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Clone autonome

Miloé Santé
17 Dec 2020
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  1. Libération Jeudi 17 Décembre 2020 L’œil de Willem Par Dominique Lestel Professeur de philosophie à l’Ecole normale supérieure, rue d’Ulm. Au-delà du virtuel: du steak humain au clone autonome D eux annonces très récentes, en novembre, dans des do- maines apparemment très éloignés l’un de l’autre, montrent un basculement anthropologique majeur. Dans la première, ­Andrew Pelling annonce qu’il peut désormais fabriquer des steaks à partir de cellules humaines. Le nom choisi n’est pas dépourvu d’humour: «l’Ouroboros Steak» fait référence au fameux serpent de la mythologie égyptienne qui se dévore lui-même. Andrew Pelling se propose d’envoyer à ses clients un kit qui permet de créer son ­propre steak à partir de cellules prélevées sur ses propres joues, en restant chez soi et en nourris- sant la culture de trois mois requise pour confectionner le steak avec son propre ­sérum sanguin. Sans être encore commercialisa- ble, l’idée a cependant dépassé le stade du concept puisque deux échantillons d’un tel steak ont été exposés en novembre au London’s ­Architecture Museum. L’Ouro­boros Steak est déjà en soi un petit ­exploit. Il combine de fa- çon parfaite deux fantasmes ar- chétypaux contemporains, celui du vampire qui se nourrit de sang humain et celui du cannibale qui mange de l’humain. Il fait même plus, puisqu’il invente une forme inédite de cannibalisme que j’ai envie de désigner comme endo- cannibalisme: une forme de can- nibalisme dans laquelle un hu- main se mange lui-même. C’est le steak éthique parfait. Même un vé- gan pourrait s’en délecter puisqu’il ne lèse ­aucun ­intérêt autre que ce- lui du mangeur lui-même. Quant au spécialiste de l’éthique, il ren- contre une question inédite: «Est-ce du cannibalisme de man- ger de la viande qui vient de l’hu- main sans avoir jamais été celle d’un humain et est-elle différente d’une viande qui aurait eu la forme d’un humain avant d’avoir été tuée?» La question est d’autant plus épineuse qu’ainsi que le souli- gne la philo­sophe anglaise Cora Diamond, ce n’est pas parce qu’on est humain qu’on n’est pas mangé, mais parce qu’on n’est pas mangé qu’on est ­humain. «Ne pas être mangeable» doit ainsi être considéré comme une caractéris­- tique intrinsèque de ce que signifie être humain. Le débat devient passionnant si on confronte cette annonce à celle, concomitante, de Digital Domain, une entreprise spécialisée dans les effets spéciaux (James Came- ron compte parmi ses fondateurs et cette société a travaillé entre ­autres choses sur le film Titanic) qui annonce la mise au point du premier clone numé­rique humain autonome, «Douglas». Cet agent ­artificiel mobilise deux technolo- gies émergentes révolutionnaires ­récentes: celle de la capture d’image hyperréaliste d’un visage et celle de la technique de pro- grammation par réseaux de neu­- rones qui ne programme plus les ­machines à faire quelque chose mais à apprendre à faire quelque chose. Douglas est le clone numé­- rique du directeur scientifique de l’entreprise Doug Roble et «il» se comporte comme ce dernier pourrait se comporter. Le direc- teur de l’entreprise concernée parle de «clone autonome» et on peut discuter de la légitimité d’un tel qualificatif. Après tout, on peut considérer qu’on a plutôt affaire à une pure simulation interactive techniquement très réussie et que toute autre revendication reste pu- rement ­commerciale –le clone se contente encore d’être un assistant vocal personnalisé– mais ce serait une solution de facilité. Un débat actif en éthique de l’in­- telligence artificielle (IA) montre la complexité de ce qui est ici en jeu, bien rappelé par Serge Tisse- ron dans son dernier livre (Empa- thie et manipulations. Les pièges de la compassion, Albin Michel 2017). Le ­«dilemme du joueur» renvoie à la ­question de savoir s’il est éthi- que de concevoir des jeux vidéo dans lesquels des humains ou des animaux sont torturés. Une ré- ponse de bon sens est de constater que des pixels ne souffrent pas, et qu’on a affaire, au pire, à un jeu ter- riblement malsain, sans plus; mais ce n’est pas l’avis d’un certain nombre d’experts qui veulent in- terdire de tels jeux pour des rai- sons éthiques: jouer à faire souffrir des représentations d’humain est inacceptable. Sans revenir à l’his- toire longue et complexe des mou- vements ­iconoclastes toujours très actifs, ­la signification de cette in- terdiction ­conduit à penser que des ­représentations numériques animées, même dépourvues de toute autonomie, méritent qu’on les ­respecte. Est-ce qu’une image ­autonome peut être considérée comme un être vivant avec des droits et des contraintes morales? Est-ce que tout ce qui ressemble à un humain doit être considéré comme ­humain? Je ne vais pas ­répondre de façon simpliste. Je me contenterai de constater que la conjonction des deux annonces, celle du steak ­humain artificiel et celle du clone numérique «auto- nome», constitue le symptôme d’une révolution ­anthropologique majeure pour les décennies à ve- nir, dans laquelle nos représenta- tions de ce qui est humain et les pra­tiques qui les accompagnent basculent vers un espace encore inimaginable. Au-delà des répon- ses qui seront proposées, l’enjeu est de savoir quels sont les modè- les de l’humain et les modèles de société qui seront choisis et préfé- rés à d’autres a priori tout aussi ­plausibles. Ce qui est acquis, ­en revanche, c’est que des modèles trop simplement naturalistes ­et essentialistes de l’humain sont désormais obsolètes –pour le meilleur et pour le pire.• Entre l’Ouroboros Steak, créé à partir de cellules prélevées sur ses propres joues, et la mise au point du clone autonome Douglas, une révolution anthropologique est-elle en marche?
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