De la révolution à la partitocratie
Qu’est-ce qu’une contre révolution politique ? C’est le fait de
noyer le caractère social d’une révolution à dimension
planétaire, la Révolution Tunisienne, dans une confusion
politique destinée à amortir son élan, donc une transformation
socioéconomique profonde, en lui substituant un ravalement
politique et institutionnel sur lequel se fixent, se réduisent puis
s’émoussent les aspirations populaires. Cet abcès de fixation a
un nom : l’Assemblée Constituante. Les acteurs conscients ou
involontaires de cette contre révolution ont aussi une identité :
le Gouvernement Provisoire et l’autoproclamé Conseil National
de Protection de la Révolution.
Si la Révolution Tunisienne est une révolution inédite c’est
qu’elle constitue en premier lieu et à l’évidence l’unique
soulèvement populaire dans l’histoire de l’humanité contre une
tyrannie exécrable qui, sans direction politique et sans
références idéologiques, a évolué en révolution sociale. Bien
plus, la révolution n’a été possible dans un premier temps que
par la grâce de ce vide politico-idéologique qui, éliminant toute
possibilité de compromis partisan , toute propension à discuter
au lieu d’agir, a permis à la frange la plus déterminée du peuple
tunisien, « les marginaux qualitatifs » , la jeunesse instruite,
pragmatique et radicale de l‘après 7 novembre 1987, de
prendre sans usurpation la direction du soulèvement, le doter
d’une mécanique simple et rudimentaire et le faire aboutir à la
« forme indéterminée » de dualité de pouvoir que vit de fait la
Tunisie depuis le 14 janvier 2011.
Comme par effet papillon, cette mécanique révolutionnaire
amorcée par un stoïque acte de contestation individuel, a pris
au dépourvu et déjoué toutes les stratégies préventives contre
insurrectionnelles nationales et internationales. Sa progression
d’une région à l’autre était fulgurante. Mais elle progressait
surtout dans une autre direction d’une manière aussi
implacable et avec le même rythme soutenu; dans toutes les
couches et catégories sociales de la population sans exception
notoire. La Révolution Tunisienne, en effet, en même temps
qu’elle s’étendait régionalement, elle préfigurait son projet de
société qui ralliait en chemin la plupart des forces sociales et
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sans lequel la révolution n’aurait pas été socialement
fédératrice: « Emploi, Liberté, Dignité Nationale ».
Un système socioéconomique débarrassé d’abord de ses
entraves mafieuses, basé sur l’emploi et le développement
régional - premier objectif de la révolution, capable d’assurer
par effet d’entrainement la prospérité pour tous. Un New Deal
volontariste, la libération des forces productives, qui intègre
des centaines de milliers de sans travail endémiques dans les
circuits productifs avec pour résultat inévitable l’élargissement
de la sphère et des intérêts économiques de l’ensemble de la
population. C’est ce projet/levier de relance par l’emploi dans le
cadre d’un Etat social associé à la liberté d’initiative dans tous
les aspects de la vie citoyenne qui confère à la Révolution
Tunisienne son caractère social.
Un tel projet de société devant nécessairement avoir pour
corollaire un régime démocratique, c’est ici que la revendication
de liberté, dans sa dimension politique, devient plus intelligible
et s’insère naturellement dans ce devenir social. Sous cet
aspect, la révolution a réussi à créer les éléments d’une dualité
de pouvoir réelle en comblant la vacuité du pouvoir central, là
où elle le pouvait, par les comités de défense de la révolution
qui, fussent-ils provisoires ou permanents, ont été les outils
inventés par la jeunesse révolutionnaire pour rendre concrète la
participation du peuple dans les décisions politiques et, partant,
la reconstruction démocratique du nouvel Etat d’une manière
horizontale, du bas de la pyramide vers le haut. Sauf que cette
aspiration populaire à un régime démocratique participatif, par
opposition à une démocratie « procurative », n’a pas réussi à
trouver son expression politique qui ne pouvait procéder
d’aucun modèle classique ou se référer idéologiquement à une
composante quelconque des forces politiques existantes avant
le 14 janvier et qu’on appelle conventionnellement l’opposition
politique au régime de Ben Ali. Il fallait l’inventer. Et c’est là
que la révolution s’est trouvée bloquée. Si la révolution a
identifié la tête du régime comme le maillon faible à partir
duquel devait se démanteler tout le pouvoir, la contre
révolution en revanche a décelé que le maillon faible de cette
« révolution étonnante » c’est bien l’absence de son expression
politique. La restructuration de l’ancien pouvoir autour de la
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récupération de l’expression politique de la révolution par le
biais de l’association de toutes les formations politiques
traditionnelles - curieusement ressuscitées quelques heures
seulement après la défection de Ben Ali - est désormais une
stratégie politique.
Un remake du Pacte National qui a suivi le coup d’Etat de
Palais du 7 novembre 1987 et dans lequel le régime et les
institutions seraient maintenus sous la coupe des caciques du
Rassemblement Constitutionnel Démocratique a été envisagé
comme première phase pour jauger le degré de détermination
de la révolution à atteindre ses objectifs; voir si elle se serait
contentée d’un changement de Palais . L’opposition politique
étant sensiblement composée des mêmes formations d’antan,
mais plus amoindrie, serait disposée à cautionner un nouveau
pacte novembriste moyennant quelques concessions. Ce « déjà
vu », portant l’empreinte des « conseillers autochtones » du
premier Gouvernement Provisoire, fût voué à l’échec malgré la
répression et les tentatives tendant à l’étouffement de la
révolution par le chaos méthodique, à savoir, le chaos
médiatique, le chaos économique et le chaos sécuritaire (lâcher
de snipers, de repris de justice et de salafistes, grèves
« postrévolutionnaires »). Même l’apparent désarroi du premier
Gouvernement Provisoire, l’impotence de ses Ministres,
contribuait au chaos général par le chaos politique faisant suite
à ses conscientes décisions impromptues et malencontreuses.
Toutefois c’est ce même Gouvernement qui allait ouvrir la
marche vers la dénaturation politique du contenu social de la
révolution, l’abcès de fixation de la légitimité constitutionnelle,
l’article 56 ou 57 de la Constitution sur lesquels vont glisser
tous les débats à travers une orchestration médiatique d’une
dimension jusque là inconnue.
Avec la pression de la rue qui a culminé avec le premier siège
de la Casbah et la chasse systématique aux représentants
locaux de l’ancien régime, il était clair qu’on ne pouvait faire du
neuf avec du vieux. Désormais, toute la classe politique qui
avait brillé par son absence durant le processus révolutionnaire,
sera réhabilitée, impliquée et organisée en partis et courants
pour contribuer à détourner la révolution de ses objectifs
sociaux réels et la canaliser vers un ravalement politique et
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institutionnel. Ce revirement portant l’empreinte des
« conseillers français » du gouvernement , devait
nécessairement passer par le torpillage du régime du parti
unique , de ses excroissances institutionnelles et de son
imbrication dans l’appareil de l’Etat. Mais comment maintenir le
pouvoir en changeant de régime ? Comment concilier entre le
reliquat de l’ancien régime encore puissant et les formations
politiques qui n’ont pas participé à la révolution mais qui sont
prêtes à participer à la contre révolution si elles trouvent leur
compte dans un nouveau régime ? Comment faire passer les
intérêts des classes politiques pour l’expression politique de la
révolution ? La réponse est simple. C’est le régime de la
partitocratie, l’hégémonie des partis, « fille directe du régime
du parti unique, dont elle est la version tentaculaire sous la
forme du pluralisme ». C’est ce point de ralliement final de la
classe politique qui explique actuellement les consensus,
les unanimités et les alliances politiques sans fondement.
L’autodissolution du RCD et sa recomposition en autant de
partis nouveaux reflète parfaitement cette marche vers la
dictature des partis et qu’on appelle par ironie « la transition
démocratique ».
A peine quelques jours après la fuite peu glorieuse de Ben Ali,
en pleine campagne de psychose sécuritaire, un agglutinement
de formations politiques subitement constituées en « Front du
14 janvier » - sur la base de la communauté de l’idéologie (et
non la communauté idéologique) et de l’absence de
programmes, appelle à la tenue d’une Assemblée Constituante
élue démocratiquement. Comme son nom l’indique, cette
assemblée aurait pour principale tâche la rédaction d’une
nouvelle Constitution. Le ton est donné. A l’instar du
Gouvernement Provisoire, pour ce Front, la Révolution
Tunisienne est réduite à un problème constitutionnel. Soit dit
en passant, le Front du 14 janvier est composé de mouvances
politiques dont le dernier souci programmatique est
l’élaboration d’une nouvelle Constitution. Pourtant c’est à partir
de ces mouvances qui prônent la dictature du prolétariat et les
coups d’Etat militaires que le légalisme constitutionnel s’est
« popularisé » pour être assimilé à une revendication
révolutionnaire qui ne tardera pas à éclipser toutes les autres.
Mais cet agglutinement jacobin n’est pas encore le cartel
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politique en mesure de noyer le caractère social de la révolution
et encore moins de l’encadrer politiquement.
Il est instructif de rappeler que le caractère social de la
Révolution Française de 1789 a été noyé par les partis
politiques dans l’Assemblée Constituante qui a fini par voter
l’exclusion du peuple des décisions politiques ! L’histoire a
démontré que si les révolutions ne sont pas reproductibles, les
contre révolutions le sont parfaitement. Un plagiat contre
révolutionnaire pur et simple auquel cas, s’il devait être
transposé à la réalité tunisienne, devait correspondre à une
Assemblée, un Gouvernement Provisoire et un Directoire. Des
« ressources » empruntées à la contre révolution française qui
seront tunisifiées et réallouées suivant les besoins du moment
et les rapports de force.
Alors que le Gouvernement Provisoire, est issu d’une
génération spontanée, le Directoire, le Conseil National pour la
Protection de la Révolution (CNPR) est un pur produit de
synthèse. Dans la logique d’instauration de la partitocratie,
autour de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens se sont
liguées miraculeusement vingt sept autres formations sans lien
apparent entre elles sauf la revendication d’une Assemblée
Constituante. Naturellement ce Conseil, pour jouer son rôle de
Directoire, prétendait aussi au contrôle de l’Exécutif ; sinon une
part de ses attributions. Même si le CNPR et le Gouvernement
Provisoire sont d’accord quant au principe de l’Assemblée
Constituante, la démarcation vis-à-vis de celui-ci était
nécessaire pour la reprise en main de « la révolution des têtes
pleines » par la classe politique qui agit désormais d’une
manière unifiée, ses intérêts étant homogènes.
L’acte de naissance du CNPR étant en lui-même une
usurpation préméditée de l’identité des conseils locaux et
régionaux de protection de la révolution , la direction du
deuxième sit-in de la Casbah a été usurpée par le Directoire en
vertu des capacités mobilisatrices de l’UGTT. Les revendications
sociales ont disparu au profit de l’Assemblée Constituante pour
inaugurer la nouvelle ère de politisation de masse avec en
prime des shows politiques du mouvement Ennahdha et du
Front du 14 janvier, principales formations à la remorque de la
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Centrale Syndicale. Le départ des réfractaires au régime de la
partitocratie au sein du Gouvernement Provisoire étant assuré
par la Casbah2, aucune action entreprise en dehors du cadre du
Directoire n’est plus tolérée. La révolution est devenue une
affaire d’experts en Droit Constitutionnel et de partis dont la
profusion entretient la dérive politique et écrase la société
civile. Le CNPR s’est placé ainsi comme l’élément moteur de la
contre révolution politique. Reste que pour exclure le peuple
des décisions politiques, boucler la boucle, il fallait une
Assemblée.
Dans le régime de la partitocratie, le pouvoir politique est
détenu par les partis qui se réunissent dans une Assemblée.
Qu’elle soit Constituante ou Parlementaire, il importe peu
puisque dans les deux cas ce sont les secrétaires généraux des
partis qui légifèrent. L’Assemblée Constituante n’étant qu’une
revendication/leurre pour détourner la révolution de ses
objectifs, la tenue d’élections à la date butoir du 24 juillet est
facultative puisque l’Assemblée s’est déjà constituée dans
l’Instance Supérieure pour la Réalisation des Objectifs de la
Révolution ISROR qui vient à peine de confectionner le Code
Electoral assurant l’hégémonie des partis sur la vie politique et
sur la société civile. La boucle est bouclée.
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