La quantification des risques financiers, ainsi que l’élaboration de stratégies destinées à les couvrir, dépendent fortement de la perception du risque par un investisseur donné, ou plus précisément de l’information dont il dispose pour l’évaluer. l’information représente ainsi un élément clé de la modélisation financière. Dans la plupart des modèles financiers, l’accent
est mis sur le choix de la mesure de pricing. le marché est supposé choisir cette mesure dans un contexte de marché incomplet de façon à ne pas générer des arbitrages, et l’information est supposée commune et donnée à l’avance.
L'INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE, ENJEU POLITIQUE, FONCTION STRATÉGIQUE ET DISCIPLIN...
Information en Finance et assurance
1. Avec le concours de
Fabien Gensbittel
Kerry Back
Philip Protter
Thorsten Schmidt
Hansjörg Albrecher
N°20
Février 2016
Information en finance et Assurance
2. 2 les cahiers Louis Bachelier
Comment une information privée impacte le
comportement des joueurs ?
D’après un entretien avec Fabien Gensbittel
Modèle de Kyle : l’impact de l’information sur le prix
d’équilibre
D’après un entretien avec Kerry Back
Lutter contre le délit d’initié grâce à la modélisation
Asymétrie d’information et assurance
D’après un entretien avec Philip Protter
D’Hansjörg Albrecher
Comment pallier au manque d’information grâce au
filtrage ?
D’après un entretien avec Thorsten Schmidt
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Avec le concours de
FAbien Gensbittel
Kerry bAcK
PhiliP Protter
thorsten schmidt
hAnsjörG Albrecher
N°20
Février 2016
InformatIon en fInance et assurance
Sommaire
les cahiers Louis Bachelier
N°20 - février 2016
4
6
8
10
12
3. les cahiers Louis Bachelier 3
édito
Information en Finance et Assurance
La quantification des risques financiers, ainsi que l’élaboration de stratégies
destinées à les couvrir, dépendent fortement de la perception du risque
par un investisseur donné, ou plus précisément de l’information dont il
dispose pour l’évaluer. L’information représente ainsi un élément clé de la
modélisation financière. Dans la plupart des modèles financiers, l’accent
est mis sur le choix de la mesure de pricing. Le marché est supposé choisir
cette mesure dans un contexte de marché incomplet de façon à ne pas
générer des arbitrages, et l’information est supposée commune et donnée
à l’avance.
Peu d’études ont été conduites pour étudier l’influence de l’information
sur l’évaluation des produits financiers. Lors de la crise financière, il a été
mis en évidence que la faillite de grosses compagnies avait un impact
important sur les compagnies dont on estimait qu’elles n’étaient pas ou
peu corrélées à l’entreprise faisant défaut, et que l’information liée à ce
défaut devait impérativement être prise en compte. Il s’agit donc bien d’une
modélisation de l’information, permettant d’atteindre une modélisation d’une
dépendance. Un événement extrême, de faible probabilité, peut impacter la modélisation, avant et après sa venue,
et l’information liée à cet événement est un élément important de la compréhension de la dynamique des prix. Mettre
en valeur ces relations est un enjeu complexe.
Le semestre thématique “Information en Finance et Assurance” fut l’occasion d’échanges et de collaborations
scientifiques entre chercheurs de différents domaines (mathématiques financières, économie, assurance) travaillant
sur le sujet. Il s’est articulé autour des 5 thèmes suivants, dont les principales contributions sont illustrées dans le
présent cahier.
• Information partielle : modéliser, via des techniques de filtrage, l’impact d’une d’information incomplète.
• Information privée : comprendre comment la connaissance d’une information privilégiée modifie le
comportement d’un agent.
• Théorie des jeux : comprendre comment la connaissance d’une information privilégiée modifie les
interactions possibles entre les agents.
• Information asymétrique et assurance : confronter les points de vue financiers, économiques et actuariels
pour mieux identifier les risques de modèle, tant au niveau du choix du modèle utilisé, que du choix des
informations accessibles.
• Modèles d’équilibre Kyle et Back : étudier l’existence d’équilibres financiers lorsque les agents ont des
informations différentes, qui peuvent être des informations privées ou partielles.
Bonne lecture!
Caroline Hillairet et Monique Jeanblanc,
organisatrices du semestre thématique “Information en Finance et Assurance”
Plus d’information sur http://www.informationinfinanceandinsurance.org/
Monique
Jeanblanc
Caroline
Hillairet
partenaires
4. 4 les cahiers Louis Bachelier
Les agents économiques ne
disposent pas tous du même
niveau d’information. Les coûts
d’investissement d’une entre-
prise, par exemple, sont connus
de cette dernière mais pas de
ses concurrents. De même, un
employeur ne peut observer en
permanence ses salariés. Il ne
connaît donc pas parfaitement
le niveau d’effort de chaque em-
ployé. S’il souhaite créer une in-
citation, sa seule possibilité est
de conditionner le salaire versé
au résultat.
En formalisant les interac-
tions entre les agents (appe-
lés joueurs), les modèles de
la théorie des jeux cherchent
à définir les équilibres dans ce
contexte de problème d’infor-
mation. Autrement dit, ils visent
à déterminer la ou les stratégies
qui permettent de satisfaire au
mieux l’ensemble des joueurs.
Ces derniers sont en effet straté-
giques, ils cherchent à optimiser
un certain critère (généralement
leur paiement ou utilité espérés),
et, rationnels, ils ont la capacité
de résoudre un problème d’opti-
misation complexe.
Quelle valeur pour une information
privée ?
L’étude des équilibres dans ces
modèles est délicate et sou-
lève plusieurs questions d’inté-
rêt pour la recherche. Plusieurs
d’entre elles ont été abordées
lors du semestre thématique
“Information en Finance et
Assurance”, comme la valeur
d’une information privée ou l’uti-
lisation stratégique de celle-ci.
Jérôme Renault a ainsi étudié
la valeur d’une information pri-
vée dans un jeu à somme nulle,
c’est-à-dire un jeu où les inté-
Comment une information privée
impacte le comportement des
joueurs ?
rêts des joueurs sont totalement
opposés. En situation d’infor-
mation incomplète, la valeur de
cette information correspond au
paiement optimal que peut se
garantir le joueur A dans le jeu.
Cette approche permet d’ordon-
ner différentes structures d’infor-
mation en fonction de leur qua-
lité (ou valeur) du point de vue
du joueur A, mais aussi de les
différencier de manière quanti-
tative, c’est-à-dire de mesurer
l’effet précis d’une variation de
la structure d’information sur la
valeur du jeu.
Bluffer pour optimiser son
information
Au-delà de la valeur intrinsèque
de l’information, de nombreux
travaux s’intéressent à la manière
optimale de l’utiliser. L’objectif
pour le joueur est de contrôler la
manière dont son information est
révélée au marché afin de maxi-
miser son profit. Il a donc tout
intérêt à “bluffer” de manière
à cacher son information. Par
exemple, si un joueur connaît la
L’objectif pour le joueur est
de contrôler la manière
dont son information est
révélée
Un joueur bénéficiant d’une information privée a intérêt à “bluffer” pour ne pas dévoiler son infor-
mation aux autres joueurs.
Il introduit alors un aléa dans ses prises de décision.
L’utilisation stratégique de l’information a des conséquences sur le marché, que ce soit sur les
fluctuations des prix ou sur l’évaluation des actifs.
D’après un texte de Fabien Gensbittel et les articles cités en référence
De nombreux travaux académiques analysent l’impact des déséquilibres d’information sur le marché. En se
basant sur la théorie des jeux, ils abordent notamment la question de l’utilisation stratégique d’une information
privée.
A retenir
5. les cahiers Louis Bachelier 5
Fabien Gensbittel est maître de conférences en mathématiques appliquées à
l’Université Toulouse 1 au sein de Toulouse School of Economics depuis sep-
tembre 2011 après une thèse en mathématiques à l’Université Paris 1 obtenue
en 2010. Ses travaux de recherche sont centrés sur les aspects mathématiques
de la théorie des jeux et en particulier sur les problèmes d’information dans les
jeux dynamiques.
valeur d’une variable X (disons
0 ou 1) qui est positivement cor-
rélée à la qualité d’un projet ris-
qué, et décide d’investir dans le
projet à la première étape du jeu
uniquement si X = 1, l’observa-
tion de son comportement révèle
complétement son information.
Introduire un aléa dans la déci-
sion d’investir (par exemple
investir avec probabilité 3/4 si
X = 1 et 1/4 si X = 0) permet de
brouiller les cartes, et autorise
une plus grande marge de ma-
nœuvre.
L’utilisation stratégique des
informations privées n’est pas
sans conséquence pour le mar-
ché. Bernard de Meyer montre
ainsi comment ces stratégies
expliquent en partie les fluc-
tuations des prix. Il considère
un marché composé de deux
agents : un agent de taille impor-
tante qui bénéficie d’un accès
privilégié à l’information, et un
acteur plus petit, moins bien in-
formé. L’agent principal sait que
son comportement est observé.
Il va donc instaurer une stratégie
afin de dissimuler son informa-
tion privée et introduire un aléa
dans ses actions. Les évolutions
du prix sont donc expliquées
par le comportement optimal du
joueur informé, et non comme
la conséquence de chocs aléa-
toires indépendants.
Même s’il est extrêmement sim-
plifié, ce modèle a l’intérêt de
prouver l’impact de l’information
sur les prix et de proposer une
méthode d’évaluation d’actifs
basée sur ce constat.
Evaluer des options avec une
information asymétrique
Les problèmes d’information ont
également un impact sur l’éva-
luation des actifs, et notamment
des options. Fabien Gensbittel a
ainsi étudié l’évaluation des op-
tions dites israéliennes, à savoir
des options où l’émetteur peut se
rétracter à tout moment sous ré-
serve de verser une indemnité à
l’acheteur. Il s’agit là encore d’un
jeu à somme nulle puisqu’émet-
teur et acheteur ont des intérêts
opposés. Les décisions des
deux parties se réduisent à un
temps d’arrêt : temps d’annu-
lation pour l’émetteur, temps
d’exercice pour l’acheteur. Il est
assez naturel dans ce type de
problème de considérer que l’in-
formation sur la qualité de l’actif
sous-jacent est asymétrique. Et
là encore, les stratégies opti-
males prescrivent d’introduire un
aléa dans la prise de décision, et
non plus d’exercer au-delà d’un
certain seuil déterminé, comme
c’est souvent le cas dans les
problèmes d’arrêt à information
complète. Concrètement, en
l’absence de problème d’infor-
mation, l’émetteur retire son offre
au-delà d’un certain seuil de
prix, connu et fixé. L’asymétrie
d’information pousse les acteurs
à bluffer : l’émetteur ne s’arrê-
tera pas à un seuil de prix fixe
mais à un “seuil aléatoire”.
Jeux à somme non-nulle à
information incomplète
Les problématiques d’informa-
tion incomplète existent éga-
lement dans les jeux à somme
non-nulle, autrement dit les jeux
où les intérêts des joueurs ne
sont pas forcément opposés.
Dans ce cas, une forme de coo-
pération entre les joueurs est
possible. Comment, dans ce
contexte, l’information privée
est-elle utilisée ? Un résultat clas-
sique est l’existence d’équilibres
appelés plan-joints, qui s’appa-
rentent à des contrats entre les
deux joueurs où l’information pri-
vée n’est utilisée qu’une fois au
début du jeu.
Ce type d’équilibre fonctionne
en quelque sorte sur le prin-
cipe de la menace. Des règles
sont définies au début du jeu. Si
un joueur ne les respecte pas,
il sera pénalisé par les autres
joueurs tout au long du jeu.
Néanmoins, les équilibres plan-
joint ne représentent qu’une par-
tie des équilibres, car on peut
construire des exemples de
nature différente où l’information
est révélée petit à petit tout au
long du jeu.
Fabien Gensbittel
Bibliographie
B. De Meyer and G. Four-
nier (2015 ) Price dynamics
on a risk averse market with
asymmetric information,
https://halshs.archives-ou-
vertes.fr/halshs-01169563/
F. Gensbittel and C.Grün
(2015) Zero-sum stopping
games with asymmetric
information, http://arxiv.org/
abs/1412.1412
F. Forges, (1992) Repea-
ted games of incomplete
information: non-zero-sum,
in: R. Aumann and S. Hart,
Handbook of Game Theory
with Economic Applica-
tions, chapter 6.
Retrouvez l’article intégral
de Fabien Gensbittel sur
www.informationinfinanceandinsurance.org
6. 6 les cahiers Louis Bachelier
La question du prix d’équilibre
est fondamentale en économie,
et de nombreux travaux tentent
de la formaliser. Le modèle de
Kyle s’inscrit dans cette problé-
matique, en faisant le lien entre la
formation du prix, établi par l’offre
et la demande, et l’information
dont disposent les agents. Tous
ne sont pas en possession des
mêmes éléments. Un investisseur
local, par exemple, connaîtra, a
priori, mieux le marché qu’un in-
vestisseur étranger.
Comment l’information dispo-
nible, ou les différences de
niveau d’information entre les
agents, peuvent-elles influer
sur l’activité des marchés finan-
ciers ? Comment cette infor-
mation est-elle intégrée dans le
prix ? Quels sont les bénéfices
retirés d’une information privilé-
giée ? Le prix d’équilibre en est-il
modifié ? Telles sont quelques-
unes des questions auxquelles
s’attache la théorie de Kyle qui
modélise l’impact de l’information
sur la liquidité et le prix d’un actif.
Un agent privilégié et stratégique
Kyle considère un marché, sur
lequel est vendu un actif risqué.
Trois types d’agents interviennent
dans les échanges : un trader
“privilégié”, des liquidity traders
et un market maker.
Le trader “privilégié” bénéficie
d’une information privée sur la va-
leur de l’actif. Il connaît sa valeur à
la date T1
et donc le prix de vente
ou d’achat potentiel à cette date.
L’agent informé est stratégique
et cherche à maximiser le profit
qu’il peut tirer de son information.
Il prend donc en considération
l’impact de son ordre sur le prix
Modèle de Kyle : l’impact de
l’information sur le prix d’équilibre
Certains investisseurs bénéficient d’informations privilégiées, leur permettant de mieux évaluer la
valeur d’un actif. Comment cette information influence-t-elle l’équilibre du marché ? Quels avantages
offre-t-elle ? Le modèle de Kyle fournit des éléments de réponse.
du marché, et effectue ses tran-
sactions de sorte à ce que son
information soit révélée au mar-
ché le plus tardivement possible.
Il ne vendra pas, par exemple,
l’ensemble de ses titres en une
seule opération afin d’éviter une
chute des cours. Toutefois, via
ses transactions à l’achat ou à la
vente, il fournit nécessairement un
signal au marché ; une partie de
son information étant transmise
au prix de l’actif.
De leur côté, les liquidity traders
ne disposent pas d’information sur
la valeur de l’actif. Ils fournissent
de la liquidité, en participant aux
échanges, mais ne donnent pas
de signal au marché et n’ont donc
pas d’impact sur le prix.
Enfin, le market maker observe
les flux de transaction, sans dis-
tinguer la demande du trader
informé de celle des liquidity tra-
ders. Il fixe le prix en fonction de
la demande globale de l’actif à
l’instant T, et de l’estimation de sa
Le modèle de Kyle modélise l’impact de l’information sur la liquidité et le prix d’un actif.
Il permet de calculer, à partir d’un prix à l’instant T, l’évolution du prix d’équilibre au cours du
temps.
Il montre également qu’une information privilégiée a d’autant plus de valeur lorsque le marché
est liquide ou bruité. Le profit s’accroît également lorsque la variance du prix à l’instant T est
forte.
D’après un texte de Kerry Back et les articles cités en bibliographie.
Plus le marché est
liquide, plus le profit
de l’agent informé est
important
A retenir
7. les cahiers Louis Bachelier 7
Kerry Back est professeur titulaire de la chaire de Finance J. Howard Creekmore
à la Jones Graduate School of Business et professeur d’Économie à la faculté
de Sciences Sociales de Rice University où il enseigne la théorie de valorisation
d’actifs. Il a également enseigné à Northwestern University, Indiana University,
Washington University in St. Louis, et Texas A&M University. A Washington
University in St. Louis, il a occupé le poste de Doyen des Affaires Académiques
de la Olin School of Business et a reçu le titre de “Membre Éminent du corps
professoral”. Il a été récompensé par plusieurs prix de recherche à Texas A&M et à Rice University.
Ses domaines de recherche comprennent les investissements et l’organisation des marchés. Il a
été rédacteur de la Review of Financial Studies, corédacteur de Finance & Stochastics, et rédacteur
adjoint du Journal of Finance et d’autres revues.
rentabilité espérée. Il n’y a pas de
saut juste avant l’annonce du prix.
Le marché incorpore correcte-
ment l’information et la formation
du prix est juste.
Déterminer le prix d’équilibre
Le modèle de Kyle se distingue
ainsi du modèle de Merton, l’une
des références des modèles
d’équilibre de marché qui lui fait
l’hypothèse d’une symétrie d’in-
formation. Le premier considère
des agents neutres vis-à-vis du
risque et ayant un impact sur le
marché. D’où la volonté de l’agent
informé de mener ses transac-
tions “en douceur”. Le second, au
contraire, considère des agents
averses au risque n’ayant aucun
impact sur le prix.
L’objectif du modèle de Kyle est
de déterminer comment l’informa-
tion de l’agent privilégié se trans-
met au prix, et de définir ainsi le
prix d’équilibre V. Le prix V1
de
l’actif à l’instant T1
est en effet
connu. A partir de cette informa-
tion, comment estimer le prix V au
fil du temps ? Le modèle montre
que lorsque le prix V1
suit une
loi dite gaussienne (dont la dis-
tribution est donc uniquement
déterminée par la moyenne et la
Le modèle de Kyle est un modèle d’équilibre où un agent neutre au risque et informé, c’est-à-dire
qu’il connaît le prix à la date terminale, exploite cette information afin de maximiser son profit
espéré. Par contre le market maker, qui fixe le prix de marché, dispose de moins d’information
et en particulier ne peut pas observer l’action de l’agent informé car elle est bruitée par les
liquidity traders. En utilisant des outils de contrôle stochastique et du filtrage, on étudie l’effet de
l’information sur les prix d’équilibre.
Méthodologie
variance), la formule est explicite
et facilement calculable.
Une information plus ou moins
valorisée
Le modèle fournit également un
éclairage sur les bénéfices ap-
portés par l’information privée.
Ces derniers peuvent ainsi être
renforcés par plusieurs éléments.
Tout d’abord, le profit de l’agent
informé est d’autant plus grand
que le marché est liquide : autre-
ment dit, plus le marché intègre
rapidement l’information, plus
celle-ci est bénéfique au trader
privilégié. Son profit s’accroît éga-
lement avec le bruit du marché.
Plus le bruit est important, plus
l’information privée sera dévoilée
tardivement au marché, et plus
l’agent pourra en tirer profit.
Enfin, plus la variance du prix V1
est forte, plus les valeurs pro-
bables du prix d’équilibre V sont
larges. Il est alors plus difficile
pour les traders non informés de
faire une juste estimation de V.
Le gain pour l’agent privilégié est
donc plus fort.
Le modèle de Kyle connaît de
nombreuses extensions. Il existe
ainsi des formules qui intègrent
plusieurs agents informés, ou un
agent informé, mais ne connais-
sant pas exactement le prix V1
.
D’autres considèrent un prix V1
qui
ne suit pas une loi gaussienne, ou
encore un marché composé d’un
actif risqué ainsi que d’un dérivé.
Quelles que soient les variations,
le modèle de Kyle constitue en
tout cas une avancée dans la
compréhension du rôle de l’infor-
mation sur les marchés, et sur la
formation du prix d’équilibre.
Kerry Back
Bibliographie
Back, K., 1992. Insider tra-
ding in continuous time.
Review of Financial Studies
5, 387-409.
Kyle, A.S., 1985. Conti-
nuous auctions and insider
trading. Econometrica 53,
1315-1336.
Retrouvez l’article intégral
de Kerry Back sur
www.informationinfinanceandinsurance.org
8. 8 les cahiers Louis Bachelier
La SEC (Securities and Exchange
Commission), l’organisme fédéral
américain de règlementation et
de contrôle des marchés finan-
ciers, définit le délit d’initié comme
“le fait d’acheter ou de vendre un
titre ou une valeur en violation des
obligations fiduciaires et/ou de
confiance, tandis que l’on dispose
d’informations confidentielles,
non-publiques, concernant ladite
valeur. Le délit d’initié peut aussi
englober le fait de divulguer des
informations confidentielles à un
tiers, le fait pour le tiers de négo-
cier des titres, objets desdites
informations confidentielles, ainsi
que le négoce de titres par toute
personne qui détournerait de telles
informations à son profit.”
Si ces contours sont clairs, le délit
d’initié demeure difficile à prouver
et donc à sanctionner. La modéli-
sation mathématique pourrait-elle
permettre de mieux cerner le com-
portement des fraudeurs, et ainsi
de mieux les détecter ? Plusieurs
travaux de recherche ont été me-
nés sur ce sujet.
Pas de profit sans risque ?
Le processus de modélisation re-
pose en effet sur la notion d’infor-
mation. On peut ainsi considérer
qu’une collection d’événements,
appelée Ft
, représente l’ensemble
des informations publiques
concernant le marché financier
et disponibles à un moment t. Un
initié possède, par définition, une
information privée sur un évé-
nement ne faisant pas partie de
cet ensemble. Il peut s’agir, par
exemple, d’un investisseur qui a
connaissance de l’avancée des
tests cliniques d’un nouveau mé-
dicament. Sa collection d’événe-
ments observables devient alors
plus grande que la collection de
référence Ft
.
Lutter contre le délit d’initié grâce à
la modélisation
Traditionnellement, les modèles
sont construits sur la notion d’ab-
sence d’arbitrage. Autrement dit,
ils considèrent qu’il est impossible
de réaliser des profits sans assu-
mer une part de risque. Le risque
nul n’existe pas. Mais il arrive
qu’une information privée puisse
créer des opportunités d’arbi-
trage, ou du moins des situations
très proches de l’arbitrage. En
l’occurrence, si un investisseur sait
à l’avance qu’une compagnie va
mettre sur le marché un nouveau
médicament, ses chances de
réaliser une plus-value sont très
fortes, et son risque faible…
Tirer profit d’une information
privée
L’initié peut ainsi tirer avantage de
son information de plusieurs ma-
nières. Dans l’exemple présenté, la
solution la plus simple est évidem-
ment d’acheter, ou de vendre, des
actions de la compagnie pharma-
ceutique selon les résultats du test.
Mais l’information peut aussi gui-
der l’achat de produits dérivés ou
Unagentinitiépeutréaliser
des profits sans prendre
de risque, ou presque
Un agent initié possède une collection d’informations plus grande que celle des autres agents.
Cette information supplémentaire change sa perception du marché et son évaluation du prix d’un
actif.
Le modèle présenté permet d’optimiser l’utilisation de cette information privée. En analysant les
déviations des cours par rapport à une valeur de référence, il permet à l’agent de savoir si un titre
est sous ou sur évalué.
Le modèle est également utile au régulateur pour mieux cerner le comportement des initiés, et
donc mieux lutter contre ces pratiques.
D’après un texte de Philip Protter et les articles cités en bibliographie
Grâce à une information privée, un agent peut réaliser d’importants profits pour un minimum de risque. En
permettant de mieux comprendre l’utilisation de cette information, la modélisation aide à lutter contre les
délits d’initiés.
A retenir
9. les cahiers Louis Bachelier 9
Philip Protter est Fellow du I.M.S. (Center for Intelligent Management Systems), ré-
dacteur adjoint de neuf revues scientifiques, membre de deux comités de rédaction,
et a été rédacteur en chef de la revue Stochastic Processes and their Applications.
Ses principaux domaines de recherche comprennent les mathématiques finan-
cières (modèles de valorisation d’actifs, modèles de valorisation et de couver-
ture de dérivés, problèmes de liquidité, bulles financières, délits d’initié, trading
à haute fréquence, risque de crédit), la théorie de l’intégrale stochastique, la
théorie des équations différentielles stochastiques, les méthodes de résolution
numérique des équations différentielles stochastiques, la discrétisation de processus stochastiques (en
tant que branche de la statistique mathématique), équations différentielles stochastiques et “équations
différentielles stochastiques retrogrades”, les processus de Markov, et la théorie du filtrage. Il est l’au-
teur et co-auteur de deux manuels académiques et de deux ouvrages scientifiques.
d’options. Ces dernières donnent
le droit d’acheter ou de vendre
un titre dans le futur à un prix fixé.
Bien utilisée, une option peut ainsi
générer d’importants profits pour
un investissement modeste, et ce,
sur une courte période.
Les informations supplémentaires
ont en effet un impact sur l’esti-
mation du prix d’un actif. Un agent
évalue les flux futurs d’un actif, via
la collection d’informations dispo-
nibles. Si sa collection devient plus
grande, sa perception du marché
est modifiée : l’estimation du prix
évolue, ainsi que l’évaluation de
la probabilité d’un événement,
comme la survenance d’une faillite
par exemple.
Détecter une valeur hors norme
L’auteur étudie ainsi un modèle qui
calcule la “juste valeur” d’un actif
et ses propriétés (variance, écart-
type, etc.) en prenant compte de
l’information disponible, modélisée
pour un agent initié par un grossis-
sement de filtration. Il est ainsi pos-
sible d’analyser les déviations des
cours par rapport à cette valeur.
La filtration modélise ici l’informa-
tion de l’initié et permet de montrer
comment tirer profit d’une infor-
mation privilégiée. L’agent est en
mesure de savoir si une option est
sous ou sur évaluée. Il ajuste ses
investissements en conséquence,
augmentant de ce fait considéra-
blement ses probabilités de pro-
fits. Le modèle permet également
de quantifier l’avantage obtenu
par l’initié grâce à son information
privilégiée.
Toutefois, comprendre, via une
analyse mathématique, comment
certains utilisent une information
privée peut aider le régulateur
à détecter les délits d’initié et à
poursuivre les contrevenants. En
effet, en évaluant la valeur normale
de l’actif, le modèle quantifie en
quelque sorte un niveau d’alerte :
si une transaction s’effectue à un
prix trop éloigné de la valeur nor-
male, elle peut être le fruit d’un
délit d’initié.
Or, lutter contre les délits d’initié
est primordial pour garantir la flui-
dité des transactions financières.
Le marché doit apparaître comme
juste. Dans le cas contraire, s’il est
perçu comme défaillant ou cor-
rompu, peu d’investisseurs accep-
teront de participer aux échanges.
Les agents perdront confiance et
la liquidité sera réduite. Le rôle de
l’Etat est donc de garantir le bon
fonctionnement du marché, en ré-
duisant l’asymétrie d’information et
en luttant contre les délits d’initié.
Philip Protter
L’information publique disponible au cours du temps sur le marché est représentée par une
filtration. L’information d’un initié, qui possède une information privilégiée, est ainsi modélisée par
un grossissement de cette filtration du marché. Ceci entraîne une évaluation des probabilités
d’occurrence d’événements différentes pour un initié par rapport à un investisseur standard. En
particulier, sa mesure d’évaluation (appelé mesure risque neutre) des actifs en est modifiée.
Méthodologie
Bibliographie
Roseline Bilina Falafala &
Philip Protter, Insider Tra-
ding and Risk, preprint
2015.
Claudio Fontana, Monique
Jeanblanc & Shiqi Song,
On arbitrages arising with
honest times, Finance and
Stochastics, July 2014, Vo-
lume 18, Issue 3, 515-543.
Younes Kchia & Philip Prot-
ter, On Progressive Filtration
Expansions with a Process;
Applications to Insider Tra-
ding, International journal
of theoretical and applied
finance.- River Edge, NJ
[u.a.] : World Scientific,
ISSN 0219-0249, ZDB-ID
14289829. - Vol. 18.2015,
4, p. 1-48.
Retrouvez l’article intégral
de Philip Protter sur
www.informationinfinanceandinsurance.org
10. 10 les cahiers Louis Bachelier
Appareils connectés, GPS, sys-
tèmes de monitoring médicaux,
robots mobiles, ces technolo-
gies se créent une place dans
nos quotidiens, et leur utilisation
devrait être encore renforcée par
la numérisation en cours. Or, tous
ces objets ont un point commun.
Ils fonctionnent de façon dyna-
mique, avec une émission de
signal qui évolue continuellement
au cours du temps. La prédiction
du signal est ainsi plus complexe
et nécessite des outils mathéma-
tiques adaptés.
La technique du filtrage répond
à cette problématique. Thorsten
Schmidt, professeur à l’Univer-
sité de Fribourg fait le point sur
cette méthodologie aux multiples
applications : qu’est-ce qu’un
problème de filtrage ? Comment
cette technique s’est-elle déve-
loppée ? Quelles solutions peut-
elle apporter ?
Contrairement à la statistique
classique, le filtrage vise à évaluer
un signal dynamique dont l’obser-
vation est perturbée par un bruit :
comment calculer une estima-
tion juste malgré une observation
bruitée ? Il s’agit par exemple de
définir la position d’un robot qui
se déplace au cours du temps.
Le robot n’est pas dans le champ
de vision de son propriétaire. Il
n’est donc pas directement ob-
servable. Toutefois, le propriétaire
dispose des données GPS, qui
correspondent ici à une observa-
tion bruitée. Le but est d’optimiser
les informations fournies par le
GPS afin de calculer la position du
robot au cours du temps.
Comment pallier au manque
d’information grâce au filtrage ?
Approche de la statistique moderne, le filtrage permet de résoudre de nombreuses problématiques d’information
imparfaite. Que ce soit dans le cadre des objets connectés, de la navigation satellite, ou du calcul de risque en
finance, ses applications sont multiples.
Le filtre de Kalman
La théorie du filtrage est née
dans les années 40, sous l’impul-
sion d’Andrey N. Kolmogorov et
Norbert Wiener. Le premier a étu-
dié la problématique en temps
discret, tandis que le second l’a
abordé en temps continu. Il a en-
suite fallu attendre les années 60
pour connaitre de nouvelles avan-
cées avec Rudolf E. Kalman.
L’approche de Kalman fait office
de référence en matière de fil-
trage. En se basant sur les lois
gaussiennes, le modèle établit une
relation linéaire entre l’information
et le signal. L’information corres-
pond aux observations bruitées :
prix, données, etc. L’avantage
principal de cette méthode est de
donner une formule explicite pour
calculer le signal, simplifiant ainsi
fortement le procédé.
L’une des utilisations les plus
célèbres, et les plus anciennes,
du filtre de Kalman remonte à la
D’après un texte de Thorsten Schmidt et les articles cités en référence.
L’avantage principal de
la méthode de Kalman
est de donner une
formule explicite et de
faible dimension
Le filtrage vise à évaluer un signal dynamique dont l’observation est bruitée.
Le modèle de Kalman établit une relation linéaire entre l’information et le signal. Il fournit une for-
mule explicite et de faible dimension pour calculer le signal, simplifiant ainsi le procédé.
Pour les cas non linéaires, des méthodes numériques peuvent être utilisées.
Le filtrage recouvre un large champ d’application que ce soit en finance, dans l’industrie électro-
nique, la robotique ou encore le secteur médical.
A retenir
11. les cahiers Louis Bachelier 11
Thorsten Schmidt est professeur de mathématiques stochastiques à l’Université
de Fribourg (Allemagne), où il a succédé à Ernst Eberlein. Auparavant, il a ensei-
gné les mathématiques financières à l’Université de technologie de Chemnitz.
Outre son intérêt pour les mathématiques financières et plus particulièrement
pour les taux d’intérêt, les marchés du risque de crédit et de l’énergie, il a une so-
lide expertise en statistique et probabilité. Il a récemment co-écrit un ouvrage sur
la statistique mathématique, publié chez Springer. Sa recherche dans le domaine
du risque de crédit porte sur l’impact de l’asymétrie d’information, le filtrage non-linéaire, les modèles
d’analyse de risques dynamiques Heath-Jarrow-Morton et les processus affinés.
mission Apollo. Le modèle a été
utilisé pour préparer le voyage de
Neil Amstrong vers la lune ainsi
que son retour, notamment pour
déterminer à quel moment précis
la fusée devait rentrer dans l’at-
mosphère1
. Il est aujourd’hui uti-
lisé dans la plupart des outils de
navigation satellite, tout comme
dans les smartphones ou les jeux
vidéo.
Le filtre de Kalman ne peut tou-
tefois être employé que pour les
cas linéaires. Certains auteurs ont
ainsi étendu le cadre linéaire en
utilisant des approximations au
niveau local.
La méthode particulaire de filtrage
Enfin, des méthodes numériques
ont été développées pour les pro-
blématiques non linéaires ne pou-
vant être résolues ni par le filtre
de Kalman ni par ses extensions.
Parmi elles, figure la méthode
particulaire de filtrage. Celle-ci
estime la distribution du signal
via un procédé de réduction sta-
tistique, dit “discrétisation”, qui
consiste à découper une série de
données en un certain nombre
de classes, représentées par
des particules. A l’image de la
méthode de Monte Carlo, cette
approche repose sur la loi des
grands nombres et la simulation
d’expériences répétées. Dans un
premier temps, les valeurs sont
estimées grâce aux observations
disponibles. Chaque valeur uti-
lisée est associée à un poids de
conditionnement. Puis à chaque
simulation, les pondérations sont
ajustées en fonction des résul-
tats obtenus. Les particules se
déplacent librement à partir de
l’algorithme de dynamique du
modèle; ce qui est possible dans
la mesure où la position exacte de
chaque particule est connue. On
calcule alors la position moyenne
pondérée des particules à partir
de leur poids théoriques respec-
tifs.
Un large champ d’application
Les techniques de filtrage consti-
tuent des outils précieux afin de
pallier aux imperfections de l’infor-
mation. Ces problématiques sont
courantes, en particulier dans le
domaine financier. En effet, qu’il
s’agisse de calibrer un modèle,
de valoriser un portefeuille d’ac-
tifs, ou de définir les stratégies de
couverture, les données utilisées
sont toujours incomplètes. Le fil-
trage permet de traiter ce type
de question. Il est notamment
employé pour calculer le risque
de crédit. Une entreprise est en
effet reconnue en faillite lorsque
sa valeur fondamentale est trop
basse. Mais cette information
n’est évidemment pas connue
des acteurs du marché. Les ob-
servations sont bruitées, puisque
pas entièrement disponibles. Le
filtrage peut alors servir à estimer
le risque de crédit à partir des
différentes sources d’information
disponibles. Croiser les données
des rapports trimestriels, du
cours des actions, ou encore du
prix des options permet d’éva-
luer la probabilité de défaut de la
société.
Les modèles de filtrage ont donc
un large champ d’application et
fournissent des éléments de ré-
ponse à de nombreuses problé-
matiques. Nul doute que les re-
cherches vont se poursuivre afin
d’accroitre les performances de
ces méthodes et algorithmes, et
de faire ainsi face à de nouveaux
challenges.
Thorsten Schmidt
Bibliographie
Frey, R. and Schmidt, T.
(2011), Filtering and in-
complete information, in
T. Bielecki, D. Brigo and F.
Patras, eds, `Credit Risk
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Del Moral, P. (1996), `Non-
linear Filtering: Interacting
particle solution’, Markov
Processes and Related
Fields 2(4), 555-580.
1. Source : Faragher (2012)
Retrouvez l’article intégral
de Thorsten Schmidt sur
www.informationinfinanceandinsurance.org
12. 12 les cahiers Louis Bachelier
Asymétrie d’information
et assurance
Asymétrie d’Information entre Nous et le
Monde Naturel
Nous avons souvent besoin de quantifier le risque
de l’assureur pour déterminer une échelle de primes
équitable, pour définir des stratégies solides de ges-
tion du risque ou pour déterminer les Solvency Capital
Requirements, le niveau minimum de fonds propres
exigés. Dans chacune de ces situations, les pertes
potentielles constituent une issue future incertaine.
Mettant de côté la question quasi-philosophique de
savoir si l’incertitude (sur l’occurrence et le montant
des sinistres futurs pour l’assureur) est due à une insuf-
fisance d’information ou alors si elle est plutôt liée au
caractère intrinsèquement aléatoire des issues, nous
noustrouvonsgénéralementfaceauworkflowsuivant :
INCERTITUDE i RISQUE i DONNEES i MODELES
La différence entre l’incertitude et le risque (selon la
définition de l’économiste Frank Knight) est que le
risque peut être quantifié, c’est-à-dire que l’on peut
en principe déterminer la distribution de probabilité
pour le risque en question. Après avoir déterminé
quelles caractéristiques constituent les risques à quan-
C’est la nature même de l’activité d’assurance que de disposer d’un niveau d’information limité
à propos des risques à assurer et les informations supplémentaires sont toujours les bienvenues.
Il en est de même pour l’activité de la réassurance. La réassurance est une opération par laquelle
une société d’assurance (le “cédant”) s’assure auprès d’une autre compagnie d’assurance (le
“réassureur”) pour une partie des risques qu’elle porte. Il s’agit donc là avant tout d’une activité
d’assurance. Cependant, si l’assurance et la réassurance partagent des caractéristiques communes,
il existe de nombreuses différences structurelles, notamment en ce qui concerne l’information
sur les risques inhérents aux polices réassurées. De plus, dans la mesure où les opérations de
réassurance impliquent de multiples acteurs, l’asymétrie d’information constitue un élément
important à prendre en considération. La gestion du risque traite cette asymétrie de diverses
manières, que je propose de commenter en fonction du degré d’information disponible.
Par Hansjörg Albrecher
Hansjörg Albrecher a étudié les mathématiques appliquées et l’astronomie à Graz, Limerick et Baltimore
avant de recevoir son doctorat de la Technische Universität Graz en 2001. Il a ensuite enseigné à Graz,
Leuven et Aarhus avant d’être nommé directeur d’équipe en mathématiques financières et directeur adjoint
du Johann Radon Institute de l’Académie des Sciences de l’Autriche à Linz et professeur de mathématiques
appliquées à l’assurance à la Universität Linz (JKU). En 2009, il a été nommé professeur des sciences
actuarielles à HEC de l’Université de Lausanne.
Ses domaines de recherche incluent la théorie du risque, la modélisation du risque dans l’assurance et
la réassurance, la modélisation des catastrophes naturelles, les mathématiques financières, la simulation
stochastique, et plus généralement, les applications de la théorie des probabilités. Il a publié plus de 100
articles dans ces domaines et est co-auteur de deux ouvrages : Ruin Probabilities (deuxième édition, 2010)
et Quantitative Methods for Financial Markets (2013).
Dr. Albrecher est rédacteur au sein d’Insurance: Mathematics and Economics depuis 2010, corédacteur-
en-chef du European Actuarial Journal et de la revue Statistics and Risk Modeling, depuis 2011. Il siège au
comité de rédaction de plusieurs autres revues scientifiques et collections d’ouvrages.
13. les cahiers Louis Bachelier 13
tifier, on cherche la probabilité pour que ces risques se
réalisent, en partant d’observations du réel, en général
de données historiques. Pour chaque risque à évaluer,
le problème classique réside dans la détermination de
la pertinence des données et de leur degré de perti-
nence. Une difficulté supplémentaire réside dans
le fait que la nature des risques peut évoluer dans le
temps; et que, pour appréhender cette évolution, l’on
doit pouvoir faire appel à des méthodes statistiques
capables d’identifier les éléments non-stationnaires
inclus dans les séries de données et à des informations
réelles connexes dont on dispose (modifications des
clauses contractuelles, contexte environnemental,
etc.).
De longues années d’expérience nous ont appris à
qualifier les différents types de risque et à tirer des re-
lations causales entre eux. Ainsi, nous avons pu déve-
lopper les modèles qui servent de base à l’évaluation
de risques associés.
Bien qu’en général, les modélisateurs soient conscients
des limites de la modélisation, la principale motiva-
tion derrière cette approche est la conviction qu’il
est possible de quantifier précisément les risques et
que toute imperfection ou lacune dans un modèle
résulte de données insuffisantes ou plus généralement
d’informations insuffisantes concernant la nature des
risques et les relations entre eux. On pourrait dire que
le développement de modèles de risque par les assu-
reurs constitue une tentative de réduire l’asymétrie
d’information en général et de l’information dispo-
nible pour nous.
Asymétrie d’Information entre Assurés et
Assureur
Quand un assuré et une compagnie d’assurance
concluentuncontratautermeduquell’assurépaieune
prime (basée sur un calcul déterministe) contre des si-
nistres spécifiés dans le contrat, il est clair que chaque
partie dispose d’informations différentes ; mais, dans
ce cas, l’asymétrie d’information existe des deux côtés.
En principe, la compagnie d’assurance dispose de plus
d’expérience des risques à assurer (modèles idoines),
ce qui lui permet (en y rajoutant la mutualisation des
risques) de gérer efficacement les risques à assurer bien
que, pour certains produits, les assurés préféreraient
plus de transparence (voir par exemple [12]).
L’assuré, quant à lui, dispose dans la plupart des sec-
teurs de beaucoup plus d’information concernant
son profil de risque que ce qu’il communique à
l’assureur et il pourrait même en influencer le résul-
tat par le biais de son comportement. Un exemple
en est l’assurance maladie où il existe une asymétrie
d’information intrinsèque concernant l’état de santé
de l’assuré (cf. [22] et [19, 21] pour des études sur
certains types d’assurance-vie). Aussi telle asymétrie
peut être la conséquence de nouvelles réglementations
(cf. [23]). Le secteur de l’assurance automobile a une
longue pratique de réduction de l’asymétrie d’infor-
mation concernant le profil de risque des assurés, via
le système de bonus-malus, qui a l’avantage supplé-
mentaire d’inciter les assurés à conduire prudemment.
La tendance actuelle est de pousser le dispositif plus
loin encore avec la collecte d’informations réelles sur
la conduite des assurés, via des systèmes télématiques
embarqués,(cf. [18, 6]). C’est une excellente illustra-
tion de comment une quantité importante de don-
nées supplémentaires peut être, et sera certainement,
utilisée pour concevoir les futurs contrats d’assurance
(une tendance parfois appelée Le Big Data dans l’As-
surance). L’exploitation des données inclut l’analyse
approfondie des écarts de comportement des assurés
(cf. [16, 20]), et le développement d’applications se
servant de ces informations à des fins commerciales
(cf. [17]).
Asymétrie d’Information entre Assureur et
Réassureur
Comme les assureurs n’aiment pas partager des don-
nées et statistiques concernant les sinistres, dans le cas
de nombreux contrats de réassurance non proportion-
nels, l’assureur ne communique au réassureur qu’une
partie des données concernées, c’est-à-dire seulement
les données sur les sinistres engageant ou pouvant en-
gager la garantie. Cette asymétrie d’information laisse
le réassureur dans l’obligation de créer son modèle
prédictif avec des données censurées (cf. [2]). En pra-
tique, les réassureurs tentent de compléter les données
censurées avec des données collectées à partir de porte-
feuilles similaires (parfois obtenues grâce à un contrat
de réassurance proportionnelle couvrant des risques
similaires d’une même importance). Les subtilités
relatives à l’évaluation des risques et la détermination
des primes de réassurance varient en fonction du type
de contrat et la méthodologie choisie (méthode par
expérience vs. méthode par exposition etc. [1]). Une
autre source d’asymétrie d’information tient dans le
fait que les sinistres passés sont souvent comptabi-
lisés à leur valeur “d’engagement” (i.e. la valeur des
indemnités réellement versées plus une estimation rai-
sonnable des indemnités restant à verser) ; et celle-ci
peut s’avérer significativement différente de la valeur
14. 14 les cahiers Louis Bachelier
finale des indemnités. Dans des secteurs d’activité où
le règlement des sinistres peut prendre de nombreuses
années, on comprend facilement que les réassureurs
ne peuvent pas compter exclusivement sur les don-
nées concernant le montant réel final des indemnités
versées mais doivent également prendre en compte la
valeur (estimée) des engagements dans l’élaboration
de leurs modèles. Cette situation pose de réels défis
statistiques et peu de recherche théorique existe sur le
sujet actuellement (cf. [2]).
Asymétrie d’Information entre Assureur et
Investisseur
Des actionnaires actuels ou potentiels des sociétés
d’assurance fondent leurs décisions d’investir sur les
chiffres financiers et commerciaux et des indicateurs
de performance mais, en général, ces chiffres ne tra-
duisent pas l’intégralité de la structure de risque des
assureurs et réassureurs. Compte tenu des Solvency
Capital Requirements, une société doit tenir compte
du coût de lever et conserver ce capital. Ce coût aura
un impact sur nombre de décisions de stratégie et de
gestion, y compris la décision de recourir à la réassu-
rance. Le taux du coût du capital est influencé non
seulement par le profil du risque mais également par
la structure de l’information. Par conséquence, le taux
du coût du capital est bien le résultat de l’offre et la de-
mande sur le marché mais tient également compte de
règles et directives en matière de reporting financier,
telle la constitution de réserves pour pertes et pour
sinistres survenus mais non encore déclarés. Pour une
discussion d’un point de vue actuariel voir [5,14].
Un autre domaine de recherche qui s’intéresse acti-
vement aux aspects pratiques de l’asymétrie d’infor-
mation est la titrisation des risques d’assurance, en
particulier celui de catastrophes naturelles et, plus
récemment, le risque de longévité. La titrisation trans-
fère le risque d’assurance aux marchés des capitaux et
constitue donc un instrument particulièrement utile
lorsqu’il s’agit de risques de grande ampleur ayant de
fortes corrélations où les contrats de réassurance tradi-
tionnels ne sont pas économiquement viables, compte
tenu du coût monumental des capitaux. L’histoire des
produits de titrisation illustre parfaitement comment
l’évolution des attitudes envers l’asymétrie d’informa-
tion (dans ce cas précis entre émetteur et investisseur)
a modifié les produits et leur attractivité. Des déclen-
cheursanciensbaséssurl’expérienceeffectivedepertes
des compagnies individuelles et des indices sectoriels
ont évolué vers des déclencheurs paramétriques cal-
culés en tenant compte de quantités physiques liées
aux catastrophes, comme la vitesse du vent, la pression
atmosphérique, etc. Alors que les déclencheurs para-
métriques diminuent l’asymétrie d’information (qui,
dans le cas des déclencheurs spécifiques à chaque en-
treprise, était significative), ils augmentent le risque de
base, c’est-à-dire le risque que le déclencheur ne reflète
pas l’expérience réelle de l’émetteur, ce qui réduit l’ef-
ficacité du produit pour l’émetteur. Comme on pou-
vait s’y attendre, l’activité de ce marché a connu une
certaine volatilité dans le temps, avec une forte aug-
mentation des volumes dans des périodes où le mar-
ché traditionnel de la réassurance ne pouvait pas faire
face à ce type de demande (cf. [9, 11]). La valorisation
de ces produits se situe à la frontière entre assurance
et finance. C’est également un sujet de recherche très
intéressant sur le plan théorique (cf. [7, 15, 4, 8] et
[10, 24]).
Asymétrie d’information entre Assureurs
et Concurrents
Enfin,commedanstouteactivitééconomique,ilexiste
une concurrence entre assureurs pour un nombre li-
mité de clients (assurés) et il existe également une asy-
métrie d’information naturelle entre assureurs concur-
rents concernant le profil du risque, l’appréciation
des conditions marché, l’approche méthodologique
du risque et la détermination des primes. Parmi des
approches récentes, on peut citer la détermination des
primes d’assurance, via une analyse fondée sur la théo-
rie des jeux tenant compte d’une prévision de la poli-
tique des primes des concurrents, des comportements
à risque des assurés, et des contraintes réglementaires
en matière de fonds propres (voir [13]), le tout dans
un contexte d’informations incomplètes.
L’objectif de ce court chapitre était de mettre
en lumière plusieurs domaines de recherche
dans les sciences actuarielles où l’asymétrie
d’information joue, directement ou indirec-
tement, un rôle important. Cette liste est
forcément incomplète ; mais elle souligne
l’importance de la modélisation d’informa-
tion dans le secteur de l’assurance et de la
réassurance, qui est également l’objet de très
nombreux projets de recherche en cours.
Retrouvez l’article intégral
d’Hansjörg Albrecher sur
www.informationinfinanceandinsurance.org
15. les cahiers Louis Bachelier 15
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