2. Compilation d’autres textes de famille 1
Préface
J’ai regroupé dans cette compilation trois textes très différents concernant des membres
de la famille :
Les souvenirs d’enfance de ma tante Simone qui traitent d’une période allant de sa
naissance à 1934, intitulés : Une Enfance Champenoise
Un compte rendu de voyage de mon grand-père paternel, intitulé : Voyage vers New
York sur le Berengaria - 18 juillet 1935
Des notes des interviews de mon oncle Méjean, de sa sœur et de son frère qui vont de
sa naissance à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, intitulées : Souvenirs d’Enfance
des Trois.
Une plongée dans le passé de certains membres de la famille qui m’a intéressée :
Une Enfance Champenoise ………………………………………………………………………………page 2
Voyage vers New York sur le Berengaria …………………………………………………………page 61
Souvenirs d’Enfance des Trois ………………………………………………………………………….page 79
Bonne lecture,
Michel Bruley
4. Compilation d’autres textes de famille 3
Préface
Simone Graven, née Bruley, a écrit « Une Enfance Champenoise » qu’elle a signé Simone
Langlois, empruntant le nom de jeune fille de sa mère. La lecture du texte laisse imaginer
la raison de ce choix.
Pour le texte que vous avez sous les yeux, je suis parti d’un exemplaire que Simone avait
donné à mon père avec la dédicace suivante « Pour Jacques en souvenir de notre enfance.
Simone, Paris 14 Mai 79 ». Mon père m’avait dit que Simone avait fait quelques erreurs,
mais sans me les indiquer. J’en ai identifié quelques-unes sans grandes importances,
comme le fait que Félix soit décédé à 94 ans et non 91, ou que mon père n’ait pas été
maintenu sous les drapeaux fin 1938, mais rappelé après quelques mois début 1939 (cf.
« Guerre, Captivité et Évasion »). Il en est une plus importante et étonnante, c’est le fait
qu’Antoinette Langlois, tante Nette dans le texte, n’a pas 2 ans de moins que Germaine, la
mère de Simone, mais un peu plus de 7 ans de moins, et que l’oncle Jean n’est pas le cadet
des Langlois, car c’est lui qui a 2 ans de moins que Germaine.
J’ai laissé le texte tel quel, à la fois pour le respecter et parce que cela ne change rien à
l’intérêt de ces mémoires. J’ai par contre mis dans les premières pages et en annexe des
photos qui permettent de visualiser quelques-unes des personnes citées, ainsi qu’un arbre
généalogique qui les situe dans la famille.
Bonne lecture,
Michel Bruley
5. Compilation d’autres textes de famille 4
Germaine Langlois – 1908 Germaine & Simone en 1910
Perdre sa mère trop tôt est une épreuve dont toute sa vie se ressent.
Julien Green
6. Compilation d’autres textes de famille 5
SIMONE LANGLOIS
*
Ce siècle avait 10 ans quand je vins au monde le 1er septembre à midi dans une famille de
phallocrates avant la lettre. J’ai su beaucoup plus tard par de vieilles lettres que ma mère, que j'ai
perdue à 13 mois, avait été heureuse de ma naissance, elle m'y appelait « ma petite Reine », j’avais
donc été aimée, je n’avais pas été que déception. Ce qu’on m’a rapporté plus tard, c’est qu’un de
mes grands-oncles auquel on apprenait ma naissance avait dit : "Je crois que Germaine (ma mère)
m’excusera de ne pas aller la féliciter pour une fille" et autour de moi, on semblait trouver cela
naturel. Ce que mon père en a pensé ; je n’en ai jamais rien su, il a toujours été indifférent à mon
égard, pas sévère, pas gentil ... rien. Mais le vieil oncle, celui-là, j’allais l’avoir sur le dos, sermonneur,
et grognasson, pendant une bonne partie de mon enfance, ma vue seule devait le gêner. Je dirai plus
tard comment j’ai pris ma revanche.
Si je rassemble mes souvenirs dans une sorte de Saga familiale, c’est que par rapport à la vie que
mènent mes petits-enfants aujourd’hui, il me semble que je suis née il y a plus d’un siècle; j’étais du
19ème et, d’une certaine manière, cela a été un problème pour moi durant toute ma jeunesse :
j’étais élevée à la manière des Petites Filles Modèles, alors que par mon esprit d’indépendance et de
fronde (on ne disait pas contestation à l’époque), j’étais 50 ans en avance sur ma génération.
Adolescente, je fus renvoyée de trois pensionnats pour des causes qui stupéfient mes descendants.
La différence est telle entre mon enfance et l’actuelle jeunesse, entre mon village et ce qu'il est
devenu, que je ne résiste pas au désir de remonter le temps.
Il serait peut-être plus compréhensible pour la Saga que je remonte aussi à mes proches ancêtres.
Mon arrière-grand-père s’appelait Bonaventure Bruley, Il avait fondé en 1840, à E., à 20 km de
Troyes, une des premières fabriques de bonneterie de la région, industrie qui devait prendre tant
d'essor par la suite. De mon arrière-grand-mère, je n’ai jamais entendu parler, ce n’était qu'une
femme, alors que je savais que ses fils appelaient leur père pour le taquiner "Papa Bono" et que le
père de "Bono", mon arrière-arrière-grand-père, avait fait la retraite de Russie et perdu une jambe à
la Bérézina.
Bonaventure et sa femme avaient eu 4 enfants :
Félix, mon grand-onc1e, marié à Eriphile Mosle ; ils n'avaient pas eu d'enfant ;
Jules, mon grand-père, marié à Marie Ormancey ;
Zénon, le grand-oncle misogyne ;
Polixène, la grand-tante, dont les descendants allaient fonder la branche pied-noir de la famille.
7. Compilation d’autres textes de famille 6
Bonaventure avait dû édifier une belle fortune, car il laissa ses enfants forts à leur aise. Félix ne
travailla jamais, du moins à la fabrique. C'était un intel1ectuel et un dilettante, il s’adonnait à
l'astronomie, l'astrologie et à la généalogie. Par les registres paroissiaux, il trouva l'origine de notre
famille jusqu'au 17e siècle, jusqu'à un Jean Bruslé, né en 1660, il écrivit l'histoire d’E. et de Neuville
dont dépendait le hameau de Bourg de Partie où était né l’ancêtre. Ces bourgs sont à la lisière de la
forêt d'Othe, où nous possédons d'ailleurs encore quelques centaines d'hectares à titre plutôt
sentimental. Nos ancêtres furent des paysans, des fermiers, au mieux des petits propriétaires
terriens jusqu'à l'aventureux Bonaventure tenté par l’industrie naissante.
Chez lui, Félix était le maître incontesté, la tante le vouvoyait et était aux petits soins leur bonne
Irma, qu'ils avaient eue à 14 ans, l'appelait: "notre maître"; elle est restée à leur service toute sa vie.
L'oncle est mort à 94 ans, la tante à 90, la bonne à 89. Quelquefois ils m’invitaient. Dans son bureau
encombré de livres, de cartes, de planisphères, de mappemondes bleu pâle constellées d’étoiles"
l'oncle me parlait de Camille Flammarion; je n’y comprenais rien, surtout quand: immobilisé par la
goutte; sa jambe dans une grosse botte d'ouate, il s'impatientait d'être cloué dans son fauteuil et
ponctuait ses discours de coups de canne nerveux sur le plancher. Il ne chassait plus; mais une de ses
distractions était de fabriquer des cartouches pour ses frères, neveux et amis. Il avait pour ce faire
une pièce réservée qu'on appelait « l'arsenal ». Ni la tante ni la bonne n'avaient le droit d'y
entrer et je n'y ai jamais pénétré qu'avec lui. Il avait une grande table minutieusement en ordre; les
cartons des plombs bien étiquetés, numérotés selon leur grosseur, des cartouches de toutes les
couleurs qu’il remplissait de plombs et fermai t avec une sorte à d’étau à manivelle. C’est lui qui m'a
appris la différence entre du 8 et des chevrotines.
Il y avait dans leur hangar la statue du discobole en plâtre, je crois, grandeur nature. Enfant, je l'avais
toujours vue et n’y prêtais pas attention ; c'est plus tard, après leur mort, que je me suis demandé ce
que diable cette statue faisait là, comment y était-elle arrivée, à quoi avait-elle été destinée. La
nudité de l'athlète avait-elle choqué Eriphile et mérité la relégation au milieu des échelles et des
brouettes sans parler des cages obscures où ils engraissaient des chapons.
J'allais volontiers chez eux parce que la tante, fanchon de chenille noire sur la tête, me donnait des
œufs à la coque avec des mouillettes de pain rassis. À cette époque, je le préférais et n’en mangeais
que chez eux. J'y buvais de la frênette, sorte de boisson bizarre faite de feuilles de frêne fermentées.
Mes grands-parents Langlois en consommaient aussi ; c'était moins bon que le cidre doux, mais
meilleur que le cidre devenu piquant et qui était ma seule boisson à la maison. Chez les Félix, la table
était bonne. Leur bonne Irma, que j'appelais je ne sais pourquoi « Plofma », portait un bonnet blanc
tuyauté et empesé avec deux pans qui lui tombaient sur les épaules. Elle avait de bonnes joues
tendues et de la moustache. Elle m'aimait bien. J'étais turbulente, je l'ai prise un jour dans mes bras
pour la faire danser, tournoyer, virevolter, je l'ai faite tomber sur le dos ; on a dû appeler le docteur,
elle est restée au lit une semaine. Punie, je suis restée assez longtemps sans retourner chez eux, je
l'ai regretté, car ils avaient aussi une lingère-couturière à la journée, asthmatique, qui se servait
d'une chaufferette à charbon de bois qu’elle appelait un « couvet » ; elle jetait sur les braises
rougeoyantes une espèce de poudre pour son asthme qui l'auréolait de fumée, elle avait l'air d'une
sorcière occupée à quelque rite mystérieux, elle me fascinait.
*
8. Compilation d’autres textes de famille 7
Jules, mon grand-père, avait eu deux fils de Marie Ormancey,
Georges, mon oncle, marié à Germaine Robin ;
Léon, mon père, marié à Germaine Langlois.
Georges, qui est mort en 1975, à 91 ans, était ingénieur de « Centrale ».
Léon, mon père, était docteur en droit et s'était marié le premier à l'âge de 23 ans. Tous deux étaient
entrés à la fabrique où Jules et Zénon travaillaient encore sur un rythme ralenti. Ceux-ci, au début du
siècle, avalent acheté une De Dion-Bouton que j'ai bien connue, qu'on appelait Rosalie, et avec
laquelle ils allaient chaque vendredi à Troyes, à la Chambre de commerce. Auparavant, c'est avec une
voiture à cheval qu'ils s'y rendaient, 40 km, aller et retour d'une route poussiéreuse.
Quand ma mère fut enceinte, on attendait donc l'héritier, successeur de Bonaventure, Jules, Zénon
et Léon. Las je vins, et de joie il n’y en eut que dans ma famille maternelle qui demeurait à
Châtillon/Seine, à 100 km de là, ce qui était loin à l'époque, même avec Rosalie.
Là vivaient :
Furcy Langlois, mon grand-père, marié à Hélène Vouriot, avoué de son état, mais préférant de
beaucoup la peinture. Ils avaient eu :
Germaine, ma mère,
Antoinette, sa sœur, de 2 ans plus jeune,
Jean, mon oncle, docteur en droit, fanatique d'autos et de mécanique, et qui a fini pourtant sans joie
magistrat à Paris, à la 17ème correctionnelle. Dans ma famille maternelle, on était avocat, avoué ou
notaire depuis plusieurs générations ; mon oncle avait suivi la filière pour ne pas déroger à la
coutume, mais il m’a dit souvent qu'il aurait préféré être garagiste. Cela aurait été alors la rupture
avec mon grand-père, qui était austère et sévère. Ses vacances châtillonnaises, mon oncle les passait
dans les garages de la ville ; il trafiquait et faisait trafiquer ses voitures, elles avaient toujours des
« superculasses », disait-il. Il n'avait aucun point commun avec son père, était coureur de jupons et
n'allait pas à la messe. C'était toute sa contestation, il avait quand même accepté de faire toute sa
vie un métier qu'il n'aimait pas. Il avait à Paris des amis chroniqueurs judiciaires auxquels il passait
des échos croustillants ou scabreux de la l7ème, cela l'amusait, le distrayait, il n'avait en rien l'étoffe
d'un magistrat.
Mes deux familles se fréquentaient très peu ; je ne sais qui a eu l'idée de réunir mon père et ma
mère, peut-être mon oncle Jean parce qu'il était en fac de droit avec papa. En tout cas, cela avait été
un mariage arrangé comme on le faisait alors, l'inclination n'y avait pas place.
*
De ma vie de nourrisson, il me reste de belles photos, j'y suis dans les bras de ma mère qui me
regarde intensément, comme si elle prévoyait que la mort allait nous séparer. J'ai quelques clichés
aussi avec ma nounou, une plantureuse Italienne à la gorge gonflée, le chef orné d'un bonnet brodé ,
tuyauté, retenu par deux épingles ciselées en forme de boule. Moi, sur ces photos, je suis
franchement laide, cocasse ; albinos, avec des yeux si clairs que j'ai un regard tout délavé, mais je
9. Compilation d’autres textes de famille 8
respire la béatitude ; je fus un bébé épanoui et heureux pendant sa première année. Aujourd'hui, les
psychologues disent que pour l'avenir, cette première année est l'une des plus importantes de l'être
humain.
À 13 mois, je perdis ma mère, emportée par la typhoïde. À cette époque, à E., il n’y avait pas « l'eau
de la ville » (nous avions l'eau courante grâce à un puits et à un moteur électrique), et pendant ma
jeunesse, j'y ai vu, surtout en été, des jeunes et des vieux mourir lors d'épidémies. Ma mère fut la
première d'une série de morts dans la famille, dues peut-être à l'époque et aussi à la qualité du
médecin. Le nôtre s’appelait le docteur Huc, était du sud-ouest dont il avait conservé l'accent, oncle
de Philippe Huc, plus connu comme poète sous le nom de Tristan Derème. Avant de venir dans notre
village, il avait été médecin de troupe au Tonkin, et c’est il y a peu de temps que j’ai appris qu'il
n'était même pas médecin, mais « officier de santé ». Tel quel, il sévissait à E. où il n'avait qu'un
concurrent, le Dr Haussmann, dont on disait que pendant les consultations il s’absentait pour vérifier
son diagnostic dans un dictionnaire médical ou même discuter du cas avec sa femme , assez
compétente en la matière selon la rumeur publique.
J’avais 13 mois et mon père 25 ans ; il se retrouvait veuf avec une mouflette sur les bras. C'est ma
grand-mère Marie (que je devais plus tard appeler maman Marie) qui se chargea de lui et de moi. Elle
ne connaissait que le Devoir; c'était une maîtresse femme à laquelle tout le monde obéissait dans
cette famille de phallocrates ; elle-même se méfiait beaucoup des femmes, ne les aimait pas, et je
crois même les méprisait. Pour le village, elle était « madame Jules » comme ma tante sera
« madame Georges » et la femme de mon père « madame Léon ». Pour moi, ma tante Germaine
sera toujours ma « tante Georges ».
Je ne sais à peu près rien de cette période de ma vie ; la prise de photos disparut en même temps
que ma mère. J’eus une bonne que j'appelais Ba, paraît-il, et qui devait m'aimer puisque lorsque
j'avais 10 ans, elle passa par le village pour me revoir. Je me suis retrouvée tout intimidée devant une
inconnue; et mon accueil dut la décevoir.
L'oncle Georges s'était marié, et enfin était né mon cousin Pierre. La joie a dû être grande dans la
famille, la descendance mâle était assurée. Ma grand-mère devait être satisfaite, mais n'a jamais
néanmoins désarmé devant ma tante, elles se sont haïes toute leur vie à un niveau mauriacien.
Georges était le fils préféré de ma grand-mère. Était-elle jalouse de ma tante ? Cette dernière ne
faisait rien pour arrondir les angles, elle se plaignait de tout, du village, des gens, du climat, de mon
oncle, pas particulièrement "macho", ai-je su plus tard, et cela bien sûr, maman Marie ne pouvait le
lui pardonner. L’ambiance était telle, quand elles étaient réunies, sans pourtant ne jamais élever la
voix, que je ne l'ai pas oubliée.
Puis, à peine deux ans après la mort de maman, papa se remaria avec Antoinette, que j'appelais
tante Nette. Plus tard, on m’a dit qu’elle aimait papa plus que maman ne l'avait aimée. En tout cas,
elle m’aimait, et du temps de maman, paraît-il, elle venait souvent et s'occupait de moi comme d'une
poupée. Papa et moi réintégrâmes, avec sa nouvelle épouse, sa maison conjugale. Elle était banale,
le jardin y était petit, je n'avais plus le grand parc.
*
10. Compilation d’autres textes de famille 9
E. ne s'était pas toujours appelé ainsi. Avant la Révolution, il se nommait St-Liébaut et était un des
fiefs du Duc de La Rochefoucauld. Ce dernier y possédait le château, que j'ai vu sur des gravures
anciennes. La Révolution survint, le château fut brûlé, et St-Liébaut débaptisé. Notre maison, c'est-à-
dire celle de mes grands-parents, était celle de l’intendant du Duc. Entourée d'un très grand parc
d’où nous sortions rarement, elle était grande, belle de proportions, avec un toit joliment pentu. Les
cheminées avaient des plaques aux trois fleurs de lys, sûrement pas placées là par les grands-parents
qui n'avaient aucun goût. Au point que pour le mariage de l'oncle Georges, ils lui firent construire
une maison de briques roses jouxtant la leur. Non seulement l'effet fut affreux, mais cela imposa au
jeune ménage l'obligation du jardin et du parc communs; étant donné les relations de ma tante et de
ma grand-mère, cela ni arrangeai t rien. La fabrique était toute proche, on y entrait par le fond du
parc, mais grâce à la hauteur des arbres centenaires, on ne la voyait pas.
La maison de mon père était à 50 mètres, de l'autre côté de la rue. Il y naquit d’abord à nouveau une
fille, Denise, emportée à 9 mois par une broncho-pneumonie. Elle aussi soignée par le docteur Huc.
J'ai des photos d’elle, de nous tous, car à nouveau, à l’époque de tante Nette, on prenait des photos.
Je m'y vois jolie, bien habillée, coiffée avec des anglaises. On m’emmena même à Paris dans le but
unique de me faire photographier par un professionnel. Ces photos, je les ai, j’y ai l'air assez triste.
Peut-être furent-elles prises après l’épisode du Bon Marché. Ce magasin était le préféré de la famille,
surtout de ma grand-mère qui y faisait tous ses achats quand elle venait dans la capitale. C'est avec
elle que j'étais ce jour-là, paraît-il, sûrement déjà impatiente et lassée par la lenteur de ses choix, je
suis sortie du Bon Marché - j'avais entre 4 et 5 ans – l’on m'a cherchée, m'a-t-on dit, dans les rayons
avoisinants et retrouvée une heure plus tard, rue de Sèvres donnant la main à une dame qui
s'apprêtait à me conduire au commissariat ; j'avais attiré son attention non par mes pleurs, mais par
mon audace à traverser la rue.
Entre-temps était née chez mon oncle une fille, Cécile, qui succéda à Pierre. Puis, après la mort de
Denise, tante Nette mit au monde mon frère Jacques (demi-frère ; mais comme nous avions les
mêmes grands-parents maternels, je l'ai toujours considéré comme un frère). Il semblait donc qu'à
nouveau la famille allait connaître une période de bonheur relatif. Hélas, tante Nette était
tuberculeuse. Le Dr Huc l'envoya mourir à Nice, comptant sur le climat méditerranéen pour la guérir.
Et voilà la deuxième image-mémento encadrée de noir que j'ai encore dans le livre de messe de mon
enfance. Sur l'image de maman, parmi des versets tirés de la Bible ou des Évangiles, je ne sais qui
avait fait ajouter "Protégez, ô, mon Dieu, l'enfant à qui elle a donné la vie". Et ce vœu fut exaucé,
toute ma vie je me suis sentie protégée, ce qui pouvait paraître d’abord un mal se révélait ensuite
bénéfique j'ai toujours eu l'impression que quelqu'un veillait sur moi. Cela me remémore une visite
chez une pythonisse où je fus vers mes 30 ans, pour accompagner une amie, car je n'avais aucun
problème sentimental ou financier, et si tel avait été le cas, ce n'est pas à une tireuse de cartes que
j'aurais demandé des conseils. J’étais donc en curieuse et n'ouvris pour ainsi dire pas la bouche. Elle
n'essaya d'ailleurs pas de me faire parle r; après plusieurs manipulations de cartes différentes en
silence, elle me dit "Je vous vois très très protégée dans la vie". Toujours silencieuse, et avec d'autres
cartes, elle continue, et tout à coup me demande « Germaine, cela vous dit quelque chose ? ». C’était
le nom de ma mère, fus-je bien obligée de lui répondre.
« C’est elle qui vous protège ». J'étais estomaquée, car enfin, combien y avait-il de chances pour
qu'elle me cite ce prénom parmi des centaines d'autres?
11. Compilation d’autres textes de famille 10
Je ne suis allée que deux fois chez des diseuses de bonne aventure. La seconde fois, c’était en 1943, à
Lugano ,où j'étais en vacances. Désœuvrée, coupée de ma famille en France, préoccupée de la suite
de la guerre, je suis retournée chez une voyante. Je n'y ai pas plus parlé que chez la première. Elle ne
m’a dit que des banalités agrémentées d'une prédiction farfelue : qu'elle voyait mon mari en bleu
foncé recevoir les insignes d'officier de la Légion d'honneur. Ceci en 1943, dans un canton de langue
italienne ,dans un pays où l'on n'octroie pas de décoration, mon mari n'étant même pas Français. Le
plus troublant, c'est que 15 ans plus tard, le Garde des Sceaux lui remettait, au ministère, place
Vendôme, les insignes d'officier de la Légion d'honneur. Jamais je ne suis retournée, jamais je ne
retournerai tenter ce genre d'expérience, car maintenant cela risquerait de troubler ma sérénité.
Après cette longue incidence, il me faut reprendre le cours de ma vie là où je l'avais laissée après la
mort de tante Nette.
Moi, un peu plus tard, je résisterai victorieusement au docteur Huc. Je me revois nettement dans
mon lit, c’était sûrement pendant la guerre, gémissant « enlevez-moi toutes ces mitrailleuses, c’est
lourd, c’est trop lourd ». J'avais beaucoup de peine à respirer et ce n'est pas le léger édredon de
duvet qui m’écrasait. J'avais, paraît-il ,beaucoup de fièvre .À l’époque, il n'y avait pas de stéthoscope,
en tout cas Huc n'en avait pas, il vous mettait ; une serviette sur la poitrine et l'oreille dessus il
auscultait. Je me souviens de son crâne chauve tout bosselé et piqueté de points noirs, ma lampe de
chevet s'y reflétait ; je l'entends dire à ma grand-mère
Elle a beaucoup transpiré, elle est sauvée". J'entendais les mots sans en comprendre le sens. Je
pense que si j'avais été vraiment, en danger, la transpiration n’aurait pas changé mon sort.
À nouveau, papa et moi, plus mon frère Jacques, retombions sur les bras de « Maman Marie » et
cette fois pour longtemps. Nous réintégrâmes la grande maison, j'y retrouvais le parc ; beaucoup
d'espace, mais aussi l’oncle Zénon, qui avait toujours vécu dans le ménage Jules-Marie. Il tenait ainsi
compagnie à Maman Marie durant les nombreuses absences de son mari. Jules voyageait beaucoup
pour la fabrique; il s'était réservé la place de Paris, la maison prenait part à des expositions en France
et à l'étranger, leur papier à lettres commercial était orné en haut à gauche de reproductions de
médailles et palmes gagnées à ces manifestations. Une rumeur tardive me fit comprendre qu’à Paris
et ailleurs, mon grand-père menait la bonne vie joyeuse correspondant à son tempérament, alors
que Zénon aurait été une sorte d'eunuque. Il était une manière de gardien du sérail si tant est que la
vertu de ma grand-mère eût besoin d'être surveillée.
Mon grand-père, ce géant d’un mètre quatre-vingt-quinze, mourut avant Nénette. C’est étrange, je
ne me souviens pas de lui vivant et je me revois, dans les bras de quelqu'un, le contemplant sur son
lit, dans la chambre mortuaire. Il était décédé de ce qu’on nomme maintenant un infarctus. Ma tante
Georges s'est plainte maintes fois d'avoir passé sa vie de jeune femme dans les crêpes de deuil. C'est
vrai que les morts se succédaient, et à l'époque, le noir rigoureux se portait longtemps.
Après la mort de grand-père, Zénon était resté au foyer de sa belle-sœur. Pourquoi changer une
habitude de plus de 30 ans, et cette cohabitation n'a jamais choqué personne, jamais prêté à sourire.
Il vouvoyait Maman Marie, l’appelait madame le plus souvent, très rarement Marie. Il avait suivi le
12. Compilation d’autres textes de famille 11
ménage partout ; j'ai une photo où on les voit tous les trois à Vichy, à la terrasse d'un café, ma grand-
mère, coiffée d’un immense chapeau, lit le journal, les deux frères portent le melon.
Et voilà que dans la vie si calme de Zénon, mon père, mon frère et moi venions faire intrusion. Les
événements d'ailleurs se précipitèrent. Mon cousin Pierre, contaminé par Tante Nette, mourut d'une
méningite tuberculeuse. Le désespoir de mon oncle surtout, fut atroce, paraît-il. Je revois comme si
c'était hier ma grand-mère brûlant tous les jouets de Pierre dans la grande cheminée de la salle à
manger, et il en avait des jouets, il était si gâté. Ce que j’ai regretté le plus de voir dans les flammes,
c'était une belle et grande arche de Noé avec tous ses animaux. Elle était vernie et brûlait en
craquant avec des flammes vives. Je vis aussi partir avec tristesse une truite arc-en-ciel en carton-
pâte qui servait de tirelire et que je lui avais enviée. Moi, je n'avais que des cadeaux sérieux à Noël,
petit bureau, bibliothèque, papeterie et dès que je ne crus plus au Petit Jésus, ce fut fini. Bêtement,
au lieu de faire semblant de croire, j’avais remercié ma grand-mère le matin devant la cheminée en
ramassant sur mes souliers justement ma papeterie. Elle en avait tiré les conclusions. J'avais dans ma
chambre, sur I’ armoire, une belle goélette toutes voiles dehors, qui avait appartenu à mon père et à
laquelle il m'était interdit de toucher. Jacques, lui, eut beaucoup plus de jouets, mais je n'étais pas
jalouse, surtout que j'en profitais, ses « mécanos » par exemple, il ne les aimait pas et c'est toujours
moi, déjà bricoleuse, qui m’en suis servie.
Mais revenons en arrière. C'était la guerre de 14. Comme Centralien, mon oncle était officier et mon
père, qui n’avait même pas fait de service militaire, soldat de 2ème classe. J'ai le souvenir précis lors
d'une permission commune, d’un affreux dîner où Maman Marie dut les séparer : ils n'étaient pas
d'accord sur la conduite de la guerre.
À cette permission, il m'avait apporté un cadeau ; un aimant. Comme on ne me donnait jamais rien,
je me souviens de celui-là. Au fond, je doute qu’il fût acheté pour moi, et dans le but de me faire
plaisir, car celui qu'on peut trouver dans un tel objet est mince ; à part ramasser des épingles ou des
clous, je ne sais pas à quoi ça peut servir. Je revois papa, coiffé d'un bonnet de police bleu ciel à
pointes agressives, me le remettant.
Au moment de la bataille de la Marne, j'avais 4 ans et me souviens quand même de la De Dion-
Bouton Rosalie surchargée et partant en exode à Nevers, avec la famille de Georges, la tante Blanche
(fille de Polixène), dont le fils était déjà en Algérie, et une fille de 6 ans, Jeanne, de Paris, orpheline
de père, qui venait à E. en vacances chez la tante. Jeanne n'avait pas de valises, mais portait tous ses
vêtements sur elle; les uns par-dessus les autres, de sorte qu'elle ne pouvait faire aucun mouvement,
les bras écartés du corps et marchai t avec peine. Maman Marie avait décidé "que les Prussiens ne lui
faisaient pas peur", elle en était toujours à la guerre de 70. Moi non plus, je n'avais pas peur, mais
j'aurais bien voulu partir avec Cécile et Jeanne ; je me souviens encore de l’immense solitude que je
ressentis alors. Puis il y eut la Marne, ils revinrent, Pierre mourut. Alors ma tante, Cécile et sa bonne
quittèrent E. pour s'installer à Paris durant toute la durée de la guerre, époque, selon les dires de ma
tante, qui fut pour elle la plus heureuse de sa vie. C’était la guerre et son mari était au front,
qu'importe, cela elle l’a dit et répété jusqu'à sa mort, il y a 20 ans. Fallait-il qu'elle haïsse Maman
Marie pour que la joie d'être loin d'elle surpasse tout.
13. Compilation d’autres textes de famille 12
Il fallait quand même penser à mon instruction. Pas question pour Maman Marie que j'aille à l'école
du village fréquentée par les enfants de nos ouvriers, des épiciers et des bouchers. J’eus pour
commencer ma vie scolaire Mlle Rose, une religieuse sécularisée qui vivait avec Mlle Élise pas loin de
chez nous. C’était une Auvergnate au grand cœur, pas très propre et passionnée de jardinage. Elle
venait m’apprendre à lire et à écrire. Parfois elle obtenait de ma grand-mère que la leçon eût lieu
chez elle. J'adorais cela, car alors on n'étudiait pas, nous jardinions et je cueillais du séneçon pour ses
lapins. Chère Mlle Rose, ronde et rubiconde, à côté de Mlle Élise, très grande et sèche, c’était un peu
Laurel et Hardy.
Un jour, nous étions allées avec Rosalie, Maman Marie, Mlle Rose et moi, aux foires de Troyes,
survivances des foires de champagne du Moyen Âge. Mlle Rose voulut m'aider à me hisser sur un
cheval de manège. Descendue en marche, elle tomba. Je n'avais rien vu, mais au retour j'ai entendu
ma grand-mère raconter « Figurez-vous, quelle honte, Mlle Rose ne porte pas de pantalon". Pour
Maman Marie, vertueuse et pudique, ce n'était pas un bon point. Pauvre Mlle Rose aux mains
calleuses, aux ongles terreux, au menton piquant, à la bourse plate, je vous aimais bien.
*
Allait lui succéder l'institutrice la plus bête, la plus gourde qu'on puisse imaginer. Ses parents étaient
gardes-barrières à E. Elle avait enseigné dans une école libre du nord subventionnée par des
industriels. Elle voulait revenir dans sa famille (peut-être avait-elle été remerciée). Ma grand-mère
pensait que c'était une chance inespérée de trouver une institutrice qui veuille bien venir à E. Mais
nous étions aussi sa chance à elle, elle en était bien consciente et s'aplatissait devant ma grand-mère.
Je ne sais même plus son nom, bien que nous l'ayons eue pendant des années. Elle a été
« Mademoiselle » et c'est tout. Nous travaillions par correspondance avec une revue de Paris,
"L'école dans la famille", et elle s'en tenait juste aux programmes. Jamais elle n'a essayé de nous
intéresser à quoi que ce soit. Son savoir était maigre. Maintenant, nous sortions de la propriété et
nous nous promenions avec elle de 13.30 h à 14.30 h dans le village et aux environs. Cécile et moi, et
parfois Jacques. Quelquefois, notre tour passait devant une usine à papier, La Papeterie comme on
l'appelait, devant laquelle s'amoncelaient des ballots de chiffons, de vieux papiers, de cartons,
parfois même des cartons déchirés de notre fabrique. Je ne comprenais pas comment tout cela qui
me paraissait être plutôt des ordures pouvait donner du papier propre. Vingt fois, je lui en ai
demandé l'explication, vingt fois elle a esquivé en répondant « Je vous le dirai la prochaine fois » ou
« Cécile ne comprendrait pas, j'attends encore pour vous l'expliquer à toutes les deux ». Je suis sûre
que si elle ne disait rien, c'est parce qu'elle n'en savait rien. Et il ne fallait pas non plus lui demander
un renseignement sur une plante ou un arbre. Le cerveau en friche, ah oui, je l'avais bien. On me
donnait peu de livres. J'ai lu et relu les Jules Verne de la collection Hetzel qui étaient des premiers
prix de grec, de latin et d’allemand obtenus au lycée de Troyes par mon oncle et mon père avant
qu'ils n'aillent à Paris, à Jeanson de Sailly. Ils avaient fait de bonnes études, étaient cultivés, pourquoi
se préoccupaient-ils si peu du Q. I, de notre enseignante ? Se désintéressaient-ils de notre niveau
scolaire? Uniquement parce que Cécile et moi étions des filles dont l'ignorance importerait peu, car
Jacques, lui, dès la 6ème, était au lycée de Troyes. Il m'est difficile de juger le niveau intellectuel de
Maman Marie, je sais qu’elle détestait les romans, je ne puis que me référer aux livres que je lui ai vu
lire et qui étaient rangés dans sa propre bibliothèque : St Simon, Voltaire, beaucoup de livres
14. Compilation d’autres textes de famille 13
d'histoire dont « Le Consulat et l'Empire » de « Monsieur Thiers », une longue rangée de volumes
verts.
J'eus la chance que soit venue chez nous de temps en temps, en vacances, une amie d’enfance de
Maman Marie ; elles avaient fait leurs études ensemble au Sacré-Cœur de Troyes. Maintenant,
Mademoiselle Taviot était professeur d'allemand au lycée de Lons-le-Saunier, après avoir été très
longtemps préceptrice en Autriche, dans la famille Funk-Brentano. Elle s'occupait de moi, élargissait
mon horizon. Elle m'a donné beaucoup de livres s les contes de Grimm, les contes de Schmidt, les
contes de la Souabe, la vie des Mèdes et des Perses, et surtout elle m’a beaucoup appris, forcée à
faire un effort, engourdie que j’étais à suivre le train-train de Mademoiselle. J'enviais sincèrement les
enfants dont elle avait été la préceptrice, elle m'intéressait, j'aurais pu l'écouter pendant des heures.
*
De Mademoiselle, je n’étais même pas délivrée le dimanche. Nous allions à la messe, ma grand-mère
et moi, dans un très long banc situé juste sous la chaire et qui allait d'une nef à l'autre, fermé à
chaque extrémité par une porte. Le « côté patron » dans la grande nef, les domestiques à l'autre
bout ; une petite armoire fermée à clé renfermait les livres de messe. Les pratiques religieuses de ma
grand-mère s’arrêtaient là. L’après-midi, on mobilisait Mademoiselle pour m'accompagner aux
vêpres. J'y assistais avec elle "côté domestiques" cette fois, car les vêpres avaient lieu dans la nef
latérale. Pourquoi m'envoyait-on aux vêpres ? Je m'y ennuyais tellement. Pourquoi n'ai-je pas
protesté ? Mademoiselle était là sûrement pour que je reste dans l’église, je pense qu'on craignait
ma désobéissance si j'y étais allée seule. Je m'étonne aujourd'hui d'avoir été si docile : ma grand-
mère n’y allait pas, j'aurais dû protester.
Notre église maintenant, je ne la reconnais plus. Blanchie, récurée, les vieux bancs enlevés,
remplacés, par des rangées de chaises, la chaire supprimée, un autel dans le chœur, elle ressemb1e,
à I ’intérieur, à un temple protestant, elle n’a plus d'âme.
*
Ainsi passait ma vie, sans grands plaisirs ni grandes peines. Nous avions cuisinière, femme de
chambre, valet "toutes mains" et jardinier à l’année. J'ai dû attendre d’avoir 40 ans et d’habiter
l’Éthiopie pour être entourée d’autant de serviteurs. À Addis-Abeba, quand je rentrais de voyage le
plus jeune boy s'agenouillait devant moi et baisait le bas de ma robe. Cela semble incroyable
aujourd'hui, et pourtant; il n’y a qu’un peu plus de 25 ans de cela.
*
À E., l'année était ponctuée de manifestations domestiques qui revenaient à date fixe. 4 fois par an,
c'était « 1a grande lessive », dans un cuveau en bois où 4 hommes auraient tenu à l'aise, on étendait
une immense toile dans laquelle on entassait une montagne de draps, serviettes, torchons, etc. ; on
repliait la toile sur le tout et on épandait abondamment de la cendre en couche épaisse, puis
pendant des heures un tuyau arrosait le tout d’eau bouillante. Ces jours-là, dès 7 h, arrivaient 6 ou 8
femmes avec leur agenouilloir empli de paille et leur battoir à la main. La lessive durait 3 jours. Une
15. Compilation d’autres textes de famille 14
fois « coulée », on ne la frottait et ne rinçait pas au lavoir municipal qui était pourtant au fil de l’eau,
grand et beau. Nous avions dans le village près de 2 ha de verger et potager encadrés par 2 rivières
(dont; la Vanne, qui alimente Paris) où se trouvait notre propre lavoir avec un grand réservoir pour
l'eau chaude. Le sol était suspendu par des chaînes ; on pouvait, grâce à un levier le monter ou le
baisser selon le niveau de l'eau claire dans laquelle se faufilaient les truites entre les herbes. La
lessive terminée, les femmes venaient à la maison, s'alignaient en file indienne, et ma grand-mère
remettait à chacune son dû. Ce mode de vie exigeait des trousseaux énormes, des armoires
débordantes, au fond un gaspillage considérable.
Un autre rite certainement disparu était la visite ponctuelle des vidangeurs de Troyes avec leur
camion pompe pour vider nos fosses d’aisance et celles du quartier, à cette époque les fosses
septiques n’existaient pas, la nôtre était bétonnée et close par une dalle de fonte, c’était notre seul
luxe. Ce jour-là, nous vivions fenêtres closes.
Une coutume aussi qui a certainement disparu, c'était celle des « Mai ». Dans la nuit du 30 avril, les
garçons du village déposaient devant les maisons où résidaient des filles en âge de plaire des
arbrisseaux ou des genévriers, selon que la fille était avenante et jolie ou revêche et laide. Une fois,
un grand « mai » fut déposé devant notre maison. Je le revois arrimé à une canalisation de descente
des eaux du toit. C’était certainement pour la femme de chambre ; la fille fut contente, mais elle ne
s'en tira pas sans une petite morale de ma grand-mère : on reçoit un mai, on cherche à savoir qui
vous l'a posé, on fait la connaissance du garçon, et ce n'est plus le mai, mais le danger qui est à la
porte.
*
Je revois en cet instant la jolie brune, élue d'un jour. Elle s'appelait Anna et venait de Piney, au nord
de Troyes, où son père était sabotier. Ce détail a son importance, car il facilita beaucoup notre vie à
Cécile et à moi. À l'époque, les grosses bottes de caoutchouc n'existaient pas. La cour, au sol de
gravier, restait propre en hiver, mais le parc était boueux ; pour y aller, nous devions enfiler des
« caoutchoucs » par-dessus nos bottillons de feutre. Il nous fallait des chausse-pieds, car pour bien
coller aux souliers ou aux pantoufles, ces maudits caoutchoucs étaient toujours un peu petits ; on s’y
reprenait à plusieurs fois, en soufflant, pour les enfiler. Tout changea avec Anna. Enfin nous avions
des sabots. Les miens en bois verni clair, avec une bride en cuir fauve comme les plumes du beau
faisan qui était peint sur les sabots ; ceux de Cécile avec une bride noire, comme le merle qui était
peint sur les siens. En une seconde, nous y logions nos pieds, et de ce jour, nous sommes sorties en
hiver beaucoup plus souvent pour un oui ou un non dans le jardin.
*
Je sifflais souvent. Maman Marie me l'interdisait et me disait « Si tu veux siffler, va avec les valets
d’écurie ». C’est vrai que nous avions deux chevaux dans une belle et grande écurie à côté du garage.
À l’écurie, une pièce annexe était aménagée pour ranger les colliers et tout le harnachement des
chevaux. Elle contenait aussi un grand coffre à avoine en tôle galvanisée, qui avait une histoire que
j'ignorais alors. Lors de la bataille de la Marne, quand ma grand- mère « n’avait pas peur des
Prussiens », elle les craignait quand même un petit peu puisqu'elle avait eu l’idée de ce coffre pour y
16. Compilation d’autres textes de famille 15
entasser l’argenterie et tout ce que la maison contenait de précieux et ensuite le faire enterrer dans
le parc, sous un tas de bois provenant d'arbres morts débités et déjà à moitié pourris et couverts de
mousse. Ce tas, je l'ai connu, le coffre n’était plus dessous, mais c'était un bon repère. Papa eut
moins de chance en 40. À ce moment-là, sa troisième femme s’était séparée de lui, il avait plus de 55
ans ; seul avec mon demi-frère qui en avait 14, il entreprit d'enterrer dans le parc, en divers endroits,
l'or qu'il avait sous la main ; mon frère bêchait et lui enterrait. Ils croyaient avoir choisi des repères
immanquables : bifurcations d'allées, virages à angle droit, etc. Là-dessus, papa était parti dans le
midi pour tâcher de récupérer sa femme, et mon frère dans un collège en Suisse pour la durée de la
guerre. En 45, l'époque des vaines recherches était venue. Après 5 ans d'abandon, la nature avait
repris ses droits et leur mémoire s'était obscurcie. Mon père s’était fait octroyer deux prisonniers
allemands qu’il n'employait qu’à faire des trous, ne voulant pas mêler les gens du village à
l'opération. Les bougres creusaient et rebouchaient. Le motif avancé pour les faire travailler était la
nécessité de planter des arbres. Ils devaient trouver les Français bien indécis pour changer ainsi
constamment d’endroit. Mon père ne les quittait pas d'une semelle pendant leur labeur, mais il fallut
enfin constater : les places n'étaient plus repérables, l'or était perdu. C'est alors que Jacques apparut
comme un sauveur. Libérable du service au moment de Prague, il avait été maintenu sous les
drapeaux ; puis ce fut Munich, puis la guerre ; fait prisonnier, il s'évada d’Allemagne en 42.
Travailleur à l'extérieur du camp, il ne le réintégra pas, il savait que trois jours après un train allait
rapatrier les malades. Ces trois jours et ces trois nuits, il allait les passer au sommet d’un arbre ; alors
que sûrement on le croyait déjà loin, il était tout près du camp, sur son perchoir dévoré par les
moustiques, presque défiguré de cloques. Ce train, il a pu s'y faufile (plus heureux en cela qu’un
autre qui avait eu la même idée et s'était fait prendre) et il a sauté du wagon en marche avant
l'arrivée à Paris. Pendant ces cinq années sous l'uniforme, il s’était fait de nombreux copains, dont
l'un, en 46, était détecteur de mines à l'aide d'un compteur Geiger. L'opération n'offrit alors aucune
difficulté, le copain vint et l’or fut récupéré facilement et discrètement, parfois bien près des trous
creusés.
*
Quelle parenthèse ! J'ai sauté trente ans, je suis dans une autre vie. Pour raconter avec logique, il
faudrait faire des fiches, suivre un canevas; j'en suis bien incapable et je retourne à l'écurie où j'étais
restée.
Des « valets » dont parlait ma grand-mère, il n'y en avait point. L’un des chevaux, un percheron, était
celui qui traînait le char bâché de la fabrique, l'autre, un petit arabe noir nommé Ménélik, était
destiné aux loisirs. Parfois, dans le silence des nuits d’été, je les entendais cogner les bas flancs de
leurs sabots. On attelait Ménélik à ce que je crois être un tonneau, une voiture avec une garde au sol
très basse ; on y entrait par une portière arrière, un banc assez bas de chaque côté, et le conducteur
pouvait être debout. Firmin, le jardinier, soignait les chevaux et attelait celui de la fabrique, mais
c'est le valet toutes mains qui attelait Ménélik et le conduisait. Nous sortions assez souvent et je
demandais d'autant plus à aller en promenade que j'avais remarqué que Mademoiselle détestait
cela ; elle avait peur dans les descentes, elle recommandait « Serrez bien le frein, serrez bien le
frein » et je voyais de l'angoisse dans ses gros yeux ronds.
*
17. Compilation d’autres textes de famille 16
Après le cheval, il y eut la période des randonnées à bicyclette. Un après-midi, sans aucun signe
annonciateur, j'aperçus une bicyclette de darne rutilante, avec un filet protecteur violet au garde-
boue arrière selon la mode d'alors. Comme on ne me faisait jamais de cadeaux, rien n'indiquait que
cette bicyclette fut pour moi, c’était probable, mais pas certain. Je ne me suis donc pas réjouie
comme je l'aurais fait si le doute n'avait pas été possible, d’autant plus que c’est contre le mur de la
cuisine qu'elle était appuyée et nous avions deux bonnes. Mais le vélo était bien pour moi ; don de
mon père, de ma grand-mère ? Je n'ai remercié, je crois, personne, je ne savais pas comment me
comporter quand on reçoit un tel cadeau. Peut-être ont-ils pensé « Quelle petite ingrate ». Ils avaient
sûrement voulu me faire plaisir, se réjouissaient peut-être de la surprise. Pour finir, ce cadeau m'a
laissé une sorte de malaise que je n’ai pas oublié 60 ans après. Il n'y a pas à dire, avec la famille mes
rapports étaient bloqués.
J'étais déjà une virtuose sur le vélo des autres, je savais, assise sur le guidon, pédaler en arrière le dos
à la route, descendre un petit escalier et garder mon équilibre arrêtée plusieurs secondes. J’ai fait
d'interminables tours de parc, mais j’avais la permission de rouler dans le village.
Et les promenades avec Mademoiselle devinrent fréquentes. Cécile aussi reçut un vélo ; mais moins
comme cadeau que par nécessité. Des cadeaux, elle en avait, Cécile, entre autres un mouton laineux
grandeur nature et qui bêlait. Je le lui enviais. À l’époque, Cécile habitait encore la maison de briques
roses près de nous, mais ma tante pouvant de moins en moins supporter ma grand-mère, mon oncle
acheta une propriété genre grand bourgeois 1900, haut perron, briques claires et pierres de taille.
Une rivière la traversait, avec des ponts en ciment faux-bois, il y avait de beaux arbres, mais pas
comparables à nos allées de marronniers centenaires. En revanche, des pelouses et des massifs
extrêmement soignés. Dorénavant, la qualité de ses jardiniers allait préoccuper mon oncle jusqu'à 90
ans.
À circuler ainsi à bicyclette, je commençais à bien connaître les environs. Plus tard, avec la Panhard
ou la Chenard, nous franchirions souvent les limites du département.
En attendant, nous roulions, Mademoiselle, Cécile et moi, sur des routes poussiéreuses et des
chemins vicinaux. Ce n'était pas du tout du goût de Mademoiselle, qui préférait rester dans le parc
où pourtant nous étions dévorées de moustiques. Pour l'embêter, nos jeunes jambes la faisaient
rouler à un rythme qui n'était pas le sien ; elle s’essoufflait et devenait encore plus couperosée que
d'habitude. Ma grand-mère n'aurait pas compris ni admis qu'elle renâcla. Nous n'étions plus
d'ailleurs des cyclistes baladeuses, mais des chargées de mission : chargées de parcourir les fermes et
de rapporter dans des paniers d’osier dits « de chasse » arrimés à nos porte-bagages, des œufs qui
seraient conservés dans des jarres remplies d’eau de chaux. Là, j'en ai appris beaucoup sur l'état du
rural dans mon enfance en Champagne qui n'était quand même qu'à 150 km de la capitale. La saleté
dans les fermes était incroyable, et je crois que les gens ne se lavaient qu'aux fêtes chômées. Dans la
cuisine où nous entrions, il y avait toujours un lit garni de draps dont la couleur rappelait celle de la
toile à sac. C'est drôle, près de 40 ans plus tard, quand j'habitais l'Éthiopie, lorsque j’ai visité pour la
première fois au « Mercato », le quartier des prostituées spécialisées dans les caravaniers, en voyant
leur lit par la porte ouverte, la couleur de leurs draps m’a rappelé aussitôt ceux de mes paysans
champenois si loin dans le temps et dans l'espace. Toujours les volailles picoraient sur la table et
18. Compilation d’autres textes de famille 17
leurs déjections souillaient tout ; mon dégoût me coupait l'envie de manger des œufs. À si peu de
distance, l’accent des campagnards n'était pas celui de nos ouvriers, de plus ils parlaient avec le sujet
au singulier et le verbe au pluriel « j'vous dirons », « j’vous ferons » ; les nomades, ils les appelaient
« des voleux ». En revanche, la femme de notre garde-chasse, paysanne aussi, s'exprimait bien, au
point que cela frappait des jeunes oreilles comme les miennes. Je pense qu'elle venait d'une autre
région de France. Elle habitait avec son garde de mari en bordure de forêt, dans une maison qui nous
appartenait et où la salle à manger de « ces messieurs » était décorée de têtes de sangliers
naturalisées, tués par les Nemrods de la famille. Sur la cheminée, il y avait même deux pattes de
sanglier montées sur argent et qui servaient de cendriers. On trouve maintenant ce genre d'objet
chez les brocanteurs. Les nôtres, je ne sais ce qu’elles sont devenues. Je ne les ai revues chez
personne ? D’ailleurs c’est incroyable le nombre de choses gui ont entouré mon enfance et qui ont
disparu. Je pense entre autres aux deux potiches de Chine qui montaient la garde de chaque côté de
la porte de la salle à manger et à une autre potiche rebondie comme une jarre, peinte par ma mère,
qui me servait de corbeille à papiers, sur la galerie des chambres. À l’exode de 40, la famille fuira
jusqu’à St-Jean-de-Luz ; le temps de reprendre ses esprits et d'avoir assez d’essence pour regagner la
Champagne, il se sera passé assez de semaines pour que la population et les Allemands, qui ont
occupé la maison, se soient servis. Ce ne sont pas eux, en tout cas qui ont emporté les potiches. C’est
peut- être eux, en revanche, qui ont oublié une tabatière ancienne, moine érotique qui cachait sous
sa bure autre chose que le tabac. Ce n'était pas le genre de la maison, même si à l'époque ma grand-
mère était décédée. Je liai prise et l'ai toujours … à défaut de souvenirs de famille.
J'ai perdu en route le garde et sa femme. Elle s'occupait du petit chenil de 5 ou 6 chiens. Lui
entretenait la forêt, les « lignes » ; chemins qui la traversaient et par lesquels on s'égarait
rapidement. En hiver, il « faisait le pied » tous les matins ; quand il relevait des empreintes de
sanglier, il mandait aussitôt un messager à la maison et mon père levait en hâte une petite troupe de
6 ou 8 chasseurs, car en hiver, les jours sont courts. Les sangliers arrivaient toujours par les Ardennes
avec les grands froids. Combien en ai-je vu dépecer la nuit tombée, attachés par les pattes arrière à
une échelle ; dans le froid, une buée s’élevait de l'éventration ; parfois c'était une laie pleine et c'était
dommage. Le soir, on dînait de ce qu'on appelait, dans mon village en tout cas, la « gruotte »,
mélange d'abats de sanglier dans une sauce au sang. Je détestais cela, je préférais 1’omelette au
sang et aux oignons. Les jours suivants, c'était le gros travail de fabrication du « fromage de tête »
après avoir ébouillanté et épilé la tête du sanglier. Le jardinier et le valet s'y employaient aussi, car
les bonnes ne montraient aucun enthousiasme. À cette époque, mon grand-père Jules était décédé.
Il avait été un grand chasseur. La date tant attendue arrivée, il ne pouvait fermer l'œil et disait à ma
grand-mère « Marie, comment peux-tu dormir une veille d'ouverture ? ». Le garde avait une grande
considération pour mon grand-père. J'ai une photo prise dans les bois, près d’une hutte de
charbonnier où l'on voit le garde en costume de garde, mon grand-père avec un manteau de fourrure
et casquette automobile 1900, et Zénon en chapeau melon. C'est vraiment cocasse.
Pour revenir à la chasse, celle au gros gibier, cerfs, chevreuils, ils y allaient en hiver chez des amis,
dans le Bassigny, à quelques kilomètres de Colombey-les-Deux-Eglises dont, à l'époque, toute la
France ignorait l’existence, mais l'ouverture dont parlait grand-père avait lieu début septembre
comme maintenant. Cette fois, ce n'était plus sur nos terres, mais dans la plaine, vers Nogent-sur-
Seine, où deux ou trois villages louaient les leurs à une dizaine d'actionnaires ayant droit à un invité
chacun. Jusqu'en 1946, ils ni admirent aucune femme comme membre ou comme invitée. Enfants,
19. Compilation d’autres textes de famille 18
nous y allions l’après-midi vers 17 heures, au retour des chasseurs, pour contempler le « tableau »,
c’est-à-dire tout le gibier abattu, rangé par espèces (lièvres, faisans, perdreaux, lapins) dans la cour
de la ferme-café qui tenait lieu de rendez-vous de chasse. C’était généralement mon oncle, aidé du
fermier, qui répartissait le plus équitablement possible les animaux sur les dix tas, puis les numéros
étaient mis dans un chapeau et une main innocente, parfois la mienne, les tirait au sort. Parfois, nous
assistions à la chasse de 1’après-midi pour « traquer » dans les bois de sapins avec des bâtons « ad
hoc ». À l’époque, on s’empoisonnait littéralement pendant la saison de la chasse ; on ignorait alors
les méfaits des viandes très faisandées dont, chez nous, on abusait. Même les domestiques
renâclaient pour manger du gibier ; on en était saturé : en rôtis, en civets, en pâtés, en gibelottes, en
terrines. Et pourtant, nous étions loin de tout garder pour nous. La chasse avait lieu le jeudi ; le
vendredi, jour du voyage à Troyes, il y avait toujours des colis à emporter pour des amis ou relations.
En ce temps-là, l’octroi existait encore sous forme d'une espèce de cabane de douanier à l'entrée de
la ville ; l’arrêt y était obligatoire et pour chaque lièvre importé, il fallait payer une dîme. Je ne me
souviens plus quand cette coutume a disparu, probablement quand on s'est rendu compte que le
salaire des préposés était supérieur aux sommes perçues. À propos de l’octroi on racontait à Troyes
cette histoire : sous Napoléon 1° les troupeaux entrant en ville qui comptaient moins de cent têtes
étaient exemptés de taxe. Un jour un berger se présente avec 99 moutons et se récrie parce qu’on
exige paiement, le préposé qui n’était pas du cru lui répond : « mon gars, 99 moutons et un
champenois ça fait 100 bêtes ».
Arrivait ensuite l'époque d'une petite chasse rigolote qui n'amusait que mon père. Un de ses amis de
Paris débarquait en novembre, avec ses deux enfants qui avaient à peu près mon âge, et que nous
rencontrions parfois le dimanche en forêt de Fontainebleau. Nous partions tous les cinq dans les
guérets brumeux à la chasse aux alouettes, les trois enfants assis dans les labours, chacun tirant une
ficelle pour actionner, faire pirouetter les miroirs qui scintillaient au soleil levant. Souvent, j'ai
entendu le chant des alouettes, je ne sais pas si elles étaient peu nombreuses ou si les pères étaient
maladroits, mais nous n’en avons jamais rapporté beaucoup, le tableau cette fois était modes.
Une autre chasse que je faisais seule avec mon père, c'est la chasse au grand-duc dans nos bois. Nous
partions avec le garde qui portait dans sa caisse le grand-duc empaillé. Arrivé dans les bois, il
grimpait dans un grand arbre pour y installer au faîte le grand-duc bien en vue; son rôle s’arrêtait là.
Le mien commençait. Assise au pied de l'arbre, je tirais sur une ficelle pour actionner les ailes de
l'oiseau qui s'ouvraient et se fermaient en cadence. Cela attirait les rapaces diurnes, surtout des
buses qui venaient, dupées, pour crever les yeux du grand-duc aveugle de jour. Mon père tiraillait ; là
aussi, la chasse ôtait maigre, parfois nous revenions bredouilles. Avec mon père et le garde, j’allais
aussi à la chasse au blaireau, mon rôle consistait à enfumer le terrier grâce à un soufflet, pour
provoquer la sortie de l’animal. Dans le grand verger que nous avions dans le village, et que nous
appelions, je ne sais pas pourquoi, les quinconces, papa avait 3 ou 4 ruches. Chaque année, nous
allions-lui et moi récolté le miel, gantés, un chapeau de jardinier recouvert de tulle qui nous
protégeait des abeilles. Là aussi j’étourdissais les « mouches à miel » à l’aide d’un soufflet. Je ne
refusais jamais de l'accompagner, cela m'amusait alors « qu’aller aux champignons » était un vrai
supplice ; la cueillette des girolles, des trompettes de la mort, des tripes de chêne me rebutait.
Je m'étonne encore que ces activités à deux n'aient jamais amené aucune intimité entre mon père et
moi. Je sais que j’aurais été disponible si on m’avait tendu la main. Je pense que dans ma famille, un
20. Compilation d’autres textes de famille 19
enfant n'était pas un interlocuteur valable, ou bien était-ce l'époque qui voulait ça ? Maintenant, les
jeunes savent se faire entendre et je trouve que c’est mieux.
Le garde mourut et ce fut un événement. Il était là depuis 40 ans et jouait un grand rôle, non
seulement pour la chasse, mais pour et surtout les coupes dans les bois. Armés d'une hachette, mon
père et lui marquaient les arbres à abattre; je les accompagnais vo1ontiers. Nous fûmes aux
obsèques et deux jours après, nous rendîmes visite à sa femme. Elle était calme, digne ; nous
montrant le lit, elle nous dit toute attendrie : « Je couche dans ses draps, il n'était point sale ». Les
draps d'un mort : j'en avais des frissons.
Pourtant un mort, j’en avais déjà vu. Mon grand-oncle Félix, décédé à 94 ans d'un chaud et froid
attrapé en taillant ses poiriers, perché sur une échelle. Seule un instant dans la chambre, le cœur
battant, je lui avais saisi, à travers le drap, le gros orteil pour le bouger, et il avait bougé, il n'était pas
raide ; puis je m'étais vite sauvée, craignant qu'on voit que j'avais dérangé les beaux plis du drap.
J’allais ainsi dans la vie, faisant mes petites expériences. Dehors, j'étais très garçon manqué, très
cheval échappé, mais à la maison, j'étais très tranquille, je savais me faire oublier … et on m'oubliait.
De ce fait, j'ai entendu des conversations qui ne m'étaient pas destinées, j'ai appris des choses graves
que je n'aurais jamais dû savoir, par exemple que la sœur de Maman Marie, qui s'appelait Jeanne,
avait eu une fille, celle-ci s'était mariée, Jeanne avait eu des rapports intimes avec son gendre, et sa
fille avait voulu se suicider. Pendant 20 ans, Maman Marie n'avait pas revu sa sœur qui habitait
Troyes, maintenant, elle la voyait de temps en temps, elle était devenue une vraie fée Carabosse et
l'idée qu’elle ait pu plaire paraissait invraisemblable. J’avais compris aussi que ma grand-mère
craignait que sa sœur ne mette le grappin sur Zénon et se fasse épouser, ce qui aurait privé Georges
et Léon de l'héritage de leur oncle. Parfois c'était quand même amusant, et j'ai entendu plus d'une
fois ma tante Georges, prenant le thé avec ses amis, leur dire « Figurez-vous qu'un jour, ne nous
trouvant pas sérieuses, Germaine (ma mère) et moi, ma belle-mère nous dit « Mesdames, moi,
quand j'étais enceinte de Georges, je ne savais même pas par où il sortirait », et Germaine , de sa
voix douce, de lui répondre : « Mère, vous saviez pourtant par où il était entré ». Moi, j'avais tout
compris et je jubilais. Ah là là : j'avais une mère qui avait su river son clou à ma grand-mère. J'ai
entendu cette histoire deux ou trois fois, et chaque fois avec autant d'orgueil filial.
Je ne dis pas que Maman Marie ne m’aimait pas, mais elle n'avait pas la manière. Elle n'avait eu que
des fils, j'étais une fille, elle n'avait plus l'âge de s'occuper d'enfants ; elle-même n'avait pas eu de
mère et avait été élevée par une tante. Je ne pense pas d'ailleurs que jeune, elle ait été tendre avec
ses enfants. De Jacques, elle parlait, avec orgueil, elle lui « passait » plus de choses qu'à moi, mais ses
manifestations n'allaient pas plus loin. Elle était quand même sévère, même avec lui. Il n'aimait pas
la viande et on ne lui faisait pas grâce, je le revois dans la grande salle à manger, à la grande table de
12 couverts depuis longtemps desservie, tout seul devant son assiette, mâchant et remâchant sans
pouvoir avaler sa viande tournée en boulette de ficelle. Nous devions manger de tout ; j'ai conservé
l'horreur de la soupe aux potirons, des pains de foie et des beignets de gras-double. Plus courageuse
que Jacques j'avalais tout sans respirer, comme l’huile de foie de morue qui a fortifié mon enfance.
En revanche, elle et Zénon supportaient d'entendre pendant des heures Jacques rouler avec sa
trottinette sur le trottoir en ciment de la cour ; à l'époque, les roues caoutchouc n'existaient pas, et
21. Compilation d’autres textes de famille 20
moi-même, je trouvais ça infernal, alors eux, à leur âge, cela ne devait pas les amuser, mais ils n'en
ont rien dit.
*
Jacques non plus n'avait pas d'amis. Un après-midi, le gamin du ferronnier voisin était venu jouer
avec lui. C'était l’hiver, il avait un petit col de skunks fermé par une agrafe. Nous le lui avons pris,
l'avons éclaboussé sous le robinet du vestiaire et lui avons rendu en lui disant que nous avions fait
pipi dessus. Il est parti en pleurant. Effrayée, j'ai supplié une bonne d’aller dire à sa mère que ce
n'était qu'une méchante farce. Il est revenu quelquefois, mais restait sur ses gardes. L'idée était de
moi, j'étais amateur des farces et attrapes aux foires de Troyes. J'aimais aussi faire des surprises. Un
jour, j'avais pris une cinquantaine de lettres sur le bureau du comptable, les avais timbrées et
oblitérées avec le tampon de notre raison sociale. Je me disais « il va être bien content que le travail
soit fait ». Là encore, j'ai été déçue. Il a fallu refaire les 50 enveloppes, et ce jour-là, j'ai appris que
seule la poste avait le droit de composter. Je devais avoir 7 ou 8 ans.
Mais le coup de l'eau fait au gamin, Jacques l'a refait tout seul sur le beau chapeau marron à ruban
de velours bleu de Mademoiselle (il me semble ne lui en avoir jamais connu d’autre, perché sur son
chignon avec une longue épingle). Le pipi, elle l'a pris pour argent comptant et est allée chercher ma
grand-mère. Celle-ci, est arrivée courroucée, mais doutant quand même de la véracité des faits. Elle
nous a pourchassés. N'y étant pour rien, je me suis cachée sous le lit de mon père. Jacques avait
laissé le robinet ouvert, il était évident que ce n'était que de l'eau. Il fut grondé pour manque de
respect, mais il était trop jeune pour discerner qu'une farce à un copain ne peut se répéter envers
une Mademoiselle.
*
À sa naissance, Jacques avait été ondoyé : du fait de la mort de sa mère et de la guerre, il ne fut
baptisé qu'en 1919. Je ne sais pourquoi on me désigna comme marraine. Il s'appelle Jacques Léon
Jules Furcy, chapelet des prénoms de son père et ses grands-pères. Au moment du baptême
proprement dit, les premiers noms en latin ne posèrent pas de problème au curé, mais il buta sur
Furcy, bredouilla et finalement dit Farcy. La famille garda son sérieux, mais ensuite, pendant
plusieurs années, il fut « Farcy » pour tout le monde. On avait comme oublié qu'il s'appelait Jacques.
Brave gamin et de bon caractère, jamais il ne se fâchait d'être affublé de ce surnom ridicule.
Tout à coup me traverse l'esprit un souvenir assez drôle. J'avais une envie folle d'avoir de nouvelles
sandales lancées par un Allemand naturiste, le Dr Kneip. En face de la maison, il y avait une
marchande de chaussures et je profitais de la présence de ma tante et de Cécile pour demander la
permission d'aller acheter des Kneip. Cécile m'accompagne et nous pénétrons dans la boutique
éclairée par une lampe à pétrole (il y avait pourtant l'électricité à E.). La marchande toute bossue
arrive, je formule ma demande ; hélas, elle n'avait pas de Kneip, il fallait aller à Troyes. J'étais bien
déçue, et voilà qu'à ma stupéfaction, la brave, la sage, la placide Cécile se plante devant la vendeuse
et lui dit « merde ». Je file comme une flèche à la maison, j’entre au salon, pas du tout, mais pas du
tout dans l'idée de faire punir Cécile, mais plus dans celle d'en dire « une bien bonne », de faire rire.
C'étè.it raté. « Cécile a dit merde à la mère Raincent ». Aussitôt ma tante se lève, me donne une de
22. Compilation d’autres textes de famille 21
ces gifles qui me jette à terre où elle continue à me donner des coups de pieds. Je me protégeais la
figure avec mes bras. C’est ma grand-mère qui s'est jetée contre ma tante pour me défendre. Cette
dernière hurlait « c'est ta faute, petite poison mal élevée, c'est toi qui lui apprends des vilains mots,
etc., etc. ». Ma tante devait être vexée que Cécile puisse paraître mal élevée devant Madame Mère.
Ce jour-là, elle était complètement hystérique. À mon égard, elle l'a été plusieurs fois. Pourtant, pour
ma première communion, elle m'avait donné un magnifique chapelet de corail monté sur vermeil. À
quelques mois de là, nous faisions une randonnée à bicyclette, ma tante, Cécile et moi,
accompagnées par la femme du docteur si calée en médecine et son fils unique, Loulou, qu'elle
pourrissait de gâteries. Arrêtés au bas d'une côte, ces dames bavardaient. Loulou lançait des pierres
et l'une d'elles vint toucher ma tante au visage. J'étais près d'elle et aussi sec elle m'a giflée, fait
tomber par terre avec mon vélo, et pour faire bonne mesure m'a reproché le chapelet qu'elle m'avait
donné. Rien dit au gamin, ni à sa mère, pourtant l'erreur n'était pas possible ; la pierre, c'était bien lui
qui l'avait jetée, et c'est même peut-être moi qu'il visait puisque j'étais debout près de ma tante. Ce
n’est pas la seule gifle que me valut Loulou. Un après-midi nous jouions dans un hangar à sauter sur
des balles de coton, en ayant épuisé l’agrément je me trouvais dans la cour alors que Cécile et Loulou
continuaient, il bondissait comme un singe, Cécile était beaucoup moins leste, il la fit tomber sur le
ciment, elle se mit à hurler, ma tante accourut et avant toute explication m’administra une gifle alors
que je me trouvais à bonne distance de la chute.
Maintenant je ne m'explique pas plus son injustice, mais je comprends mieux son caractère. Elle était
malheureuse d'être mariée à mon oncle avec lequel elle ne s'entendait sur aucun plan (l'intime, je ne
l'ai su que bien des décennies plus tard), sa belle vie de la guerre était finie, et au fond, je crois
qu'elle n'aimait pas Cécile. Si je n'ai pas vraiment souffert d'être sans mère, c'est qu'une mère, je ne
savais pas ce que c'était. J'ai dû l'être moi-même, être folle de mes enfants pour le savoir. Le
spectacle de Cécile et sa mère ne pouvait me donner des regrets, c'est la bonne de Cécile, Émilia, que
Cécile appelait « Yia », qui était plutôt comme une mère pour elle.
Ce n'est pas parce qu'elle ma giflée, mais je pense que ma tante n'était pas intelligente. Je me
souviens de soirs d'été, j'étais bien petite et lui aussi, où Pierre et moi faisions en courant le tour du
petit bois qui jouxtait le parc. La nuit était déjà tombée, on nous donnait un sou pour ce haut fait
accompli. Or presque chaque fois, ma tante cachée derrière un arbre criait à notre passage, je hurlais
de peur. Elle m'a rendue intensément froussarde jusqu’assez avant dans ma vie. Entre notre maison
et la leur, le couloir comportait un vestiaire dissimulé par une tenture do velours. Souvent, quand
j'allais chez eux, elle était cachée et bondissait du vestiaire à mon passage. C’était infantile, indigne
d'une adulte. Encore maintenant, j’ai vite peur la nuit et je sais que c’est à elle que je le dois. Bien
qu’élevée à la campagne j’ai toujours eu peur des bêtes, des araignées comme des hérissons
nombreux dans les feuilles mortes du parc. La nuit les fouines rodaient autour du poulailler. Firmin
posait des pièges. Le matin on ne trouvait souvent qu’un bout de patte, la bête se l’était rongée pour
recouvrer sa liberté.
*
J'ai peu parlé de Zénon qui ne m'aimait pas. Je ne peux lui reprocher une gifle, et encore moins un
coup de pied. Lui, c'était les yeux au ciel, le regard dur, les réflexions désagréables : j'étais trop près
du feu, j'allais brûler mes semelles, j'étais trop près de la lampe, je lui ôtais la lumière pour lire son
23. Compilation d’autres textes de famille 22
journal, etc. Jamais il ne s'interposait entre ma grand-mère et moi, sauf une fois dont je me souviens
bien. C'était en 1920, l'année de ma communion. Nous devions partir trois jours visiter les champs de
bataille : Reims, Douaumont, la côte 104, etc. Ma grand-mère voulait absolument me faire endosser
et emporter deux blouses plus horribles l'une que l'autre ; pour une fois, je résistais, et Dieu sait
pourtant que ma garde-robe était déjà bien moche. Exaspéré, l’oncle m'a crié : « Et maintenant tu
vas obéir à ta mère » ; sur le même ton, je lui ai répondu : « Et d'abord, elle n'est pas ma mère ». Ce
fut ma seule algarade avec lui. Comme toujours j'ai dû plier et mettre les blouses. Plus tard, ma
contestation deviendra sournoise. Quand la mode des cheveux courts s'implantera, devant le refus
de ma grand-mère et de mon père, je mettrai le feu aux miens soi-disant par accident en me frisant
près d'une Lampe à alcool. Après, il fallut bien me les couper. Il ne faut pas croire que les cheveux
brûlent si facilement, l'opération m'a demandé patience et soins. J'ai entendu mon père dire « Si je
savais qu’elle l'ait fait exprès, je la mettrais 15 jours sous clé dans sa chambre ».
Pour en revenir à l'oncle, dans ses bons jours, il jouait avec moi au piquet et à I’ écarté qu’il m'avait
appris. Cela m'avait donné le goût des cartes, j'en avais toujours un paquet dans ma poche. Je jouais
au 31 avec Jacques. Zénon jouait aux cartes, mais à rien d'autre avec nous. Nous avions reçu une
magnifique grande boîte en cuir remplie de « jeux de salon » : une roulette, avec une quantité de
jetons en os, un jeu de dames, un jeu d'échecs, un jeu de jaquet, un jeu de Nain Jaune, un
« solitaire », un jeu d’oie, mais personne ne jouait avec nous à part Mademoiselle, par obligation. Le
jaquet et les échecs n’ont jamais servi. Le cadeau avait été fait par quelqu'un ignorant notre « vie de
famille » et le manque d'amis.
Le docteur Huc soignait aussi l’oncle Zénon, un peu à la manière des médecins de Molière : purge
mensuelle au calomel et saignée par sangsues interposées. Il arrivait avec deux petits tubes de carton
contenant chacun une bestiole, il les lui appuyait sur les tempes et les retirait quand les sangsues
étaient amorcées ; assez vite elles devenaient comme de grosses limaces gorgées de sang qu’on
détachait en les arrosant de sel. L’oncle restait grave et figé, ne mettant pas en doute la réussite de
l’opération.
En 1917, Zénon marchait avec difficulté. À 4 heures, il m'envoyait à la poste copier le
« communiqué » des armées punaisé sur le volet. J'avais 7 ans, j'écrivais debout comme je pouvais,
appuyée sur ledit volet. Je reconnais que c'était souvent illisible, mais ça le rendait furieux contre
moi. Plus tard, le valet toutes mains le promènera dans le parc, dans une petite voiture. C'est alors
que ma grand-mère, devant tout ce temps perdu, imagina que je pourrais employer une partie de
mes loisirs à remplacer le valet. Alors là, à l'oncle, je lui ai fait payer ses rebuffades, intérêts compris.
Je lançais la voiture à toute allure, la lâchais, la rattrapais, dans les tournants, ça virait sec. Il avait
peur, s'accrochait aux accoudoirs, mais déjà un peu gâteux ne se plaignait pas à ma grand-mère. Un
jour d'élection, on imagina que je le conduise à la mairie pour voter. Je l'y conduisis, et pas de main
morte, jusqu'à ce qu'un employé de la fabrique m'arrête « Mademoiselle Simone, vous allez tuer
votre oncle », et il s’empara de la voiture. Jamais je n’ai été grondée et jamais plus je n'ai véhiculé
l'oncle. On avait dû se rendre compte que c'était bien léger de leur part que de me l'avoir confié.
*
24. Compilation d’autres textes de famille 23
À un certain moment, ma distraction était d'électriser les domestiques. Sous l'escalier, mon père
avait installé un tout petit atelier de photographique. Il y développait des clichés à la lampe rouge,
tirait des photos. Il y avait dans un coin un petit tabouret en bois. Je ne sais plus comment j'avais
découvert que, juchée dessus, il m'était possible de toucher un contact électrique sans recevoir la
décharge que je pouvais en revanche transmettre aux autres. Le contact était dans le minuscule
atelier dont je laissais la porte ouverte ; montée sur le tabouret telle une araignée guettant les
mouches, je guettais le passage d'une bonne pour vite lui mettre la main sur le bras. Elle criait, car
c'était du 220 volts qu'elle recevait. J'ai cessé quand elles sont devenues trop méfiantes et faisaient
un détour. Personne ne m'a jamais grondée ni empêchée de faire ce jeu idiot.
À peu près à cette époque ma denture posa des problèmes de redressement. Le dentiste qui m’avait
arraché deux dents de lait avait quitté E. depuis plusieurs années ; la séance d’alors n’avait pas été
facile, je l’avais mordu au sang et m’étais sauvé pour être ramené chez lui une heure plus tard. Les
dents définitives se chevauchaient et je suis quand même reconnaissante qu’on s’en soit préoccupé.
Ce qui facilita les choses ce fut un dentiste de Paris qui vint une fois par mois ; avec la lenteur des
transports d’alors un parisien qui fait des tournées de village ne pouvait être qu’un arracheur de
dents. D’ailleurs il m’arracha sans sourciller deux prémolaires saines, toutes mes dents supérieures
reçurent une couronne à crochet, les molaires reliées par un caoutchouc aux canines et incisives pour
les tirer en arrière, après la pose des caoutchoucs neufs je pleurais pendant deux jours. Comment un
tel système ne m’a-t-il pas ébranlé toutes les dents. On s’installait dans la salle de billard, moi juché
sur la chaise haute qui permet de dominer le jeu. Vers mes douze ans, il se permit des gestes
indécents, je n’osais rien dire à ma grand-mère, j’étais nerveuse et malheureuse les jours de visite, je
le dis à une bonne qui voulut bien torchonner autour de nous pendant le traitement, ce qui me
soulageât énormément.
*
J'aimais aussi beaucoup aider à mettre le vin en bouteille à la cave. Cela arrivait une fois par an, après
réception de gros tonneaux dont certains s'appelaient « feuillettes », d'autres « pièces ». C'est leur
contenance qui différenciait leur nom. On « mettait en perce » et on tirait le vin, j'actionnais la
machine à boucher ou bien je trempais le haut du goulot dans la cire à cacheter. Les bouteilles
étaient rangées comme une bibliothèque, dans des casiers fermés à clé.
*
Ma grand-mère détestait que j'aille à la cuisine et craignait pour mes oreilles la conversation des
bonnes ; elle n'avait pas tort, j'ai appris beaucoup de choses par les domestiques. Les premières
cartes pornos, je les ai vues à 12 ans, dans la poche du chauffeur de mon oncle Georges, ce jour-là
j’étais avec une petite Parisienne Denyse, amie de Cécile et qui devint la mienne pour la vie. Les
bonnes n'aimaient pas beaucoup ma grand-mère qui était collet monté. Si l’une se fiançait, elle
devait présenter son promis à Madame pour savoir s'il était agréé. Cela me remémore une des
grandes revanches de ma tante Georges sur ma grand-mère, qui s'est passé bien des années plus
tard, lors du baptême du premier né de la troisième femme de mon père. C'était une très grande
réception ; Marie-Rose, la bonne de ma grand-mère (qui habitait maintenant Troyes) devait aller
« soigner sa mère », mais avait accepté de retarder de vingt-quatre heures son départ pour garder
25. Compilation d’autres textes de famille 24
les enfants en ce jour de liesse. Et voilà que l'après-midi, Marie-Rose est prise des douleurs de
l'enfantement et met au monde un beau garçon en deux coups de cuiller à pot. La honte, la rage
avaient envahi ma grand-mère. Quant à ma tante, elle jubilait. Ah, on lui avait assez reproché la
légèreté de ses femmes de chambre, assez dit qu'elle engageait n'importe qui. Elle se sentait payée
au centuple des remarques acerbes qu'elle avait endurées. Le reste de l'assistance avait plutôt ri de
l'aventure, car la vertu victorienne de ma grand-mère était connue de tous.
*
Pourtant, il y a une chose qu'elle a acceptée, que je n'ai apprise que beaucoup plus tard, mais qu'elle
savait à l'époque. Après la mort de tante Nette et que nous fûmes revenus près de ma grand-mère,
mon père garda dans sa maison la cuisinière et la femme de chambre qui étaient sœurs. La seconde
était une magnifique vraie auburn aux yeux verts. La cuisinière, peu après, fut logée et nourrie, mais
travaillait à l'emballage à la fabrique. La rousse, Marguerite, ne faisait rien qu'entretenir une maison
inhabitée ; pour justifier son salaire, elle venait faire le lit de papa et emporter ses chemises à
repasser. Elle n'arrivait pas par l'entrée de la maison, elle passait par une porte qui jouxtait la grille
de l’usine, pénétrait par la salle de billard dont elle avait la clé et qui était au rez-de-chaussée,
contigu à la chambre de mon père. Je n'ai su qu'adulte ce qu’elle était en fait pour lui, et compris la
défense formelle de ma grand-mère d'aller voir les deux sœurs. Je me revois pourtant près d'elle,
faisant une bêtise. Je remplissais ma voiture de poupée d’eau chaude au robinet du bain-marie de la
cuisinière, le glas sonnait à l'église voisine et je savais qu'on enterrait Pierre. Je ne l'avais pas revu
malade, mais j'étais présente quand, au retour de la gare où l'on nous avait emmenés pour voir
passer les trains de grands blessés auxquels nous portions du tabac et des douceurs, Pierre était
tombé frappé par le début de méningite. On l'avait transporté chez le pharmacien. Je le revois
allongé dans la pharmacie, on lui avait glissé sous la tête un coussin décoré de personnages
hollandais en sabot, culottes bouffantes, pipe à la bouche. C'est étrange comme on retient certains
détails insignifiants ; c’est ce qui me reste de plus précis de la scène. Marguerite et sa sœur durèrent
jusqu’au troisième mariage de mon père.
*
Je n'ai pas parlé du monde de la fabrique. En fait, c'était surtout un grand entrepôt de laine, fil et
coton, un atelier mécanique de réparation, de grands rayons d'ouvrages finis à expédier par caisses
et cartonnages. Il n'y avait que deux ateliers de couseuses et remmailleuses. Les métiers se
trouvaient répartis dans des maisons qui nous appartenaient, au village et aux environs, et où il y
avait un ou deux métiers par maison. Cela nécessitait beaucoup d’allers et venues, d’où le cheval et
la voiture, et les petites camionnettes Citroën dites « boulangères » dès qu’elles furent sur le
marché. Avec ces petites camionnettes, quand j’eus 11 ou 12 ans, je parcourus le canton avec Désiré,
le chauffeur de la fabrique (et de ma grand-mère quand elle allait à Troyes). Nous allions dans les
villages environnants ; les routes étaient désertes, il m'apprenait à conduire et me laissait le volant. À
13 ans, j'aurais pu conduire toute seule, après moi, c'est Jacques qui profitera de son enseignement.
Je retourne à la fabrique dans la cour de laquelle il y avait un cube de ciment maudit aux murs
intérieurs de croûte jaune ; on y blanchissait, sur des claies, des chaussettes de laine blanche, à la
vapeur du soufre qui brûlait dans des chaudrons de fonte. Aussi tôt le soufre allumé, on appliquait
26. Compilation d’autres textes de famille 25
des portes épaisses solidement coincées par des barres de fer. On ne les enlevait que 48 heures
après. Malgré cela, tous ceux qui s'en approchaient toussaient et leurs yeux larmoyaient. Je rêvais
parfois d'enfermer les méchants dans cet enfer. Le chef mécanicien s’appelait « Ficelle », ce qui en
Champagne, signifiait maligne, futée, et me laissait coupailler et limailler sur son établi. Dans
l'entrepôt, j'avais mes meilleurs amis, ceux qui me cachaient, car j'ai oublié qu'une des tâches de
Marguerite était de venir le matin me faire mes « anglaises » (coiffure que je conservais du temps de
tante Nette). Armée d'un bâton cylindrique verni, elle essayait en vain d’enrouler mes cheveux ;
j’étais du vif argent, c’était la coiffure la plus contraire à ma nature ; être tranquille sur une chaise
pendant qu’on vous coiffe, et cela tous les jours ! Je m'échappais et courais à l’entrepôt, les
employés me cachaient, et comme elle était jolie fille, ils prolongeaient le jeu à plaisir. Je ne sais plus
quand les anglaises et le jeu se sont terminés. J'ai une photo bien postérieure où j'ai les cheveux tirés
en arrière avec un nœud de taffetas au sommet du crâne, habillée comme il n’est pas possible. J'y
porte les bas de laine noire « maison » réservés en particulier aux couvents de bonnes sœurs et aux
paysannes de l’Auvergne et du Sud-Ouest ; de la main droite, je tiens une bêche ; la main gauche, je
la donne à Jacques qui, de la sienne, tient un petit seau. Nous avons l'air de jouer les deux orphelins,
personne ne penserait que c'était là deux enfants de la grosse bourgeoisie. Maman Marie considérait
que la coquetterie n’est que vanité, elle m’habillait en conséquence et dénigrait systématiquement
tout ce que Cécile portait de joli. « Ta tante n'a aucun goût », me disait-elle quand j’admirais une jolie
robe de crêpe de Chine rose brodée de petits chats sur les poches que portait ma cousine. Ce n'était
pas par avarice qu'elle refusait ces achats jug6s futiles, car pour un petit village, la maison était plutôt
luxueuse. L’intérieur avait été arrangé par un décorateur de Paris. La chambre de ma grand-mère
était tendue de soie vert pâle, le lit d'angle surmonté d'un baldaquin triangulaire de soie rose pâle
d'où tombait un drapé savant. Elle avait une belle commode Régence, une jolie pendule Louis XVI,
avec deux chandeliers. À sa mort, en 1931, j'habitais l'étranger, mariée depuis deux ans. J’avais 21
ans et déjà deux enfants. On a dit « Simone n'habite pas la France, que ferait-elle à cause de la
douane de meubles de sa grand-mère ? ». De celle qui m'a élevée, j'ai eu en tout et pour tout la boîte
de couture en cuir pyrogravé que lui avait faite ma mère, comme je couds rarement, je ne l’ai pas
vue souvent, la boîte.
Pour revenir à la maison, le salon était Empire, tendu de velours rayé beige et vert, les sièges se
prêtaient mal au farniente qui, d'ailleurs, n'était pas dans les coutumes de la famille. La salle à
manger, tapissée d'un faux cuir de Cordoue, était sombre et triste malgré ses deux grandes fenêtres
sur le jardin. Du jute beige à ramages garnissait la montée d'escalier ; ce dernier, d'un seul jet, avait
une large rampe qui me servait de moyen de locomotion pour descendre ; il était très rare que
j’emploie les marches. La maison était donc confortable, munie de cabinets de toilette et d'eau
courante, mais le souci de l’hydrothérapie n'avait pas été poussé au point d'y installer une salle de
bains. Celle-ci, se trouvait dans une maisonnette de la cour, à côté d'une grande lingerie où les
bonnes s'activaient à glacer les plastrons de chemises de Zénon et ses cols durs avec des fers ronds.
Je n’ai jamais vu que lui porter quotidiennement des chemises pareilles. Du fait d'une installation
archaïque, le Bain exigeait tout un cérémonial, long, pénible et rare. Un puits et une pompe
jouxtaient la pièce. Dès le matin, le valet pompait pour remplir un grand réservoir en cuivre sous
lequel ensuite il allumait le feu. La baignoire en zinc, énorme, relevée en corolle à chaque extrémité,
ressemblait à celle où l'on voit Marat assassiné. Le pompage et le feu ne cessaient pas de la journée,
car, pour faciliter la tâche, toute la famille se baignait le même jour. Dans la salle de bains, il y avait
aussi une espèce de grande douche ronde entourée de rideaux, à l'extérieur de laquelle se trouvait
27. Compilation d’autres textes de famille 26
un gros réservoir de cuivre avec une roue à manivelle et deux manomètres. C'était un gadget
impossible que s'étaient offert mon grand-père et Zénon. Il avait très peu servi, car, paraît-il, le
domestique chargé de tourner la roue était épuisé au bout de deux minutes. Une table de toilette
complétait l'ensemble. C'était là que tous les matins le coiffeur du pays, qu'on appelait le barbier,
venait raser mon grand-père et son frère qui ne se sont jamais rasés seuls de leur vie. D'ailleurs, avec
une lame, on ne pouvait, je pense, improviser.
Entre la lingerie et la salle de bain, une petite pièce garnie de râteliers contenait tous les fusils de la
famille, à la couche de chacun, une armoire, les carniers, les cartouches, etc. Une carabine pendait à
un crochet, et je ne sais par quelle aberration on me laissait m’en servir. Je tirais sur les oiseaux du
parc et surtout sur ceux qui se posaient sur la crête du toit de la maisonnette. Un jour, j'étais avec
Jacques et Cécile dans le parc, je ne visais rien, un coup est parti comme ça, bêtement, je ne sais
comment. Il aurait pu les atteindre. Je n'ai rien dit à personne, je suis allée raccrocher la carabine et
jamais plus je ne m'en suis servie. Mais cet incident, ignoré de tous m'avait beaucoup marquée, je
m'étais rendu compte de mon inconscience. Nous avions un grand portique, pas ceux d'aujourd'hui,
tubulaires et légers, non, un robuste composé de deux poutres verticales et d'une horizontale, à
laquelle était suspendus une balançoire, un trapèze, une échelle de corde, une corde lisse et une
corde à nœuds. Comme je n'avais pas beaucoup de distractions, je faisais énormément de
gymnastique. J'aimais cela et je réussissais bien. À côté du portique s'é1evait un grand sapin au pied
duquel s'était aplati le gros tas de sable des jeux de la petite enfance. C'est sur ce sapin que j'avais
imaginé de planter ma cible. Le coup est parti alors que j'étais en train d'épauler et que Cécile et
.Jacques étaient aux agrès dans une trajectoire oblique. J'ai eu des remords pour un accident qui ne
s'était pas produit et le goût des armes m'a passé du coup.
*
Notre emploi du temps était assez souple, mais par contre, l’heure des repas était impérative, à la
minute près. En été, on sonnait la cloche un quart d'heure avant pour prévenir toute mauvaise
excuse de retard, mais parfois je n'étais pas dans le parc et faisais un tour de bicyclette dans le village
; quand j’entendais la demie de midi sonner au clocher, je revenais à toute allure, arrivais essoufflée
à la salle à manger pour m'entendre dire que j' étais privée de dessert. Selon la nature de ce dernier,
ça me privait vraiment ou pas du tout. Ma grand-mère étant exigeante pour la capacité de ses
cordons bleus et très capable elle-même, j’ai toujours été habituée à une table fine, délicate et
variée. Maintenant, je suis la seule de la famille à « faire au maximum dans le surgelé », la seule à.
simplifier le plus possible la corvée repas. Ma grand-mère voulait tellement faire de moi une bonne
maîtresse de maison ; sur ce plan-là, c'est raté. Est-ce dû à ma paresse ou est-ce par réaction contre
les interminables repas de famille ? Le jour de ma communion, avec d’autres enfants, au bout de la
table, les domestiques nous ont servi du vin machinalement, sans prendre garde à l'âge des convives.
J’étais si « ronde » qu'on a cru que je ne pourrais pas assister aux vêpres, au scandale profond de
mon grand-père Langlois qui était très pratiquant et avait l'air encore plus funèbre que d'habitude.
*
Car j'ai fait bien sur ma première communion, je suis allée au catéchisme avec les enfants du pays.
Cela, ma grand-mère ne pouvait l'éviter. Le curé n'était pas raffiné, il se curait les oreilles pendant le
28. Compilation d’autres textes de famille 27
« caté », ainsi que le nez, et il en faisait des boulettes qu'il projetait d'une chiquenaude. Il n'était pas
éloquent non plus, il avait des sermons préfabriqués pour les fêtes. Celui des premières
communions, invariablement, chaque année commençait par « Du côté du Ciel, tout est prêt, du côté
de la Terre, tout est prêt ». Il nous avait dit de demander, la veille de la communion, pardon à nos
parents pour la peine qu'on leur avait faite. Cela m'avait plongée dans une grande perplexité qui
confinait à l’angoisse. Enfin, le soir, en chemise de nuit, je me suis agenouillée devant Maman Marie
et lui ai demandé pardon des peines que je lui avais faites. Elle a été touchée, m'a relevée en disant
« Mais tu ne m'en as jamais fait, de la peine » et m'a bien embrassée. Je me sentais toute légère,
toute contente. Mais à mon père, je n'ai rien dit, je n'ai pas osé et je crois qu'il aurait été gêné de ma
démarche. Il n’allait jamais à la messe, mais il y est venu ce jour-là. A. E., il y avait beaucoup
d'enterrements civils. Comme maire, c'est lui ou son adjoint, ceinturé de tricolore, qui devait être en
tête du cortège. Je ne sais si c'est toujours l'usage.
Moi aussi je participais à un cortège, à celui de la Fête Dieu. Dans certaines régions de France, la
procession avait lieu dans les rues, chez nous elle tournait en rond dans l’église, à chaque passage
devant le reposoir de la vierge nous marquions un arrêt, nous jetions des pétales de pivoine et des
œillets tirés d’une corbeille (la mienne tout enjolivée de tulle me pendait du cou retenue par un
ruban de satin). Toutes couronnées d’œillets nous levions la couronne vers la vierge en chantant
« Bonne Marie, je te confie mon cœur ici-bas, prends ma couronne, je te la donne, au ciel n’est-ce
pas tu me la rendras (bis) », et le cortège à nouveau s’ébranlait.
*
Au catéchisme, j'ai perdu mon temps, c'est certain, si j'en juge par la science religieuse des jeunes
d'aujourd'hui, et de mes petits-enfants en particulier.
Il n'y a plus de livre de catéchisme, on n'apprend plus les commandements de Dieu et de l'Église ; les
mystères, ils en savent un ou deux sur trois et encore pas toujours. Leurs connaissances sont
extrêmement vagues, aucun n'a su me dire ce qu’étaient les vertus théologales, ils n’en avaient
même jamais entendu parler. C’est vrai que la foi, l'espérance et la charité sont aussi des vertus
bouddhiques, mais chez nous, elles portent un nom. Alors, qu’ai-je fait au catéchisme ? J'y ai en tout
cas attrapé des poux, j'en ai même été couverte; car ils ont proliféré longtemps, ma grand-mère
étant à cent lieues d'imaginer que je puisse en avoir ; être pouilleuse, pour elle, était comme « sortir
en cheveux », cela ne se faisait pas. J'ai été soignée radicalement et sans l'aide du pharmacien, sans
qu'un fâcheux précédent arrêtât quiconque - deux poules pouilleuses avaient été arrosées de pétrole
l'elles en avaient crevé. Me jugeant probablement plus résistante, on reprit le procédé à mon
endroit. Je n'eus plus de poux, mais la peau du crâne irritée pour longtemps.
À l’époque du catéchisme, Mademoiselle Coutard, originaire du Havre et qui avait échoué, je ne sais
comment, à E. tenait l'harmonium à l’église dont elle fleurissait les autels. Elle organisait chez elle des
réunions de catéchisme pour parfaire l'enseignement du curé. C'était le « patro ». Il avait lieu non
dans sa maison de vieille fille où elle redoutait le désordre et les pieds sales, mais dans une pièce
sans fenêtre attenante à sa buanderie, éclairée au pétrole. Un après-midi d'hiver, lors d'une réunion,
une gamine s'évanouit, puis une autre, puis une troisième. Pendant qu'on les relève et s'occupe
d’elles, la flamme rouge de la Lampe baisse, baisse, devient bleue, va s’éteindre. Quelqu'un ouvre en
29. Compilation d’autres textes de famille 28
grand la porte et aussitôt la flamme repart ; les gamines ont été plus lentes à reprendre leurs esprits,
l'oxygène moins rapide à pénétrer leurs poumons. Moi, j'avais seulement très mal à la tête, comme
la plupart des autres d'ailleurs. Mais ma grand-mère est allée trouver la demoiselle et lui a dit qu’elle
ne m'enverrait plus si les réunions continuaient dans un local aussi malsain.
En face de chez Mademoiselle Coutard habitait le bourrelier, anticlérical notoire et agissant. Je n'ai
jamais su son nom, tout le village l'appelait « cul de gourde ». Il n'était pas haut sur pattes,
complètement difforme et contrefait, il naviguait plutôt qu’il ne marchait, appuyé sur une canne.
L'histoire des gamines asphyxiées a été un bon prétexte pour vitupérer sa voisine et sa soi-disant
charité chrétienne, alors qu’elle possédait une grande maison à étages, elle entassait des gosses dans
un local humide où il n'aurait pas mis son chien. Il n'avait pas tout à fait tort.
*
Mon temps, je ne l’ai pas perdu qu'au catéchisme, l'inutile piano m’en a dévoré plus encore.
Pourquoi m'avoir torturée des années par des leçons odieuses, par l'heure quotidienne d’exercices
passée à me retourner chaque cinq minutes pour regarder la pendule. Un après-midi j’étais au piano
surveillée par Mademoiselle quand Maman Marie est entrée, en tenue de voyage, un docteur de
Paris, chez lequel mon père avait eu un grave malaise, venait de téléphoner qu’elle vienne au plus
vite, elle partait, elle nous confiait à Mademoiselle, en lui disant « veillez bien sur eux, ce sont peut-
être déjà des orphelins ». Elle devait être bien bouleversée pour parler ainsi devant moi. J’en eus un
gros choc, je ne sais plus l’année, mais je n’ai jamais oublié que c’était un 18 novembre. Moi aussi,
j'ai essayé plus tard avec mes filles, 6 mois, pas douées, on a arrêté. Que de temps perdu autrefois en
niaiseries. J’aurais aimé apprendre, plus tard avoir un métier, être libre. Ce n'était des idées, ni de
mon époque, ni de mon milieu. Mes parents étaient riches, les moyens ne me manquaient pas et ma
jeunesse a été ratée. La Jeanne dont j’ai parlé au moment de la bataille de la Marne, orpheline avec
une mère pauvre; elle a fait son chemin, elle est devenue médecin. Quand elle venait au village en
vacances chez la tante Blanche, ça aurait pu être une bouffée d’air pour moi ; ma grand-mère
m’interdisait de la voir à cause de son désir d’émancipation ; elle craignait que ce ne fût contagieux.
J'ai vu Jeanne rarement, en cachette, elle était seule de son côté, moi du mien.
Après tout cela, j'ai laissé en panne mon père et ma grand-mère. Zénon mort, ma vie ne fut pas plus
gaie, Mademoiselle plus intelligente. Dans « l'École dans la Famille », il y eut en première page la
photo de Monique Castillon du Perron, lauréate de la classe, médaille d'honneur et tout. Elle avait
une raie de côté, deux nattes et un velours qui lui barrait le front. J'adoptai aussitôt sa coiffure, sans
pour autant assimiler son savoir; cela m'allait comme un faux col à un lapin, mais déjà avec mes
habits moches, je n'en étais pas à un ridicule près.
*
Il me revient que pendant sa maladie, Zénon avait gagné par un remboursement de titres, je ne sais
quoi de bancaire en tout cas, un million de francs de l'époque. C'était énorme. Maman Marie étant
allée dans sa chambre pour lui annoncer la bonne nouvelle, il était resté de marbre et lui avait
répondu par un « Marie, je vous prie de me donner ma tisane ». La somme, il l’employa en bonne
partie à refaire le toit de l'église qui criait misère. À présent, il lui faudrait bien un autre mécène, à
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notre belle église du XVe, les cloches ne sonnent plus, l’heure pas davantage, les cadrans sont
rouillés, les aiguilles brisées. Après la guerre de 40, le doyen d’E., qui était aussi curé de Neuville,
hameau proche d'où nous étions originaires, vit arriver chez lui un groupe de Canadiens. C’est que
Neuville était également le village où était né le chevalier de Maisonneuve, un des fondateurs de
Montréal où il est statufié sur la place de la cathédrale. Ces Canadiens apportaient au curé, qui
croyait rêver, de bons dollars pour relever 1’ég1ise. Il y a trente ans de cela, le temps a fait son
œuvre et hélas, celui des mécènes est passé.
Je grandissais, j’avais passé I’ âge où, à l’heure du déjeuner, j'allais voler des timbres à la fabrique
dans le bureau du comptable pour nous acheter des caramels Klaus chez Monsieur Aveline. Car nous
n'avions jamais d'argent de poche, Jacques et moi. En face de la maison, il y avait et il y a encore les
Economiques Troyens ; ils faisaient aussi buvette, c'est pour cela, je pense, qu’il nous était interdit
d’y aller. La première fois que j’y suis entrée, j'étais fiancée, j'avais 18 ans. En revanche, à côté de
chez nous était une petite épicerie fine tenue par Monsieur Aveline, commerçant distingué qui ne
portait pas de blouse. Il acceptait nos timbres contre ses caramels, pas dupe du troc ayant pitié peut-
être de notre dénuement. Cela eut une fin, car Cécile et Jacques en volèrent aussi. Gêné pour finir,
Monsieur Aveline a-t-il averti quelqu'un ? En tout cas, ils furent pris tous les deux et grondés. Pas
moi. C'était rare.
Quand je disais que je n'avais jamais de cadeaux, je me trompais. À Nouvel-An, Zénon me donnait dix
francs pour mon année et on me remettait des actions ou des obligations, je ne sais trop, enfin des
papiers avec une multitude de coupons à détacher à date fixe. Je ne savais absolument pas quoi en
faire. On me les reprenait d'ailleurs aussitôt. Je me souviens qu'ayant regardé la date d’un dernier
coupon, je m'étais dit « Mais je serai déjà morte à ce moment-là ». Cela me semblait si lointain, on
tenait à faire de moi une bonne petite capitaliste, mais une « Bécassine » m'aurait fait un vrai plaisir.
À Troyes, des cousines éloignées qui avaient mon âge recevaient de leurs parents de vraies et belles
perles … pour leur collier quand elles auraient 18 ans ; elles non plus n'avaient aucun plaisir à les
recevoir.
De nos grands-parents maternels, nous recevions à Noël Jacques une boîte de « fondants »
multicolores, moi des chocolats. De plus, ils m'avaient abonnée, et je leur en ai été profondément
reconnaissante, à un hebdomadaire de jeunes qui s'appelait « Mon Journal ». Chaque semaine,
j’attendais fiévreusement le facteur et le retour de mes héros. C'était plutôt un journal pour garçons ;
plus avertis, ils m'auraient abonnée à la Semaine de Suzette, mais en définitive, je crois que Mon
Journal convenait beaucoup mieux à mon tempérament.
*
De mes grands-parents Langlois, il faut que je parle, car dès l'âge de 10 ou 11 ans, j'allais passer tous
les mois de septembre chez eux. Après E., Châtillon/Seine, c’était Byzance. Ils habitaient la plus jolie
maison de la ville, un hôtel particulier du XVIIe construit par Bouchardon père, classé par les Beaux-
Arts et vendu en carte postale dans les librairies. Un immense portail fermait la cour, l’étude de mon
grand-père était dans l'aile gauche, des mascarons surmontaient fenêtres et portes. Grand-père
portait le nom curieux de Furcy. Il avait adoré ses filles, mais moi, il ne m’aimait pas. Il me trouvait
mal élevée, sûrement avec raison. Une fois, j'avais pris dans la salière du sel avec mes doigts au lieu