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Le Sāṅkhya, une voie cosmologique traditionnelle
Gabriel Arnou-Laujeac Article paru dans la revue 3è Millénaire
« (Les hommes) étant frappés par trois sortes de souffrances, la nécessité d'une enquête
sur les moyens de leur élimination s'impose [I]. »
Ainsi débutent les strophes du Sāṅkhya ou Sāṅkhya-kārikā (SK) d’Īśvara Kṛṣṇa, traité
métaphysique référentiel du Sāṅkhya-darśana [2], un des six darśanas orthodoxes (āstika)
[3] du Sanātana-dharma [4]. Le point de départ du Sāṅkhya est donc la constatation de la
précarité de la condition humaine: tous les hommes sont, à des degrés divers, assujettis à la
souffrance. Le premier des trois types de souffrance est lié au corps (maladies,
vieillissement, etc) et au mental (désir, colère, envie, peur, jalousie, etc) ; le second est
engendré par des causes extérieures (hommes, animaux...) ; enfin, la dernière catégorie est
la souffrance causée par les éléments ou l'influence des planètes. L'être humain souffre et,
par ignorance, cherche à y remédier par des moyens inadaptés, qui ne détruisent pas la
racine productrice de la souffrance mais ne font que camoufler provisoirement ses
symptômes.
Comment, dès lors, éliminer la racine des trois formes de souffrance selon le Sāṅkhya ?
La souffrance peut être éradiquée par « la Connaissance juste du Non-manifesté, du
Manifesté et du Connaisseur des phénomènes » (SK. 2).
En se basant sur les écritures védiques, le Sāṅkhya pose l'existence, derrière toutes les
manifestations phénoménales, de deux réalités co-éternelles : Puruṣa (le Connaisseur des
phénomènes) et Prakṛti (le Non-manifesté à l'origine du Manifesté). Puruṣa est le principe
immatériel, la Conscience pure, le Connaisseur des phénomènes, ce que Patañjali nomme
le Soi dans ses sūtras du « Yoga aux huit membres » (aṣtanga-yoga). Prakṛti est le
principe matériel, inconscient, le non-Soi à l'origine du monde phénoménal. Hormis leur
nature éternelle, ces deux réalités sont de nature opposée : Prakṛti est unique mais
complexe et dynamique; Puruṣa est pluriel mais simple et non-agissant. C'est de
l'identification fallacieuse du Puruṣa à la Prakṛti et à ses effets qu'est issue, selon le
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Sāṅkhya, la souffrance sous toutes ses formes. C'est pourquoi la cessation de la souffrance
ne peut résulter que d'une discrimination intuitive entre ces deux principes antagoniques,
trouvant sa résolution dans l'isolement (Kaivalya) ou dans la libération de la Conscience
pure (Puruṣa) qui semblait jusqu'alors prise dans le filet de la Prakṛti.
Le Non-manifesté, le Manifesté et le principe de causalité
Prakṛti n'est pas la Nature, contrairement à l’interprétation réductrice qui en est souvent
faite de ce principe, mais la racine productrice de tous les phénomènes psycho-physiques.
Elle est leur cause substantielle unique. Ce principe causal, non-manifesté, est, par
définition, imperceptible à l'œil nu. Son existence est inférée de l'existence même du plan
manifesté, son effet, c'est-à-dire de l'existence de jagat, l'univers [5] (subtil et grossier).
Afin de prouver l'existence de la Prakṛti, le Sāṅkhya ne fait pas seulement appel à la
révélation védique sur laquelle il se fonde [6]. Il recourt aussi à la loi de la causalité: un
effet ne peut exister sans une cause. L'effet préexiste sous forme latente dans sa cause. Une
jarre, par exemple, existe à l'état latent, non manifesté, dans l'argile qui est sa cause. Afin
d'éviter l'écueil d'un regressus ad infinitum, le Sāṅkhya nous invite à admettre qu'il existe
une cause primordiale du monde manifesté (vyakta), une cause substantielle elle-même
sans cause et non manifestée (avyakta) qu'il nomme Prakṛti ou Pradhāna.
Bien qu'étant non manifestée, la Prakṛti ne peut être un simple vide, car, selon le Sāṅkhya
et les cinq autres darśanas védiques, aucun effet ne saurait provenir du vide ou du non-
existant (SK. 9). Il ressort que le monde phénoménal n'est que l'actualisation de qualités
qui existent déjà à l'état latent dans la Prakṛti [7]. La relation entre le non-manifesté et le
manifesté est comparée au rapport de causalité qui existe entre le fil et le tissu. L'effet
(tissu) est la transformation (parināma) de sa cause (fil) et conserve la nature de celle-ci.
La Prakṛti est constituée par trois forces de qualité différente, les trois guṇas, qui
composent également l’ensemble de ses effets. La "science" des guṇas est donc la clé de la
compréhension de la nature de la Prakṛti et de ses effets. C'est par le jeu des trois guṇas
(sattva, rajas et tamas) que la Prakṛti manifeste l'univers.
Sattva-guṇa est le principe de révélation (la couleur qui lui est symboliquement associée
est le blanc), tandis que rajas (rouge) est celui de mutation et que tamas (noir) est celui
d'inertie ou d'obscurité. Sattva a pour nature de révéler, tamas de faire obstacle à cette
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révélation (agit comme un voile), rajas d'opérer la mutation dans les deux sens: de
l'ignorance à la révélation et vice versa.
Prakṛti étant la somme des guṇas et les effets étant de même nature que leur cause, il
résulte que tous les états du monde manifesté (physique et psychique) sont le produit de la
combinaison de ces trois principes antagoniques (chacun d'eux cherchant à dominer les
autres) et interdépendants, parfaitement indissociables. Le nombre de combinaisons
possibles des guṇas est potentiellement illimité. Un exemple classique donne l'image d'une
cordelette constituée d'une multitude de brins de chanvre portant les couleurs associées aux
guṇas en proportions diverses.
Physiquement, sattva correspond à la pureté, la finesse, la légèreté, tamas à la lourdeur et à
l'obscurité, rajas au mouvement. Psychologiquement, ce guṇa se traduit par l'état
d'équilibre, d'intelligence, de discernement, de paix. Rajas est synonyme de passion,
d'agitation, d'effort, d'émotion, de douleur (la souffrance est un des états de rajas) et tamas
d'inconscience, d'ignorance, d'apathie. Tamas fait aussi bien obstacle aux qualités de sattva
qu'à celles de rajas. S'agissant du corps physique lui-même, d’après les écritures sattva
préside à la tête, rajas à la poitrine et aux bras et tamas à la partie inférieure du corps. Dans
la nature, on pourrait dire que sattva domine dans la sérénité et la beauté d'un coucher de
soleil, rajas dans l'agitation frénétique d'un volcan en éruption et tamas dans l'inertie d'un
rocher.
Les guṇas se combinent chez chaque individu, mais un des trois prédomine
systématiquement. En simplifiant : les personnes dont le guṇa dominant est sattva sont de
nature spirituelle, calme, méditative, des hommes d'intelligence pure ; l'individu rajasique
est actif, passionné, combatif, vaillant ; lorsque tamas domine, il est léthargique, grossier,
pauvre d'esprit. Le joug de tamas doit être transcendé en cultivant les qualités propres à
rajas et celui de rajas par le développement des qualités sattviques. Le but ultime est
néanmoins de transcender les trois guṇas, c'est-à-dire de rompre toute identification à la
Prakṛti, en réalisant notre identité de Puruṣa lequel n'étant ni producteur ni produit en tant
que pure Conscience, est dénué des trois guṇas (triguṇatita). La domination systématique
de l'un des trois guṇas implique la présence des deux autres : ils sont subordonnés au
dominant, tenus sous son contrôle. Les guṇas les plus faibles sont pilotés par le plus fort,
contraints de suivre sa direction et de l'assister dans son processus. Même chez l'être le
plus grossier ou dans un caillou, le sattva-guṇa n'est pas absent, il est seulement perclus.
Ainsi, les trois guṇas coopèrent pour l'accomplissement d'un dessein unique : « ... Ils
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agissent ensemble, à la manière d'une lampe à huile, pour répondre à une nécessité » (SK.
13). La lumière (le dessein) ne peut être obtenue que par la combinaison de trois éléments:
le réceptacle, l'huile et la mèche. Et la nécessité dont parle cette kārikā est, comme nous le
verrons, l'expérience (bhoga) et la Libération (mokṣa) du Puruṣa.
Le Connaisseur des phénomènes ou la Conscience pure
Au-delà du Manifesté qui est impermanent, mobile, dépendant d'une cause, distinct même
du Non-manifesté qui est de nature à produire et qui est inconscient, le Sāṅkhya constate
l'existence d'un Principe immuable, ni producteur ni produit : le Puruṣa, observateur
immobile des phénomènes. Il s'agit du Soi réel, la monade spirituelle de chaque individu,
la Conscience qui demeure lorsque toutes les identifications à la Prakṛti et à ses effets ont
disparu. Il serait inexact de dire que la Conscience est un attribut du Puruṣa, elle est
précisément sa nature inhérente. Puruṣa est Conscience. Ou plutôt, ils sont Conscience. En
effet, bien que la Sāṅkhya-kārikā emploie souvent le terme de Puruṣa au singulier, il
existe, d'après elle, une pluralité de Puruṣas [8], chacun de nous en étant un par essence
(SK. 18).
Par quelle méthode l'existence du ou des Puruṣas est-elle posée par le Sāṅkhya ?
« Puruṣa existe puisque: tout composite est destiné au service d'un autre, il y a absence
des caractéristiques des trois guṇas (en Puruṣa), il y a un catalyseur derrière tout acte, il y
a un expérimentateur des manifestations de la Prakṛti, la tendance à l'isolement existe. »
(SK. 17). Tout agrégat existe effectivement en vue d'autre chose que lui-même. Une
maison par exemple, qui est un composite de différents matériaux, et qui est constitué de
parties, n'existe pas pour elle-même : elle est destinée au service de l'habitant qui y réside.
De même, le monde phénoménal et l'individualité psycho-physique sont destinés au
service d'une entité immuable, le Soi (Puruṣa). En ce sens, la Prakṛti inconsciente ne
manifeste l'univers que pour le service d'une entité consciente : Puruṣa.
L'association de l'aveugle et du boiteux
La Sāṅkhya-kārikā compare l'association du Puruṣa et de la Prakṛti à celle d'un infirme
et d'un aveugle, le premier grimpant sur les épaules du second pour le guider. Puruṣa sans
la force dynamique de la Prakṛti est paralysé, la Prakṛti sans la lumière de la Conscience,
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du Puruṣa, est aveugle. La matière est le médium par lequel la Conscience Pure
expérimente le monde sensible et se libère, et la Conscience Pure le principe illuminateur
de la matière. Le Puruṣa agit comme un catalyseur (une catalyse étant l'action par laquelle
une substance rend possible une réaction chimique par sa seule présence). Son influence
est comparée à celle de l'aimant qui, par sa seule présence, attire la limaille de fer. Il s'agit,
en quelque sorte, d'un "moteur immobile" au sens d'Aristote.
La manifestation de l'univers ou la transformation de la Prakṛti.
A l'état non-manifesté en Prakṛti, avant donc le déploiement de l'univers, les trois guṇas
sont en état d'équilibre parfait (sāmyâvasthā). Il s’agit d’un équilibre de tension dû à une
neutralisation mutuelle. Aucun guṇa ne domine les autres. C'est lorsque cet équilibre des
guṇas est ébranlé (guṇa-kśobha) par la présence du Puruṣa et que le sattva-guṇa devient
prédominant, que la manifestation se déploie et que l'actualisation des effets s'opère. Ce
qui était latent en l'état causal de la Prakṛti s'actualise (c'est, dirait Hegel, le passage de
l'implicite à l'explicite ) et la théorie de la transformation (Parināma-vāda) du Sāṅkhya
entre en scène : la Prakṛti se transforme, c'est le processus du déploiement des mondes par
le jeu des trois guṇas qui produisent collectivement des effets, selon la particularité en
chacun d'eux, à la façon de l'eau qui épouse différentes formes telles que la glace, la neige,
la vapeur, etc (SK.16).
La cosmologie du Sāṅkhya décrit un processus de transformation qui opère en cascade, du
plus subtil au plus grossier, chaque étape représentant un tattva (une réalité principielle, il
en existe ving-trois) émanant du non-manifesté (la Prakṛti) jusqu'au plan manifesté le plus
grossier (les cinq éléments).
La Prakṛti émet un premier tattva à forte dominance sattvique, Mahat, qui lui même en
émet un autre et ainsi de suite, chaque étape se caractérisant par un affaiblissement du
sattva-guṇa. Mahat (litt. "le grand"), nommé ainsi car il est le premier principe déployé, est
l'Intellect cosmique qui, chez l'individu, se manifeste en tant que discernement,
connaissance juste et pouvoir de décision : on le nomme alors buddhi (racine "Budh-",
décider). Buddhi est l'intellect, aspect microcosmique de Mahat, à ne pas confondre avec
manas, le mental discursif, erreur fréquente de nos jours. De buddhi émerge le second
tattva, ahaṃkāra, l'ego personnel limité dans l’espace et le temps, facteur d'individuation
du principe impersonnel de buddhi. Sur le plan individuel, l'émergence d'antaḥkaraṇa est
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directement responsable des sentiments du "moi-je" conditionné et du "mien" d'où découle
la fausse identification opérée entre sujet et objet, entre Puruṣa et Prakṛti. Deux types de
productions, physique et psychique, émanent ensuite de l'ahaṃkāra. De son caractère
sattvique sont produits les onze indriyas (instruments d'expérience de l'individu). De son
caractère tamasique les cinq tanmātras, c’est-à-dire les cinq éléments à l'état subtil (Ether,
Air, Feu, Eau, Terre) dont la combinaison produira ensuite les cinq sthūla-bhūtas, les cinq
éléments constituant le monde phénoménal qui procure le champ d'expérience nécessaire
aux divers instruments sensoriels de l'individu.
Les dix instruments d'expérience émanant respectivement du guṇa sattvique et du guṇa
rajasique d’ahaṃkāra sont : les cinq jñānendriyas ou moyens de perception, vue (œil),
ouïe (oreille), odorat (nez), goût (langue), toucher (peau) ayant leur siège dans les organes
correspondants ; les cinq karmendriyas ou moyens d'action, parole (voix), préhension
(mains), locomotion (pieds), excrétion (anus), procréation (sexe). Les dix forment les sens
externes (bāhyakarana). Manas (racine "Man-" : penser), le mental discursif et
spécificateur, est le onzième instrument. Il est issu de l'aspect sattvique de l'ego. A ce stade
de la manifestation de la Prakṛti, l'antaḥkaraṇa, le sens interne de l'individu, composé du
mental (manas), de l'intellect discernant (buddhi) et de l'ego dynamique (ahaṃkāra),
chacun assumant un rôle spécifique, est constitué. Sur le plan empirique, le rôle des sens
externes est de recevoir l'impulsion non définie d'un objet, une impression vague. Puis
l'information est transmise au mental (l'agent spécificateur) qui va la recevoir sous forme
déterminée: "c'est un arbre". Le rôle de l'ahaṃkāra est alors de récupérer égotiquement
cette spécification: "c'est moi qui vois cet arbre". Buddhi intervient enfin pour apposer son
sceau, valider la perception : "cette perception est en accord avec la réalité, il s'agit bien
d'un arbre".
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L'identification du Puruṣa à la Prakṛti est ignorance
Nous avons évoqué comment la Prakṛti manifeste les vingt-trois réalités principielles
pour le Puruṣa et devant lui. Un phénomène d’identification se produit au cours de cette
manifestation: le Puruṣa ou la Conscience semble s'identifier à la Prakṛti par l'entremise
de l'intellect, buddhi. Le Puruṣa se reflète en effet dans le premier tattva d'expression
sattvique produit par la Prakṛti, buddhi, en raison de la nature très subtile et transparente
de ce dernier. Puis il est conduit à emprunter la notion d'individuation, l'ahaṃkāra étant le
second tattva de la manifestation, effet rajasique direct de buddhi. Le Puruṣa, dont la
nature est pourtant immuable, semble ainsi assumer les modifications de buddhi et s'y
identifier (en vérité, il n'est expérimentateur des effets de la Prakṛti que dans le sens où il
est le révélateur de tous ses états, le principe conscient et illuminateur). Puruṣa est alors
comme captivé par le spectacle de la manifestation que la Prakṛti déploie devant lui et
pour lui. Il semble s'emprisonner lui-même comme un oiseau dans le filet de la
manifestation. Il s'identifie à la condition limitée et imparfaite de l'individualité psycho-
physique.
En raison de cette identification, le Puruṣa s'assujettit apparemment au flux de passions et
d'émotions issues de la Prakṛti, aux joies éphémères et à la souffrance qui en découlent, à
la naissance, à la croissance, au déclin et à la mort, autant d'états indissociables de
l'existence psycho-physique, états qui lui sont en réalité essentiellement étrangers. En
somme, le Puruṣa s'identifie à l'homme empirique, esclave de son environnement
extérieur, de ses pensées, opinions, émotions et impulsions, de tous les conditionnements
qui procèdent en réalité de la Prakṛti. A l'instar d'une marionnette, l’homme empirique qui
est encore sous le joug de l’ignorance de sa nature de Puruṣa est dirigé par ses désirs, ses
attractions, ses répulsions, ses espoirs, ses peurs, ses joies, ses souffrances, constamment
ballotté d' un opposé à l'autre en fonction du jeu des guṇas. Il est généralement incapable
de discriminer le Soi (Puruṣa) du non-Soi (Prakṛti), s’identifie de ce fait au spectacle du
monde physique et à la sphère psychique.
En tant que doctrine sotériologique, le Sāṅkhya, même s'il entend répondre au comment, ne
s'intéresse pas au pourquoi de cette identification du Puruṣa mais au moyen d'y mettre fin.
Et mettre fin à cette méprise, à cette ignorance qui est à l'origine des trois formes de
souffrances citées en introduction, nécessite, comme indiqué plus haut, « la Connaissance
juste du Non-manifesté, du Manifesté et du Connaisseur des phénomènes » (SK. 2). Cet
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effort de connaissance n'est autre que la quête du JE réel, véritable principe conscient, dont
la connaissance est l'unique moyen valide de délivrance.
Il ressort de l'étude de la nature de la Prakṛti, que le principe conscient, le vrai Je, ne peut
être ni buddhi, ni manas, ni l'intellect, ni le mental, ni bien sûr les cinq sens ou le corps
physique qui procèdent de la Prakṛti inconsciente or, répétons-le, tout effet est, d'après le
Sāṅkhya, de la même nature que sa cause. Un exemple illustrant ces propos est le suivant:
imaginons un verre d'eau teintée par un colorant rouge, posé sur une table de jardin
exposée au soleil. L'eau laisse passer les rayons du soleil qui projettent une lueur rouge sur
la table. Si l'on se fie à nos perceptions sensorielles, on pourrait penser que le foyer
lumineux est le verre. Mais si l'eau était peu à peu purifiée, la lueur provoquée par le soleil
deviendrait de plus en plus cristalline et on réaliserait que le principe illuminateur n'est pas
le verre, ni l'eau, mais le soleil. Buddhi (symbolisée ici par le verre d'eau) est comparable à
un miroir qui peut refléter un objet, à condition cependant qu'un principe illuminateur (le
soleil) le fasse apparaître. Ce principe illuminateur, ce soleil spirituel, c'est Puruṣa, le
connaisseur des phénomènes, la Conscience. C'est parce que buddhi réalise toutes les
expériences du Puruṣa et parce qu'elle est obscurcie [09] (le colorant rouge) qu'on
l'imagine à tort être le principe conscient et que l'on identifie subséquemment et par erreur
Puruṣa à Prakṛti (à buddhi précisément, et à ses effets comme l'ego ou le corps physique).
La "Connaissance juste" consiste donc, pour chaque monade spirituelle, à rompre toute
identification à la Prakṛti, à la matière (incluant le milieu mental et les éléments à l'état
subtil), par un acte de discrimination intuitive grâce auquel buddhi recouvre sa nature
sattvique [11] et, s'étant ainsi purifiée, réalise empiriquement la différence subtile entre
Prakṛti et Puruṣa (SK. 37).
Buddhi, l’intellect discriminateur, est donc à la fois la cause de notre ignorance ou de notre
connaissance, de notre enchaînement à la corde des guṇas et à l’instabilité des divers états
physiques et mentaux, ou de notre délivrance selon son orientation sattvique, rajasique ou
tamasique. Le déploiement des mondes, c'est à dire la manifestation des guṇas désertant
leur état d'équilibre de l'état indifférencié en Prakṛti, est ainsi guidée par une forme
d'instinct téléologique : « De même que le lait, non-conscient, apparaît pour nourrir le
jeune veau, de même la Prakṛti, non consciente, se manifeste pour la libération du
Puruṣa. » (SK. 57).
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L’absence d’identification du Soi à la Prakṛti et à ses effets est la Connaissance juste
Le cœur du message sānkhyen est que l'apparente identification du Puruṣa à la Prakṛti,
identification fallacieuse de la Conscience au monde psycho-physique, du Spectateur au
spectacle, n'est pas éternelle. Elle est dissoute par la "Connaissance juste", c'est-à-dire par
la discrimination entre le Soi (Puruṣa) et le non-Soi (Prakṛti). Par un processus
introspectif, la différence absolue entre Puruṣa et Prakṛti est réalisée par l'auto-révélation
de la pure essence de la Conscience (Puruṣa). De même qu'un cristal devant lequel on pose
une fleur semble, par réflexion, prendre la couleur de cette dernière, de même le Puruṣa se
reflétant en tant que conscience dans la Prakṛti était pris pour elle et elle pour lui. La
Conscience pure était prise pour la Prakṛti et ses effets et inversement. Ce qui est
immuable semblait se modifier et souffrir et ce qui est inconscient semblait conscient.
Quand, à la suite d'une ascèse intérieure, on discrimine Puruṣa, il s’isole du non-Soi
comme un corps pur, établi dans sa propre nature de Conscience immuable, différente du
Non-manifesté, du Manifesté, ni productrice ni produite. La Connaissance juste de la
nature du vrai Soi apparaît ainsi sous la forme suivante: « Na Asmi" : "je ne suis pas (la
Prakṛti et ses effets)", "Na Me" - "les tattvas (effets de la Prakṛti) ne m'appartiennent pas",
"Na Aham" - "Je ne suis pas (l'auteur des tattvas) » (SK. 64). L'ignorance ontologique qui
activait la roue des incarnations successives, des naissances et des morts, des morts puis
des naissances (le saṃsāra ou cycle de la transmigration, qui signifie littéralement
« ensemble de ce qui circule ») est détruite, avec les trois formes de souffrance et les
limites inhérentes à l'état conditionné de l’incarnation. Sa mission étant accomplie, la
Prakṛti peut alors se résorber, retourner à l'état non-manifesté: « De même qu'une danseuse
cesse de danser après avoir joué pour les spectateurs, de même, la Prakṛti, après s'être
montrée au Puruṣa, s'efface, résorbe en elle-même ses manifestations". " Il n'y a pas plus
pudique que Prakṛti, telle est ma conviction. S'apercevant qu'elle est vue (par Puruṣa), elle
ne se montre plus à Puruṣa ", "Nul, aucun Puruṣa n'est lié, ni émancipé ni ne transmigre.
C'est la Prakṛti qui, au moyen de plusieurs supports, plusieurs corps, transmigre, se lie et
se libère"," C'est elle qui, au moyen d'une seule forme la Connaissance juste -, se libère de
cet enchaînement des transformations ». (SK. 59 et 61-63).
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In fine, ce livre immense que nous appelons l'univers est, d’après le Sāṅkhya, posé devant
l'homme afin que ce dernier puisse lire et découvrir qu'il est la Conscience pure et
éternelle, étrangère à la naissance, à la croissance, au déclin, et à la mort.
NOTES
1. Toutes les kārikās cités dans cet article sont traduites par Swami Shraddhananda Giri.
Je profite de cette note pour remercier Swami Shraddhananda qui m'a enseigné le
Sāṅkhya, les Brahma-sūtras et la Bhagavad-gītā de façon traditionnelle, c'est à dire "de la
bouche du maître à l'oreille du disciple". Swami Shraddhananda est titulaire de différents
diplômes de Pandit (Professeur). Il a enseigné à l’université de Ranchi (Bihar), en Inde, et
à l'École des Hautes-Études à Paris. Il enseigne également le Kriyā-Yoga et la méditation.
Je tiens aussi à saluer Sri Swami Yogananda Sarasvati, collaborateur du Sringeri Math
fondé par Ādi Śaṅkarācārya (788-820), avec qui j’étudie l’Advaita-Vedānta, pour ses
éclaircissements sur le Sāṅkhya.
2. Sāṅkhya signifie « énumération » car ce darśana opère une classification et une
analyse de toutes les réalités principielles (tattvas) constituant le monde manifesté
(physique et psychique) et « discrimination » car son objectif est d'isoler Puruṣa, de le
libérer par un processus de discernement de son identification fallacieuse avec ce qui, par
nature, est dénué de conscience : ces différentes réalités principielles ainsi que leur cause
substantielle nommée Prakṛti. Selon le Sāṅkhya qui est un système dualiste et
contrairement à l’Advaita-Vedānta (Vedānta non-dualiste), la Prakṛti n'est pas un rêve ou
ultimement une illusion, elle est bien réelle. Ce qui est illusoire, c'est l'identification du
Puruṣa, la Conscience pure, à la Prakṛti, racine productrice de tous les phénomènes
psycho-physiques, conditionnés et impermanents.
3. Deux grandes sources de textes sacrés composent les écritures du Sanātana-dharma.
Les textes révélés aux Ṛṣi : le quadruple Veda (litt. « Science ») dont font partie les
Upaniṣads est une somme gigantesque qui constitue la Śruti (racine "SHRU-" "Entendre",
"ce qui a été entendu"). L’origine de la Śruti est considérée comme étant non-humaine
(apaurusheya). Les textes mémorisés et transmis par la tradition en accord avec la
révélation védique font partie de la Smṛti (préfixe SMR-, « mémoire »), d'origine humaine
(paurusheya). Les six darśanas orthodoxes (Sāṅkhya, Yoga, Vaiśeṣika, Nyāyā, Pūrva-
Mīmāṃsā et Vedānta) font partie de la Smṛti. Un darśana (litter. "vision", racine "drish-' :
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voir) orthodoxe (āstika) est donc un système métaphysique fondé sur la révélation védique.
Les multiples Purāṇas et les grandes épopées, Rāmāyaṇa et Mahābhārata, font également
partie de la Smṛti ainsi que d’innombrables autres textes. La Śruti fait autorité sur la Smṛti.
4. Sanātana-dharma ou "Dharma éternel", "Loi éternelle", nom originel de la religion
connue sous le nom d'hindouisme en Occident. Un hindou est un Sanātanī.
5. L'univers est Jagat (litter. "l'en-mouvement"), terme qui indique le caractère
impermanent de ses constituants.
6. Contrairement aux darśanas indiens hétérodoxes comme le matérialisme, le
bouddhisme et le jaïnisme qui ont rejeté l'autorité des Védas. Ce rejet n'a pas empêché le
bouddhisme et le jaïnisme d'emprunter une grande partie de leurs concepts aux Védas et
aux darśanas védiques.
7. On préférera ainsi, dans une perspective métaphysique hindoue, le terme de
manifestation ou de projection (sriśti) de la cause première à celui de création de l'univers,
et le terme de résorption dans la cause indifférenciée (pralaya) à celui de destruction. Dans
un contexte hindou, la création est déploiement, la destruction est résorption.
8. L’Advaita-Vedānta, darśana non-dualiste qui fait le plus largement autorité en Inde,
ne reconnaît pas ce caractère pluriel que le Sāṅkhya prête à la Conscience pure, pas
davantage qu'il ne reconnaît le dualisme irréductible opposant le Puruṣa à la Prakṛti, cette
dernière n'étant, dans une perspective védantique, qu'une illusion (māyā) ne pouvant donc
avoir d'existence indépendante de l'Absolu (Brahman) sur le plan de la Réalité ultime. Le
Vedānta reconnaît néanmoins certains aspects importants du Sāṅkhya : l'ordre
chronologique de la manifestation cosmique, le rôle des guṇas et la nécessité du
détachement pour les phénomènes conditionnés impermanents, limités dans le temps et
l’espace.
9. Les expériences passées forment un agrégat de vāsanās (« imprégnation », « impression
d'une sensation antérieure ») ou samskāras stockées au sein de l'inconscient (citta, le
réceptacle des impressions se trouvant à l'état subtil). Ces imprégnations créent des
tendances personnelles subconscientes qui conditionnent l'individu et constituent un
obstacle à sa liberté intérieure ainsi qu’à sa capacité d’objectivité. Les samskāras
empêchent de révéler ce qui est (principe de sattva-guṇa) en provoquant une domination
des guṇas rajasique et tamasique dans l’intellect (alors que son état originel est de
prédominance sattvique).

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Gabriel Arnou Laujeac-Le Samkhya

  • 1.   1   Le Sāṅkhya, une voie cosmologique traditionnelle Gabriel Arnou-Laujeac Article paru dans la revue 3è Millénaire « (Les hommes) étant frappés par trois sortes de souffrances, la nécessité d'une enquête sur les moyens de leur élimination s'impose [I]. » Ainsi débutent les strophes du Sāṅkhya ou Sāṅkhya-kārikā (SK) d’Īśvara Kṛṣṇa, traité métaphysique référentiel du Sāṅkhya-darśana [2], un des six darśanas orthodoxes (āstika) [3] du Sanātana-dharma [4]. Le point de départ du Sāṅkhya est donc la constatation de la précarité de la condition humaine: tous les hommes sont, à des degrés divers, assujettis à la souffrance. Le premier des trois types de souffrance est lié au corps (maladies, vieillissement, etc) et au mental (désir, colère, envie, peur, jalousie, etc) ; le second est engendré par des causes extérieures (hommes, animaux...) ; enfin, la dernière catégorie est la souffrance causée par les éléments ou l'influence des planètes. L'être humain souffre et, par ignorance, cherche à y remédier par des moyens inadaptés, qui ne détruisent pas la racine productrice de la souffrance mais ne font que camoufler provisoirement ses symptômes. Comment, dès lors, éliminer la racine des trois formes de souffrance selon le Sāṅkhya ? La souffrance peut être éradiquée par « la Connaissance juste du Non-manifesté, du Manifesté et du Connaisseur des phénomènes » (SK. 2). En se basant sur les écritures védiques, le Sāṅkhya pose l'existence, derrière toutes les manifestations phénoménales, de deux réalités co-éternelles : Puruṣa (le Connaisseur des phénomènes) et Prakṛti (le Non-manifesté à l'origine du Manifesté). Puruṣa est le principe immatériel, la Conscience pure, le Connaisseur des phénomènes, ce que Patañjali nomme le Soi dans ses sūtras du « Yoga aux huit membres » (aṣtanga-yoga). Prakṛti est le principe matériel, inconscient, le non-Soi à l'origine du monde phénoménal. Hormis leur nature éternelle, ces deux réalités sont de nature opposée : Prakṛti est unique mais complexe et dynamique; Puruṣa est pluriel mais simple et non-agissant. C'est de l'identification fallacieuse du Puruṣa à la Prakṛti et à ses effets qu'est issue, selon le
  • 2.   2   Sāṅkhya, la souffrance sous toutes ses formes. C'est pourquoi la cessation de la souffrance ne peut résulter que d'une discrimination intuitive entre ces deux principes antagoniques, trouvant sa résolution dans l'isolement (Kaivalya) ou dans la libération de la Conscience pure (Puruṣa) qui semblait jusqu'alors prise dans le filet de la Prakṛti. Le Non-manifesté, le Manifesté et le principe de causalité Prakṛti n'est pas la Nature, contrairement à l’interprétation réductrice qui en est souvent faite de ce principe, mais la racine productrice de tous les phénomènes psycho-physiques. Elle est leur cause substantielle unique. Ce principe causal, non-manifesté, est, par définition, imperceptible à l'œil nu. Son existence est inférée de l'existence même du plan manifesté, son effet, c'est-à-dire de l'existence de jagat, l'univers [5] (subtil et grossier). Afin de prouver l'existence de la Prakṛti, le Sāṅkhya ne fait pas seulement appel à la révélation védique sur laquelle il se fonde [6]. Il recourt aussi à la loi de la causalité: un effet ne peut exister sans une cause. L'effet préexiste sous forme latente dans sa cause. Une jarre, par exemple, existe à l'état latent, non manifesté, dans l'argile qui est sa cause. Afin d'éviter l'écueil d'un regressus ad infinitum, le Sāṅkhya nous invite à admettre qu'il existe une cause primordiale du monde manifesté (vyakta), une cause substantielle elle-même sans cause et non manifestée (avyakta) qu'il nomme Prakṛti ou Pradhāna. Bien qu'étant non manifestée, la Prakṛti ne peut être un simple vide, car, selon le Sāṅkhya et les cinq autres darśanas védiques, aucun effet ne saurait provenir du vide ou du non- existant (SK. 9). Il ressort que le monde phénoménal n'est que l'actualisation de qualités qui existent déjà à l'état latent dans la Prakṛti [7]. La relation entre le non-manifesté et le manifesté est comparée au rapport de causalité qui existe entre le fil et le tissu. L'effet (tissu) est la transformation (parināma) de sa cause (fil) et conserve la nature de celle-ci. La Prakṛti est constituée par trois forces de qualité différente, les trois guṇas, qui composent également l’ensemble de ses effets. La "science" des guṇas est donc la clé de la compréhension de la nature de la Prakṛti et de ses effets. C'est par le jeu des trois guṇas (sattva, rajas et tamas) que la Prakṛti manifeste l'univers. Sattva-guṇa est le principe de révélation (la couleur qui lui est symboliquement associée est le blanc), tandis que rajas (rouge) est celui de mutation et que tamas (noir) est celui d'inertie ou d'obscurité. Sattva a pour nature de révéler, tamas de faire obstacle à cette
  • 3.   3   révélation (agit comme un voile), rajas d'opérer la mutation dans les deux sens: de l'ignorance à la révélation et vice versa. Prakṛti étant la somme des guṇas et les effets étant de même nature que leur cause, il résulte que tous les états du monde manifesté (physique et psychique) sont le produit de la combinaison de ces trois principes antagoniques (chacun d'eux cherchant à dominer les autres) et interdépendants, parfaitement indissociables. Le nombre de combinaisons possibles des guṇas est potentiellement illimité. Un exemple classique donne l'image d'une cordelette constituée d'une multitude de brins de chanvre portant les couleurs associées aux guṇas en proportions diverses. Physiquement, sattva correspond à la pureté, la finesse, la légèreté, tamas à la lourdeur et à l'obscurité, rajas au mouvement. Psychologiquement, ce guṇa se traduit par l'état d'équilibre, d'intelligence, de discernement, de paix. Rajas est synonyme de passion, d'agitation, d'effort, d'émotion, de douleur (la souffrance est un des états de rajas) et tamas d'inconscience, d'ignorance, d'apathie. Tamas fait aussi bien obstacle aux qualités de sattva qu'à celles de rajas. S'agissant du corps physique lui-même, d’après les écritures sattva préside à la tête, rajas à la poitrine et aux bras et tamas à la partie inférieure du corps. Dans la nature, on pourrait dire que sattva domine dans la sérénité et la beauté d'un coucher de soleil, rajas dans l'agitation frénétique d'un volcan en éruption et tamas dans l'inertie d'un rocher. Les guṇas se combinent chez chaque individu, mais un des trois prédomine systématiquement. En simplifiant : les personnes dont le guṇa dominant est sattva sont de nature spirituelle, calme, méditative, des hommes d'intelligence pure ; l'individu rajasique est actif, passionné, combatif, vaillant ; lorsque tamas domine, il est léthargique, grossier, pauvre d'esprit. Le joug de tamas doit être transcendé en cultivant les qualités propres à rajas et celui de rajas par le développement des qualités sattviques. Le but ultime est néanmoins de transcender les trois guṇas, c'est-à-dire de rompre toute identification à la Prakṛti, en réalisant notre identité de Puruṣa lequel n'étant ni producteur ni produit en tant que pure Conscience, est dénué des trois guṇas (triguṇatita). La domination systématique de l'un des trois guṇas implique la présence des deux autres : ils sont subordonnés au dominant, tenus sous son contrôle. Les guṇas les plus faibles sont pilotés par le plus fort, contraints de suivre sa direction et de l'assister dans son processus. Même chez l'être le plus grossier ou dans un caillou, le sattva-guṇa n'est pas absent, il est seulement perclus. Ainsi, les trois guṇas coopèrent pour l'accomplissement d'un dessein unique : « ... Ils
  • 4.   4   agissent ensemble, à la manière d'une lampe à huile, pour répondre à une nécessité » (SK. 13). La lumière (le dessein) ne peut être obtenue que par la combinaison de trois éléments: le réceptacle, l'huile et la mèche. Et la nécessité dont parle cette kārikā est, comme nous le verrons, l'expérience (bhoga) et la Libération (mokṣa) du Puruṣa. Le Connaisseur des phénomènes ou la Conscience pure Au-delà du Manifesté qui est impermanent, mobile, dépendant d'une cause, distinct même du Non-manifesté qui est de nature à produire et qui est inconscient, le Sāṅkhya constate l'existence d'un Principe immuable, ni producteur ni produit : le Puruṣa, observateur immobile des phénomènes. Il s'agit du Soi réel, la monade spirituelle de chaque individu, la Conscience qui demeure lorsque toutes les identifications à la Prakṛti et à ses effets ont disparu. Il serait inexact de dire que la Conscience est un attribut du Puruṣa, elle est précisément sa nature inhérente. Puruṣa est Conscience. Ou plutôt, ils sont Conscience. En effet, bien que la Sāṅkhya-kārikā emploie souvent le terme de Puruṣa au singulier, il existe, d'après elle, une pluralité de Puruṣas [8], chacun de nous en étant un par essence (SK. 18). Par quelle méthode l'existence du ou des Puruṣas est-elle posée par le Sāṅkhya ? « Puruṣa existe puisque: tout composite est destiné au service d'un autre, il y a absence des caractéristiques des trois guṇas (en Puruṣa), il y a un catalyseur derrière tout acte, il y a un expérimentateur des manifestations de la Prakṛti, la tendance à l'isolement existe. » (SK. 17). Tout agrégat existe effectivement en vue d'autre chose que lui-même. Une maison par exemple, qui est un composite de différents matériaux, et qui est constitué de parties, n'existe pas pour elle-même : elle est destinée au service de l'habitant qui y réside. De même, le monde phénoménal et l'individualité psycho-physique sont destinés au service d'une entité immuable, le Soi (Puruṣa). En ce sens, la Prakṛti inconsciente ne manifeste l'univers que pour le service d'une entité consciente : Puruṣa. L'association de l'aveugle et du boiteux La Sāṅkhya-kārikā compare l'association du Puruṣa et de la Prakṛti à celle d'un infirme et d'un aveugle, le premier grimpant sur les épaules du second pour le guider. Puruṣa sans la force dynamique de la Prakṛti est paralysé, la Prakṛti sans la lumière de la Conscience,
  • 5.   5   du Puruṣa, est aveugle. La matière est le médium par lequel la Conscience Pure expérimente le monde sensible et se libère, et la Conscience Pure le principe illuminateur de la matière. Le Puruṣa agit comme un catalyseur (une catalyse étant l'action par laquelle une substance rend possible une réaction chimique par sa seule présence). Son influence est comparée à celle de l'aimant qui, par sa seule présence, attire la limaille de fer. Il s'agit, en quelque sorte, d'un "moteur immobile" au sens d'Aristote. La manifestation de l'univers ou la transformation de la Prakṛti. A l'état non-manifesté en Prakṛti, avant donc le déploiement de l'univers, les trois guṇas sont en état d'équilibre parfait (sāmyâvasthā). Il s’agit d’un équilibre de tension dû à une neutralisation mutuelle. Aucun guṇa ne domine les autres. C'est lorsque cet équilibre des guṇas est ébranlé (guṇa-kśobha) par la présence du Puruṣa et que le sattva-guṇa devient prédominant, que la manifestation se déploie et que l'actualisation des effets s'opère. Ce qui était latent en l'état causal de la Prakṛti s'actualise (c'est, dirait Hegel, le passage de l'implicite à l'explicite ) et la théorie de la transformation (Parināma-vāda) du Sāṅkhya entre en scène : la Prakṛti se transforme, c'est le processus du déploiement des mondes par le jeu des trois guṇas qui produisent collectivement des effets, selon la particularité en chacun d'eux, à la façon de l'eau qui épouse différentes formes telles que la glace, la neige, la vapeur, etc (SK.16). La cosmologie du Sāṅkhya décrit un processus de transformation qui opère en cascade, du plus subtil au plus grossier, chaque étape représentant un tattva (une réalité principielle, il en existe ving-trois) émanant du non-manifesté (la Prakṛti) jusqu'au plan manifesté le plus grossier (les cinq éléments). La Prakṛti émet un premier tattva à forte dominance sattvique, Mahat, qui lui même en émet un autre et ainsi de suite, chaque étape se caractérisant par un affaiblissement du sattva-guṇa. Mahat (litt. "le grand"), nommé ainsi car il est le premier principe déployé, est l'Intellect cosmique qui, chez l'individu, se manifeste en tant que discernement, connaissance juste et pouvoir de décision : on le nomme alors buddhi (racine "Budh-", décider). Buddhi est l'intellect, aspect microcosmique de Mahat, à ne pas confondre avec manas, le mental discursif, erreur fréquente de nos jours. De buddhi émerge le second tattva, ahaṃkāra, l'ego personnel limité dans l’espace et le temps, facteur d'individuation du principe impersonnel de buddhi. Sur le plan individuel, l'émergence d'antaḥkaraṇa est
  • 6.   6   directement responsable des sentiments du "moi-je" conditionné et du "mien" d'où découle la fausse identification opérée entre sujet et objet, entre Puruṣa et Prakṛti. Deux types de productions, physique et psychique, émanent ensuite de l'ahaṃkāra. De son caractère sattvique sont produits les onze indriyas (instruments d'expérience de l'individu). De son caractère tamasique les cinq tanmātras, c’est-à-dire les cinq éléments à l'état subtil (Ether, Air, Feu, Eau, Terre) dont la combinaison produira ensuite les cinq sthūla-bhūtas, les cinq éléments constituant le monde phénoménal qui procure le champ d'expérience nécessaire aux divers instruments sensoriels de l'individu. Les dix instruments d'expérience émanant respectivement du guṇa sattvique et du guṇa rajasique d’ahaṃkāra sont : les cinq jñānendriyas ou moyens de perception, vue (œil), ouïe (oreille), odorat (nez), goût (langue), toucher (peau) ayant leur siège dans les organes correspondants ; les cinq karmendriyas ou moyens d'action, parole (voix), préhension (mains), locomotion (pieds), excrétion (anus), procréation (sexe). Les dix forment les sens externes (bāhyakarana). Manas (racine "Man-" : penser), le mental discursif et spécificateur, est le onzième instrument. Il est issu de l'aspect sattvique de l'ego. A ce stade de la manifestation de la Prakṛti, l'antaḥkaraṇa, le sens interne de l'individu, composé du mental (manas), de l'intellect discernant (buddhi) et de l'ego dynamique (ahaṃkāra), chacun assumant un rôle spécifique, est constitué. Sur le plan empirique, le rôle des sens externes est de recevoir l'impulsion non définie d'un objet, une impression vague. Puis l'information est transmise au mental (l'agent spécificateur) qui va la recevoir sous forme déterminée: "c'est un arbre". Le rôle de l'ahaṃkāra est alors de récupérer égotiquement cette spécification: "c'est moi qui vois cet arbre". Buddhi intervient enfin pour apposer son sceau, valider la perception : "cette perception est en accord avec la réalité, il s'agit bien d'un arbre".
  • 7.   7   L'identification du Puruṣa à la Prakṛti est ignorance Nous avons évoqué comment la Prakṛti manifeste les vingt-trois réalités principielles pour le Puruṣa et devant lui. Un phénomène d’identification se produit au cours de cette manifestation: le Puruṣa ou la Conscience semble s'identifier à la Prakṛti par l'entremise de l'intellect, buddhi. Le Puruṣa se reflète en effet dans le premier tattva d'expression sattvique produit par la Prakṛti, buddhi, en raison de la nature très subtile et transparente de ce dernier. Puis il est conduit à emprunter la notion d'individuation, l'ahaṃkāra étant le second tattva de la manifestation, effet rajasique direct de buddhi. Le Puruṣa, dont la nature est pourtant immuable, semble ainsi assumer les modifications de buddhi et s'y identifier (en vérité, il n'est expérimentateur des effets de la Prakṛti que dans le sens où il est le révélateur de tous ses états, le principe conscient et illuminateur). Puruṣa est alors comme captivé par le spectacle de la manifestation que la Prakṛti déploie devant lui et pour lui. Il semble s'emprisonner lui-même comme un oiseau dans le filet de la manifestation. Il s'identifie à la condition limitée et imparfaite de l'individualité psycho- physique. En raison de cette identification, le Puruṣa s'assujettit apparemment au flux de passions et d'émotions issues de la Prakṛti, aux joies éphémères et à la souffrance qui en découlent, à la naissance, à la croissance, au déclin et à la mort, autant d'états indissociables de l'existence psycho-physique, états qui lui sont en réalité essentiellement étrangers. En somme, le Puruṣa s'identifie à l'homme empirique, esclave de son environnement extérieur, de ses pensées, opinions, émotions et impulsions, de tous les conditionnements qui procèdent en réalité de la Prakṛti. A l'instar d'une marionnette, l’homme empirique qui est encore sous le joug de l’ignorance de sa nature de Puruṣa est dirigé par ses désirs, ses attractions, ses répulsions, ses espoirs, ses peurs, ses joies, ses souffrances, constamment ballotté d' un opposé à l'autre en fonction du jeu des guṇas. Il est généralement incapable de discriminer le Soi (Puruṣa) du non-Soi (Prakṛti), s’identifie de ce fait au spectacle du monde physique et à la sphère psychique. En tant que doctrine sotériologique, le Sāṅkhya, même s'il entend répondre au comment, ne s'intéresse pas au pourquoi de cette identification du Puruṣa mais au moyen d'y mettre fin. Et mettre fin à cette méprise, à cette ignorance qui est à l'origine des trois formes de souffrances citées en introduction, nécessite, comme indiqué plus haut, « la Connaissance juste du Non-manifesté, du Manifesté et du Connaisseur des phénomènes » (SK. 2). Cet
  • 8.   8   effort de connaissance n'est autre que la quête du JE réel, véritable principe conscient, dont la connaissance est l'unique moyen valide de délivrance. Il ressort de l'étude de la nature de la Prakṛti, que le principe conscient, le vrai Je, ne peut être ni buddhi, ni manas, ni l'intellect, ni le mental, ni bien sûr les cinq sens ou le corps physique qui procèdent de la Prakṛti inconsciente or, répétons-le, tout effet est, d'après le Sāṅkhya, de la même nature que sa cause. Un exemple illustrant ces propos est le suivant: imaginons un verre d'eau teintée par un colorant rouge, posé sur une table de jardin exposée au soleil. L'eau laisse passer les rayons du soleil qui projettent une lueur rouge sur la table. Si l'on se fie à nos perceptions sensorielles, on pourrait penser que le foyer lumineux est le verre. Mais si l'eau était peu à peu purifiée, la lueur provoquée par le soleil deviendrait de plus en plus cristalline et on réaliserait que le principe illuminateur n'est pas le verre, ni l'eau, mais le soleil. Buddhi (symbolisée ici par le verre d'eau) est comparable à un miroir qui peut refléter un objet, à condition cependant qu'un principe illuminateur (le soleil) le fasse apparaître. Ce principe illuminateur, ce soleil spirituel, c'est Puruṣa, le connaisseur des phénomènes, la Conscience. C'est parce que buddhi réalise toutes les expériences du Puruṣa et parce qu'elle est obscurcie [09] (le colorant rouge) qu'on l'imagine à tort être le principe conscient et que l'on identifie subséquemment et par erreur Puruṣa à Prakṛti (à buddhi précisément, et à ses effets comme l'ego ou le corps physique). La "Connaissance juste" consiste donc, pour chaque monade spirituelle, à rompre toute identification à la Prakṛti, à la matière (incluant le milieu mental et les éléments à l'état subtil), par un acte de discrimination intuitive grâce auquel buddhi recouvre sa nature sattvique [11] et, s'étant ainsi purifiée, réalise empiriquement la différence subtile entre Prakṛti et Puruṣa (SK. 37). Buddhi, l’intellect discriminateur, est donc à la fois la cause de notre ignorance ou de notre connaissance, de notre enchaînement à la corde des guṇas et à l’instabilité des divers états physiques et mentaux, ou de notre délivrance selon son orientation sattvique, rajasique ou tamasique. Le déploiement des mondes, c'est à dire la manifestation des guṇas désertant leur état d'équilibre de l'état indifférencié en Prakṛti, est ainsi guidée par une forme d'instinct téléologique : « De même que le lait, non-conscient, apparaît pour nourrir le jeune veau, de même la Prakṛti, non consciente, se manifeste pour la libération du Puruṣa. » (SK. 57).
  • 9.   9   L’absence d’identification du Soi à la Prakṛti et à ses effets est la Connaissance juste Le cœur du message sānkhyen est que l'apparente identification du Puruṣa à la Prakṛti, identification fallacieuse de la Conscience au monde psycho-physique, du Spectateur au spectacle, n'est pas éternelle. Elle est dissoute par la "Connaissance juste", c'est-à-dire par la discrimination entre le Soi (Puruṣa) et le non-Soi (Prakṛti). Par un processus introspectif, la différence absolue entre Puruṣa et Prakṛti est réalisée par l'auto-révélation de la pure essence de la Conscience (Puruṣa). De même qu'un cristal devant lequel on pose une fleur semble, par réflexion, prendre la couleur de cette dernière, de même le Puruṣa se reflétant en tant que conscience dans la Prakṛti était pris pour elle et elle pour lui. La Conscience pure était prise pour la Prakṛti et ses effets et inversement. Ce qui est immuable semblait se modifier et souffrir et ce qui est inconscient semblait conscient. Quand, à la suite d'une ascèse intérieure, on discrimine Puruṣa, il s’isole du non-Soi comme un corps pur, établi dans sa propre nature de Conscience immuable, différente du Non-manifesté, du Manifesté, ni productrice ni produite. La Connaissance juste de la nature du vrai Soi apparaît ainsi sous la forme suivante: « Na Asmi" : "je ne suis pas (la Prakṛti et ses effets)", "Na Me" - "les tattvas (effets de la Prakṛti) ne m'appartiennent pas", "Na Aham" - "Je ne suis pas (l'auteur des tattvas) » (SK. 64). L'ignorance ontologique qui activait la roue des incarnations successives, des naissances et des morts, des morts puis des naissances (le saṃsāra ou cycle de la transmigration, qui signifie littéralement « ensemble de ce qui circule ») est détruite, avec les trois formes de souffrance et les limites inhérentes à l'état conditionné de l’incarnation. Sa mission étant accomplie, la Prakṛti peut alors se résorber, retourner à l'état non-manifesté: « De même qu'une danseuse cesse de danser après avoir joué pour les spectateurs, de même, la Prakṛti, après s'être montrée au Puruṣa, s'efface, résorbe en elle-même ses manifestations". " Il n'y a pas plus pudique que Prakṛti, telle est ma conviction. S'apercevant qu'elle est vue (par Puruṣa), elle ne se montre plus à Puruṣa ", "Nul, aucun Puruṣa n'est lié, ni émancipé ni ne transmigre. C'est la Prakṛti qui, au moyen de plusieurs supports, plusieurs corps, transmigre, se lie et se libère"," C'est elle qui, au moyen d'une seule forme la Connaissance juste -, se libère de cet enchaînement des transformations ». (SK. 59 et 61-63).
  • 10.   10   In fine, ce livre immense que nous appelons l'univers est, d’après le Sāṅkhya, posé devant l'homme afin que ce dernier puisse lire et découvrir qu'il est la Conscience pure et éternelle, étrangère à la naissance, à la croissance, au déclin, et à la mort. NOTES 1. Toutes les kārikās cités dans cet article sont traduites par Swami Shraddhananda Giri. Je profite de cette note pour remercier Swami Shraddhananda qui m'a enseigné le Sāṅkhya, les Brahma-sūtras et la Bhagavad-gītā de façon traditionnelle, c'est à dire "de la bouche du maître à l'oreille du disciple". Swami Shraddhananda est titulaire de différents diplômes de Pandit (Professeur). Il a enseigné à l’université de Ranchi (Bihar), en Inde, et à l'École des Hautes-Études à Paris. Il enseigne également le Kriyā-Yoga et la méditation. Je tiens aussi à saluer Sri Swami Yogananda Sarasvati, collaborateur du Sringeri Math fondé par Ādi Śaṅkarācārya (788-820), avec qui j’étudie l’Advaita-Vedānta, pour ses éclaircissements sur le Sāṅkhya. 2. Sāṅkhya signifie « énumération » car ce darśana opère une classification et une analyse de toutes les réalités principielles (tattvas) constituant le monde manifesté (physique et psychique) et « discrimination » car son objectif est d'isoler Puruṣa, de le libérer par un processus de discernement de son identification fallacieuse avec ce qui, par nature, est dénué de conscience : ces différentes réalités principielles ainsi que leur cause substantielle nommée Prakṛti. Selon le Sāṅkhya qui est un système dualiste et contrairement à l’Advaita-Vedānta (Vedānta non-dualiste), la Prakṛti n'est pas un rêve ou ultimement une illusion, elle est bien réelle. Ce qui est illusoire, c'est l'identification du Puruṣa, la Conscience pure, à la Prakṛti, racine productrice de tous les phénomènes psycho-physiques, conditionnés et impermanents. 3. Deux grandes sources de textes sacrés composent les écritures du Sanātana-dharma. Les textes révélés aux Ṛṣi : le quadruple Veda (litt. « Science ») dont font partie les Upaniṣads est une somme gigantesque qui constitue la Śruti (racine "SHRU-" "Entendre", "ce qui a été entendu"). L’origine de la Śruti est considérée comme étant non-humaine (apaurusheya). Les textes mémorisés et transmis par la tradition en accord avec la révélation védique font partie de la Smṛti (préfixe SMR-, « mémoire »), d'origine humaine (paurusheya). Les six darśanas orthodoxes (Sāṅkhya, Yoga, Vaiśeṣika, Nyāyā, Pūrva- Mīmāṃsā et Vedānta) font partie de la Smṛti. Un darśana (litter. "vision", racine "drish-' :
  • 11.   11   voir) orthodoxe (āstika) est donc un système métaphysique fondé sur la révélation védique. Les multiples Purāṇas et les grandes épopées, Rāmāyaṇa et Mahābhārata, font également partie de la Smṛti ainsi que d’innombrables autres textes. La Śruti fait autorité sur la Smṛti. 4. Sanātana-dharma ou "Dharma éternel", "Loi éternelle", nom originel de la religion connue sous le nom d'hindouisme en Occident. Un hindou est un Sanātanī. 5. L'univers est Jagat (litter. "l'en-mouvement"), terme qui indique le caractère impermanent de ses constituants. 6. Contrairement aux darśanas indiens hétérodoxes comme le matérialisme, le bouddhisme et le jaïnisme qui ont rejeté l'autorité des Védas. Ce rejet n'a pas empêché le bouddhisme et le jaïnisme d'emprunter une grande partie de leurs concepts aux Védas et aux darśanas védiques. 7. On préférera ainsi, dans une perspective métaphysique hindoue, le terme de manifestation ou de projection (sriśti) de la cause première à celui de création de l'univers, et le terme de résorption dans la cause indifférenciée (pralaya) à celui de destruction. Dans un contexte hindou, la création est déploiement, la destruction est résorption. 8. L’Advaita-Vedānta, darśana non-dualiste qui fait le plus largement autorité en Inde, ne reconnaît pas ce caractère pluriel que le Sāṅkhya prête à la Conscience pure, pas davantage qu'il ne reconnaît le dualisme irréductible opposant le Puruṣa à la Prakṛti, cette dernière n'étant, dans une perspective védantique, qu'une illusion (māyā) ne pouvant donc avoir d'existence indépendante de l'Absolu (Brahman) sur le plan de la Réalité ultime. Le Vedānta reconnaît néanmoins certains aspects importants du Sāṅkhya : l'ordre chronologique de la manifestation cosmique, le rôle des guṇas et la nécessité du détachement pour les phénomènes conditionnés impermanents, limités dans le temps et l’espace. 9. Les expériences passées forment un agrégat de vāsanās (« imprégnation », « impression d'une sensation antérieure ») ou samskāras stockées au sein de l'inconscient (citta, le réceptacle des impressions se trouvant à l'état subtil). Ces imprégnations créent des tendances personnelles subconscientes qui conditionnent l'individu et constituent un obstacle à sa liberté intérieure ainsi qu’à sa capacité d’objectivité. Les samskāras empêchent de révéler ce qui est (principe de sattva-guṇa) en provoquant une domination des guṇas rajasique et tamasique dans l’intellect (alors que son état originel est de prédominance sattvique).