1. Fou
d’elle
1860, naissance à
Lyon de Rivoire &
Carret, futurnuméro
un des pâtes alimen-
taires. En 1890, l’en-
treprise s’implante à
Marseille dans la
vallée de l’Huveaune
et devient l’usine
emblématiquedu
quartier de la Valba-
relle. Henry Grivot,
88 ans, lui a voué
toute sa vie d’ouvrier.
2. E
lle gît là, géante de béton, entre les
rumeurs de l'A.50 et les klaxons du
boulevard de la Valbarelle. Déjà 11
ans que l'usine agroalimentaire Ri-
voire & Carret somnole dans le
11ème arrondissement de Marseille.
Du haut de sa longue cheminée, elle aperçoit ce
matin un vieil ami. L'homme de 88 ans la regarde
sans un mot. Henry Grivot est figé devant l'entrée.
Un portail qu'il a pourtant franchi des milliers de
fois, pendant 39 ans, avant de prendre sa retraite en
1982.
Il s'approche de la façade et s'immobilise sur la
gauche, devant une grande porte vitrée. « C'est par
là qu'entraient tous les ouvriers », explique l'ancien
agent de maîtrise. Des décennies de souvenirs sous
ses yeux. Les ouvriers vont et viennent, le vacarme
des machines, les allers et retours des camions,
l'ambiance des pauses casse-croûte ou des ves-
tiaires. 648 employés travaillent ici entre les années
50 et 60. Rivoire & Carret domine alors le marché
des pâtes alimentaires... Mais aujourd'hui, c'est
calme plat.
Douce nostalgie
Bien que la communauté urbaine occupe une partie
des locaux, 13521 m2 sont totalement désaffectés.
Le long de la façade Sud-Est, derrière les vitres bri-
sées, un intérieur en piteux état. Un peu partout, à
l'extérieur, la verdure jaillit du béton et se réappro-
prie les lieux. Les détritus jonchent le sol. « Ici, il y
avait des potagers, des vergers et même des vaches
pour le lait », décrit le guide en pointant du doigt
une pile de pneus à l’autre bout du bâtiment. Henry
Grivot est touché. « Ça me chagrine de voir l'usine
dans cet état ». Pas un mot de plus. L'homme est
réservé, pudeur sentimentale. Les verres fumés des
lunettes cachent un regard triste. Cette usine, c'est
son passé, son histoire.
Comme pour de nombreux habitants du quartier, la
vie d'Henry Grivot est liée à celle de l'usine Rivoire
& Carret. Et ce n'est pas un souvenir douloureux.
Plutôt la mémoire d'une belle époque. Un âge d'or
où « on travaillait avec plaisir » souffle-t-il en
continuant sa progression sur le site. Il se tourne
pouce tendu vers le haut, « c'était des patrons
comme ça ! ». Personnes généreuses, humaines,
icônes paternalistes. Il se souvient du taxi envoyé
après ses 3 mois d’hospitalisation pour une dysen-
terie amibienne, des soins médicaux gratuits à l'in-
firmerie de l'usine, de l'assistante sociale, des
layettes offertes à chaque naissance ou encore des
cadeaux de Noël pour les enfants jusqu'à 14 ans.
La majorité des ouvriers était logée un peu plus haut
dans la cité Michelis, construite pour eux en 1934.
« A la débauche, on allait se baigner dans l'Hu-
veaune. On mangeait des pommes piquées dans les
vergers et on se reposait à l'ombre des tilleuls. Et
le soir, on dansait au baleti' ». Henry Grivot sourit.
Il savoure un instant ces flash-back idylliques.
L’usine tissait les liens sociaux qui se délitent au-
jourd’hui. Mais elle n’a peut-être pas dit son dernier
mot. La cathédrale de béton songe à se métamor-
phoser.
Lutte pour la réhabilitation
En 2004, les habitants de la Valbarelle se mobilisent
et montent au créneau, le Collectif Médiathèque Ri-
voire & Carret est né. Commence alors un long
combat pour la réhabilitation du bâtiment en lieu
culturel. L’occasion pour celle que l’on surnomme
la dame blanche de redevenir le ciment social du
quartier. 2012 récompense 8 années d'efforts,
l’usine est classée patrimoine XXème. Un label du
Ministère de la Culture qui lui permet d’échapper à
la démolition.Aujourd'hui, 2 ans plus tard, pas l'om-
bre d'une rénovation. L'offensive associative se
poursuit. Henry Grivot espère voir revivre ces murs.
Il revient vers l'entrée et stoppe net devant un bâti-
ment proche du portail. C'était la zone de paque-
tage. « J'ai longtemps travaillé là. Et c'est ici que
j'ai connu ma pauvre femme ». A sa connaissance,
au moins une vingtaine de couples se sont rencon-
trés à l'usine avant de se marier. Bien plus que fer-
raille et béton, ce bâtiment est imprégné de l'histoire
industrielle de Marseille et de ceux qui l'ont faite.
« On se connaissait tous et on se côtoyait constam-
ment, on formait une famille ». Et c'est tout simple-
ment ce qu'Henry Grivot souhaite retrouver.
Texte Kevin Derveaux Photo Vincent Orsini