1. zoreil
EROTOMANIA
- Collection Romans / Nouvelles -
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3. Table des matières
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4. EROTOMANIA
Auteur : zoreil
Catégorie : Romans / Nouvelles
Un soir de mélancolie et de beuverie solitaire, me les remémorant, je
m'avisai qu'en une vingtaine d'années, j'avais glané les beautés éparses de
la femme au physique idéal. Que j'avais aimé ma Vénus personnelle, mais
en pièces détachées.
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Longues et fines, avec tout juste ce qu'il fallait de muscle au mollet
et sur la cuisse, un coup de pied cambré comme celui d'une danseuse, les
jambes de Sophie étaient un miracle de la nature. Elles correspondaient
exactement, j'en suis certain, aux jambes idéales que dessinerait un
ordinateur d'après les données fournies par un échantillon de population
mâle représentant toutes les tranches d'âge. Sophie mettait les siennes en
valeur en arborant des mini-mini-jupes et des chaussures qui, par
l'élégance de leurs formes et la richesse des matières employées, étaient de
véritables oeuvres d'art.
Jusqu'à la ceinture donc, Sophie était digne de figurer sur la couverture
des magazines de mode. Aussi, grande était la déception de qui, portant
plus haut son regard, découvrait son dos voûté, ses omoplates saillantes,
ses épaules osseuses, son teint brouillé, ses cheveux ternes.
Je fis la connaissance de Sophie à l'occasion d'une exposition organisée
à l'Hôtel des Monnaies, où j'étais employé. La contradiction vivante
qu'était son corps me choqua et m'émut profondément, comme une
injustice de la nature. Si profondément que je me sentis investi de la
mission de compenser cette injustice par mes attentions et mon amour. Ce
qui supposait, d'abord, que la jeune femme souffrît de sa disgrâce et,
ensuite, que je fusse en mesure de lui apporter une consolation.
Sur le premier point, je faisais fausse route. Sophie se sentait
parfaitement à l'aise dans sa peau.
Elle ne se considérait pas comme dévaluée par la partie ingrate de son
physique, mais valorisée par la splendeur de l'autre. Elle n'éprouvait donc,
nul besoin de pitié, de consolation, mais d'amour, oui. Divorcée depuis
peu, et ne supportant pas la solitude, elle cherchait un compagnon. Elle
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crut le trouver en moi pour une raison que je découvris en tombant par
hasard sur des photos qu'elle avait oublié de détruire. J'étais l'exact opposé
de son ex-mari, cette brute au visage d'aventurier que j'aurais tant aimé
être.
Je commis la faute de ne pas tirer immédiatement les conclusions de
mon erreur et de lui donner le temps de s'éprendre véritablement de moi.
Avec une lâche fierté, je me laissai entortiller dans cette tendresse que l'on
me prodiguait pour la première fois. Même si, auparavant, quelques-unes
de mes maîtresses m'avaient manifesté des sentiments que je ne m'efforçais
pas toujours de leur rendre.
J'ai connu un nombre passable de femmes, sans très bien comprendre
d'ailleurs ce qui en moi leur plaisait. Ni beau, ni laid, avec un corps bien
proportionné et un visage d'intellectuel plus que séducteur viril, je trouvais
assez facilement des femmes complaisantes et même, parfois,
apparemment amoureuses de moi. Ne prenant jamais l'initiative des
premières approches, je m'étais cantonné dans la catégorie des ni belles ni
laides par l'effet d'une sorte de résignation sublimée en choix.
Ayant toujours refusé de me laisser imposer ma conduite par autrui ou
par mes propres insuffisances, j'étais venu à bout de me convaincre que les
femmes quelconques étaient beaucoup plus désirables que les très belles.
À la condition toutefois qu'elles eussent un élément de leur anatomie qui
fût irréprochable. Une chevelure descendant jusqu'à la taille me faisait
oublier l'épaisseur de celle-ci. Des yeux immenses et lumineux, un nez trop
fort. Une poitrine de cariatide, un bassin trop large. Ces toquades
étroitement ciblées ne pouvaient durer très longtemps. Quelques mois
suffisaient à faire prévaloir, dans mon esprit et dans mon coeur, les défauts
physiques de mes amantes sur ce qui m'avait tant plu en elles. Je ne les
abandonnais pas, néanmoins, par obstination dans l'erreur autant que par
une sorte de tendresse routinière. C'étaient elles qui me quittaient, en
colère, en pleurs ou dans un silence méprisant – attitude qui avait, de loin,
ma préférence – lorsqu'elles découvraient mes nouvelles liaisons. Je
perdais mes maîtresses comme un pommier ses fruits trop mûrs, sans que
l'on ait à en secouer les branches. Un soir de mélancolie et de beuverie
solitaire, me les remémorant, je m'avisai qu'en une vingtaine d'années,
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j'avais glané les beautés éparses de la femme au physique idéal. Que j'avais
aimé ma Vénus personnelle, mais en pièces détachées.
À l'époque où je rencontrai Sophie, j'approchais de la quarantaine et ce
vagabondage décevant commençait à me peser. Forçant, tel le jardinier ses
tomates de serre, la cristallisation stendhalienne par la méthode Coué, je
m'astreignis à me persuader que je l'aimais en le lui répétant à l'envi et
avec une telle apparence de sincérité qu'elle me crut. Prisonnier de mon
rôle, j'allais même jusqu'à m'attribuer faussement une préférence pour les
femmes vêtues de pantalons, afin d'obtenir qu'elle cachât ce qu'elle avait de
sublime pour me permettre de centrer mon amour sur son buste et son
visage ingrats.
Je parvins ainsi à regarder comme une grâce l'aspect souffreteux que
donnaient à mon amie ses joues d'enfant mal nourrie, ses cheveux tristes,
ses épaules maigres dont elle accentuait la déformation en croisant
frileusement ses bras sur sa poitrine, creuse en dépit du volume appréciable
de ses seins tombants. Je l'étreignais à tout instant, avec ardeur, la comblais
de mots passionnés, pour la consoler d'une infortune dont elle ne souffrait
nullement, comme je le compris à la longue.
C'est ainsi que Sophie et moi avons vécu, pendant plus d'un an, dans une
incompréhension réciproque dont nous ne sommes sortis intacts ni l'un ni
l'autre. Il me vînt à l'esprit que l'effort que j'avais accompli pour aimer la
moité disgracieuse de son corps eût été beaucoup plus méritoire si la
satisfaction de posséder l'autre moitié, ses admirables jambes, n'eût
soutenu mes efforts dans cette entreprise d'auto-persuasion. Que non
content d'adorer ce que j'eusse autrefois brûlé, je devais maintenant brûler
ce que j'avais adoré, en aimant une femme entièrement laide.
Voué momentanément à la maigreur morbide, je cédai aux sollicitations
de Claudine qui, avec des jambes aussi décharnées que le reste de son
anatomie, avait l'air d'une anorexique, en dépit de son robuste appétit. Moi
qui croyait n'aimer que les seins épanouis, étais ému et excité de serrer
contre le mien ce corps fragile et de sentir sur ma peau le contact du bout
érigé de ses maigres appâts.
Lorsque Sophie eut découvert mon infidélité, son équilibre nerveux,
fragilisé par son divorce, ne résista pas à cette nouvelle agression.
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Elle sombra bientôt dans un état de dépression profonde dont je craignis
qu'il ne la conduisît au suicide. Nous eûmes une dernière entrevue, d'autant
plus pénible pour moi que Sophie ne m'adressa aucun reproche. « Ronald,
Ronald, me dit-elle seulement, en éclatant en sanglots, je t'aimais tant! »
Égoïstement, cet imparfait me rassura. Tout était fini entre nous, sans
violence. Mais je n'étais pas très fier de moi. À des critiques, à des insultes
j'eusse répondu par mes mensonges habituels. Son désespoir silencieux me
contraignit à la franchise. Pour la première fois de ma vie, j'exprimai à
haute voix l'opinion peu flatteuse que j'avais de moi-même.
« Cesse de pleurer, je t'en supplie, lui dis-je, car je n'en vaux pas la
peine. Les qualités que tu m'as peut-être attribuées ne sont qu'une
apparence. Ma seule excuse est de ne rien faire pour créer l'illusion dont je
bénéficie habituellement. Je me sens incapable d'aimer. J'ai été un mauvais
fils,par indifférence, et je serais un mauvais père, pour la même raison. Je
ne parviens pas à ressentir par moi-même les sentiments ordinaires de
l'homme. J'ai besoin qu'un esprit plus sensible que le mien me les rende
perceptibles par l'intermédiaire d'un livre, d'un film, avec des mots et des
images qui me touchent. Je suis un infirme affectif qui s'efforce de
compenser sa carence par la multiplication des liaisons et l'intérêt
maniaque qu'il porte au physique de ses compagnes. »
Il m'arrivait alors d'imaginer que je vouais mon existence à faire le
bonheur d'une jeune femme infirme, clouée sur un fauteuil roulant, alors
que je regimbais d'habitude à apporter une aide beaucoup moins pesante,
mais aussi moins héroïque, à ma compagne du moment.
Mon esprit chimérique me faisait oublier la sécheresse de mon coeur, ma
lâcheté, mon égocentrisme. Par besoin de reconnaissance, dans les deux
sens du mot, gratitude et considération, j'étais un Saint-Bernard prêt à
accourir avec son petit tonneau de tendresse. Mais si la personne que je
croyais en péril ne souffrait que d'un rhume ou d'une crampe, je redevenais
un clebs comme les autres, un insatiable flaireur de derrières.
Je parlai ainsi à Sophie durant une partie de la nuit. Bouleversé par cet
aveu de mon inaptitude à l'amour ordinaire, normal, aveu que je refoulais
habituellement quand l'idée m'en effleurait, je pleurai avec Sophie sur moi,
sur elle, sur le gâchis que j'avais provoqué. Je ne la quittai que lorsqu'elle
se fût endormie, épuisée par le chagrin. Par acquit de conscience, je
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repassai chez elle, le lendemain, ma journée de travail terminée. Sans
ouvrir sa porte, elle me signifia son désir de ne jamais plus me revoir.
J'ignore ce qu'elle est devenue.
Lorsque je fus las de palper les côtes et les vertèbres saillantes de
Claudine, je sautai d'un extrême à l'autre en pétrissant avec frénésie les
seins volumineux et mous, soutenus par un triple bourrelet, de Sarita,
étudiante indienne récemment arrivée à Paris. Par un juste retour des
choses, ce fut elle qui me déclara me trouver très exotique, avant que je
n'eusse le temps de lui adresser le même compliment, ce qui, compte tenu
de ma double supériorité d'Européen et de mâle ainsi que de mon
égocentrisme naturel, m'eût paru plus conforme à la réalité et à la
bienséance.
Ajoutant à ce que j'ai déjà mentionné de son physique un visage
boursouflé, des bras et des jambes dont la graisse surabondante débordait
sur les coudes et les genoux, Sarita était franchement laide.
Mais étendu sur ce matelas épais et mou, le visage enfoui dans une
chevelure soyeuse, parfumée d'essences aphrodisiaques – du moins le
supposais-je : l'Orient mystérieux... - je goûtais, de toute ma peau, la
douceur velouteuse de la sienne, me frustrant momentanément du plaisir
d'en admirer la couleur de caramel clair, celle que les femmes blanches
essaient d'obtenir, au péril de leur vie,en gorgeant leur épiderme de rayons
ultraviolets.
Cette extase était pour moi précédée d'un supplice. Avant de monter
chez elle – jamais chez moi – nous dînions ensemble dans un restaurant où,
même s'il était indien, j'avais honte de me montrer en compagnie de cette
Gargamelle asiatique. Je croyais lire dans le regard des hommes assis
autour de nous qu'ils devinaient la nature du plaisir que je prenais avec
elle, et mon amour propre en souffrait. Pour moi, il y avait deux catégories
de femmes, celles avec qui on sort, qu'on est heureux d'exhiber, et celles
avec qui on couche. Souhaitables avec les premières, la confusion des rôles
est à proscrire rigoureusement avec les autres.
Combiné avec ma lâcheté congénitale, ce principe régissait mon
comportement à l'égard de Sarita. Pour conférer à notre tête-à-tête
l'apparence d'un dîner entre collègues de bureau, je me gardais de toute
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manifestation de tendresse et trouvais toujours un prétexte pour retirer ma
main lorsqu'elle tendait la sienne pour la prendre.
Mon amie finit par percer le secret de mon dédoublement de personnalité,
réserve en public, sensualité débridée sitôt sa porte franchie. Elle
m'exprima son mépris dans un français presque parfait, tant avaient été
rapides ses progrès dans notre langue. L'idée que nos conversations y
avaient contribué quelque peu effaça sans difficulté mes remords et ma
honte. Mais, en me privant d'un type de plaisir dont je n'étais pas encore
rassasié, cette rupture me plongea dans un état de manque qui me poussa à
nouer des relations avec des femmes auprès de qui Sarita aurait pu passer
pour un top model. J'eus la chance qu'elles fussent toutes de bonnes
vivantes et non des obèses honteuses écartelées entre boulimie et weight
watchers. J'ai passé avec elles de très bons moments de détente.
Je sais, je sais, ma vie érotico-sentimentale est peu glorieuse. Proust
suggère de laisser les jolies femmes aux hommes dépourvus d'imagination.
Mais qu'aurait-il à proposer à ceux à qui celle-ci fait défaut alors que
celles-là leur sont inaccessibles? À ceux dont le guide en matière
amoureuse se situe au niveau du bas-ventre? Qui ne savent pas
intellectualiser leurs pulsions?
Au lieu de nous condamner, bonnes gens, plaignez-nous, plaignez-moi!
Souvent, la nuit, en rêve, ou durant mes insomnies, je revois Anne,
Catherine, Sophie, Valérie, Claire, Nicole... Les autres aussi, dont je garde
un souvenir moins précis. Celles que j'ai complétement oubliées et qu'un
éclair de ma mémoire me rend tout à coup.
Images fugitives de visages; de cheveux, ceux de Thérèse, soigneusement
crantés, chaque jour à l'identique, et qui doivent l'être encore à cette heure,
mais gris ou blancs; de jambes, de seins sur lesquels je ne parviens même
plus à mettre un prénom. Je revis notre liaison, souvent trop brève, notre
rencontre, notre premier baiser, et tous les instants de bonheur passés
ensemble,dont je n'ai conscience que maintenant. Je les appelle dans la
nuit. Je leur demande pardon pour mon indifférence à ce qu'il y avait de
beau et bien en elles, indépendamment de leur apparence physique qui, le
plus souvent, avait seule retenu mon attention. La conviction, qui m'a
longtemps donné bonne conscience, qu'en me quittant elles avaient pris la
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décision la plus sage de leur vie, n'a plus pour moi ce pouvoir lénifiant.
J'implore spécialement la grâce de Sophie et maudis l'aveuglement, le
stupide égoïsme, l'absurde logique érotomaniaque qui m'ont fait manquer
ma dernière occasion de connaître une vie normale. D'échapper à la
solitude qui me ronge désormais.
J'ai bien conscience que cette évocation de ma vie amoureuse peut offrir
de moi l'image d'un cynique, voire d'un antiféministe. Il est vrai que la
place que j'y accorde au physique des femmes et au coït en laisse peu à
leur âme, à leur intelligence et à l'amour-sentiment. Mais il m'est aisé
d'expliquer ce déséquilibre flagrant. Dans le cynisme, il y a volonté de
déplaire, de choquer; dans l'antiféminisme, le parti pris de mépriser, voire
de brimer les femmes. Rien de tel chez moi. La triste vérité est que je n'ai
jamais compris ni les femmes, ni l'amour.
La femme n'est pas spécifiquement un mystère. Je récuse
ce lieu commun qui faisait ricaner Montherlant, car pour moi toute
personne est mystère. Je n'ai jamais compris aucune de celles que j'ai été
amené à fréquenter, ou alors trop tard, quand le rapport, l'intérêt qui nous
unissait n'existait plus. D'ailleurs, même dans ce cas, le plus favorable, la
part de subjectivité inhérente à toute appréciation de ce genre, le fait que
l'autre réagit en fonction de l'image qu'il perçoit de nous-même, rendent
bien hypothétiques et prétentieuses toute affirmation d'objectivité, toute
certitude en ce domaine.
Quant à l'amour, je confesse humblement ignorer encore ce que c'est. Le
sentiment que j'éprouvais pour Sophie comportait une forte proportion de
tendre pitié et de dévouement. Ce qui démontre que je ne suis pas
totalement insensible, même si les affects dont je me targue n'étaient pas
entièrement désintéressés, destinés qu'ils étaient aussi à me valoriser à mes
propres yeux. Pour toutes mes autres compagnes j'éprouvais une attirance
dans laquelle se mêlaient désir et sentiment, ces deux composants
s'évanouissant simultanément, en quelques semaines ou quelques mois. Je
peux d'ailleurs ajouter pour ma défense que le comportement de mes
prétendues amantes était généralement identique au mien. Lorsqu' elles me
quittaient, je les sentais plus vexées que sentimentalement déçues.
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À n'en pas douter, les femmes que j'ai connues m'ont bien aidé à mettre en
oeuvre mon penchant naturel pour la déroute et, finalement , la solitude.
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