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Fou
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1860, naissance à
Lyon de Rivoire &
Carret, futurnuméro
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calme plat.
Douce nostalgie
Bien que la communauté urbaine occupe une partie
des locaux, 13521 m2 sont totalement désaffectés.
Le long de la façade Sud-Est, derrière les vitres bri-
sées, un intérieur en piteux état. Un peu partout, à
l'extérieur, la verdure jaillit du béton et se réappro-
prie les lieux. Les détritus jonchent le sol. « Ici, il y
avait des potagers, des vergers et même des vaches
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Grivot est touché. « Ça me chagrine de voir l'usine
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vie d'Henry Grivot est liée à celle de l'usine Rivoire
& Carret. Et ce n'est pas un souvenir douloureux.
Plutôt la mémoire d'une belle époque. Un âge d'or
où « on travaillait avec plaisir » souffle-t-il en
continuant sa progression sur le site. Il se tourne
pouce tendu vers le haut, « c'était des patrons
comme ça ! ». Personnes généreuses, humaines,
icônes paternalistes. Il se souvient du taxi envoyé
après ses 3 mois d’hospitalisation pour une dysen-
terie amibienne, des soins médicaux gratuits à l'in-
firmerie de l'usine, de l'assistante sociale, des
layettes offertes à chaque naissance ou encore des
cadeaux de Noël pour les enfants jusqu'à 14 ans.
La majorité des ouvriers était logée un peu plus haut
dans la cité Michelis, construite pour eux en 1934.
« A la débauche, on allait se baigner dans l'Hu-
veaune. On mangeait des pommes piquées dans les
vergers et on se reposait à l'ombre des tilleuls. Et
le soir, on dansait au baleti' ». Henry Grivot sourit.
Il savoure un instant ces flash-back idylliques.
L’usine tissait les liens sociaux qui se délitent au-
jourd’hui. Mais elle n’a peut-être pas dit son dernier
mot. La cathédrale de béton songe à se métamor-
phoser.
Lutte pour la réhabilitation
En 2004, les habitants de la Valbarelle se mobilisent
et montent au créneau, le Collectif Médiathèque Ri-
voire & Carret est né. Commence alors un long
combat pour la réhabilitation du bâtiment en lieu
culturel. L’occasion pour celle que l’on surnomme
la dame blanche de redevenir le ciment social du
quartier. 2012 récompense 8 années d'efforts,
l’usine est classée patrimoine XXème. Un label du
Ministère de la Culture qui lui permet d’échapper à
la démolition.Aujourd'hui, 2 ans plus tard, pas l'om-
bre d'une rénovation. L'offensive associative se
poursuit. Henry Grivot espère voir revivre ces murs.
Il revient vers l'entrée et stoppe net devant un bâti-
ment proche du portail. C'était la zone de paque-
tage. « J'ai longtemps travaillé là. Et c'est ici que
j'ai connu ma pauvre femme ». A sa connaissance,
au moins une vingtaine de couples se sont rencon-
trés à l'usine avant de se marier. Bien plus que fer-
raille et béton, ce bâtiment est imprégné de l'histoire
industrielle de Marseille et de ceux qui l'ont faite.
« On se connaissait tous et on se côtoyait constam-
ment, on formait une famille ». Et c'est tout simple-
ment ce qu'Henry Grivot souhaite retrouver.
Texte Kevin Derveaux Photo Vincent Orsini

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  • 1. Fou d’elle 1860, naissance à Lyon de Rivoire & Carret, futurnuméro un des pâtes alimen- taires. En 1890, l’en- treprise s’implante à Marseille dans la vallée de l’Huveaune et devient l’usine emblématiquedu quartier de la Valba- relle. Henry Grivot, 88 ans, lui a voué toute sa vie d’ouvrier.
  • 2. E lle gît là, géante de béton, entre les rumeurs de l'A.50 et les klaxons du boulevard de la Valbarelle. Déjà 11 ans que l'usine agroalimentaire Ri- voire & Carret somnole dans le 11ème arrondissement de Marseille. Du haut de sa longue cheminée, elle aperçoit ce matin un vieil ami. L'homme de 88 ans la regarde sans un mot. Henry Grivot est figé devant l'entrée. Un portail qu'il a pourtant franchi des milliers de fois, pendant 39 ans, avant de prendre sa retraite en 1982. Il s'approche de la façade et s'immobilise sur la gauche, devant une grande porte vitrée. « C'est par là qu'entraient tous les ouvriers », explique l'ancien agent de maîtrise. Des décennies de souvenirs sous ses yeux. Les ouvriers vont et viennent, le vacarme des machines, les allers et retours des camions, l'ambiance des pauses casse-croûte ou des ves- tiaires. 648 employés travaillent ici entre les années 50 et 60. Rivoire & Carret domine alors le marché des pâtes alimentaires... Mais aujourd'hui, c'est calme plat. Douce nostalgie Bien que la communauté urbaine occupe une partie des locaux, 13521 m2 sont totalement désaffectés. Le long de la façade Sud-Est, derrière les vitres bri- sées, un intérieur en piteux état. Un peu partout, à l'extérieur, la verdure jaillit du béton et se réappro- prie les lieux. Les détritus jonchent le sol. « Ici, il y avait des potagers, des vergers et même des vaches pour le lait », décrit le guide en pointant du doigt une pile de pneus à l’autre bout du bâtiment. Henry Grivot est touché. « Ça me chagrine de voir l'usine dans cet état ». Pas un mot de plus. L'homme est réservé, pudeur sentimentale. Les verres fumés des lunettes cachent un regard triste. Cette usine, c'est son passé, son histoire. Comme pour de nombreux habitants du quartier, la vie d'Henry Grivot est liée à celle de l'usine Rivoire & Carret. Et ce n'est pas un souvenir douloureux. Plutôt la mémoire d'une belle époque. Un âge d'or où « on travaillait avec plaisir » souffle-t-il en continuant sa progression sur le site. Il se tourne pouce tendu vers le haut, « c'était des patrons comme ça ! ». Personnes généreuses, humaines, icônes paternalistes. Il se souvient du taxi envoyé après ses 3 mois d’hospitalisation pour une dysen- terie amibienne, des soins médicaux gratuits à l'in- firmerie de l'usine, de l'assistante sociale, des layettes offertes à chaque naissance ou encore des cadeaux de Noël pour les enfants jusqu'à 14 ans. La majorité des ouvriers était logée un peu plus haut dans la cité Michelis, construite pour eux en 1934. « A la débauche, on allait se baigner dans l'Hu- veaune. On mangeait des pommes piquées dans les vergers et on se reposait à l'ombre des tilleuls. Et le soir, on dansait au baleti' ». Henry Grivot sourit. Il savoure un instant ces flash-back idylliques. L’usine tissait les liens sociaux qui se délitent au- jourd’hui. Mais elle n’a peut-être pas dit son dernier mot. La cathédrale de béton songe à se métamor- phoser. Lutte pour la réhabilitation En 2004, les habitants de la Valbarelle se mobilisent et montent au créneau, le Collectif Médiathèque Ri- voire & Carret est né. Commence alors un long combat pour la réhabilitation du bâtiment en lieu culturel. L’occasion pour celle que l’on surnomme la dame blanche de redevenir le ciment social du quartier. 2012 récompense 8 années d'efforts, l’usine est classée patrimoine XXème. Un label du Ministère de la Culture qui lui permet d’échapper à la démolition.Aujourd'hui, 2 ans plus tard, pas l'om- bre d'une rénovation. L'offensive associative se poursuit. Henry Grivot espère voir revivre ces murs. Il revient vers l'entrée et stoppe net devant un bâti- ment proche du portail. C'était la zone de paque- tage. « J'ai longtemps travaillé là. Et c'est ici que j'ai connu ma pauvre femme ». A sa connaissance, au moins une vingtaine de couples se sont rencon- trés à l'usine avant de se marier. Bien plus que fer- raille et béton, ce bâtiment est imprégné de l'histoire industrielle de Marseille et de ceux qui l'ont faite. « On se connaissait tous et on se côtoyait constam- ment, on formait une famille ». Et c'est tout simple- ment ce qu'Henry Grivot souhaite retrouver. Texte Kevin Derveaux Photo Vincent Orsini