Elon Musk : article de L'Usine Nouvelle par Manuel Moragues
enquêtesen couverture
25l’usine nouvelle i n° 3428 i 18 JUIN 201524
Innovations
SuperMusk
attaque
l’industrie
Quand un entrepreneur du web se lance dans
l’industrie, ce n’est pas pour faire de la figuration.
Avec Tesla, SpaceX et SolarCity, Elon Musk
bouscule l’automobile, le spatial et l’énergie.
De notre envoyé spécial en Californie, Manuel Moragues
a la sortie de l’Interstate 880, il faut emprunter Indus-
trial Drive pour rejoindre la Tesla factory qui s’étend
sur 500 000 mètres carrés à Fremont. Devant cette
usine, il ne fait aucun doute que Tesla est un industriel de
l’automobile, même s’il vient de l’autre côté de la baie de
San Francisco. Son siège est implanté à Palo Alto, sur des
collines verdoyantes où paissent tranquillement vaches et
chevaux. C’est là, dans la Silicon Valley, que Tesla est né,
tout comme le constructeur de fusées SpaceX et l’installateur
– bientôt producteur – de panneaux solaires SolarCity. Ces
trois entreprises, créées entre 2002 et 2006, veulent changer
le monde. Derrière elles, un prodige de la bulle internet des
années 1990, Elon Musk.
Quand, le 30 avril, il lance le dernier produit de Tesla,
une batterie électrique pour la maison, il explique que son but
est de « changer fondamentalement la façon dont le monde
utilise l’énergie ». Un torrent de commentaires contradictoires
inonde le net, mais très vite les consommateurs tranchent. « La
réponse a été extraordinaire, c’était fou, a estimé Elon Musk le
7 mai. Toute notre production jusqu’à mi-2016 est vendue. »
Il envisage déjà d’augmenter de 50 % ou plus la capacité de
KevorkDjansezian / GettyImages / AFP;ChrisThompson / spaceX ;D.R.
en couverture
enquêtes
À Hawthorne (Californie), Elon Musk présente la nouvelle version de la Model S.
production de son usine de batteries du Nevada développée
avec Panasonic. Un site en cours de construction et dont la
capacité prévue pour 2020 représente déjà l’équivalent de la
production mondiale de batteries lithium-ion de 2013…
Elon Musk lance fusée sur fusée. L’an passé, il a raflé la
moitié du marché mondial avec des tirs deux à trois fois moins
DANS LA COUR DES GRANDS AVEC PAYPAL
En1999,ilfondeX.com
quidevientPayPalaprèssafusionavecConfinity,en2001.
En2002,eBayachètePayPalpour1,5milliarddedollars,
dont165millionspourMusk.
CONVERTIR LES AMÉRICAINS
AU SOLAIRE AVEC SOLARCITY
Ilaidedeuxcousinsàlancerune
entreprised'installationdepanneauxsolaires.
Ilestprésidentduconseild’administration
etpremieractionnairedugroupe.
Capitalisation boursière
6milliardsdedollars
Bilan
190000clients
Ilaidedeuxcousinsàlancerune
entreprised'installationdepanneauxsolaires.
Ilestprésidentduconseild’administration
etpremieractionnairedugroupe.
Capitalisation boursière
6milliardsdedollars
Bilan
190000clients
ÉLECTRIFIER L’AUTO
AVEC TESLA
Ilestlepremierinvestisseur
duconstructeurdevoituresélectriques.
IlestPDGetpremieractionnairedugroupe.
Capitalisation boursière
27milliardsdedollars
Bilan
Environ80000voituresvendues
Ilestlepremierinvestisseur
duconstructeurdevoituresélectriques.
IlestPDGetpremieractionnairedugroupe.
Capitalisation boursière
27milliardsdedollars
Bilan
Environ80000voituresvendues
DIRECTION MARS
AVEC SPACEX
ElonMuskinvestit100millionsdedollars
pourconstruiredesfuséesspatiales.
IlestPDGetpremieractionnairedugroupe.
Valeur estimée
10milliardsdedollars
Bilan
18lancersdesatellitesréussis
ElonMuskinvestit100millionsdedollars
pourconstruiredesfuséesspatiales.
IlestPDGetpremieractionnairedugroupe.
Valeur estimée
10milliardsdedollars
Bilan
18lancersdesatellitesréussis
PREMIERS MILLIONS AVEC ZIP2
En1995,ElonMuskquitteStanfordpourfonderZip2,
éditeurd'unlogicieldecartessurinternet,avecsonfrèreKimbal.
En1999,ilrevendZip2pour307millionsdedollarsàCompaq
etenretire22millions.
2004
1999
1995
2002 2006
l’entrepreneur repousse les frontières de son empire
cher qu’Arianespace et l’américain United Launch Alliance. La
Model S, sa berline électrique, est produite à la chaîne pour
des clients sur liste d’attente. SolarCity a installé le tiers des
panneaux solaires en toiture aux États-Unis en 2014. Musk
pourrait vendre des frigos à des Esquimaux. Pour l’instant,
il vend des pertes aux investisseurs : Tesla pèse 27 milliards
infographie:l’usinenouvelle
en couverture
enquêtes
27l’usine nouvelle i n° 3428 i 18 JUIN 201526
et dieu créa musk…
Lapremièrebiographieautoriséed’Elon Musk,
parueenmai,retracelatrajectoiredece
personnagehorsnormes,néàPretoriaen1971.
Pourl’écrire,Ashlee Vance,journalisteà
« BloombergBusinessweek »quivitàPalo Alto
au norddelaSiliconValley,s’estlonguement
entretenuaveccetentrepreneur,safamille,
sesassociésetsescollaborateurs.Ilrevient
notammentsursonenfance,décrivantungarçon
précoce,bercéparlesexploitsqueluiracontaitsongrand-père,et
victimedelacruautépsychologiquedesonpère.Solitaire,c’estun
lecteurcompulsifqui,à9 ans,avalel’EncyclopædiaBritannica.
La science-fictionetlescomicsaurontaussiuneinfluencemajeuresur
sondestin,commelesouligneAshlee Vance :« Ungarçonquirêvede
l’espaceetdebataillesentrelebienetlemalesttoutsaufremarquable.
Ungarçonquiprendcesrêvesausérieuxl’est.C’étaitlecasdujeune
Elon Musk.Dès l’adolescence,ilmêlaitlerêveetlaréalité.Il en vintà
considérerledestindel’humanitécommeunenjeupersonnel.Si cela
signifiaitdévelopperdestechnologiesd’énergiespropresouconstruire
desvaisseauxspatiaux(…),ainsisoit-il.Il trouveraitunefaçonde
réaliserceschoses.“J’aipeut-êtrelutropdecomicsquandj’étaisjeune,
confie-t-il.Danslescomics,ilsessaienttoujoursdesauverlemonde.
Il mesemblaitqu’ondevaitessayerderendrelemondemeilleur,
parcequel’inversen’apasdesens.” » ❚❚
« Elon Musk. Tesla, SpaceX and the Quest for a Fantastic Future »,
d’Ashlee Vance, éditions Ecco / HarperCollins (non traduit).
Tesla survive ou pas, il laissera une profonde empreinte
dans l’histoire de l’industrie automobile. » [Lire l’entretien
page 28]. Même son de cloche à Paris. Michel de Rosen,
PDG d’Eutelsat Communications, leader européen des télé-
coms par satellites, se félicite qu’il ait « réveillé l’industrie
des lanceurs spatiaux. Et au-delà, je trouve inouïe la façon
dont il a tant apporté à des industries différentes. Son génie
dure, il se renouvelle ». Derrière Tesla, SpaceX et SolarCity,
il y a une même approche, novatrice et féconde. Elon Musk
a construit ses succès en mariant software et hardware, en
faisant la synthèse de la start-up californienne et de la pro-
duction de masse de Detroit, de l’électronique grand public
et du spatial. Bref, du numérique et de l’industrie.
Une méthode, la pensée du premier principe
Ses visions grandioses et son arrogance sont typiques du
messianisme du numérique californien. Mais il se distingue
de ses voisins dématérialisés. « Google, Twitter, Facebook…
sont des accidents, nuance Phil Jeudy, un Français tombé
dans la Silicon Valley il y a neuf ans. Musk, lui, a une vision
dès le départ. Il s’attaque volontairement à une industrie
en disant : “Je vais la disrupter.” » Ce quinqua idéaliste qui
connaît l’écosystème des start-up de la Valley comme sa
poche réfléchit un moment en remuant son chocolat chaud
à La Boulange de Hayes Street à San Francisco, sorte de
Starbucks version croissant parisien. Avant d’asséner, avec
son franc-parler : « Tesla, ce n’est pas la revanche d’un petit
jeune qui s’est fait plaquer ! » Mark Zuckerberg, le fondateur
de Facebook, appréciera… « On a besoin de ce mélange de
Tintin et de Jules Verne pour faire bouger les choses, juge
Phil Jeudy. Ce ne sont pas les grands industriels qui y arrive-
ront. » Le patron de La Boulange s’invite dans la discussion. Il
est français et a travaillé pour un sous-traitant de Renault. « Je
fournissais une grille métallique pour une bouche d’aération,
raconte-t-il. Mon interlocuteur a trouvé que sa surface était
irrégulière. La grille était pourtant sous un tapis… Invisible !
J’ai dû refaire le moule. Des semaines et 50 000 euros perdus
pour un faux problème. »
Fortune faite avec Zip2 et PayPal, Musk s’est attaqué aux
« problèmes fondamentaux de l’humanité », comme il le répète
à l’envi : passer des énergies fossiles au solaire et assurer
une nouvelle planète à l’espèce humaine en colonisant Mars…
Mais il ne faut pas s’y tromper. Musk est sérieux. Selon lui,
les industriels se sont encroûtés dans leurs coûteuses habi-
tudes et comme ils ne peuvent pas lui proposer de solutions
raisonnables, il les invente. Avec une solide stratégie indus-
trielle. Son point de départ ? La pensée du premier principe :
de dollars en Bourse – plus que Renault – et SolarCity 6 mil-
liards. Deux sociétés en déficit chronique. Tesla n’a vendu que
80 000 véhicules et brûle 500 millions de cash par trimestre
depuis cet automne… Musk est un parieur de l’extrême qui
renchérit sans cesse. Dans ce coin du monde, les paris sont
autant de chances de jackpot depuis le coup de poker de
William Shockley. En 1956, le père du transistor mise sur le
silicium dans son laboratoire de Mountain View. Soixante ans
plus tard, la ville héberge des géants tels que Google…
Débarqué dans la Valley, le journaliste étranger doit téléchar-
ger en urgence l’application Yelp pour avoir une chance de
décrocher un rendez-vous avec les autochtones dans un café
ou un restaurant. Pour s’y rendre, d’autres applications sont
indispensables : Uber, bien sûr, mais aussi ses concurrents
Lyft, Sidecar, Wingz, Summon… Tous nés à San Fran-
cisco. À Palo Alto, devant un expresso de Fraiche Yogurt,
le journaliste de « Bloomberg Businessweek » et auteur de la
première biographie autorisée d’Elon Musk [lire ci-dessus],
Ashlee Vance, résume le caractère influent du personnage :
« Dans la Silicon Valley, il est vu comme le successeur de
Steve Jobs. Et même plus ! Alors que tout le monde ne parle
que d’être entrepreneur avec son app, lui s’attaque au matériel,
aux choses les plus difficiles. Il devient une légende. »
À San Francisco, dans son appartement donnant sur la Baie,
Patrick Pélata, ancien numéro deux de Renault aujourd’hui
chez Salesforce, apprécie les exploits d’Elon Musk : « Que
« Vous réduisez les choses à leur vérité fondamentale et vous
raisonnez à partir de là », résume-t-il souvent. Exemple :
une fusée est faite d’aluminium, de titane, de cuivre, de
fibres de carbone… Musk calcule le coût de ces matériaux
et les compare au prix d’une fusée. La matière représente
2 % du prix. Soit une fraction ridicule, estime-t-il, avant de
conclure qu’il existe un énorme potentiel de réduction des
coûts. Autant pour la complexité des réalisations de Lockheed-
Martin et Arianespace !
Une stratégie, la réduction des coûts
Le respect des aînés et de leur savoir-faire pèse peu face
aux réussites des Chad Hurley (YouTube), Travis Kalanick
(Uber)… À San Francisco, les panneaux publicitaires vantent
d’abord les mérites des écoles de management : « Manage like
a boss ». Sur la Route 101 South qui court le long de la Silicon
Valley, la radio publique diffuse une série de reportages sur
ces particuliers qui essaient de révolutionner l’énergie dans
leur garage. Embouteillages aidant, le conducteur apprend peu
après que les conseillers conjugaux ont trouvé un nouveau
filon : aider les cofondateurs de start-up à ne pas rompre avec
pertes et fracas… Ici, il n’y a pas d’hésitation à faire table rase
du passé et à se lancer avec des idées neuves.
Les entreprises de Musk sont nées de ce retour aux « vérités
fondamentales ». Une voiture électrique, c’est d’abord une bat-
terie coûteuse… Tesla part de batteries de l’électronique grand
public dont il dilue le coût dans un modèle de luxe. Un lan-
KevorkDjansezian / GettyImages / AFP;d.r.
ceur, c’est une vitesse et une fiabilité qui s’imposent à tous…
SpaceX ignore la course à la performance et se positionne en
Logan du spatial autour d’un petit moteur déjà développé. Le
solaire, c’est de la fourniture d’électricité et un investissement
important… « SolarCity a d’abord ignoré la fabrication des
panneaux pour se concentrer sur les services d’installation et
de financement du solaire », explique Jonathan Bass, le vice-
président chargé de la communication de SolarCity, depuis
le siège de l’entreprise, un bâtiment anonyme perché sur les
collines de San Mateo.
Musk a étendu sa méthode sans tabous jusqu’à la conception
des produits et aux techniques de production. Car « c’est un
vrai ingénieur », apprécie Patrick Pélata. Et un ingénieur aux
commandes ! C’est lui l’architecte en chef de la Model S, si
innovante qu’il a fallu inventer ses process de fabrication [lire
page 30]. C’est encore lui qui a avalé des montagnes de livres
sur la construction astronautique jusqu’à devenir expert. C’est
toujours lui qui, refusant de gaspiller d’énormes quantités
d’aluminium avec la méthode traditionnelle de fabrication du
fuselage d’une fusée, a voulu souder ses panneaux par friction-
malaxage. Cette technique était réservée aux petites pièces,
personne ne croyait à son application aux fusées, y compris
chez SpaceX. Musk a embauché les meilleurs experts. Ils ont
construit une machine unique. Bingo ! Les pertes d’aluminium
sont divisées par dix et la fusée est allégée. « Musk est avant
tout un réalisateur », résume Jean-Pascal Tricoire, le PDG de
Schneider Electric.
Dans l’usine de production des lanceurs du Falcon 9 de SpaceX, à Hawthorne en Californie.
« Avec SpaceX, Elon Musk
a remis en question chaque
aspect du business
traditionnel des lanceurs. »
Martin Halliwell, directeurtechniquedeSES
enquêtes
29l’usine nouvelle i n° 3428 i 18 JUIN 201528
en couverture
« Tesla laissera une profonde empreinte
dans l’histoire de l’industrie automobile »
Patrick Pélata,
ex-directeur général de Renault,
vice-président exécutif de
Salesforce, éditeur américain
de logiciels en ligne
Quelle est votre définition
de Tesla ?
Fondamentalement, c’est
une boîte de software qui
s’est mise à la mécanique
parce qu’elle voulait faire
un produit. Je le perçois
bien, en travaillant
chez Salesforce. Nous
collaborons avec Tesla,
et nos logiciels sont en
compétition avec leurs
solutions maison. Il suffit
de voir l’espèce d’énorme
iPad qui trône dans leur
Model S, mais aussi leur
capacité à télécharger des
fonctions complexes dans
la voiture. Réglage des
systèmes de suspension,
repérage et gestion des
défaillances, changement
du système de navigation…
C’est unique.
Peut-on parler d’un industriel
de l’automobile ?
Tesla a mis en place de
vraies capacités d’ingénierie
et industrielles. La Model S
possède une architecture
impressionnante et
témoigne d’une belle
maîtrise des technologies
automobiles. La qualité
perçue n’a pas le niveau
d’une Audi, mais Tesla
est entré du premier
coup dans le peloton.
C’est la même chose pour
leur usine. Elle n’est pas
comparable aux japonaises,
mais c’est une vraie
usine automobile, qui
sera capable de passer à
300 000 voitures par an.
C’est impressionnant
pour un nouvel entrant.
Quel bilan tirez-vous de
l’irruption d’Elon Musk dans
l’automobile ?
Elon Musk a montré
qu’on pouvait intégrer
l’industrie automobile
dans un pays aux coûts
salariaux élevés, en misant
sur une énorme rupture
technologique. Il a
bousculé le secteur. Quand
les ventes de Model S ont
battu celles des Mercedes
Class S et autres BMW
Série 7 en Californie,
cela a été un véritable
traumatisme pour ces
constructeurs ! Que Tesla
survive ou pas, elle laissera
une profonde empreinte
dans l’histoire de
l’industrie automobile.
Tesla peut-il réussir son pari
de production de masse ?
La question, c’est de savoir
à quelle vitesse ils sortiront
leur modèle dit de
« troisième génération »
– l’équivalent d’une BMW
Série 3 électrique – à
30 000 ou 40 000 dollars.
C’est une affaire de cash :
auront-ils les moyens de
franchir toutes les étapes ?
Et de concurrence :
réussiront-ils avant que
les autres constructeurs
ne débarquent en force
sur ce créneau ? S’ils
y arrivent, il n’y a pas de
raison qu’ils ne vendent
pas des centaines de
milliers de voitures.
Ils pourront alors charger
leur usine et bénéficier
d’économies d’échelle.
Quels sont les avantages
compétitifs de Tesla ?
D’abord, la technologie
électrique, même si
l’avance de Tesla fond par
rapport aux constructeurs
à la pointe comme BMW
et Renault-Nissan. Tesla
a ensuite une génération
d’avance en matière
d’interface utilisateur
et de voiture connectée.
Je pense aussi qu’ils ont
poussé loin l’intégration
de l’électronique, alors
que les constructeurs
traditionnels sont un peu
coincés, avec des dizaines
de calculateurs disséminés
dans les équipements
de leurs sous-traitants.
Cela peut représenter
un avantage majeur.
Tesla s’est également aventuré
autour de l’automobile…
C’est peut-être ce qui a
le plus manqué à Renault,
qui a été pénalisé par
le peu d’empressement
des concessionnaires à
vendre de l’électrique et par
l’absence d’infrastructures
de recharge. Tesla possède
son propre réseau de
vente, bien plus efficace
économiquement,
car motivé et très léger.
Tesla bâtit rapidement
un réseau de bornes de
recharge qui va bien plus
loin que tous les autres
avec ses superchargeurs
très performants. C’est
un avantage stratégique. ❚❚
« Il y a chez Elon un refus de l’impossible, du compromis.
Tant que les lois de la physique ne prouvent pas le contraire, il
part de l’hypothèse que c’est possible », apprécie Jérôme Guil-
len, le vice-président de Tesla chargé des services, qui nous
reçoit au premier étage de la Tesla factory. Au rez-de-chaussée,
les robots qui assemblent la Model S portent des noms de
super-héros. Ce n’est pas un hasard : Elon Musk est fan de
comics. Il est d’ailleurs l’un des intervenants stars d’un pro-
gramme d’entrepreneuriat, baptisé Draper university of heroes.
Dans cette faculté de San Mateo, les murs sont recouverts de
Superman, Batman et consorts, et un panneau « Hero City
– No limits » habille l’entrée.
Impossible n’est pas californien. Et lorsque l’on invente
des process, autant les mettre en œuvre soi-même. Résul-
tat : plus de 80 % de la valeur des Falcon est produite dans
l’immense usine de Hawthorne, près de Los Angeles. Selon
les mots de Jean-Yves le Gall, président du Centre national
d’études spatiales (Cnes) : « D’un côté ils rentrent des tôles, de
l’autre ils sortent des fusées. » Ariane, c’est plus de 500 four-
nisseurs dans une dizaine de pays… Son modèle intégré
procure à SpaceX compétitivité et rapidité d’exécution. Sans
même parler de la future réutilisation de ses lanceurs. « Avec
SpaceX, Elon Musk a remis en question chaque aspect du
business traditionnel des lanceurs », estime Martin Halliwell,
le directeur technique du luxembourgeois SES, leader mondial
des télécoms par satellites.
À Palo Alto, tandis que des étudiants venus de l’université
voisine de Stanford dégustent les yaourts de Fraiche Yogurt,
le journaliste Ahslee Vance se régale d’une anecdote révéla-
trice : « C’est un type issu du Jet propulsion laboratory [JPL,
le laboratoire californien de la Nasa, ndlr] qui vient travailler
à SpaceX. Elon lui dit : “Je veux que toute l’électronique de la
fusée coûte moins de 10 000 dollars.“ Et le type de s’exclamer :
“10 000 dollars ? Au JPL, ce serait le prix du déjeuner organisé
pour discuter du câblage !” » Venu d’internet, Musk a su tirer
parti de l’explosion de l’électronique grand public pour faire
du numérique un moteur de sa compétitivité.
Une obsession, l’expérience client
« Une radio, dans l’industrie spatiale, c’est 100 000 dollars,
explique Ashlee Vance. Pas question pour Elon ! Il est allé
chercher des jeunes à la sortie de l’université pour qu’ils lui
fabriquent une radio avec des composants courants. La Nasa
a poussé de grands cris : “Les rayonnements ! Les vibrations !
Impossible !” La radio fonctionne. Elle coûte 5 000 dollars… »
Musk a appliqué cette démarche à toute l’électronique de la
fusée, aux panneaux solaires… Avec des gains de coût fara-
mineux. Sans compter l’agilité et la réactivité que lui procure
la maîtrise totale du logiciel et de l’électronique. Idem pour
Tesla, où l’écran tactile de 17 pouces qui trône sur le tableau
de bord de la Model S témoigne de la fusion réalisée entre
hard et soft, digne d’un Apple.
« Tesla a envisagé la voiture comme un objet de l’électronique
grand public et s’est vraiment démarqué en prenant possession
de tout le software et de l’électronique avec une architecture
intégrée », analyse Sébastien Amichi, partner spécialiste de
l’industrie automobile chez Roland Berger. Les construc-
teurs, eux, font uniquement l’interfaçage entre les dizaines
de logiciels des équipements de leurs sous-traitants. Avec
son architecture centralisée et la connexion 3 G de la voiture,
Tesla télécharge des mises à jour dans le garage de ses clients :
changement du système de navigation, nouvelles applications,
réglage des suspensions et augmentation de la vitesse de
pointe, implémentation progressive des fonctions d’auto-
conduite… Comme un iPhone, la voiture s’enrichit à chaque
téléchargement. Le client adore. Le constructeur télécharge ses
correctifs plutôt que de lancer de coûteux rappels. « Le mot
rappel doit être rappelé », tweete Elon Musk.
Retour à San Francisco, dans le quartier de Soma, où Faber-
Novel a planté son incubateur de start-up Parisoma. Ce large
espace de coworking accueille des entrepreneurs qui installent
leur ordinateur portable sur des tables de ping-pong et sous
une tuyère de réacteur. Là, Kevin Smouts, un jeune analyste
recruté en 2012, passionné par les aventures de Musk, nous
livre ses impressions : « Ce qui est intéressant, c’est l’agilité
avec laquelle il grandit, pointe-t-il. Comme dans le logiciel,
il commence petit tout en ayant une architecture qui lui
permettra de changer d’échelle rapidement. » Dès le départ,
Musk s’est donné les moyens de croître très vite. Tesla n’a
produit que 2 000 véhicules, lorsqu’il s’est installé dans un
site pouvant en assembler 400 000 par an. À peine en sort-il
30 000 qu’il construit une usine de batteries capable de fournir
les 500 000 voitures qu’il vise. Idem pour SolarCity avec sa
giga-usine de panneaux solaires en cours de construction dans
l’État de New York. C’est le premier site de l’installateur. Il doit
produire chaque année autant de panneaux que SolarCity
en a installés jusqu’ici !
Comme les start-up du numérique, Tesla et SolarCity sont
focalisés sur l’expérience client. Le constructeur automobile
est en contact direct avec ses clients via la connectivité de
la voiture. Il les entoure avec ses propres réseaux de vente,
de bornes de recharge et ses batteries. Comme un Google
et un Amazon à leurs débuts, Musk remonte la chaîne de
valeur pour assurer la fourniture de ses produits et services
sans se préoccuper des cœurs de métiers. Il étend peu à peu
son marché accessible à partir d’une première tête de pont.
D’abord un lanceur léger pour de petits satellites en orbite
basse, puis Falcon 9 pour atteindre l’orbite géostationnaire
et Falcon Heavy (prévu en fin d’année) pour des satellites
plus lourds et des charges militaires. Avec le Heavy, SpaceX
aura accès à 80 % du marché mondial du spatial. Treize ans
après sa création.
Le succès de SpaceX à lui seul doit faire réfléchir les
industriels. Si une start-up issue de la Silicon Valley arrive
à concurrencer Arianespace, qui peut se considérer à l’abri ?
Au-delà du super-héros qui a tant de succès auprès des
investisseurs [lire page 34], Elon Musk n’est-il pas avant
tout un pionnier ? Celui qui ouvre la voie à une généra-
tion d’entrepreneurs porteurs de cette culture de start-up
disruptive, agile et frugale qui ne se contenteraient plus du
seul logiciel mais s’attaqueraient au matériel. En réalisant
le mariage du numérique et de l’industrie. ❚❚
KevorkDjansezian / GettyImages / AFP;d.R.
« Vous devez réduire
les choses à leur vérité
fondamentale et raisonner
à partir de là. »
Elon Musk, PDGdeTeslaetSpaceX Suite de notre enquête p. 30
L’installateur de panneaux solaires SolarCity compte près de 200 000 clients.