effet, tout au long de ce mémoire, nous partirons du principe que la Pucelle n’est attachée à aucune idéologie ou aucun parti politique en particulier ; qu’elle n’appartient à personne mais à tout le monde. En effet, Jeanne est un symbole de l’histoire de France dont la mémoire a été annexée selon le contexte politique. C’est un mythe qui a fait l’objet d’une dispute parfois acharnée entre la gauche et la droite. En somme, sa mémoire n’aurait été récupérée que pour des luttes politiques. Elle serait la légitimité historique des idéologies, tout en faisant l’unanimité dans la société française.                                                                                                                 6  Henri GUILLEMIN, L’énigme Jeanne d’Arc, op.cit.  
  • 9. 6     Il est d’ailleurs intéressant de voir que l’un des fondateurs du nationalisme, comme l’est Maurice Barrès, soit d’accord sur cette unanimité : « Il n'y a pas un Français, quelle que soit son opinion religieuse, politique ou philosophique, dont Jeanne d'Arc ne satisfasse les vénérations profondes. Chacun de nous peut personnifier en elle son idéal. Êtes-vous catholiques ? C'est une martyre et une sainte, que l'Église vient de mettre sur les autels. Êtes-vous Royalistes ? C'est l'héroïne qui a fait consacrer le fils de Saint Louis par le sacrement gallican de Reims. Rejetez-vous le surnaturel ? Jamais personne ne fut aussi réaliste que cette mystique ; [...]. Pour les Républicains, c'est l'enfant du peuple qui dépasse en magnanimité toutes les grandeurs établies. [...] Enfin les socialistes ne peuvent oublier qu'elle disait : « J'ai été envoyée pour la consolation des pauvres et des malheureux. » Ainsi tous les partis peuvent réclamer Jeanne d'Arc. Mais elle les dépasse tous. Nul ne peut la confisquer. C'est autour de sa bannière que peut s'accomplir aujourd'hui, comme il y a cinq siècles, le miracle de la réconciliation nationale.7 » 6. Méthodologie et analyse employées : On l’a vu, l’axe de recherche est essentiellement théorique. De ce fait, le mémoire est principalement consacré à l’étude d’ouvrages spécialisés en la matière mais également de conférences ou d’entretiens donnés par des historiens médiévistes ou des politologues, d’articles de presse ou encore de dossiers réalisés par des sites internet historiques et politiques. Luc Van Campenhoudt et Raymond Quivy dans leur Manuel de recherche en sciences sociales8, insistent sur les avantages de l’analyse de contenus ; étape suivant le recueil de données existantes en différenciant les données secondaires des données documentaires. Dans ce mémoire, les deux types de données ont été utilisés. En effet, en plus d’étudier des documents en lien direct avec Jeanne d’Arc, de l’importance a été                                                                                                                 7  Maurice BARRÈS in Michel WINOCK « Jeanne d'Arc est-elle d'extrême droite ? », L'Histoire, mai 1997, n°210, p. 64-65. Discours prononcé en 1920 lors du vote concernant l’instauration d’une fête nationale de Jeanne d’Arc. 8  Luc VAN CAMPENHOUDT, Raymond QUIVY, Manuel de recherche en sciences sociales, Paris : éd. Dunod, 2011 (1995).  
  • 10.   7   attachée à effectuer des recherches dans des ouvrages traitant d’un autre sujet mais ayant un rapport avec le sujet du mémoire. Pour Jeanne d’Arc, l’avantage de cette méthode d’analyse est claire : les entretiens et autres recherches empiriques comme l’observation ont été, comme dit précédemment, très difficiles à mettre en œuvre. De plus, Campenhoudt et Quivy insistent bien sur le fait que c’est la méthode reine pour analyser un développement historique des phénomènes politiques dans un contexte donné. Et ne l’oublions pas, c’est le manque de moyens mais aussi de temps, qui pour ce sujet, nous a obligé à privilégier cette méthode d’analyse. Dans un souci de neutralité axiologique, rappelons enfin que le contrôle la fiabilité des sources accessibles, d’autant plus pour un sujet polémique comme l’est Jeanne d’Arc, a été nécessaire. En effet, il a fallu différencier de manière précise la réalité scientifique de la récupération politique de Jeanne, des convictions personnelles des auteurs qui, la plupart du temps, transparaissent dans leurs écrits.
  • 11. 8     Introduction Le 30 mai 1431, Jeanne d’Arc est brulée vive en place publique à Rouen. Son épopée aura duré moins de deux ans, et pourtant, ces deux années lui auront suffit pour devenir une véritable icône nationale. En effet, Jeanne d’Arc est plus qu’un personnage historique, elle est un mythe. Et par n’importe lequel : elle fait partie de ces personnages entourés de mystères qui ont suscité toutes les convoitises. Oubliée après sa mort pendant près de trois siècles elle est ensuite réapparue à partir de la Révolution de 1789 pour incarner tour à tour le peuple, avec l’historien Jules Michelet et son disciple Jules Quicherat puis plus tard avec les partis de gauche ; la sainte avec sa béatification puis sa canonisation par l’Eglise catholique au début du XXè siècle et enfin la figure nationale – que nous connaissons aujourd’hui – exaltée entres autres par les royalistes lors du conflit franco-prussien de 1870 et par l’Action française de Charles Maurras qui se l’est finalement accaparée. A l’heure actuelle, de nombreux partis politiques se réclament de Jeanne d’Arc. Icône cristallisant le sentiment d’appartenance nationale ou mythe instrumentalisé, la représentation de cette jeune femme, née en pays barrois, dépasse de loin son action pendant la Guerre de Cent Ans. En effet, et on l’a vu lors de la dernière campagne présidentielle de 2012, les partis politiques se sont appropriés son image. De ce fait, les visites à Orléans, lieu qui a fait la renommée militaire et surtout populaire de Jeanne, s’apparentent plus à un calcul politique autour de l’identité nationale qu’à un véritable hommage rendu à la Pucelle. C’est ainsi que l’intérêt de l’étude de la récupération de celle que Camille Claudel nommait « ce petit bout de femme9 », se dessine de lui-même : sous celle-ci se cache toujours une cause politique. Nous verrons que de l’Histoire de France de Jules Michelet à l’Action Française de Charles Maurras et au pétainisme, une idéologie, parfois dissimulée, parfois clairement affichée, est toujours bien présente. En effet, depuis ce fameux siège d’Orléans où elle tenu tête à l’anglais (1429) en pleine guerre de Cent ans, Jeanne représente la résistance nationale face à l’envahisseur ; plus particulièrement l’envahisseur anglais. En 1803 par exemple, alors qu’à Orléans la Révolution française avait abattu une statue de la Pucelle car elle était représentée aux                                                                                                                 9  Henri GUILLEMIN, L’énigme Jeanne d’Arc, op. cit. L’historien cite Camille Claudel dans cette conférence consacrée à Jeanne d’Arc.  
  • 12.   9   côtés du roi, le conseil municipal souhaite en ériger une nouvelle. Napoléon Bonaparte rendant hommage à cette initiative, insère dans Le Moniteur universel 10 ces propos : « L’illustre Jeanne a prouvé qu’il n’est pas de miracle que le génie français ne puisse produire dans les circonstances où l’indépendance nationale est menacée.11 » Rappelons qu’en ce début du XIXè siècle le Premier Consul mène sa campagne d’Angleterre. C’est ainsi que sous couvert de ces propos, Bonaparte va utiliser Jeanne pour motiver les troupes françaises face à l’Angleterre. De ce fait, l’année 1803 constitue pour Henri Guillemin le « déclic12 » de l’annexion politique de Jeanne. Mais cet exemple n’en est qu’un parmi tant d’autres. En effet, pour Michel Winock, professeur émérite d’histoire contemporaine à Science-po Paris, « la mémoire de Jeanne n’est pas une mémoire neutre : fractionnée, débattue, instrumentalisée, elle exprime aussi les conflits d’idées qui ont divisé les Français depuis l’aube des Temps modernes.13 » Une étude à partir de la fin du Moyen-Age étant trop vaste, il a donc été nécessaire de la restreindre au cadre historico-politique suivant : 1840-1940. Ce choix n’est pas anodin car cette période, d’environ un siècle, est jusqu’à nos jours la plus prolifique concernant l’instrumentalisation politique de Jeanne d’Arc. Dans cette étude, il s’agira de faire le lien entre contexte politique, idéologie politique et récupération politique de Jeanne. En d’autres termes, il s’agira de montrer que l’utilisation de la Pucelle est loin d’être anodine car l’évocation du nom de Jeanne est toujours – ou presque – liée à une ambition politique sous-jacente. Nous tenterons donc de répondre à la problématique suivante : L’instrumentalisation politique de la Pucelle a-t-elle toujours été univoque ? Le contexte politique a-t-il influencé cette annexion ? En d’autres termes : dans quelle mesure, dans un contexte politique précis, un groupement idéologique et/ou politisé a-t-il récupéré la mémoire de Jeanne d’Arc pour servir ses intérêts ? Pour y répondre, le mémoire se divisera en deux temps. Dans une première partie,                                                                                                                 10 Journal français de propagande, fondé en 1789, qui fut longtemps l’organe officiel du gouvernement français. Ici de Napoléon Bonaparte. 11 Antoine-Clair THIBAUDEAU, Le Consulat et l'Empire ou histoire de la France et de Napoléon Bonaparte 1799 à 1815, Consulat – Tome 3, Paris : éd. Renouard, 1834, p. 394 (googlebooks). 12 Henri GUILLEMIN, L’énigme Jeanne d’Arc, op. cit.   13  Michel WINOCK, « Jeanne d’Arc » in Pierre NORA (dir), Les lieux de mémoire, III, vol. 3, Paris : éd. Gallimard, col. Quarto, 1997 (1984), p. 4431. L’historien est également cofondateur de la revue L’histoire.  
  • 13. 10     nous nous attacherons à montrer que cette image de Jeanne « fille du peuple », tant exposée par les idéologies de gauche, provient avant tout d’une construction historicolittéraire. En étudiant les écrits de Jules Quicherat mais aussi et surtout ceux de Jules Michelet, nous nous efforcerons de remonter ce processus de mystification de la Pucelle ; pour ensuite s’intéresser aux détournements politiques dont elle a fait l’objet dans les milieux de gauche avec, comme point d’orgue, l’établissement de la fête nationale en 1920. Dans une seconde partie, ce sera la Jeanne catholique et nationale qui sera mise en valeur car, à partir de 1870, les partis de droite, et en particulier le nationalisme naissant, ne résistent pas à l’ériger en idole ; n’oublions pas que Jeanne a « bouté les anglais hors de France. 14» Et que dire de l’Eglise, qui plus de quatre siècles après l’avoir condamnée au bucher, entame à son sujet un processus de béatification, puis de canonisation, dans des circonstances politiques tendues entre le Saint Siège et la France.                                                                                                                 14  Lettre de Jeanne d'Arc aux Anglais - 22 mars 1429. Cf. Annexe n°1.  
  • 14.   11   Première partie : Jeanne d’Arc : une figure populaire redécouverte par les historiens du XIXè siècle et politiquement instrumentalisée par les partis de gauche. Dans un premier temps, il semble nécessaire d’introduire le sujet par l’étude de deux historiens qui ont joué un rôle majeur dans la redécouverte historique, puis politique de Jeanne d’Arc. En effet, sans Michelet et Quicherat, Jeanne n’aurait surement pas connu pareilles récupérations au XIXè et XXè siècle ; car c’est de leurs mots que de nombreux hommes politiques vont s’inspirer pour revendiquer la Pucelle. Par la suite, nous verrons que le XIXè siècle, grand siècle de l’histoire selon les historiens, est synonyme de récupération politique principalement par les hommes de gauche. Qu’ils soient républicains modérés, socialistes, ou radicaux, tous à un moment ou à un autre font appel à Jeanne d’Arc. C’est d’ailleurs un député radical, Joseph Fabre, qui le premier, proposa l’idée d’une fête nationale de l’héroïne devant l’Assemblée Nationale. I. De la redécouverte historique à l’établissement du mythe politique : le XIXè, siècle de l’Histoire et siècle de Jeanne d’Arc. Durant quasiment trois siècles Jeanne d’Arc fut une « oubliée » de l’Histoire et pourtant ce personnage constitue un mythe français des plus aboutis. Cet oubli historique est étonnant car c’est son élan « divin » qui galvanisa les troupes françaises lors du siège d’Orléans, et son aide politique qui, rappelons-le, permit à Charles VII d’être sacré à Reims au grand dam de ses adversaires anglais. Sous l’Ancien Régime, Jeanne fit quelques réapparitions – surtout historiques et poétiques15 ; mais celles-ci sont mineures comparées à sa récupération politique des XIXè et XXè siècles. Cette dernière n’aurait d’ailleurs peut être pas été aussi importante si deux hommes de lettres et historiens français du milieu du XIXè siècle n’avaient pas donné une première version « claire » de la vie la Pucelle ; car, en ces temps de révolutions industrielles, de nombreuses contradictions historiographiques subsistaient à son sujet. Olivier Bouzy, Directeur adjoint du Centre Jeanne d’Arc 16 , nous indique ce                                                                                                                 15  Historique, principalement avec L’Averdy, contrôleur général des finances de Louis XV; et poétique avec la fameuse Pucelle d’Orléans de Voltaire (1762).   16  Centre Jeanne d'Arc, 3 place de Gaulle, 45000 Orléans.
  • 15. 12     tournant dans l’ouvrage publié pour les 600 ans de la mort de la Pucelle (considéré, à l’heure actuelle, comme le plus abouti) : « La véritable rupture survient […] dans les années 1840 avec les deux Jules : Michelet et Quicherat. Même si le premier ne dispose pas encore d’une bonne édition des sources que le second va justement recevoir mission de publier, Michelet rédige la première biographie de Jeanne au sens moderne du terme : on la lit toujours aujourd’hui avec profit. […] Au moment même où l’ouvrage est publié, un jeune chartiste, Jules Quicherat, est chargé de rassembler les sources relatives à Jeanne d’Arc.17 » Et de continuer : « C’est à partir de ces deux publications […] que la figure de Jeanne d’Arc prend son véritable essor chez les historiens.18 » En effet, si le troubadour puis le poète furent longtemps, par leur lyrisme, les grands producteurs de héros épiques, l’historien devient dans la France du XIXè siècle un maître d’œuvre essentiel dans la construction de figures exceptionnelles poussant parfois jusqu’au mythe. C’est dans cette France romantique, qui s’intéresse au Moyen âge et à son mysticisme en réaction au rationalisme des Lumières du XVIIIè siècle, que vont intervenir nos deux historiens, donnant ainsi une nouvelle image de Jeanne d’Arc. A. La Jeanne d’Arc de Jules Michelet : entre histoire et mythe. En 1841, Jules Michelet publie le Tome V de son Histoire de France consacré à la période allant de 1422 à 1461. Mais plus que la fin de la Guerre de cent ans, cet ouvrage place de manière centrale – royale devrions-nous dire – Jeanne au cœur de son propos. Le sous-titre étant d’ailleurs « Jeanne d’Arc, Charles VII » et non l’inverse, on retrouve dans cet ouvrage de longs chapitres dédiés à la naissance, la vie, les procès, et la mort de la Pucelle. C’est ainsi que dès les premières lignes du chapitre III, Michelet nous présente une Jeanne « fille du peuple19 » et très pieuse. C’est cette simple « fille d’un laboureur20 » portée par « la puissante voix des anges21 » envoyés par Dieu, qui fit fuir les troupes expérimentées                                                                                                                 17  Xavier HELARY, « Jeanne d’Arc après Jeanne d’Arc, de la Révolution à nos jours » in Philippe CONTAMINE (dir.), Jeanne d'Arc : Histoire et dictionnaire, op. cit, p. 446.   18  Ibid., p. 447. 19 Jules MICHELET, Histoire de France, Tome cinquième, Livres X à XII (La Pucelle – Charles VII), éd. des Equateurs ; 2008 (1841), p. 37. 20  Ibid., p. 41.   21 Ibid., p. 45.
  • 16.   13   de Talbot22 lors du siège d’Orléans, et qui mena Charles VII au sacre royal en la cathédrale de Reims. De manière simpliste et résumée, telle est la « Jehanne » présentée par Michelet. Pour Paule Petitier et Paul Viallaneix (spécialistes de l’œuvre de l’historien), « le cas de Jeanne d’Arc permet de mesurer l’influence de Michelet sur le façonnement des mythes nationaux au XIXè siècle, et sur la mémoire historique dont nous sommes encore les héritiers.23 » En effet, et même s’il refuse de faire de Jeanne une martyre ou une légende24, on ne peut s’empêcher de penser que, consciemment ou non, Michelet transforme ce personnage de l’histoire en mythe. Tantôt « belle et brave fille qui devait si bien porter l’épée de France25 », tantôt « vierge descendue sur terre26 », tantôt autoritaire et déterminée27, mais toujours fidèle à Dieu, à la France et à son roi28 malgré l’abandon, semble t-il, de celui-ci, Jeanne possède ainsi toutes les caractéristiques qui font d’elle le sauveur de la France. Michelet écrivait d’ailleurs que « la sauveur de la France devait être une femme [car] la France était femme elle-même.29 » De facto, Jeanne, une femme, entre dans le grand « livre d’or » de la patrie tels que Charlemagne, Saint Louis, Henri IV ou encore Napoléon Bonaparte… Tous des hommes. Cette comparaison prestigieuse, plus encore pour une personne du sexe « faible », est exceptionnelle pour Philippe Contamine : « c’est quasiment unique dans l’histoire de la France, peut être même [dans celle] du monde, de voir quelqu’un qui a contre elle son origine, son sexe et son âge… Et c’est pourtant elle qui a « sauvé » le royaume de France.30 » C’est, semble t-il, ce qui transcende l’historien du milieu du XIXè siècle. Ainsi, l’image de Jeanne qu’il renvoie au lecteur incarne des thèmes très présents                                                                                                                 22  Grand général anglais qui mourut à la bataille de Castillon (1453), cette dernière scellant la fin de la Guerre de cent ans.   23 Ibid., Préface p. II. Quelle légende plus belle que cette incontestable histoire ? Mais il faut bien se garder d’en faire une légende ; on doit conserver pieusement tous les traits, même les plus humains, en respecter la réalité touchante et terrible… » Ibid., p. 135.   25  Ibid., p. 39.   26  Ibid., p. 56. 27 « Bastard, Bastard, au nom de Dieu, je te commande que, dès que tu sauras la venue de ce Falstoff, tu me le fasses savoir ; car, s’il passe sans que je le sache, je te ferai couper la tête. » Ibid., p. 60. 28  « Que faisait cependant la prisonnière ? Son corps était à Beaurevoir [où elle était détenue], son âme à Compiègne ; elle combattait d’âme et d’esprit pour le roi qui l’abandonnait. » Ibid., p 91. 29  Ibid., p. 137.   30  Philippe CONTAMINE in « Jeanne d’Arc a t’elle été trahie par le roi ? », Secrets d’Histoire, France 2, 2007.   24  «
  • 17. 14     dans ces écrits : le peuple, la femme, la foi et la France. Il fait de cette modeste « fille du peuple » une patriote exemplaire qui catalyse ce dernier. Dès 1841 cette Jeanne se grave dans le cœur des français qui l’élèvent en héroïne nationale. Sous la plume de Michelet, la France prend conscience d’elle-même et de la dette qu’elle a envers une Jeanne qui « aima tant la France » jusqu’à succomber sur le bucher suite à un procès qui n’a de procès que le nom. « Souvenons-nous toujours, Français [écrit Michelet], que la Patrie, chez nous est née du cœur d’une femme, de sa tendresse et de ses larmes, du sang qu’elle a donné pour nous.31 » Malgré une rigueur méthodologique parfois contestable 32 , Michelet aura donc réussi à faire aimer Jeanne d’Arc, et a joué un rôle déterminant dans l’historiographie et dans la popularisation de cette dernière au XIXè siècle. Alors que certain voient en la description qu’il fait de Jeanne les prémisses du patriotisme33, Michelet a surtout imprimé cette dernière dans la conscience républicaine qui s’exprimera tout au long du siècle ; notamment dans le conflit des « deux France ». B. Jules Quicherat et la naissance d’une historiographie de Jeanne d’Arc. Cette apologie réalisée par Michelet, historien républicain et libre-penseur d'une Jeanne d'Arc populaire – fille du peuple, oubliée par le roi Charles VII, martyrisée par l'Église, héroïne du peuple – est poursuivie par les travaux de Jules Quicherat. Sous la monarchie de juillet, ce chartiste passionné d’histoire, élève et grand ami de Michelet, publie en cinq volumes, à la demande de la Société de l’histoire de France34, les Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d'Arc dite la Pucelle publiés pour la première fois d’après les manuscrits de la Bibliothèque royale, suivis de tous les documents historiques qu’on a pu réunir et accompagnés de notes et d’éclaircissements (1841-1849).                                                                                                                 31  Michel WINOCK, « Jeanne d’Arc » in Pierre NORA (dir), Les lieux de mémoire, III, vol. 3, op. cit., p. 4448.   32  Il a souvent utilisé des sources de seconde main, notamment celles de L’Averdy et de Buchon. De nombreux historiens respectueux du travail de Michelet, comme Gerd Krumeich, regrettent cet élément méthodologique. 33  Michelet a notamment cette phrase : « Pour la première fois, on le sent, la France est aimée comme une personne. Et elle devient telle, du jour qu’elle est aimée » in Xavier HELARY, « Jeanne d’Arc après Jeanne d’Arc, de la Révolution à nos jours » in Philippe CONTAMINE (dir.), Jeanne d'Arc : Histoire et dictionnaire, ibid. p. 453. 34  En réponse au vœu formulé par l’allemand Guido Görres de réunir tous les documents concernant la Pucelle. Nous retrouvons là encore le souci patriotique français.    
  • 18.   15   Le titre de cet ouvrage, très long, fait écho aux quelques 2700 pages qu’il contient. Encore à l’heure actuelle, ce travail, d’une qualité scientifique indéniable, suscite l’admiration des historiens johanniques et constitue, pour ces derniers, une formidable base de recherche. L’historienne médiéviste Régine Pernoud, fondatrice du centre Jeanne d’Arc, rend d’ailleurs hommage aux Procès ainsi qu’à l’ouvrage de Michelet en ces termes: « Quicherat fit suivre son édition en trois volumes [des deux procès de Jeanne] de deux autres volumes comportant la plus grande partie des chroniques, mémoires et documents divers se rapportant à la vie de Jeanne d’Arc et à son épopée. On ne saurait exagérer l’importance de ce travail qui permettait, non seulement une plus vaste connaissance des évènements, mais surtout une sorte de révélation de la personne de Jeanne : si l’on ajoute qu’à peu près au même moment Jules Michelet publiait dans son Histoire de France les pages célèbres qui faisaient de Jeanne le symbole même de la Patrie, on mesure mieux le pas énorme fait en cette première moitié du XIXe siècle 35 […] » De sensibilité républicaine, tout comme son maître, Quicherat voit en Jeanne d’Arc « l’image de la patrie et la personnification de tout ce qu’il y a de généreux, de grand, d’impérissable dans le cœur de la France 36 », Jeanne serait donc la sainte de la patrie – les deux substantifs réconciliant, selon Michel Winock, « la France catholique et la France républicaine.37 » En outre, insiste Olivier Bouzy, l’historien « trouve la confirmation de l’hypothèse selon laquelle Jeanne aurait été fort mal secondée par le roi » car à ses yeux, « c’est sur le roi et ses conseillers qu’il faut faire peser la responsabilité de l’échec et de la mort de Jeanne. 38 » De même, en étudiant Les chroniques de Perceval de Cagny39, il démontre que la fin tragique de la Pucelle n’est que le résultat « de la trahison conjointe de la royauté, de la noblesse et du clergé » qui ne pouvaient accepter leur échec là où une simple fille du                                                                                                                 35 Régine PERNOUD, Jeanne d’Arc, Paris : éd. PUF, col. Que sais-je ?, 1981, p. 124. CONTAMINE (dir.), Jeanne d'Arc : Histoire et dictionnaire, op. cit, p. 944.   37  Michel WINOCK, « Jeanne d’Arc » in Pierre NORA (dir), Les lieux de mémoire, III, vol. 3, op. cit, p. 4428. Cofondateur de la revue L’histoire. 38  Xavier HELARY, « Jeanne d’Arc après Jeanne d’Arc, de la Révolution à nos jours » in Philippe CONTAMINE (dir.), Jeanne d'Arc : Histoire et dictionnaire, ibid. p. 447.   39  Perceval de Caigny est un gentilhomme beauvaisien a passé toute sa vie au service des princes d'Alençon. En 1438, il dicte simplement le récit des choses qu'il avait vues dont des passages concernant Jeanne d’Arc.   36  Philippe
  • 19. 16     peuple y était parvenue.40 En plus de ses Procès, Quicherat publie ses Aperçus nouveaux sur l’histoire de Jeanne d’Arc (1850) dans lesquels est présentée une image plus rationnelle de cette dernière. Il s’attache à mettre en valeur le contexte politique et la mission nationale qu’avait la native de Domrémy, en plus de montrer que celle-ci était « presque constamment entravée par son entourage [jusqu’à être] victime de celui-ci. » Ce cadrage populaire de Jeanne d’Arc fait transparaitre la qualité de libre penseur républicain de l’historien de l’Ecole des Chartes. Il « considérait [d’ailleurs que Michelet] avait tout dit à son sujet.41 » C’est ainsi que Quicherat perpétue de manière « scientifique » le cadrage initié par son maître : une Jeanne populaire, sainte, et patriote. En somme, une Jeanne qui déjà s’érigeait en mythe républicain. Pour parvenir à ce dernier, on comprend aisément, en combinant les écrits du chartiste avec ceux de Michelet, qu’il était nécessaire que Jeanne meure, et d’une « affreuse mort.42 ». Philippe Contamine partage d’ailleurs ce point de vue : « si Jeanne d’Arc était morte dans son lit [ça n’aurait] pas été la même chose, il fallait que Jeanne souffre. C’est le vieux mythe médiéval de la passion et de la rédemption. Pour que la France soit rachetée il fallait qu’elle souffre la passion.43 » Ainsi, au milieu du XIXè siècle, les deux Jules auront permis, par leurs travaux, de faire renaitre Jeanne d’Arc de ses cendres en la transformant en mythe dans la conscience collective. Historique tout d’abord, il évoluera, à partir du milieu du XIXè siècle, en mythe politique. « D’autant plus, insiste Gerd Krumeich, que depuis les années 1820 au plus tard, l’écriture de l’Histoire est considérée comme une activité également politique, chargée de corroborer soit la « Restauration » monarchiste et anti révolutionnaire, soit l’émancipation libérale et républicaine de l’homme et du citoyen héritée en droite ligne de la Révolution française encore toute proche. 44 […] » C’est ainsi que Jeanne se transforme irrémédiablement en mythe politique : l’incarnation du sauveur de la France.                                                                                                                 40  Samira EL HADI, Le personnage de Jeanne d'Arc dans les manuels scolaires depuis 1880, Mémoire de Master 2 SMEEF spé. Professorat des écoles, sous la direction de Jean François GREVET, IUFM de Lille, 2011-2012, p. 18.   41  Philippe CONTAMINE (dir.), Jeanne d'Arc : Histoire et dictionnaire, op. cit, p. 945.   42  Jules MICHELET, Histoire de France, Tome cinquième, Livres X à XII (La Pucelle- Charles VII), op. cit., p. 136.   43  Philippe CONTAMINE in « Jeanne d’Arc a t’elle été trahie par le roi ? », Secrets d’Histoire, op. cit.   44  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, Paris : éd. Albin Michel, Col. Bibliothèque Albin Michel Histoire, 1993 (1989), p.47.  
  • 20.   17   Raoul Girardet, professeur émérite d’histoire contemporaine à Sciences-po Paris, s’inspire des travaux de Claude Levi Strauss et de Gaston Bachelard pour tenter de définir dans son ouvrage45 ce fameux mythe du sauveur. Pour Girardet, « autour d’un personnage privilégié tend à se former une même constellation d’images. Constellation mouvante sans doute, plus ou moins ample, à la coloration changeante aux contours parfois mal définis, mais dont la permanence et l’identité ne peuvent échapper à l’observation. » Cette « constellation » mythique est d’autant plus mouvante qu’elle est soumise à une « manipulation volontaire » qui est, selon les cas, « plus ou moins importante mais toujours décelable » notamment au sein de la « propagande politique 46 ». En outre, « Les mêmes structures mythiques […] sont susceptibles d’être retrouvées à l’arrière plan de systèmes idéologiques politiquement les plus divers, voire les plus contradictoires.47 » Jeanne d’Arc n’est pas une exception à la règle énoncée par Girardet ; chaque époque ayant su vêtir Jeanne de ses oripeaux identitaires pour l’adapter aux besoins idéologiques. En effet, si Jeanne a été transformée en mythe politique, c’est parce que celui-ci a été progressivement construit, parallèlement à l’édification de la nation française. C’est pour cela qu’avant d’être, au XXè siècle, récupérée par les partis de droite et alimentée par l’Eglise catholique, elle fut célébrée par les Républicains en tant qu’incarnation de la patrie et de la laïcité.                                                                                                                 45  Raoul GIRARDET, Mythes et mythologies politique, Paris : éd. du Seuil, col. Points, 1990 (1986). Girardet insiste bien sur le fait que le mythe politique est « fondamentalement polymorphe » (p. 15) et qu’il est ainsi difficile d’en donner une définition complète. 46  Raoul GIRARDET, Mythes et mythologies politique, ibid. p. 71.   47  Ibid. p. 22.  
  • 21. 18     II. La République et la mise en exergue de Jeanne Darc, fille du peuple. Durant le XIXè siècle, les républicains, à l’instar de Michelet et Quicherat, vont voir en Jeanne une « fille du peuple », une héroïne laïque et populaire. Cette représentation de la Pucelle va dominer et perdurer jusqu’au début du XXè siècle grâce à des personnages comme Lucien Herr, Pierre Larousse ou Charles Peguy ; mais aussi Victor Hugo et Jean Jaurès très influents à l’époque. Et que dire de Joseph Fabre qui, en 1884, propose devant le Parlement d’établir une fête nationale de Jeanne d’Arc pour commémorer tous les ans sa mort. Dans un contexte politique en mutation – entre Restauration, République et Empire – de nombreux hommes politiques, historiens ou littérateurs vont utiliser la figure de Jeanne pour contester voire remettre en cause le régime en insistant notamment sur la culpabilité du Roi et de l’Eglise dans la mort de la Pucelle. En parallèle des Républicains qui alors annexent la mémoire de Jeanne, les catholiques eux aussi vont essayer de se l’approprier. La Pucelle devient donc un réel enjeu politique dans ce conflit des « deux France » qui fait rage à la fin du XIXè siècle. Malgré cela, la fameuse commémoration que Fabre proposait sera finalement votée au sortir de la Première guerre mondiale ; guerre durant laquelle Jeanne d’Arc avait fait figure de rassemblement national. Toutefois, les débats autour de cette commémoration, dont le processus loin d’être simple a duré plus de trente-cinq ans, vont subir les changements et les évènements politiques de l’époque. C’est d’ailleurs pour cela que Maurice Barrès reprendra le flambeau de Joseph Fabre à partir de 1914. A. Une Jeanne laïque et populaire acclamée par la gauche républicaine. « Une ardente championne de la royauté donnée en exemple comme la preuve vivante du surnaturel dans l’histoire, ne pouvait pas, à priori, satisfaire l’esprit républicain se réclamant du siècle des Lumières […]48 » disait Michel Winock, et pourtant. Les républicains vont se souvenir des leçons de Michelet qui, en pleine tension franco-anglaise, écrivait ceci, établissant un parallèle entre l’épisode révolutionnaire et l’épopée d’une Jeanne « sœur de Danton 49 » :                                                                                                                 48  Michel WINOCK, « Jeanne d’Arc » in Pierre NORA (dir), Les lieux de mémoire, III, vol. 3, op. cit. p. 4447.   49  Philippe CONTAMINE, « Jeanne d’Arc dans la mémoire des droites » in Jean-François SIRINELLI (dir), Histoire des droites en France, Culture – Tome 2, Paris : éd. Gallimard, 1992, p. 402.  
  • 22.   19   « A des siècles de distance, les Parisiens qui assaillent la Bastille retrouvent la témérité des soldats de la Pucelle. Une idée se leva sur Paris avec le jour et tous virent la même lumière. Une lumière dans les esprits et dans chaque cœur une voix : Va, et tu prendras la Bastille.50 » Il est nécessaire de remonter une quarantaine d’année en arrière, pour comprendre comment les mots d’historiens comme Michelet ont mis sur pied un véritable mythe de la Pucelle, dans l’esprit des hommes se situant à gauche de l’échiquier politique. Il est vrai que la cristallisation du sentiment national français est née et a été fortement nourrie par la Révolution de 1789. Mais, concernant Jeanne d’Arc, ce sentiment prend toute sa force sous le Directoire, notamment par l’intermédiaire de Napoléon Bonaparte, encore Premier Consul, qui rendait hommage à la Pucelle en des termes que nous avons déjà cités : « l’illustre Jeanne a prouvé qu’il n’est pas de miracle que le génie français ne puisse produire dans les circonstances où l’indépendance nationale est menacée.51 » C’est ce « génie français » dont parle Bonaparte, qui va nourrir l’escarcelle idéologique des partis de gauche. En effet, il sera scandé continuellement lors des débats parlementaires concernant l’établissement d’une fête nationale consacrée à la Pucelle (cf. infra). Plus encore, Michelet – mais aussi Quicherat – insistent dans leurs écrits, sur des éléments qui vont alimenter la conscience de gauche. C’est là peut être un transfert, dans leurs ouvrages, de leur qualité de libres penseurs. On retrouve par exemple le patriotisme exacerbé, le doute quant aux visions, la responsabilité de la mort de Jeanne pesant sur le Roi et le clergé, etc. Eléments qui s’inscrivent clairement dans la pensée de la gauche de l’époque ; une gauche « républicaine, libérale et sinon rationaliste et positiviste, du moins éloignée de toute croyance religieuse précise52 » selon les propos de Philippe Contamine. Dans son article sur Jeanne d’Arc, Michel Winock nous indique un élément très intéressant concernant cette vision « de gauche » de Jeanne. Dans le tome IV de son Grand dictionnaire universel du XIXè siècle (1870) Pierre Larousse présente Jeanne d’Arc sous la forme de questions dont les réponses, loin d’être ambiguës, mettent en valeur cette vision                                                                                                                 50  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, op. cit. p.77.   51 Cf. Introduction. CONTAMINE, « Jeanne d’Arc dans la mémoire des droites » in Jean-François SIRINELLI (dir), Histoire des droites en France, Culture – Tome 2, op. cit. p. 399. 52  Philippe
  • 23. 20     républicaine 53: 1° Jeanne Darc eut-elle réellement des visions ? (Non) 2. Son mobile le plus certain ne prit-il pas sa source dans les mouvements d’un patriotisme exalté ? (Oui) 3° Quels furent les vrais sentiments du roi à son égard ? (Indifférence et défiance) 4° Quelle a été dans tous les temps la vraie pensée du clergé pour Jeanne ? (Entraver sa mission, la faire mourir et sous prétexte de la réhabiliter charger de légendes apocryphes sa mémoire). Tout y est : l’absence de vision surnaturelles, le patriotisme, l’abandon de Charles VII ainsi que la quasi haine de l’Eglise. Autant de thèmes mis en valeur par les historiens libres penseurs de la première moitié du XIXè siècle. L’impact est d’autant plus important qu’on les retrouve dans un dictionnaire – ouvrage censé s’adresser à tout un chacun (ces propos sont écrits seulement un an après le panégyrique54 de Mgr Dupanloup qui évoquait la « sainteté » de la Pucelle. Serait-ce une réponse de la part des républicains qui, déjà en 1870, sentaient que leur protégée commençait à leur échapper ?) Il est à noter, que Pierre Larousse, comme de nombreux Républicains de l’époque, utilise le « Darc » en lieu et place du « d’Arc » ; son article est d’ailleurs titré « Darc (Jeanne) ». Pourquoi ? En enlevant la particule on mettait en valeur l’origine populaire de la Pucelle. C’était le Républicain Auguste Vallet de Viriville, historien et archiviste français qui, l’un des premiers, avait protesté contre la forme aristocratique donnée au patronyme de cette « illustre roturière » car disait-il, c’était fausser la « vraie physionomie du personnage.55 » Ainsi, de 1830 à 1870, de nombreux historiens, littéraires et hommes politiques ont contribué à nourrir le mythe républicain de Jeanne. Il est évident qu’ils ne l’ont pas fait pour rien, et que le contexte politique de l’époque y est pour beaucoup. Il nous semble alors nécessaire de préciser ce dernier. En 1825, Charles X succède à son frère Louis XVIII à la couronne de France et de                                                                                                                 53  Michel WINOCK, « Jeanne d’Arc » in Pierre NORA (dir), Les lieux de mémoire, III, vol. 3, Paris : éd. Gallimard, col. Bibliothèque illustrée des histoires, 1992 p. 703.   54  Selon le Dictionnaire Larousse : « Éloge fait en public ou par écrit de quelqu'un, d'une institution, d'un pays, etc. », ici de Jeanne d’Arc.   55  Michel WINOCK, « Jeanne d’Arc » in Pierre NORA (dir), Les lieux de mémoire, III, vol. 3, 1992, Ibid.  
  • 24.   21   Navarre. Bien qu’assez modéré et acceptant en majorité les valeurs issus de la Révolution de 1789, le dénommé Comte d’Artois restait très attaché aux conceptions et aux valeurs de l'Ancien Régime. Deux ans plus tard, les élections installent une majorité libérale à l’Assemblée – synonyme de contestation du pouvoir royal – et le souverain consent à nommer un Premier ministre, le Vicomte de Martignac, à mi-chemin entre ses propres opinions et celles de la chambre basse. Toutefois, les souvenirs autoritaires de l’Ancien Régime et de Bonaparte sont encore présents, et lorsque qu’en 1829, alors que les Chambres sont en vacances, Charles X renvoie son Premier ministre pour nommer à la place le Prince de Polignac ainsi que le comte de La Bourdonnaye, considérés par les libéraux comme des « ultras », l’opposition pense à une tentative, de la part du Roi, de restauration de la monarchie absolue d’avant 1789. S’en suit une radicalisation des positions de Charles X et une montée en puissance de l’opposition ; jusqu’aux ordonnances de juillet 1830 qui, notamment, dissolvent la Chambre des députés, modifient la loi électorale, suspendent la liberté de la presse, etc. Tant d’acquis révolutionnaires remis en cause par le Roi. Lors des « Trois glorieuses56 » qui s’en suivent, les opposants répondront par l’intermédiaire d’une insurrection populaire désorganisée (avec des hommes comme Thiers, Lafayette, Talleyrand, Laffitte, etc.) mais qui finalement triomphera. Malgré une hésitation concernant la solution républicaine, c’est la monarchie de Juillet qui est finalement instituée avec à sa tête Louis Philippe d’Orléans, proclamé « Roi des Français ». La monarchie de Juillet prend comme emblème le drapeau tricolore, et s’affirme beaucoup plus laïque. Les libéraux entrent en force au gouvernement et, malgré l’hostilité d’une bonne partie de l’opinion, les opposant républicains, peu nombreux mais déterminés vont de manière constante harceler le pouvoir allant jusqu’à tenter d’assassiner le Roi. Ce régime reste stable jusqu’en 1848 où sous l'impulsion des libéraux et des républicains, le peuple de Paris, à la suite d'une fusillade, se soulève à nouveau et parvient à prendre le contrôle de la capitale. Le Roi, refusant de faire tirer sur les Parisiens, est contraint d'abdiquer en faveur de son petit-fils, Philippe d'Orléans, le 24 février 1848. Le même jour, la Seconde République est proclamée par Alphonse de Lamartine, entouré des révolutionnaires parisiens : un gouvernement provisoire à tendance républicaine est mis en place, mettant ainsi fin à la Monarchie de Juillet. La Seconde République durera jusqu’en 1852, date à laquelle Louis-Napoléon                                                                                                                 56  Les 27, 28 et 29 juillet 1830.
  • 25. 22     Bonaparte, alors Président de la République, proclame le IInde Empire et devient Napoléon III. Cet épisode fait suite au coup d’Etat, perpétré un an avant, par lequel il s’était maintenu Président alors que la Constitution lui interdisait de se représenter. Là encore les républicains et les libéraux grondent et Napoléon III tend vers une libéralisation et une modernisation du Second Empire notamment en ce qui concerne le droit de la presse ou les élections, la politique sociale et économique, la culture, etc. Et ce, jusqu’à la guerre franco-prussienne de 1870. C’est donc dans un contexte dans lequel « il ne fait aucun doute que les patriotes les plus déterminés sont les Républicains, [et que] le nationalisme devient une véritable passion [suscitant] le lyrisme des poètes [et] exaltant tous les héros de la liberté […]57 », que nos hommes de lettres réhabilitent Jeanne et l’affublent d’un habit populaire. On comprend alors pourquoi les républicains, libéraux et autres révolutionnaires vont faire de Jeanne un mythe politique. Elle va être celle qui avait dit : « Je ne peux voir couler du sang français sans que mes cheveux ne se dressent sur ma tête.58 » Celle qui, bien que catholique et royaliste, était patriote avant tout et dont l’œuvre était plus politique que religieuse. Celle qui, d’ailleurs, a été brûlée pour avoir résisté à l’Eglise et qui fut délaissée par son Roi ; dès lors selon les Républicains, l’Eglise ne saurait la revendiquer à son profit. Celle qui, enfin, ne pourra être glorifiée que par la République car comme le disait le socialiste Lucien Herr, alors bibliothécaire de l’ENS, dans le Parti ouvrier du 14 mai 1890 : « Jeanne est des nôtres, elle est à nous, et nous ne voulons pas qu’on y touche.59 » Cette même volonté d’accaparement se retrouve déjà douze ans plus tôt, lorsque le journal anticlérical La lanterne publie l’article suivant : « Le 30 mai prochain, il y aura 447 ans que Jeanne d'Arc fut brûlée à Rouen par les bons soins de l'Inquisition et de Cauchon, évêque de Beauvais. A l'occasion de cet anniversaire, les cléricaux doivent aller porter des couronnes aux pieds de la statue de cette martyre du patriotisme. Il vaut mieux tard que jamais. [...] Quant à nous, [...] nous engageons tous les républicains à porter, eux aussi, aux pieds de la statue                                                                                                                 57 Danielle et André CABANIS, Introduction à l’histoire des idées politiques, op. cit., p. 143. MENNECHET, Le Plutarque français, vie des hommes et des femmes illustres de la France, avec leur portrait en pied, Tome Deuxième, Paris : éd. Mennechet, 1838, p. 379 (Googlebooks).   59  Lucien HERR in Michel WINOCK « Jeanne d'Arc est-elle d'extrême droite ? », L'Histoire, mai 1997, n°210, p. 64-65. Citation de l’article « Notre Jeanne d’Arc » écrit par Lucien Herr dans Le Parti ouvrier du 14 mai 1890 sous le pseudonyme de Pierre Breton. 58  Edouard
  • 26.   23   de Jeanne d'Arc, des couronnes avec cette inscription : "A Jeanne la Lorraine, à l'héroïque Française, à la victime du cléricalisme."60 » Un autre discours, celui de la loge maçonnique « Travail et vrais amis fidèles », s’inscrit dans la même lignée et reflète bien l’état d’esprit des libres penseurs et des francs maçons de l’époque : « Le 30 mai, l’Eglise fit brûler Jeanne d’Arc comme hérétique et relapse. Le clergé était en cela logique avec lui-même, puisqu‘en obéissant à ses voix particulières, Jeanne d’Arc n’écoutait en réalité que sa conscience individuelle, qui lui commandait de sauver la France. C’était une révoltée, croyant en elle-même en dépit des théologiens. […] Les libres penseurs ont décidé ainsi d’exprimer leurs sentiments de reconnaissance envers l’héroïne qui préparera l’œuvre de la Révolution en combattant pour l’unité française. » 61 Quelques années plus tard, face à des catholiques qui à leur tour tentent de s’approprier la Pucelle, le jeune socialiste Charles Péguy, ami de Lucien Herr, composait la première de ses deux Jeanne d'Arc62, qu'il dédiait « à toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort humaine pour le rétablissement de la république socialiste universelle.63 » Aux dires de Peguy, ce ne serait donc qu'en terminant son œuvre que luimême se serait aperçu du lien existant entre son engagement personnel et l’ouvrage qu'il venait d'achever ; il n’aurait ainsi pas dépeint de manière intentionnelle une Jeanne républicaine. Il n’en demeure pas moins que la publication de son drame, précédé de quelques mois par son premier article 64 dans la Revue socialiste, fait transparaitre un engagement socialiste sans détour qu’on retrouve dans sa Jeanne d’Arc. De nombreuses personnalités politiques mais aussi des plumes de talent et de renom vont donc rendre hommage à l’héroïsme de la Pucelle d’Orléans à l’instar de                                                                                                                 60  Michel WINOCK « Jeanne d'Arc est-elle d'extrême droite ? », L'Histoire, op. cit.   61  Michel WINOCK, « Jeanne d’Arc » in Pierre NORA (dir), Les lieux de mémoire, III, vol. 3, 1992, op. cit. pp. 696-697.   62  Charles PEGUY, Jeanne d'Arc, Paris : éd. Librairie de la Revue socialiste, 1897.   63  Dalia ALABSI, La naissance d’un mythe : Jeanne d’Arc dans l’œuvre de Charles Peguy, Thèse de Doctorat en Lettres et arts, sous la direction de Michel SCHMITT, Université Lyon 2, 29 avril 2011, p. 32. PEGUY, « De la cité socialiste » in La Revue socialiste, février 1987.   64  Charles
  • 27. 24     quelques jolis vers de Victor Hugo65 ou d’Henri Martin qui la voit comme « le Messie de la France » et la « fille des Gaules ». Avant de continuer de manière catégorique : « nous accusons Charles VII d’avoir conspiré en son royaume [...] alors que la Providence […] lui avait envoyé pour auxiliaire une puissance immense […] qui entrainait soldats, peuple, jeune noblesse, tous les éléments d’action et de victoire […] Nous l’accusons d’avoir refusé cette grâce et arrêté Jeanne au milieu de sa mission.66 » Enfin, il serait inopportun de ne pas citer Jean Jaurès qui, dans L’Armée nouvelle (1911) – ouvrage clé qui constitue la synthèse de la pensée jaurésienne et qui s’interroge sur une possible organisation socialiste de la France tout en imaginant une réorganisation de la défense nationale – fait référence à une Jeanne d’Arc qui se « dévoue au salut de la Patrie.67 » Cette « liste » d’hommes de lettres, loin d’être exhaustive, permet de comprendre combien les valeurs républicaines du XIXè siècle (et ses persistances du début du XXè siècle) se confondent à travers cette figure mythique qu’est Jeanne. En effet, les Républicains donnent un sens à la vie et aux buts de la Pucelle différents de ceux mis en valeur par les nationalistes – bien que le patriotisme soit bel et bien présent – et par les catholiques quelques décennies plus tard ; nous le verrons. L’initiative de Joseph Fabre, député radical puis sénateur de l’Aveyron et historien qui réalisa les traductions quasi complètes des procès de condamnation et de réhabilitation 68 à partir des versions latines de Quicherat, cristallise cette différence idéologique. C’est lui, en effet, qui le 30 juin 1884, dépose au Parlement le projet de loi relatif à la commémoration nationale de Jeanne d’Arc, afin d’instaurer une « fête du patriotisme » et d’exorciser par la même, un passé catholique qui ressurgissait en cette fin de XIXè siècle.                                                                                                                 65  Comme celui-ci tiré du poème « Le bout de l’oreille » in Les quatre vents de l’esprit (1881). « Le marché de Rouen dont les sombres pignons Ont le rouge reflet de ton supplice, ô Jeanne ! »   66  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, op. cit. pp. 117-125.   67  Jean JAURES, L'organisation socialiste de la France : l'armée nouvelle, Paris, 1915, p. 446. Le site internet http://gallica.bnf.fr propose cette réédition réalisée par L’Humanité.   68  Joseph FABRE, procès de condamnation de Jeanne d'Arc, d'après les textes authentiques : traduction avec éclaircissements, Paris : éd. Delagrave, Paris, 1884. Et : procès de réhabilitation de Jeanne d'Arc, raconté et traduit d'après les textes latins officiels, Paris : Delagrave, 1888 (2 tomes).
  • 28.   25   B. La fête nationale de Jeanne d’Arc : de l’initiative des partis de gauche au renforcement d’un enjeu politique. L’histoire a montré combien les fêtes nationales pouvaient raviver les conflits politiques et idéologiques. En 1878 par exemple, la préparation de la commémoration du centenaire de la mort de Voltaire déchaina les passions. Mort un 30 mai, comme Jeanne d’Arc, comment aurait-il put être possible d’établir, le même jour, une fête nationale alors qu’il avait écrit, selon Guillemin, une « abomination69 » à son sujet ans son Dictionnaire philosophique 70 ? C’est aussi la première fois que les antirépublicains – par la voix de Mgr Dupanloup qui critiqua vivement « l’insulteur de Jeanne d’Arc 71 » qu’était selon lui Voltaire – commencèrent à se rassembler autour de la Pucelle. Michelet avait souligné dans son œuvre, l’importance des fêtes nationales mais n’en avait pas le projet concernant Jeanne ; ce que relève Gerd Krumeich : « On peut toutefois s’étonner que Michelet n’ai rien tenté en faveur de l’instauration d’un jour de fête en l’honneur de Jeanne d’Arc, lui qui vénérait tant cette figure héroïque et qui la fit connaître au grand public.72 » L’historien allemand dresse une histoire précise – voire la plus précise – quant à ce processus conduisant en 1920 à l’adoption de la loi sur la fête nationale ; c’est d’ailleurs pour cela que ce développement fera appel, à de nombreuses reprises, à son étude. Outre Michelet qui, on l’a vu, ne le fit pas, d’autres personnes avaient déjà songé à faire de Jeanne d'Arc le symbole éclatant du rassemblement et de l'unité française. C’est notamment le cas d’Auguste Comte, fondateur du positivisme, qui défendait l’idée selon laquelle seul ce dernier pouvait honorer l’« incomparable Pucelle » qui n’était « pas seulement une figure française mais aussi une figure occidentale.73 » Néanmoins, il a fallu attendre la IIIème République et 1879, pour que les républicains soient majoritaires au Sénat et à la Chambre – après le fameux « coup du seize                                                                                                                 69  Henri GUILLEMIN, L’énigme Jeanne d’Arc, op. cit.   70  Guillemin cite ce passage du Dictionnaire philosophique portatif (1764) : « Il faut soigneusement observer que Jeanne a été longtemps dirigée, avec quelques autres dévotes de la populace, par un fripon, nommé Richard, qui faisait des miracles et qui apprenait à ses filles à en faire. Les juges la crurent sorcière, elle se crue inspirée. […] C’est une malheureuse idiote. » 71  Philippe CONTAMINE, « Jeanne d’Arc dans la mémoire des droites » in Jean-François SIRINELLI (dir), Histoire des droites en France, Culture – Tome 2, op. cit. p. 408.   72  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, op. cit. p.209.   73 Auguste COMTE, « Jeanne d’Arc. Sa glorification sociale », in Eglise et Apostolat Positives du Brésil, Rio de Janeiro, 1910. Cité par Gerd Krumeich, Ibid.
  • 29. 26     mai »74 – pour qu’ils décident de renforcer leur légitimité politique en s’appuyant sur l’histoire, avec l’érection de nombreuses statues commémoratives ; ce sera l’époque de la « statuomanie »75. Cette référence à l’histoire est logique selon Gerd Krumeich car « les réformateurs de la jeune IIIème République ont sans relâche essayé de se présenter comme ceux qui venaient de parachever l’œuvre de la Révolution française ». L’instauration de la commémoration du 14 juillet en 1880 suit cette logique ; car ce jour était considéré, depuis la prise de la Bastille, comme « le paradigme du soulèvement populaire et de l’action autodéterminée venue d’en bas.76 » C’est dans ce contexte que le député radical Joseph Fabre propose d’instaurer le 30 mai une journée commémorative de la Pucelle. Cette proposition, vivement critiquée par les catholiques, était loin de la réconciliation de tous les Français, et avait clairement une orientation anticléricale. Même si pour lui, « une telle fête ne serait que la consécration pure et simple d’un souvenir vivant dans toutes les mémoires, dans tous les cœurs et rapprocheraient tous les Français, à quelque parti qu’ils appartiennent, dans une même communion d’enthousiasme. »77 L’historienne Rosemonde Sanson78 nous indique que le projet Fabre, déposé le 30 juin 1884, était envisagé comme l’instauration d’une fête du « patriotisme » mais qu’au lieu d’unir les français, il les divisait. Il fut néanmoins signé par 253 députés de gauche et d’extrême-gauche. D’ailleurs, Gerd Krumeich rappelle qu’en 1884, loin d’envisager une quelconque réconciliation nationale, les hommes politiques sont plutôt en proie à une « bipolarisation idéologique79 » croissante qui s’affirmera quelques années plus tard avec l’affaire Dreyfus. Lors du dépôt du projet, tout le débat portait sur la place de cette commémoration de Jeanne d’Arc par rapport à celle du 14 juillet entérinée quatre ans plus tôt. Dans son exposé des motifs, Fabre fit valoir qu’outre l’Independance Day, les États-Unis avaient                                                                                                                 74 Renvoi, par le président de la République Mac-Mahon, du président du Conseil Jules Simon malgré la majorité dont il disposait à la Chambre des députés, en 1877, qui donna lieu par la suite à la dissolution de la Chambre républicaine. Ce « coup » fut vivement critiqué, et notamment par Gambetta. 75  Cf à ce sujet :   Christel SNITER, « La guerre des statues. La statuaire publique, un enjeu de violence symbolique : l'exemple des statues de Jeanne d'Arc à Paris entre 1870 et 1914 », Sociétés Représentations, n°11, 2001, p. 263-286. Article issu de son mémoire de DEA de Sociologie politique (Paris I) sous la direction de Philippe Braud.   76 Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, ibid. pp. 209-210. 77 Ibid. p. 212. 78 Rosemonde SANSON, « La fête de Jeanne d’Arc en 1984. Controverse et célébration » in Revue d’histoire moderne et contemporaine, Tome 20, N°3, 1973, p. 447.   79  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, op. cit. p. 213.
  • 30.   27   leur fête de Washington. Les deux fêtes pourraient ainsi coexister. Le président du Conseil de l’époque, Charles Dupuy, appuie cette idée et déclare devant les sénateurs : « La fête du 14 Juillet, c'est la fête de la liberté ; celle de Jeanne d'Arc, M. Fabre rappelle la fête du patriotisme. On pourrait rappeler la fête de l'indépendance.80 » Néanmoins, et malgré l’initiative de Mgr Dupanloup concernant la canonisation de Jeanne qui aurait pu déterminer le vote républicain, la majorité refuse de suivre et la législature prit fin. Bien que massivement soutenu au départ, le projet en reste là et, entre temps, Joseph Fabre perd son mandat de député. Pendant la décennie qui suit, aucune reprise notable de ce projet n’est à relever malgré le fait que la gauche politique soit « intimement convaincue, nous rappelle Gerd Krumeich, que Jeanne d’Arc faisait partie de la généalogie de la République [et qu’elle] restait, en dépit des tentatives d’« appropriation » des catholiques, la « fille du peuple », trahie et vendue par les puissants, représentant l’esprit d’autodétermination.81 » En 1894, Joseph Fabre est élu sénateur de l’Aveyron et en profite pour proposer un nouveau projet de loi – cette obsession de la part de l’aveyronnais étaye l’idée selon laquelle « Fabre fut la personnalité, avec Michelet et Dupanloup, qui œuvra le plus pour le culte de Jeanne d’Arc, qu’il propagea de manière considérable.82 » Or, le contexte politique en cette fin du XXè siècle n’est pas le même. La perte de l’Alsace et de la Lorraine avait laissé des traces, et les républicains n’étaient plus unis – notamment en ce qui concerne la politique extérieure de Jules Ferry. C’est également le temps du Boulangisme qui prône un rapprochement de la politique avec les petites gens et une République modérée ; mais aussi celui du nationalisme avec des personnages comme Barrès et Maurras qui n’hésiteront pas, plus tard, à reprendre Jeanne d’Arc à leur compte (cf. infra) ; et enfin celui de la montée du socialisme international faisant évoluer vers la droite l’idée de patriotisme.83 Le Parlement, lui aussi, avait évolué avec l’avènement d’un premier grand groupe socialiste et d’une majorité d’opportunistes. Enfin, n’oublions pas que de manière claire, et par la main même du Pape Léon XIII qui avait instruit son dossier en béatification, l’Eglise catholique revendique la Pucelle : Johanna nostra est (cf. infra). C’est dans ce contexte opposant « Deux France » que le Projet Fabre reprend timidement.                                                                                                                 80  Michel WINOCK « Jeanne d'Arc est-elle d'extrême droite ? », L'Histoire, op. cit.   81  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, ibid. p. 215.   82  Ibid. p. 211.   83  Danielle et André CABANIS, Introduction à l’histoire des idées politiques, op. cit., pp. 167-200.  
  • 31. 28     Les républicains déjà divisés, s’affrontent alors sur le sens à donner à la fête, et forment trois groupes. Tandis que les « radicaux », regroupés autour de Fabre, prônent un culte essentiellement laïc de Jeanne et vénèrent en elle la « fille du peuple », les « intégristes », eux, sont partisans de sa canonisation; alors que les « centristes » voient en celle-ci un symbole de l’unité française loin des oppositions idéologiques. Malgré cette opposition, il semblerait, qu’au départ, les désaccords ne portent que sur la date de cette commémoration et que les débats s’annoncent bien. Toutefois, lorsque le député radical Lhopiteau interpelle le gouvernement au sujet d’une annonce du ministre de l’Intérieur qui invitait les militaires à prendre part aux festivités en l’honneur de Jeanne d’Arc, le projet Fabre s’éloigne ; laissant la place aux nombreux événements qui avaient rempli les mois passés. La discussion houleuse au Sénat montre combien le pays est divisé au sujet de Jeanne et combien, à travers elle, les antagonismes idéologiques de l’époque se cristallisent. C’est notamment l’avis de Krumeich, mais aussi de Contamine et de Winock qui, tous trois, se basent sur le revirement de nombreux sénateurs de gauche. Sanson, elle, ira même jusqu’à dire qu’ « émise par des hommes de la gauche démocratique et radicale [cette proposition] est passée grâce au vote de la droite et des républicains modérés84 » ; elle obtient en effet une faible majorité de 146 voix favorables contre 100. Cependant, le contexte politique de l’époque étant enclin à de nombreuses tensions, le projet de loi, bien que voté au Sénat, disparaît, dans les méandres parlementaires, jusqu’en 1912, année lors de laquelle une nouvelle commission est nommée. Cette dernière, elle aussi, ne donne rien malgré un discours engagé et rassembleur du député modéré Georges Berry : « Pourquoi la République française, outre sa fête de la liberté n’aurait t-elle pas sa fête de Jeanne d’Arc qui permettrait à tous les Français de s’unir dans un même sentiment d’admiration et de reconnaissance, car Jeanne n’appartient à aucun parti, mais à la France toute entière. […] Jeanne d’Arc personnifie l’unique religion qui ne comprend pas d’athées, la religion de la Patrie.85 » Il y a également une tentative, quelques années auparavant, émanant du député François de Mahy, proche de la franc-maçonnerie, mais l’affaire Dreyfus, qui connait son                                                                                                                 84  Rosemonde SANSON, « La fête de Jeanne d’Arc en 1984. Controverse et célébration » op. cit., p. 454.   85  Gerd Krumeich cite ce passage des Archives nationales dans son ouvrage Jeanne d’arc à travers l’histoire op. cit. p. 227.
  • 32.   29   point culminant en cette année 1898 avec le fameux J’accuse d’Emile Zola, reprend vite le dessus ; même si elle réveille timidement le Parlement au sujet de l’héroïne nationale qui est alors, à la frontière entre la gauche et la droite. A la fin des années 1910, l’affaire Thalamas – que nous verrons lors du développement suivant mais qu’il est ici nécessaire de citer – émeut elle aussi l’opinion française. Ces deux affaires sont l’illustration d’une époque où les enjeux sur la « possession » idéologique de Jeanne sont au plus haut dans une France coupée en deux – entre une gauche laïque et républicaine, et une droite monarchique, catholique et conservatrice. C’est d’ailleurs ce que constatait l’académicien Victor Cherbuliez quelques années auparavant : « A l’exception de quelques cerveaux malades tout Français se croit tenu d’aimer et d’honorer celle qui a délivré la France ; mais les partis se la disputent ; chacun la réclame, la tire à lui, voudrait la confisquer. Il semble qu’il y ait deux Jeanne d’Arc.86 » En décembre 1914, le député Maurice Barrès, père fondateur du nationalisme et auteur d'un éditorial martial dans L'Écho de Paris, dépose à son tour une proposition de loi de commémoration de l’héroïne nationale. Malgré l’invocation par celui-ci de « l'Union sacrée » – qui rapprochait les Français de tous bords en ce début de XXè siècle – le Président du conseil, René Viviani, socialiste rédacteur coauteur dans l’Humanité avec Jaurès (Dans son Journal, 87 Barrès attribue d’ailleurs son échec à ce dernier), lui recommanda vivement de retirer sa proposition. Barrès attribue d’ailleurs son échec à Alors que la Première Guerre mondiale approchait à grands pas, Viviani faisait remarquer qu’un tel projet « ne renforcerait pas le consensus national de défense, mais l’affaiblirait plutôt car il était de nature à rouvrir la brèche entre la gauche et la droite.88 » Néanmoins, on voit par cette tentative, que Jeanne commence à basculer du côté de la droite française. En effet, l’Eglise catholique instruisait déjà sa cause, et les nationalistes, par la voix d’ « un de leurs chefs les plus écoutés89 », s’y intéressent. N’oublions pas qu’on est à la veille de la Grande Guerre, et que Jeanne représente alors, dans le cœur des français, la défense de la patrie et la révolte contre les envahisseurs étrangers. Deux caractéristiques que les nationalistes vont s’empresser de mettre en avant quelques années                                                                                                                 86  Philippe CONTAMINE, « Jeanne d’Arc dans la mémoire des droites » in Jean-François SIRINELLI (dir), Histoire des droites en France, Culture – Tome 2, op. cit. p. 411.   87  Cf. Ibid. pp. 426-427.   88  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, op. cit. p. 228.   89  Xavier HELARY, « Jeanne d’Arc après Jeanne d’Arc, de la Révolution à nos jours » in Philippe CONTAMINE (dir.), Jeanne d'Arc : Histoire et dictionnaire, op. cit, p. 461.  
  • 33. 30     plus tard. Au cours de la Première Guerre mondiale, Jeanne d’Arc est naturellement utilisée ; ce fut même l’époque de son « apothéose90 » selon Philippe Contamine. De nombreux exemples seraient à noter et nous éloigneraient de notre propos, nous n’en retiendrons que quelques uns. Lorsque les Allemands bombardèrent et incendièrent la Cathédrale de Rouen qui avait vu le sacre de Charles VII par exemple, la France ressentit cela comme une agression barbare. On le voit notamment, en étudiant les affiches de propagande de l’époque. Ces affiches seront détournées plus tard lors de la Seconde Guerre mondiale qui elle aussi sera le théâtre de bombardements à Rouen.91 D’autre part, Gerd Krumeich nous indique que « le souvenir des gauches était si vif que le nom de Jeanne d’Arc suffisait seul à redonner courage à un poilu socialiste au fond d’une tranchée. 92 » Là encore une affiche de propagande – datant, elle, de la Première Guerre mondiale – nous le prouve : les poilus, dans les tranchées, regardent dans la même direction que Jeanne à cheval qui les entraine « sur la route de la victoire. »93 Cependant, Jeanne est désormais représentée avec les fleurs de Lys, signe de la réussite de l’assimilation ecclésiastique, et résultat d’un manque d’intérêt croissant pour la Pucelle, qui s’exprime dans les milieux de gauche. Pour eux, elle n’a plus le même pouvoir d’attraction qu’auparavant et revêt dès lors l’habit de la nationaliste affrontant l’envahisseur. D’ailleurs, les fêtes de Jeanne, qui continuaient durant la guerre, rassemblent alors plus de nationalistes et de catholiques que de personnes situées à gauche de l’échiquier politique ; et en 1919 – donc moins d’un an après la fin de la guerre – elles « eurent lieu partout dans les zones d’occupation française en Allemagne.94 ». Est-ce là un autre signe des dérives qui, au nom de Jeanne, occuperaient cette fois le territoire conquis ? Henri Guillemin s’élève contre cela : « Jeanne c’est le contraire d’une conquérante, c’est l’exacte l’antithèse de Bonaparte qui est une bête de proie. Jeanne dit « les anglais sont là,                                                                                                                 90  Philippe CONTAMINE, « Jeanne d’Arc dans la mémoire des droites » in Jean-François SIRINELLI (dir), Histoire des droites en France, Culture – Tome 2, op. cit. p. 427.   91  Cf. Annexe n°2. Affiche de propagande de 1944. Le parallèle entre le bucher de Jeanne, la cathédrale de Rouen et le fait que « les assassins reviennent toujours sur les lieux de leurs crimes », montre bien qu’anglais et allemands étaient assimilés à l’envahisseur. Le « reviennent sur les lieux de leurs crimes » prouve aussi le sentiment de barbarie que ressentaient les poilus lorsque la Cathédrale fut incendiée en décembre 1914.   92  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, ibid. p. 246.   93  Cf. Annexe n°3.   94  Gerd KRUMEICH, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, op. cit. p. 250.  
  • 34.   31   ils sont chez nous, ce n’est pas leur place. » Jeanne est une personne qui se bat pour la justice.95 » Un an plus tard, Maurice Barrès obtient gain de cause avec son Bloc national. Le projet revient à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale ; alors connue sous le nom « Chambre bleu horizon » car de tendance conservatrice avec une majorité de Poincaristes – républicains modérés – et de députés de la droite nationaliste ou traditionaliste. Malgré la présence d’anticléricaux notoires (Contamine cite Herriot, Paul-Boncourt, Sembat96), le texte est voté sans discussion par la commission chargée de l’examiner. Loin de diviser comme à la fin du XIXè siècle, l’image de Jeanne devient le symbole du patriotisme français, de l’ « Union sacrée » si chère à Barrès et de la réponse à l’envahisseur comme l’avaient fait les poilus deux ans plus tôt. Déposé le 14 avril, le président de la Ligue des patriotes expose en ces termes l’importance d’un vote favorable à son égard : « II n'y a pas un Français, quelle que soit son opinion religieuse, politique ou philosophique, dont Jeanne d'Arc ne satisfasse les vénérations profondes. Chacun de nous peut personnifier en elle son idéal. Êtes-vous catholique ? C'est une martyre et une sainte, que l'Eglise vient de mettre sur les autels. Etes-vous royaliste ? C'est l'héroïne qui a fait consacrer le fils de Saint Louis par le sacrement gallican de Reims. Rejetez-vous le surnaturel ? Jamais personne ne fut aussi réaliste que cette mystique ; elle est pratique, frondeuse et goguenarde, comme le soldat de toutes nos épopées... Pour les républicains, c'est l'enfant du peuple qui dépasse en magnanimité toutes les grandeurs établies. [...] Enfin les socialistes ne peuvent oublier qu'elle disait : « J'ai été envoyée pour la consolation des pauvres et des malheureux. » Ainsi tous les partis peuvent réclamer Jeanne d'Arc. Mais elle les dépasse tous. Nul ne peut la confisquer. C'est autour de sa bannière que peut s'accomplir aujourd'hui, comme il y a cinq siècles, le miracle de la réconciliation nationale.97 » La Chambre bleu horizon, faite de nombreux anciens combattants qui avaient                                                                                                                 95  Henri GUILLEMIN, L’énigme Jeanne d’Arc, op. cit.     96  Philippe CONTAMINE, « Jeanne d’Arc dans la mémoire des droites » in Jean-François SIRINELLI (dir), Histoire des droites en France, Culture – Tome 2, op. cit. p. 428.   97  Michel WINOCK, « Jeanne d’Arc » in Pierre NORA (dir), Les lieux de mémoire, III, vol. 3, 1992, op. cit. pp. 715-716.  
  • 35. 32     connu la fraternisation des ecclésiastiques et des laïcs dans les tranchées vote le projet le 24 juin 1920, sans débat, et à l’unanimité. Tels sont les termes de la loi publiée dans le JORF : « Art. 1er. – La république française célèbre annuellement la fête Jeanne d’Arc, fête du patriotisme. Art. 2. – Cette fête sera a lieu le deuxième dimanche de mai, jour anniversaire de la délivrance d’Orléans. Art. 3. – Il sera élevé en l’honneur de Jeanne d’Arc, sur la place de Rouen, où elle a été brûlée vive, un monument avec cette inscription : A JEANNE D’ARC LE PEUPLE FRANÇAIS RECONNAISSANT.98 » Ainsi, on voit bien, à travers la mise en place de cette fête nationale du « patriotisme », que c’est tout un pan de la politique intérieure qui s’est joué. Fabre, en laïcisant Jeanne souhaitait exorciser le passé catholique pour réaffirmer le caractère républicain de la Pucelle, mais face à la montée du nationalisme et à une Eglise qui fit tout sauf rester inactive à son égard, les Républicains ont perdu la main, alors qu’ils l’avaient depuis la moitié du XIXè siècle. Au final, cette fête nationale n’a fait que renforcer les conflits politico-idéologiques qui rongeaient la France dans cette période charnière entre 1870 et 1914. Et, alors que c’était un député radical qui avait, le premier, proposé la loi, ce fut un nationaliste – et pas des moindres ! – qui la fit voter. Signe que Jeanne avait définitivement basculé dans le camp de la droite. Une droite monarchique, nationaliste, mais surtout catholique qui, la même année, assista à un double événement : l’instauration de la fête nationale et la canonisation, à l’initiative de Mgr Dupanloup, de la jeune Pucelle qu’ils fustigeaient cinq siècles auparavant.                                                                                                                 98 Cf. Annexe n°4.
  • 36.   33   Deuxième Partie : Jeanne d’Arc ou la figure type du nationalisme français : la patriote canonisée par l’Eglise et accaparée par l’extrême droite française. Dans un premier temps, nous nous arrêterons sur la Jeanne catholique car, dans la deuxième partie du XIXè siècle, l’Eglise qui l’avait réhabilitée au XVè siècle, entame alors une récupération en réponse à l’appropriation républicaine de leur sainte. Ce retour de l’Eglise se solde par la canonisation de la Pucelle en 1920 par le pape Benoit XV. Dans le conflit des « deux France » bien que tiraillée entre les deux partis, Jeanne retourne progressivement dans le camp de la droite. A partir de l’annexion de l’Alsace-Lorraine par les prussiens en 1870, s’installe en France un nouveau nationalisme de droite parfois antisémite. Les mouvements politiques naissants, telle que l’Action française, vont alors accaparer Jeanne d’Arc qui devient ainsi le bien de l’extrême droite française. En réaction à cette nouvelle image droitiste, les milieux de gauche vont délaisser voire critiquer celle qu’ils chérissaient auparavant ; ce qui renforce encore plus leur perte de la Pucelle. Cette dernière devenant de ce fait une sainte nationaliste. I. Une Jeanne d’Arc brulée hérétique au XVè siècle puis canonisée par le Pape Benoit XV au XIXè siècle : conflits et accords politiques entre la France et l’Eglise catholique. Parallèlement à la Jeanne de gauche, il en existe un autre : la Jeanne traditionnelle voire « traditionnaliste ». Celle-ci puise ses racines dans la France d’avant la Révolution de 1789, catholique et monarchique, et va être, tout comme la « libérale », diffusée à de nombreuses reprises et par de nombreux voix. Elle est présentée comme une « pieuse bergère envoyé par Dieu au secours du « roi très chrétien » et du « saint royaume de France », [qui aurait] outrepassé la stricte mission que le Ciel lui avait confiée. » Encore un exemple du fameux « Dieu est aux côtés des français » ; précepte que conteste fortement Henri Guillemin : « qu’on nous ne fasse pas croire, comme Peguy dans sa deuxième version [de Jeanne], que Dieu est toujours pour les Français. Dieu aurait été contre les Français s’ils étaient des conquérants. […] Dieu n’est pas avec les Anglais, Dieu n’est pas avec les Français ; Dieu, dans la pensée de Jeanne est