Patrick Elcé
Sale journée
- Collection Romans / Nouvelles -
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Table des matières
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Sale journée
Auteur : Patrick Elcé
Catégorie : Romans / Nouvelles
Il y a des jours où on aimerait toucher le fond. Mais on n'y arrive pas !
(C'est juste un p'tit coup de blues, ça va passer)
Licence : Licence Creative Commons (by-nc-nd)
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Sale journée
C'était pas une bonne journée. Le temps était trop chaud, trop humide, à
tous les coups il allait pleuvoir avant la nuit. J'aime pas la pluie, ça mouille
tout, y'a pas moyen de garder quoi que ce soit au sec. Une sale journée.
C'est les cris qui m'avaient réveillé, ça devait être la fin de l'après-midi.
Des cris de rage, des cris de voyous, des cris qui annonçaient la bagarre.
J'aime pas les cris.
J'ai sorti le nez du carton, prudemment. Surtout ne pas se retrouver mêlé à
une rixe, c'est le meilleur moyen de se prendre un mauvais coup. Les
jeunes par ici, ils sont méchants, ils aiment le sang. Il ne leur faut pas
grand-chose. Un mot, un regard, des fois rien du tout et ils frappent. Ils ont
des couteaux. Ils sont méchants. Les gens comme nous, ils ne les voient
même pas, c'est pas plus mal. Mais des fois, quand ils ne savent vraiment
pas quoi faire, ou qu'ils sont bourrés, ou défoncés, ils en prennent un au
hasard, ils se mettent à toute la bande pour le tabasser. Comme ça, pour
rien, pour le plaisir. Le vieux Felipe, ils lui ont pété la mâchoire d'un coup
de poing. La mâchoire et deux côtes. Il est mort, il ne pouvait plus manger.
Quand les jeunes traînent, les clodos font ce qu'ils peuvent pour se faire
oublier.
Ceux-là, qui criaient dans la rue, je les connaissais. C'était la bande à Easy.
Il s'appelle Isidore, en fait, mais tout le monde dit Easy. C'est plus à la
mode. C'était un bon petit, dans le temps, mais la rue en a fait un vrai
malfaisant. Il est costaud, sec et nerveux. Il a des cheveux très noirs, très
longs, qu'il porte en queue de cheval. Ça étire son visage, ça met en relief
ses pommettes saillantes, ses yeux effilés.
Il a l'air de ce qu'il est, une vipère, un petit salaud prêt à tout pour une
dose, une fille ou simplement pour se rassurer sur son pouvoir. Il traîne à
longueur de temps avec une petite bande de tarés aussi accros que lui, aussi
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méchants. Ces gosses dominent la rue sans partage sur trois cents mètres,
ils appellent ça du pouvoir. Ils croient qu'ils ont du pouvoir sur les autres
alors qu'il n'en ont même pas sur leur vie. Ils appellent ça du pouvoir, c'est
juste de la haine. Ils appellent ça la vie, c'est juste du désoeuvrement. Ils
croient qu'ils vivent, en fait ils ne font que fuir la mort. Ils passent leur
temps à fuir. Pauvres gosses !
C'était après Tonio qu'ils en avaient. Ou plutôt c'était Tonio qui semblait
s'en prendre au groupe. Un jeu dangereux, ça. D'où j'étais, je ne pouvais
pas entendre ce qu'ils se disaient, mais je voyais bien que le ton montait.
Un des adjoints d'Easy a repoussé violemment le gamin qui s'est étalé
lamentablement dans le caniveau rempli d'ordures. A ce moment-là, la
pluie a commencé à tomber, chaude, lourde, sonore. Tonio s'est relevé
d'une secousse et il lui a flanqué son poing dans la gueule. L'autre a reculé
de deux pas sous le choc en secouant la tête comme pour chasser les
mouches ; il a plongé la main dans la poche revolver de son jean et l'a
ressortie armée d'une lame étincelante. J'ai retenu un cri, Tonio allait se
faire planter en plein jour, juste sous mes yeux et je ne pouvais pas
intervenir, je ne pouvais rien pour lui.
En fait, j'aurais pu faire quelque chose, j'aurais pu crier, appeler des
secours, attirer l'attention des habitants. A quoi ça aurait servi ? Personne
ne serait intervenu. Tout ce que j'aurais gagné, ç'aurait été une raclée
mortelle, les dents brisées, les membres cassés, les tripes répadues sur le
bitume par un coup de couteau bien ajusté. Ça n'aurait pas sauvé Tonio,
simplement mon sang serait allé rejoindre le sien dans la rigole et personne
n'aurait levé le petit doigt.
Quand un clodo se fait buter, dans le coin, la police ne se déplace même
pas, c'est les éboueurs qui ramassent le corps le mardi suivant, avec les
ordures.
Je le connaissais bien, Tonio, sa mère vivait à trois pâtés de maisons, elle
était coiffeuse. Elle vivait seule avec ses deux enfants, Antoine dit Tonio et
sa petite soeur. Pas plus grande qu'un placard, son échoppe, mais elle
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coupait les cheveux pour pas cher, tout ce qu'on demande dans le quartier.
Quand il faisait beau, elle sortait sa chaise dans la rue et officiait sur le
trottoir. Bavarde comme une pie, rieuse, toujours une chanson aux lèvres
quand elle n'avait pas de cliente à qui raconter les histoires du quartier.
Tout le monde l'aimait bien. Elle s'est fait tuer par un junky qui voulait lui
piquer son fric. Elle n'avait pas un centime, elle venait à peine d'ouvrir,
mais lui il avait perdu la notion du temps, il ne pensait pas que c'était le
matin. Le junky, c'est Easy qui l'a descendu. Pas par esprit de justice ni par
vengeance, mais pour que tout le monde sache bien que le quartier était à
lui, Easy, et que personne n'avait le droit de chasser sur ses terres. Il l'a
égorgé, c'est sa façon à lui de marquer son territoire, comme un chien qui
pisse aux quatre coins.
Depuis ce jour, Easy est l'idole de Tonio.
Easy s'était interposé, retenant son comparse au couteau toujours levé.
Tonio a semblé se détendre, il s'est rapproché d'Easy, allant jusqu'à
l'agripper par le col de son blouson, il lui parlait avec véhémence. L'autre a
repoussé la main qui avait osé le toucher, mais sans violence excessive.
Tonio a fait un pas en arrière, dompté mais ravi : on dirait bien qu'il allait
finir par être accepté dans le gang. Easy pérorait et Tonio, déjà servile,
acquiesçait avec enthousiasme. La tension s'était dissipée, il semblait bien
qu'il n'allait pas y avoir de bagarre, en fait. Je m'apprêtais à me recoucher
sous mon carton quand Tanu est arrivée.
Tanu, la petite soeur de Tonio. Une fillette de huit ans, belle comme un
coeur, aussi joyeuse que l'était sa mère. Elle promenait sa jolie frimousse à
travers la misère du quartier comme un cadeau. Ses grands yeux gris clairs,
ses cheveux dorés qui tranchaient sur sa peau couleur de pain d'épice, son
sourire heureux étaient une consolation dans la vie minable des habitants
du quartier. Elle me connaissait, elle me faisait toujours un petit signe, un
sourire quand elle passait devant mon carton. Des fois elle s'arrêtait et elle
parlait un peu, avec une belle voix d'enfant. Je la guettais, je m'étais
procuré des bonbons, je lui en donnais quand elle venait me voir, mais elle
ne venait pas plus souvent, on ne pouvait pas acheter Tanu, même pas avec
des bonbons. Tanu n'était qu'une enfant, c'est pour ça qu'elle avait conservé
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toute sa pureté, toute son innocence, toute sa fraîcheur. J'avais peur de la
voir grandir, j'avais peur qu'elle devienne comme les autres, je redoutais ce
que la misère allait faire d'elle.
J'avais peur de la perdre, aussi. Elle était un peu mon espoir, un peu mon
ange gardien. Marrant, ça, un vieux clodo qui se sentait protégé par une
gamine de huit ans...
Mais c'était comme ça, rien que de la savoir dans le coin, rien que de
savoir qu'elle existait, ça me redonnait confiance, comme un sens à une vie
qui n'en avait jamais eu. Tanu, elle me protégeait naturellement, sans en
avoir conscience, juste parce qu'elle était là, pas très loin de moi. Mon ange
gardien...
Pas besoin d'entendre les mots pour comprendre que la fillette voulait
dissuader son frère de rejoindre la bande d'Easy. Elle y allait carrément,
petit bout de fille haute comme trois pommes qui défiait le gang, fièrement
drapée dans sa robe rouge en guenilles. On aurait pu s'imaginer qu'elle ne
se rendait pas compte du danger mais ç'aurait été une erreur de croire ça.
Elle n'avait pas peur de la bande parce que sa nature n'était pas d'avoir
peur. Elle était pure, un diamant au milieu des ordures, elle brillait de tous
ses feux dans l'obscurité du vice et elle s'opposait aux voyous avec la
tranquille certitude que le bien la protégeait. Ils étaient forts, ils étaient
armés, ils étaient mauvais et elle les défiait, les yeux dans les yeux, et ils
n'osaient pas la repousser. Elle allait gagner, Tonio allait rentrer avec elle
et les autres passeraient à autre chose, il y avait tellement de mauvais
coups à faire, tellement de mauvaises actions à commettre...
La tension retombait et Easy s'apprêtait à tourner les talons. Mais Tonio a
paniqué à l'idée de manquer son admission dans la bande. Alors il a giflé
sa soeur comme on le fait quand on est un grand frère et que la petite s'est
mêlée de choses qui ne la regardaient pas. Il ne l'a pas giflée méchamment,
même pas très fort, mais le charme s'est rompu d'un coup. Soudain, Tanu a
cessé d'être un symbole, une allégorie. Elle n'était plus, brusquement,
qu'une petite fille trempée par la pluie, une morveuse qui avait osé crier sur
les grands, les caïds, les maîtres du quartier. Circonstance aggravante,
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l'affront avait été public : même si la rue était déserte, tout le monde savait
bien qu'ils étaient tous là, derrière leurs fenêtres, à guetter tout ce qui se
passait. Les choses ne pouvaient pas en rester là, c'était une question de
principe, d'honneur : l'honneur de la rue, l'honneur de ceux qui ne savent
même pas ce que c'est. En matière de principe, y'a pas plus chatouilleux
que la racaille.
C'est le garçon au couteau qui a bougé le premier. Sans même se donner la
peine d'utiliser sa lame toujours nue dans sa main, il a levé le genou
comme il l'a vu faire dans les films de karaté, il a armé son coup et il a
frappé violemment sur la petite avec le pied. La pointe de la chaussure a
porté juste au-dessous du menton et sa tête est partie en arrière en
entraînant le corps à la renverse. La tête aux cheveux clairs a frappé l'angle
du trottoir avec un bruit de noix de coco, un son écoeurant qui signifiait
qu'elle était morte et que tout ce qu'il y avait de réconfortant dans ce
monde, tout ce qui portait espoir venait de disparaître. Elle est morte
comme ça, sans bruit, sans cause réelle, juste un coup de pied un peu fort
et un choc à la tête.
Mêlé à la pluie, le sang s'écoulait de son crâne fendu.
L'autre a été surpris de la tournure prise par les événements, il ne
s'attendait tout de même pas à tuer la gosse, il a agité son couteau pour le
cas où Tonio aurait voulu venger sa soeur. Mais le gamin, sans un regard
pour le corps de la fillette, a posé sa main sur le bras d'Easy :
« Magne-toi, on s'arrache ! »
La bande a disparu au pas de course, avalée par la pluie qui noyait la scène.
Tonio était maintenant adopté, la preuve : cette fois Easy n'avait pas
repoussé la main qui s'était posée sur son bras. Je me suis dit que Tonio
semblait promis à un avancement rapide dans cette bande de tarés...
Je me suis traîné sous la pluie battante jusqu'au petit corps étendu dans
l'eau qui ruisselait. Ses beaux cheveux ondulaient vaguement dans le
courant, ils étaient sales et emmêlés, ils avaient perdu dans la mort toute
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beauté, toute dignité, on aurait dit comme une serpillière dans le ruisseau.
J'ai fermé d'une main mal assurée ses yeux clairs désormais vitreux, j'ai
serré son corps contre le mien, mais je savais bien que rien ne la
réchaufferait, rien non plus ne pourrait atténuer ma douleur, mon
désespoir. Elle m'avait quitté et je priais pour qu'il existe un Dieu pour
l'accueillir, la consoler, lui offrir enfin une existence heureuse. Je priais
pour elle mais pas pour moi, parce que j'étais seul, tout seul désormais et je
n'avais plus aucun secours à attendre de personne. J'étais seul et j'avais
peur. J'étais au bord de l'abîme et je sentais ma raison vaciller.
La panique me tordait les tripes, Tanu était morte et le monde ne m'offrait
plus aucun abri, aucun secours. Je n'avais plus personne pour me rassurer,
plus de lumière pour réchauffer mon coeur. La nuit s'était refermée sur moi
et je savais que j'avancerai maintenant à tâtons dans les ténèbres : Tanu
était morte et elle avait emporté ma vie avec elle.
Je ne sais pas combien de temps je suis resté comme ça, sous la pluie
battante, le corps glacé de la petite dans mes bras. Plus rien n'existait
autour de moi, la pluie, la rue, les gens, tout avait disparu.
Et puis soudain, ce grand flic blanc a hurlé en agitant son flingue :
« Lâche-la, salaud de pervers ! Lâche-là et montre tes mains ou je
t'explose la gueule ! »
Ouais, vraiment une sale journée...
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