1. Projet de thèse :
Pour une philosophie des élections
Enquête sur le caractère « aristocratique »
des élections
Gabriel Gay-Para
24 septembre 2020
2. 1. Point de départ, objet, rapport à l’objet (1)
a) La tentation de l’abstention et la lecture de Manin
• Une interrogation personnelle, banale, et très simple
: faut-il aller voter ?
• Une lecture classique : B. Manin, Principes du
gouvernement représentatif (1995).
Le caractère aristocratique de l’élection peut-il servir
d’argument pour justifier l’abstention ?
3. 1. Point de départ, objet, rapport à l’objet (2)
• Difficultés :
1) Manin propose une « théorie pure du caractère
aristocratique de l’élection » mais sa conclusion est
nuancée : l’élection (au suffrage universel) est à la
fois aristocratique et démocratique.
2) Manin n’a jamais eu l’intention de critiquer les
élections. Voir, par exemple, la postface à la
troisième édition (2019) : Manin prend ses
distances par rapport à D. Van Reybrouck.
4. 1. Point de départ, objet, rapport à l’objet (3)
b) L’élection : un objet philosophique ?
Prendre l’élection comme objet d’étude soulève
d’emblée des difficultés :
1) Objet d’étude banal ? Sentiment d’évidence et
familiarité. « Circulez, il n’y a rien à voir... » Et
pourtant, l’élection est une « énigme » (Cf. M.
Offerlé, 1993). La mise en perspective historique
permet de dé-naturaliser l’élection, de la dé-
démocratiser.
5. 1. Point de départ, objet, rapport à l’objet (4)
2) Objet d’étude privilégié de la science politique
depuis la naissance de la discipline. Et pourtant,
désintérêt des chercheurs : « Moins de 1% des
thèses de science politique persistent de nos jours à
"labourer le terrain électoral" » (P. Lehingue, 2011,
p. 5).
Objections : 1) multiplication récente des
publications sur le sujet ; 2) importance de la
sociologie historique : Y. Déloye, O. Ihl.
6. 1. Point de départ, objet, rapport à l’objet (5)
3) Peu d’intérêt de la part des philosophes pour la
procédure élective.
Cf. H. Pourtois : « en dehors [des] travaux à vocation
généalogique [B. Manin, P. Rosanvallon], la
philosophie politique contemporaine n’a guère traité
des élections dans une perspective normative »
(2016, p. 413).
Deux hypothèses pour expliquer ce désintérêt : 1) le
poids de l’idéologie libérale ; 2) la division du travail
académique.
7. 2. Problématique (1)
a) La spécificité de l'approche philosophique
Trois approches, trois problématiques :
1) La sociologie électorale « classique » : qui vote quoi
?
2) La sociologie historique du vote : pourquoi et
comment vote-t-on?
3) L’approche « philosophique » : qu'est-ce qu’un vote
? Ou encore : qu’est-ce qu’une élection ?
8. 2. Problématique (2)
1) La sociologie électorale « classique » :
4 modèles principaux :
- Le modèle écologique (A. Siegfried, Tableau politique de la
France de l’Ouest, 1913);
- Le modèle sociologique (P. Lazarsfeld, The People’s Choice,
1944 );
- Le modèle psychosociologique (école de Michigan : The
American Voter, 1960 );
- Le modèle économique (A. Down, Une théorie économique de
la démocratie, 1957).
9. 2. Problématique (3)
2) La sociologie historique du vote
Plusieurs ruptures par rapport à la sociologie électorale « classique »:
1) Contre la césure « passé-présent » et la retraite de la sociologie
dans le présent. Invitation à dépasser l’opposition entre sociologie
et histoire (Y. Déloye, 2017, p. 5-17 ; Bourdieu, 2014, p. 134).
2) Changement de problématique : on ne s’intéresse plus seulement
aux résultats du vote, mais à l’acte de vote lui-même.
3) Il s’agit de dégager les conditions historiques du vote :
- conditions idéologiques : études sur la politisation (Y. Déloye) ;
- conditions matérielles : études sur les technologies électorales :
par exemple, l’urne (O. Ihl), ou encore l’isoloir (A. Garrigou).
10. 2. Problématique (4)
3) L’approche « philosophique »
« De peur de s’engager dans un débat normatif sur les
finalités et la légitimité des procédures électorales, les
politologues ont préféré considérer le vote, sinon comme
une notion simple et évidente, du moins comme une
donnée dont il convenait avant tout d’examiner les
modalités. »
Frédéric Bon, 1991, p. 175.
11. 2. Problématique (5)
La question : « qu’est-ce qu’un vote ? » n’a pas droit de
cité chez les politistes. Trois explications possibles :
1) La peur de la philosophie politique et des débats
« normatifs ».
2) La science politique peut se développer, sans que la
nature du vote soit explicitée : cf. A. Siegfried.
3) L’illusio (P. Bourdieu) et la non-imperméabilité des
champs politique et scientifique.
12. 2. Problématique (6)
« [O]n ne verra sans doute jamais un "philosophe
politique" poser, avec la très naturelle solennité d’un Heidegger
demandant "que signifie penser ?", la question de savoir "que
signifie voter ?". Et pourtant, toutes les ressources de la "pensée
essentielle" ne seraient pas de trop, en ce cas, pour anéantir le
voile d’ignorance qui interdit de découvrir la contingence
historique de ce qui est institué, ex instituto, et du même coup,
de poser la question des possibles latéraux qui ont été éliminés
par l’histoire et des conditions sociales de possibilité du possible
préservé. »
Pierre Bourdieu, 2001, p. 7.
13. 2. Problématique (7)
b) Petit programme
Objectif 1 : dé-naturaliser / dé-démocratiser l’élection ; rompre
avec l’équation : « démocratie = élections ».
Ressources : l’histoire des procédures électives (O. Christin, Ch. Le Digol, V. Hollard, Ch.
Voilliot, R. Barrat, etc.) ; la sociologie historique (Y. Déloye, O. Ihl, etc.).
Objectif 2 : interroger la nature de la procédure élective ;
éclaircir ses liens avec la démocratie.
Ressources : B. Manin ; l’histoire de la philosophie (Aristote, Montesquieu, Rousseau,
etc.) ; à mettre en rapport avec les acquis des sciences politiques.
Objectif 3 : critiquer la valeur et la place de l’élection dans notre
vie politique.
Ressources : Mirbeau, Sartre, Hirschman, Bourdieu, etc.
14. « Crise » des démocraties représentatives
- mécontentement chronique des citoyens vis-à-vis de l’État ; - défiance à l’égard de la classe politique ; - non-
représentativité des élus ; - abstention importante, même lors des scrutins à forts enjeux ; - affaiblissement, voire
effondrement des partis traditionnels ; - montée en puissance des partis dits « populistes » ou « extrêmes »
Propositions de réforme en réponse à la « crise »
Les « démocrates »
Dewey : « le remède aux
maladies de la démocratie
est davantage de
démocratie » (2005, p. 241).
Les démocrates « modérés »
- La démocratie participative comme complément à la démocratie
représentative (Blondiaux, 2008) ;
- Des mesures concrètes, non pas pour changer, mais améliorer le système
existant :
- Faciliter l’inscription des citoyens sur les listes électorales
(Braconnier et Dormagen, 2007) ;
- Changer le mode de financement des campagnes électorales
(Cagé, 2018) ;
- Changer le mode de scrutin (scrutin uninominal / scrutin
proportionnel) ;
- Changer la technique de vote (Laslier, 2019)
Les démocrates « radicaux »
- Réformer les institutions (Rousseau, 2015) : tirage au sort (Sintomer,
2011; Van Reybrouck, 2014), référendum d’initiative citoyenne (Chouard)
;
- Une solution non-institutionnelle : la désobéissance civile (Laugier et
Ogien, 2010)
Les « non-démocrates »
- défense de l’épistocratie (Caplan, 2007; Brennan, 2016) ; - mesures concrètes proposées : suffrage censitaire,
plural vote (Mill), enfranchisement lottery (López-Guerra, 2014)
15. 3. Hypothèses (1)
Hypothèse 1 : les difficultés que rencontrent les
démocraties contemporaines viennent, au moins en
partie, de la procédure élective elle-même.
Or, comme celle-ci fait partie du noyau dur de notre paradigme politique, elle
est rarement remise en question.
Les propositions de réforme en réponse à la « crise » des démocraties
représentatives ne touchent pas, en effet, au noyau dur de la politique
normale – en prenant le mot « normal » dans le sens de Th. Kuhn, lorsqu’il
parle de « science normale ».
Même D. Van Reybrouck (comme le remarque avec une pointe d’ironie B.
Manin, cf. la postface de 2019) critique les élections, mais n’envisage pas leur
suppression.
16. 3. Hypothèses (2)
Hypothèse 2 : la procédure élective a des effets sur les
gouvernants comme sur les gouvernés.
Les défauts souvent décriés des uns et des autres – l’apathie, l’indifférence,
l’ignorance des citoyens ordinaires, l’égoïsme, la cupidité, la vanité, le
manque de vertu, en général, des hommes politiques –, loin d’être
complètement naturels, sont encouragés par l’institution de l’élection.
Il est donc vain de s’en prendre aux hommes politiques (c’est la tentation
populiste) ou encore aux citoyens (c’est la tentation élitiste).
Pour dépasser l’opposition entre populisme et élitisme, il convient peut-être
de prendre les choses en amont, et de considérer, non pas les individus, mais
les institutions, et en particulier, l’institution de l’élection.
17. 3. Hypothèses (3)
Hypothèse 2a (contre l’élitisme) : c’est l’élection qui
rend apathiques les citoyens.
Deux arguments principaux :
1) L’idéal démocratique du citoyen compétent, investi et informé est hors
d’atteinte (W. Lippmann, 1925).
2) Le vote est faiblement expressif et conduit à un sous-engagement (A. O.
Hirschman, 1982).
On pourrait creuser le lien entre élection et déception, ce qui contribuerait à
mettre en lumière une cause très probable, mais rarement soulignée, de
l’abstention. Celle-ci ne s’expliquerait pas, avant tout, par la déception des
électeurs à l’égard des gouvernants, mais plutôt par leur déception à l’égard
de la procédure elle-même. Cf. F. Bon : le vote comme « rite pauvre ».
18. 3. Hypothèses (4)
Hypothèse 2b (contre le populisme) : l’élection a aussi
des effets néfastes sur les gouvernants.
Un gouvernant élu serait « pire », en général, qu’un gouvernant non-élu. Pourquoi
?
Deux pistes à explorer :
1) « L’électoralisation de la démocratie » a conduit à la professionnalisation des
hommes politiques. Cf. E. Phélippeau, 2002.
2) L’élection politique est humaine, et non divine. Et pourtant, elle a tendance
à placer l’élu au-dessus des autres, à le « diviniser », en quelque sorte. Cf. F.
Pyat en 1848 : contre l’élection du président au suffrage universel.
Autrement dit, l’élection contribue à instaurer (nécessairement ?) un fossé entre
l’élu et ses électeurs.
19. 3. Hypothèses (5)
Hypothèse 3 : si l’élection pose problème, c’est peut-
être en raison de son « caractère aristocratique ».
De l’Antiquité jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, comme l’a remarqué B. Manin, les
philosophes (Aristote, Montesquieu, Rousseau, etc.) ont souligné ce caractère
aristocratique. Mais cette doctrine est tombée dans l’oubli. Comme le
remarque Manin, à l’exception de C. Schmitt, « le caractère aristocratique de
l’élection n’a apparemment suscité aucune réflexion significative parmi les
théoriciens et les acteurs politiques des XIXe et XXe siècles » (Manin, 20193, p.
171).
Il serait intéressant de poursuivre le travail de Manin, sur ce point, d’une part,
en retournant aux textes classiques, d’autre part, en élaborant, à nouveaux
frais, une théorie de l’élection.
20. 4. State of the art
Les principales références ont déjà été données ci-dessus.
Deux références supplémentaires, parmi les travaux qui ont
explicitement une visée normative :
1) A. Przeworski, 2019.
2) H. Pourtois, 2016.
Dans les deux cas, on insiste sur les vertus de la procédure élective et sur son
rôle essentiel pour le bon fonctionnement de la démocratie.
H. Pourtois : « (...) [L]es élections ont des qualités propres qui les rendent
essentielles dans une démocratie (...) Si les élections ne sont pas l’essence
même de la démocratie, elles possèdent des vertus essentielles à la
démocratie »(2016, p. 436).
21. 5. Méthodes (1)
a) Retour sur le livre de Manin
• La « théorie pure du caractère aristocratique de
l’élection »
Pourquoi ne pas passer par la voie empirique ? Deux
arguments avancés par Manin (2019, p. 174) :
1) la voie empirique est coûteuse : il faudrait réunir une
quantité considérable de données ;
2) la voie empirique est peu probante : ces données,
même si on les avait, ne prouveraient pas grand-chose.
22. 5. Méthodes (2)
• Objections contre la « théorie pure » :
1) L’oubli du contexte historique.
Cf. Y. Sintomer : « (...) [N]i le vote ni le tirage au sort, ni
du reste aucune autre technique n'ont en soi de
signification atemporelle et essentielle. (...) [U]ne
théorie pure de l’élection qui pourrait se passer de
l’inscription dans un contexte historique, semble un
objectif intenable » (2019, p. 522). L’approche « pure »
ou « philosophique » se fourvoie donc « en tenant le
contexte pour une donnée secondaire » (2011, p. 265).
23. 5. Méthodes (3)
2) Le problème de l’essentialisme.
Cf. O. Ihl : « L’ordre institué par le vote n’a pas d’identité
d’essence. Sa logique est d’abord celle d’une pratique »
(2000, p. 151). Y. Déloye développe la même idée :
« Loin de renvoyer à une "essence" ou à une "nature", ni
même à un principe stabilisé, le tirage au sort [comme
l’élection] se révèle systématiquement imbriqué dans
des arrangements institutionnels ritualisés, dans des
configurations historiques » (2019, p. 514). Voir aussi H.
Bonin, 2017.
24. 5. Méthodes (4)
• Contre-objections et défense de Manin :
1) La « théorie pure » que Manin tente d’élaborer, loin d’être une fin en
soi, est un moyen pour comprendre une « doctrine classique » : celle
qu’on retrouve, entre autres, chez Aristote, Montesquieu et Rousseau. En
ce sens, elle a un ancrage historique et a une finalité, avant tout,
herméneutique (2019, p. 174, et p. 190-191).
2) L’essentialisme qu’on impute à Manin est d’abord celui des auteurs
classiques qu’il cherche à expliquer. Certaines formulations, en
contradiction avec le vocabulaire de la « nature » ou de l’ « essence »,
suggère que ce qui compte, aux yeux de Manin, c’est moins ce que
l’élection est en soi, per se, que comment elle apparaît. D’où la
métaphore des deux visages (ibid., p. 192, p. 308).
25. 5. Méthodes (5)
b) Difficultés méthodologiques
Cf. Y. Sintomer : « Tout en ayant conscience des apories
d'une approche philosophique purement spéculative qui ne
tiendrait pas compte des contextes socio-historiques ou de
la variation des techniques, il est important de ne pas jeter
aux orties les explications les plus abstraites » (2011, p.
273).
Deux difficultés majeures : 1) comment concilier
philosophie et histoire ? ; 2) comment échapper à
l’accusation d’essentialisme ?
26. 5. Méthodes (6)
→ Les deux questions, bien sûr, se recoupent.
C’est précisément parce que la philosophie a tendance à
oublier le contexte historique qu’elle tend vers
l’essentialisme. Elle a tendance, en effet, à traiter ses objets
« comme des essences transhistoriques » (Bourdieu, 2014,
p. 138). Est-une fatalité ?
On pourrait être optimiste et penser que ce n’est pas le cas :
comme l’écrit Ph. Corcuff, on pourrait développer « une
philosophie politique non essentialiste, à côté et dans la
confrontation avec les sciences sociales » (2005, p. 10).
27. 5. Méthodes (7)
1) Philosophie et histoire
• Même si la philosophie et l’histoire ont eu, pendant
longtemps, et en France en particulier, des relations difficiles,
on pourrait assister aujourd’hui à une réconciliation. La
philosophie pourrait retrouver « son double rôle, en amont de
"pourvoyeur de concepts", et en aval, de reprise réflexive des
contenus scientifiques » (F. Dosse, 2017, p. 42).
• La philosophie pourrait tirer profit de la « nouvelle histoire
des idées politiques » (A. Skornicki et J. Tournadre, 2015), et
revisiter sa propre histoire, à la lumière des acquis, par
exemple, et entre autres, de l'école de Cambridge (J. Pocock,
Q. Skinner), de R. Koselleck ou de P. Bourdieu.
28. 5. Méthodes (8)
2) Le problème de l'essentialisme
• L'essentialisme est critiqué à l’unanimité par les politistes et
les sociologues. Il est, en quelque sorte, le mal intellectuel
suprême. Quelques exemples parmi tant d’autres :
- «... la vision passablement essentialiste d’un J.-P. Sartre... N’en déplaise à
Sartre... » (P. Lehingue, 2011, p. 34, p. 87);
- « L’essentialisme (...) se présente comme une des pathologies actives à
gauche (et pas seulement ! (...)) parmi les plus profondes, les plus
structurantes (...), les moins visibles et les plus difficiles à comprendre »
(Ph. Corcuff, 2012, p. 31);
- « À l’inverse de ces traditions essentialisantes... » (Y. Déloye, 2019, p.
514) ;
29. 5. Méthodes (9)
• Ajoutons que l’essentialisme est aussi vivement critiqué par
les philosophes. Les anti-essentialistes sont nombreux, et
appartiennent à des courants très différents. Quelques
exemples :
- Nietzsche : « Bref, l’essence d’une chose n’est elle aussi qu’une opinion sur la
"chose" » (FP, XII, 1978, p. 142);
- Michel Foucault : « derrière les choses, il y a "tout autre chose" : non point leur
secret essentiel et sans date, mais le secret qu’elles sont sans essence » (2001, p.
1006);
- Karl Popper critique l’essentialisme méthodologique en vigueur dans les sciences
sociales (Misère de l’historicisme [1944-45], §10, §29);
- « Marx serait essentialiste. Un commentaire est nécessaire pour faire mesurer au
non-spécialiste le caractère infamant de pareille imputation » (L. Sève, 2014, p.
117).
30. 5. Méthodes (10)
• Disqualifier une démarche sous prétexte qu'elle serait
"essentialiste" soulève pourtant des difficultés.
1) L'accusation d'essentialisme n'est-elle pas, au fond, « sous
l'alibi de la singularité du concret, une disqualification
positiviste du travail philosophique » (L. Sève, 2014, p.
112)?
2) Il faut toujours historiciser et contextualiser l’élection, ce qui
« interdit d’en globaliser l’étude et la compréhension » (Y.
Déloye, 2019, p. 514). Mais peut-on se contenter d’une
simple juxtaposition de monographies historiques ? Et
« comment éviter d’être perdu dans le foisonnement du
réel ? » (Y. Sintomer, 2011, p. 270)
31. 5. Méthodes (11)
3) L’accusation d’essentialisme repose sur un concept
d’essence qui n’est jamais explicité. Paradoxalement, les
politistes critiquent les philosophes au nom de la
« science », en utilisant eux-mêmes un concept
philosophique. En outre, leur critique fait fond sur l’équation
suivante : Essentialisme = philosophie = platonisme. Or :
- Il y a différentes manières de penser l’essence d’un être : on peut penser
l’essence de manière non essentialiste. Une « catégorie non essentialiste
d’essence » (L. Sève, 2014, p. 124) est concevable, et est utilisée, en particulier
par Marx (du moins, selon l’interprétation de L. Sève).
- Toute philosophie, à l’évidence, n’est pas platonicienne. Pour penser ce qui est
commun à plusieurs choses, sans passer par la notion d’essence, on peut
utiliser, par exemple, le concept d’air de famille (Wittgenstein, 2004, §67).
32. 5. Méthodes (12)
4) On ne sort pas de « l’essentialisme » comme on veut. D’une
part, il ne suffit pas de constater qu’une chose est ; il faut
dire ce qu’elle est. Renoncer à l’essence, c’est, semble-t-il,
renoncer à toute compréhension.
Cf. M. Merleau-Ponty : « Si l’objectivisme ou le scientisme ne
réussissait jamais à priver la sociologie de tout recours aux
significations, il ne la préserverait de la "philosophie" qu’en lui
fermant l’intelligence de son objet. (...) Le sociologue fait de la
philosophie dans la mesure où il est chargé, non seulement de
noter les faits, mais de les comprendre. Au moment de
l’interprétation, il est déjà philosophe. » (1960, p. 164)
33. 5. Méthodes (13)
→ D'autre part, on peut contourner la difficulté, en parlant, non pas de
l'essence de l'élection, mais de ses « vertus » ou de « ses potentialités » dans
une perspective aristotélicienne, et non platonicienne (H. Pourtois, 2016, p.
419-420 ; H. Bonin, 2017, p. 19-20). On ne dit plus : l’élection est
démocratique ; mais elle peut l’être en fonction du contexte historique,
institutionnel, culturel.
Mais : 1) c’est oublier qu’Aristote peut être interprété, à bien des égards,
comme un philosophe « essentialiste » (sur l’ambiguïté d’Aristote, voir par
exemple, E. Gilson, [1948], 2015, p. 59-60 ; P. Ricoeur, 2011, p. 320-321) ; 2)
cet essentialisme refoulé, tôt ou tard, rejaillit : et les jugements normatifs
qu’il porte apparaissent au grand jour. Ainsi, par exemple, H. Pourtois écrit en
conclusion de son article : « Si les élections ne sont pas l’essence même de la
démocratie, elles possèdent des vertus essentielles à la démocratie » (2016,
p. 436).
34. 5. Méthodes (14)
5) L’accusation d’essentialisme vise surtout à bloquer la voie à toute
démarche normative. Mais l’accusation elle-même trahit des partis
pris normatifs, sous-jacents.
- De nombreux travaux scientifiques, aussi solides soient-ils, reposent sur le
postulat tacite selon laquelle l’élection est une procédure démocratique et
qu’il faut – c’est bien normal – aller voter. Exemples parmi tant d’autres :
C. Braconnier et J.-Y. Dormagen, 2007 ; J. Cagé, 2017. Ceux qui « ont
abandonné tout espoir dans la démocratie électorale » sont d’ailleurs
qualifiés de « populistes » (J. Cagé, 2017, p. 441).
- Dire que l’élection a une essence (ou n’en a pas) est politique, au sens
précis où c’est une démarche qui participe de la lutte pour « l’énonciation
et l’imposition des "bons" principes de vision et de division », « pour le
monopole du principe légitime de vision et de division du monde social »
(P. Bourdieu, 2000, p. 63, p. 64).
35. 6. Hésitations et choix à faire
Il serait donc intéressant, semble-t-il, de mener une enquête sur le
« caractère aristocratique » des élections en poursuivant les travaux de
Bernard Manin, sans adhérer pour autant à ses conclusions, et dans une
perspective pluridisciplinaire, en bénéficiant des nombreuses recherches en
cours sur la question. Ce travail implique :
1) De reprendre le corpus travaillé par Manin, à la lumière des acquis de « la
nouvelle histoire des idées politiques », mais, comme ce corpus est
immense, il faudra, à l’évidence, faire des choix : quels auteurs privilégier
?
2) D’élaborer, à nouveaux frais, une théorie de l’élection. Mais là encore,
plusieurs voies sont possibles et je n’ai pas encore tranché. Sous le signe
de quel(s) auteur(s) placer cette théorie ? Quelle orientation lui donner ?
36. Bibliographie (1)
• F. Bon, « Qu’est-ce qu’un vote ? », H Histoire, n°2, juin 1979, p. 105-121, repris dans : F. Bon,
Les discours de la politique, éd. Y. Schemeil, Paris, Economica, 1991, p. 175-188.
• P. Bourdieu, Propos sur le champ politique, éd. Ph. Fritsch, Lyon, PUL, 2000 ; « Le mystère du
ministère. Des volontés particulières à la "volonté générale"», Actes de la recherche en
sciences sociales, n° 140, déc. 2001.
• P. Bourdieu, L. Wacquant, Invitation à la sociologie réflexive, Paris, Seuil, 2014
• C. Braconnier et J.-Y. Dormagen, La démocratie de l’abstention, Paris, Gallimard, « Folio
Actuel », 2007.
• J. Cagé, Le prix de la démocratie, Paris, Fayard, 2018.
• A. Chollet et B. Manin, « Les postérités inattendues de Principes du gouvernement
représentatif : une discussion avec Bernard Manin », Participations, 2019/1, n° 23.
• O. Christin, Vox populi. Une histoire du vote avant le suffrage universel, Paris, Seuil, 2014
• Ph. Corcuff, Les grands penseurs de la politique. Trajets critiques en philosophie politique,
Paris, Nathan, « 128 », 2005 ; La gauche est-elle en état de mort cérébrales ?, Paris, Textuel,
2012.
37. Bibliographie (2)
• Y. Déloye, Sociologie historique du politique [1997], Paris, La découverte, 2017 ; Les voix de
Dieu. Pour une autre histoire du suffrage électoral : le clergé catholique français et le vote
XIXe-XXe siècle, Paris, Fayard, 2006 ; « D’une matérialité́ à l’autre : le tirage au sort au prisme
de l’acte électoral », Participations, 2019/HS, p. 513-519.
• Y. Déloye et O. Ihl, L’acte de vote, Paris, Les Presses Sciences Po, 2008 ; « La sociologie
historique du vote » dans Y. Déloye et N. Mayer, Analyses électorales, Bruxelles, Bruylant,
2017, p. 597-646
• F. Dosse, « Historiens et philosophes : généalogie d’un non-rapport » dans V. Citot (dir.),
Problèmes épistémologiques en histoire de la philosophie, Montréal, Liber, 2017, p. 13-47.
• A. Garrigou, Histoire sociale du suffrage universel en France. 1848-2000, Seuil, « Points
Histoire », 2002 ; Les secrets de l’isoloir, Paris, Thierry Magnier, 2008.
• M. Gilens, Affluence and influence. Economic Inequality and Political Power in America,
Princeton, Princeton University Press, 2012.
• É. Gilson, [1948], L’être et l’essence, Paris, Vrin, 2015.
• A. O. Hirschman, Bonheur privé, action publique [1982], trad. M. Leyris et J.-B. Grasset, Paris,
Fayard, 1983.
38. Bibliographie (3)
• O. Ihl, Le vote, Paris, Montchrestien, 2000.
• Ch. Le Digol, V. Hollard, Ch. Voilliot, R. Barrat (dir.), Histoires d’élections, Paris, CNRS Éditions,
2018.
• P. Lehingue, Le vote. Approches sociologiques de l’institution et des comportements
électoraux, Paris, La Découverte, 2011
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