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CATHERINE DEFEYT
Docteure en Art et Sciences de l’Art,
Centre Européen d’Archéométrie, Université de Liège
DAVID STRIVAY
Professeur, Centre Européen d’Archéométrie, Université de Liège
ÉTUDE TECHNIQUE ET
MATÉRIELLE DES TABLEAUX LIÉGEOIS
INTRODUCTION
Le Centre Européen d’Archéométrie (CEA) de l’Université de Liège, fondé en 2003, s’est spécialisé
dans l’étude du patrimoine culturel mobilier et immobilier. Les projets de recherches sont menés
grâce à une étroite collaboration entre scientifiques, historiens de l’art, archéologues, et conserva-
teurs.
Les études dans le domaine du patrimoine culturel peuvent généralement se ranger en deux
catégories. La première concerne les analyses physico-chimiques qui visent à une meilleure
compréhension de l’œuvre via le gain d’information sur les matériaux utilisés et la technologie
mise en œuvre. La seconde se focalise sur l’état de conservation de l’œuvre et sur l’origine des
éventuelles altérations apparues au cours du temps. Le but ultime de ce type d’études est d’optimi-
ser les conditions de conservation des œuvres existantes et d’améliorer la durabilité des matériaux
artistiques modernes qui seront utilisés dans le futur.
Dans de nombreux cas, il est très difficile, voire inconcevable, de déplacer ou de prélever les
objets du patrimoine culturel étudiés. Actuellement, l’utilisation combinée de plusieurs techniques
mobiles, telles que la fluorescence X, la diffraction X, la spectroscopie Raman ou infrarouge à
transformée Fourier est restreinte et peu exploitée lors des campagnes d’analyses in situ. La plate-
forme d’instruments portables du CEA permet de documenter de manière complète et systématique
les œuvres des collections et de poser un constat de l’état de conservation de ces objets.
Dans le cadre du partenariat de recherche entre le CEA et les musées de la Ville de Liège
récemment mis en place et grâce à un financement du Fonds Jean-Jacques Comhaire (Fondation
Roi Baudouin), nous avons étudié les tableaux de la vente de Lucerne de 1939.
Ces œuvres majeures ne peuvent être déplacées et ont donc été étudiées par des méthodes mo-
biles. L’utilisation de la plate-forme expérimentale mise en place au Centre Européen d’Archéométrie
a permis d’identifier les matériaux utilisés et de caractériser les techniques picturales des différents
artistes. Nous montrons ici les résultats concernant les tableaux de Paul Gauguin, Pablo Picasso et
James Ensor. Les analyses de La famille Soler ont été réalisées en collaboration avec Peter Vande-
nabeele et Bart Vekemans de l’Université de Gand.
Paul GAUGUIN, Le sorcier d’Hiva Oa, 1902, huile sur toile, 92 x 73 cm.
Musée des Beaux-Arts de Liège (BAL). © Ville de Liège.
52 53
ÉTUDE TECHNIQUE ET MATÉRIELLE DES TABLEAUX LIÉGEOISCATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY
diffusion élastique de Rayleigh mais également, les diffusions inélastiques Stokes et anti-Stokes
correspondant aux bandes Raman. La spectroscopie Raman est une technique sensible à la fluo-
rescence et le signal provenant de la diffusion de Rayleigh, qui est beaucoup plus intense que la dif-
fusion inélastique doit être filtré. Le CEA est équipé d’un système mobile de spectroscopie Raman
composé de deux lasers rouge et vert.
PAUL GAUGUIN
TECHNIQUE D’EXÉCUTION
Support
À l’instar d’autres peintures réalisées par Gauguin en Polynésie française, dont son chef-d’œuvre
D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (Museum of Fine Arts, Boston) peint en
1897, le support toile du tableau de Lucerne se compose de fibres épaisses dont le tissage dense et
serré présente de nombreuses irrégularités. Le format du Sorcier D’Hiva Oa, 92 x 73 cm, correspond
au format figure n°30 selon les standards français.
Préparation
La couche de préparation apparaît par transparence dans les zones de frottis qui se trouvent à
proximité de la signature et de la date. Les résultats XRF et Raman obtenus dans ces zones ont
permis de déterminer que la préparation est à base de blanc de plomb (PW11
) et d’huile. Du sulfate
de baryum est également présent dans le mélange mais en moindre proportion. L’ajout d’une charge
comme la barytine dans les préparations au blanc de plomb (PW21) est une pratique très répandue
en peinture. Il s’agit donc d’une préparation grasse. L’étude de coupes stratigraphiques provenant
du Portrait de Vincent Van Gogh peignant les tournesols (Musée Van Gogh, Amsterdam) et des Misè-
res humaines (Ordrupgaard, Danemark) a révélé l’usage de préparations grasses et maigres. Dans le
portrait de Van Gogh, la préparation correspond à une mixture de blanc de plomb, d’huile de noix et
d’une quantité restreinte d’huile de castor. Pour les Misères humaines c’est une préparation maigre,
à base de craie et de colle animale, qui a été identifiée2
.
Mise en place de la composition
Les tracés préparatoires qui définissent les personnages, animaux et arbres sont restés apparents
dans la composition finale. Exécutés à l’aide d’une matière fluide de couleur bleue, ils contournent
les motifs dépeints à la manière d’un cerne. L’épaisseur des traits laissés par le pinceau varie d’un
endroit à l’autre.
En s’appuyant sur la couleur bleu foncé des traits cernant les personnages en lumière visible et
sur leur transparence en réflectographie infrarouge (fig. 1) il est raisonnable de penser que ceux-ci
ont été exécutés au bleu d’Outremer, à l’instar de la signature et de la date apposées dans le coin
inférieur gauche. Le pigment bleu a été identifié par spectroscopie Raman dans le G majuscule de la
signature du peintre. Comparativement, les tracés qui cernent les motifs appartenant à des composi-
tions antérieures sont notoirement plus précis et réguliers. Le contour esquissant l’oiseau, considéré
TECHNIQUES D’ANALYSE
Pour chaque tableau, nous avons réalisé des photographies à haute résolution en lumière blanche
et sous ultra-violet, une réflectographie infrarouge, des analyses par fluorescence de rayons X et
par spectroscopie Raman.
Le rayonnement proche infrarouge est une radiation électromagnétique dont la longueur d’onde
est comprise entre 800 et 3000 nanomètres. Les longueurs d’onde spécifiques aux infrarouges
entraînent la transparence plus ou moins accrue des couches picturales. Ce phénomène permet la
mise en évidence de tracés sous jacents à condition de contenir du carbone, qui a comme propriété
d’absorber fortement le rayonnement infrarouge. La transparence de la couche picturale est pro-
portionnelle à l’augmentation de la longueur d’onde détectée par les capteurs utilisés. La gamme
entre 1700 et 2500 nm est idéale pour la détection des tracés sous-jacents à base de matières
carbonées.
L’apparition de motifs préparatoires repose sur le contraste entre la réflexion et l’absorption des
infrarouges par les matériaux présents. Une préparation claire réfléchit les infrarouges, c’est pour-
quoi elle apparaît blanche. À l’inverse, les matières carbonées absorbent les infrarouges d’où leur
apparence sombre. En cas d’absence de dessin sous-jacents à base de matière carbonée, il ne
faut pas exclure l’hypothèse d’un dessin qui n’aurait pas été détecté. En effet, la non-détection de
tracé sous-jacent pourrait résulter d’un manque de contraste entre l’absorption et la réflexion des
infrarouges par les matériaux constitutifs.
La spectroscopie de fluorescence X est une technique d’analyse élémentaire non invasive. Elle
permet l’analyse qualitative et semi-quantitative des éléments à partir du phosphore. Une source
d’excitation constituée de photons X, qui irradie une surface ce qui provoque l’émission d’un spec-
tre de fluorescence X. Ce dernier livre les raies caractéristiques des éléments émetteurs. Selon le
nombre atomique, les niveaux d’énergie des raies émises varient, ce qui permet d’identifier l’élé-
ment chimique présent.
Parmi les nombreux avantages que présente cette technique pour l’étude des œuvres d’art, ci-
tons le développement d’appareil portable qui autorise des analyses in situ.
L’analyse XRF est appropriée à l’identification des composés inorganiques qui caractérisent les
pigments les plus répandus. Il faut néanmoins signaler certains inconvénients : la profondeur d’ana-
lyse n’est pas déterminée et le spectre obtenu relate la présence des éléments de toutes les cou-
ches traversées.
Toutefois, elle ne permet pas la détection de composés organiques à base d’hydrogène, de car-
bone et d’hydrogène. Cet inconvénient signifie dans le cas d’une œuvre picturale, que les pigments
organiques, les laques, les liants, et les vernis ne sont pas identifiables par XRF.
Le dispositif développé par le CEA permet non seulement de réaliser des analyses ponctuelles
mais aussi d’acquérir des cartographies en éléments chimiques grâce à un système de déplace-
ment et d’acquisition complètement automatisé.
La spectroscopie Raman est une technique d’analyse non destructive permettant d’obtenir des
informations sur la plupart des molécules organiques et inorganiques. Elle est basée sur les vibra-
tions des atomes d’une molécule, plus précisément, sur la diffusion inélastique d’un rayonnement
monochromatique. Ce phénomène est appelé diffusion Raman. En exposant un échantillon à un
rayonnement monochromatique (laser), un spectre de diffusion est obtenu. Ce spectre montre la
54 55
ÉTUDE TECHNIQUE ET MATÉRIELLE DES TABLEAUX LIÉGEOISCATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY
réalisées avec du blanc de plomb uniquement. Le blanc relativement dégradé de l’étoffe couvrant
les cheveux de la figure féminine plus en retrait est également à base de blanc de plomb. Les spec-
tres Raman enregistrés pour le blanc de la même étoffe attestent de la présence de vermillon et de
bleu d’Outremer en plus de celle du blanc de plomb.
Bleus
L’analyse par spectroscopie Raman de neuf zones bleues réparties sur toute la surface du tableau
a permis d’identifier du bleu d’Outremer dans tous les cas.
L’utilisation de bleu d’Outremer (PB29) pour esquisser, signer et dater son œuvre explique leur
absence du document obtenu par réflectographie infrarouge. À la différence du bleu de cobalt
(PB28) et du bleu de Prusse (PB27), les deux autres bleus dont l’usage par Gauguin est avéré6
, le
bleu d’Outremer devient quasi transparent quand il est exposé aux infrarouges moyens.
L’analyse par spectroscopie de fluorescence X des bleus a permis de déterminer que Gauguin a
élaboré différents mélanges de pigments en fonction de la nuance recherchée. Cependant, pour les
éclaircir, le peintre s’est exclusivement servi de blanc de plomb. L’intensité des signaux du cobalt
détectés dans les zones correspondant au cours d’eau, aux troncs d’arbre et au poitrail du volatile
laisse supposer une utilisation combinée de bleu de cobalt et d’Outremer.
Le bleu de Prusse a été identifié par Raman dans une zone brune du tronc de l’orangé planté à
la gauche du sorcier. Il est fort probable que l’emploi de celui-ci ne se limite pas à cet endroit si l’on
prend en considération la teneur en fer de certains points bleus analysés par XRF.
Rouges
Au sujet de la figure centrale et de son costume,
il est intéressant de faire le parallèle avec Incan-
tation (fig. 2), tableau également peint en 1902,
dans lequel la posture et le costume du person-
nage présentent de nombreuses similitudes avec
Le sorcier d’Hiva Oa, si ce n’est que les couleurs
de la tunique et de la cape sont inversées7
.
La surreprésentation du mercure dans les spec-
tres ne laisse pas de doute quant à l’emploi d’un
rouge vermillon (PR106). Il s’agit d’un pigment
inorganique de synthèse très apprécié en peinture
depuis le Moyen Âge dont la formule chimique est
HgS. Par ailleurs, les quantités significatives de
plomb et de cobalt détectées pour les points d’analyse suggèrent que le rouge de la cape résulte
de la combinaison de vermillon, de blanc de plomb et, en moindre proportion d’un pigment à base
de cobalt, probablement un bleu de cobalt. La zone légèrement bleue de la cape se distingue des
autres par la détection de manganèse. L’intensité des signaux du manganèse et la teinte rouge
violacé au point d’analyse pourraient s’expliquer par l’adjonction d’un violet de manganèse (PV16)
dans le mélange vermillon/blanc de plomb/bleu de cobalt.
Grâce à l’analyse du vêtement rouge par spectroscopie Raman il a été possible de détecter la
présence d’un second pigment rouge, la litharge, en plus du vermillon. En comparant l’intensité des
par le cryptozoologue Michel Raynal3
comme un cousin du Takahe de Nou-
velle-Zélande paraît ici beaucoup plus
flou et hésitant qu’il ne l’est pour les
oiseaux, représentés dans Nevermore
(Courtauld Gallery, Londres), D’où ve-
nons-nous ? Que sommes-nous ? Où
allons-nous ? (Museum of Fine Arts,
Boston) et Vairumati (Musée d’Orsay,
Paris) exécutés en 1897. La perte de précision dans les gestes du peintre pourrait avoir un lien avec
des phases de parésie occasionnées par la syphilis qui le ronge.
Écriture picturale
La composition est en grande partie traitée en demi-pâte, autrement dit la consistance des couleurs
utilisées par Gauguin n’est ni vraiment ferme ni vraiment fluide.
La couche picturale présente une épaisseur moyenne à faible. Les empâtements les plus marqués
se trouvent dans le feuillage et le tronc de l’oranger et de l’arbre derrière lequel se tiennent les deux
personnages féminins. Bien que des empreintes de coups de pinceau soient perceptibles au niveau
des carnations et des vêtements des trois protagonistes, la facture y est relativement lisse. La partie
inférieure du tableau est la moins riche en pâte. Pour représenter le sol, le peintre s’est contenté
de juxtaposer de petits traits verticaux, réalisés au pinceau avec des couleurs relativement diluées.
Cette juxtaposition de touches lisses aux tons saturés est relativement commune dans l’œuvre de
Gauguin. On la rencontre déjà dans de nombreuses compositions antérieures aux séjours de l’ar-
tiste en Martinique, comme dans Les meules peintes en 1889 (Courtauld Gallery, Londres).
PALETTE
Durant son exil en Polynésie française Gauguin commande ses couleurs par l’intermédiaire du peintre
Georges-Daniel de Monfreid, également chargé de superviser la présentation des œuvres exposées
à Paris en son absence. Les commandes de matériel de peinture contenues dans les lettres écrites
à de Monfreid témoignent de l’emploi de tubes de peintures provenant de la firme Lefranc et Cie4
.
Avant son départ vers Tahiti, le peintre utilisait les peintures de la firme Maison Edouard, probablement
achetées chez Julien Tanguy5
, marchand de couleurs à Paris et amateur d’impressionnisme. Parmi les
peintres qui se sont approvisionnés chez lui, il faut citer Van Gogh, Monet, Renoir et Lautrec.
Blancs
Pour l’ensemble des points analysés par XRF et par Raman, le blanc de plomb (PW1) est l’unique
pigment blanc identifié. Quelle que soit la couleur, le peintre s’est exclusivement servi de celui-ci
pour éclaircir ses mélanges. Pourtant, au moment de la réalisation du Sorcier d’Hiva Oa le blanc de
zinc (PW4) qui n’a pas l’inconvénient du blanc de plomb d’être toxique est déjà couramment utilisé
en peinture à l’huile depuis plusieurs décennies. La répartition du plomb dans la zone cartographiée
montre clairement que les petites taches blanches qui font office de fleurs de frangipanier ont été
Fig. 1.
Photographie en
lumière blanche
et réflectographie
infrarouge
des tracés
préparatoires
au niveau des
jambes du sorcier.
Fig. 2.
Incantation,
1902, huile sur
toile, 66 × 76 cm.
Collection privée.
56 57
ÉTUDE TECHNIQUE ET MATÉRIELLE DES TABLEAUX LIÉGEOISCATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY
gétaux paraissent plus riches en vert émeraude qu’en vert Véronèse. La détection de cadmium dans
certaines zones laisse penser que le peintre pourrait avoir nuancé son mélange de vert à l’aide d’un
jaune de cadmium (PY35).
Carnations
Pour mieux cerner la technique d’exécution à l’origine des carnations des trois personnages dé-
peints dans Le sorcier d’Hiva Oa, le visage de la figure centrale a été analysé par XRF en mode
cartographie sur une surface de 8 x 10 cm (fig. 3). Cette méthode permet de visualiser la répartition
de chacun des éléments chimiques détectés sur l’ensemble de la surface investiguée. Parmi ceux-ci
figurent le plomb, fer, cadmium, mercure, strontium, baryum, chrome, cuivre et arsenic. Les carto-
graphies élémentaires ont mis en évidence l’utilisation d’au moins quatre pigments différents pour
rendre le teint mat et les volumes du visage. Il s’agit d’un pigment à base de plomb, d’un pigment à
base d’oxydes de fer, d’un jaune de cadmium et de vermillon.
L’analyse par spectroscopie Raman d’un point situé dans la joue gauche du sorcier a permis
d’identifier une combinaison de massicot et de vermillon.
Les carnations de l’intérieur du mollet droit et de l’avant-bras gauche du sorcier et la joue droite
du personnage vêtu de rose ont également été analysés par XRF mais de manière ponctuelle. Ces
points d’analyse et la zone cartographiée ont en commun une proportion importante de plomb,
fer et mercure. La présence d’un vert au cuivre arsenical a été mise en évidence pour le mollet et
l’avant-bras et seule la joue semble renfermer du jaune de cadmium.
bandes Raman émises par ces deux pigments, on peut en déduire que la couleur rouge observée
au point d’analyse résulte principalement du minium (PR105). Une analyse à un autre endroit révèle
une combinaison de vermillon, d’Outremer et de blanc de plomb. L’emploi de pigment(s) rouges
d’origine organique, comme la laque rouge carmin qui figure dans une commande passée à son
fournisseur parisien Julien Tanguy en 1889 et la laque de Géranium également utilisée par Gauguin
selon Rotonchamp n’a pas pu être démontré mais n’est pas exclu.
Les violets
Les spectres de fluorescence X enregistrés pour les violets et le rose du vêtement que porte un
des deux personnages féminins rendent compte d’une forte teneur en plomb, mercure et manga-
nèse. Les spectres Raman enregistrés à proximité des points violet et rose analysés par XRF sont
relativement similaires et ont permis d’identifier du vermillon, blanc de plomb et bleu d’Outremer.
Sur base de la teinte et de l’intensité des signaux de manganèse, l’emploi de violet de manganèse
par Gauguin paraît l’option la plus probable. La présence de ce pigment a déjà été détectée par
C. Christensen dans le tableau Invocation (National Gallery of Art, Washington) datant de 19038
. À
l’aube du XXe
siècle, le violet de manganèse est fort apprécié pour ses qualités en tant que pigment
et son usage en peinture est répandu.
Les verts
Les deux plages vertes les plus étendues sont celles qui bordent le cours d’eau. Les autres zones
vertes se trouvent principalement dans le feuillage des arbres, dans les éléments végétaux qui
jonchent le sol et dans le plumage de l’oiseau. Sur base des éléments détectés par XRF et de leurs
proportions relatives, il apparaît que Gauguin a utilisé au moins deux différents pigments verts. Un
premier contient du cuivre associé à de l’arsenic, un second tient sa couleur du chrome qu’il ren-
ferme.
À l’instar des autres couleurs du tableau, les verts sont éclaircis au blanc de plomb.
Le vert de Schweinfurt appelé également vert Véronèse (PG 21) et le vert de Scheele (PG22) sont
deux pigments inorganiques de synthèse à base de cuivre et d’arsenic. Disponibles dès la fin du
XVIIIe
siècle, ces deux verts de cuivre arsenicaux sont susceptibles d’avoir été utilisés par Gauguin.
Du vert Véronèse a déjà été identifié sur Les vieilles femmes de Arles, (1888, Art Institute of Chicago).
Malheureusement, il n’est pas possible de les distinguer par XRF et l’analyse des verts par spec-
troscopie Raman n’a fourni aucun résultat exploitable. Cependant, deux commandes passées par
Gauguin en août 18899
et janvier 189710
témoignent de la place importante du vert Véronèse sur la
palette du peintre. La première, à destination de son fournisseur de l’époque Julien Tanguy (Paris),
mentionne quinze tubes de vert Véronèse. La seconde qui apparaît dans une lettre écrite depuis
Tahiti fait état de vingt tubes.
En ce qui concerne le pigment vert à base de chrome, il s’agit probablement d’un oxyde de
chrome dihydraté (PG18) plus connu sous l’appellation commerciale « vert émeraude ». Bien que
la présence d’un vert oxyde de chrome (PG17) puisse également être à l’origine de l’intensité des
signaux de chrome détectés, seul le vert émeraude figure dans la liste des couleurs utilisées par
Gauguin après 1893, dressée par Jean de Rotonchamp en 192511
. Pour l’ensemble des verts, les
résultats XRF suggèrent un emploi combiné du vert Véronèse et du vert émeraude. Toutefois, les
proportions de l’un et l’autre semblent fluctuer d’une zone à l’autre. Par exemple, les éléments vé-
Fig. 3.
Cartographie
en éléments
chimiques du
visage du sorcier
réalisée par
fluorescence X.
La zone est de
10 x 8 cm avec
une résolution de
2 mm.
58 59
ÉTUDE TECHNIQUE ET MATÉRIELLE DES TABLEAUX LIÉGEOISCATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY
Support
La famille Soler est la partie centrale du triptyque domestique commandité par Benet Soler. Le por-
trait de Benet Soler, conservé au musée de l’Ermitage à Saint-Petersbourg, et celui de son épouse
Montserrat conservé à la Neue Pinakothek de Munich correspondent respectivement aux panneaux
droit et gauche du triptyque. Les trois parties ont été réunies pour la dernière fois lors de l’exposition
Picasso et les Maîtres à Paris au Grand Palais (8 octobre 2008-2 février 2009). Les portraits latéraux
font chacun 100 x 70 cm. Les dimensions de la partie centrale sont 150 x 200 cm. La Famille Soler
et le chef-d’œuvre de la période bleue La Vie (Cleveland Museum of Art), sont les deux seules pein-
tures de grand format réalisées par Picasso entre 1903 et 190413
.
Les trois parties ont été exécutées sur un support toile. En raison de la présence d’une toile de
rentoilage, la toile originale n’est plus accessible. Le tableau ayant été peint à Barcelone, il est rai-
sonnable de penser que le support d’origine provient d’une firme locale. Picasso s’approvisionnait
notamment chez Teixidor et Antigua Casa Planella14
. En s’appuyant sur différents éléments maté-
riels, il apparaît que le ré-entoilage est postérieur aux modifications apportées par Sebastià Junyer
i Vidal en 1903 (à la demande de Soler) et antérieur aux reprises de Picasso, vers 1912-1913. En
fait, l’œuvre a probablement été découpée alors qu’elle était tendue sur son châssis d’origine, de
manière à faciliter son transport de Barcelone à Paris. Arrivée à Paris, le ré-entoilage a sans doute
servi à la remise sous tension de l’œuvre sur un nouveau châssis.
La préparation
Une différence importante entre les portraits latéraux et la composition centrale réside dans le degré
de finition. Dans le portrait de famille, Picasso s’est servi de la blancheur de la couche de prépara-
tion pour représenter la nappe blanche servant au repas frugal (fig. 4).
Selon les éléments détectés par XRF là où la préparation est restée apparente, celle-ci se com-
pose de blanc de plomb, de carbonate de calcium (PW18) et de sulfate de baryum. Il s’agit des
mêmes composés que ceux identifiés dans la couche de préparation de l’autre grand format de
1903, La Vie15
.
Oranges
Les spectres Raman enregistrés ont mené à chaque fois à l’identification d’un mélange de vermillon
et de blanc de plomb. L’analyse par XRF de points situés à gauche et à droite des chevilles de la
figure centrale a révélé qu’il s’agissait dans les deux cas d’un orange composé. La couleur obser-
vée pour ces points résulte d’une combinaison d’un pigment au plomb, de vermillon, d’un pigment
ferreux, d’un jaune de cadmium et d’un vert au cuivre arsenical. Il est raisonnable de penser que
l’utilisation d’une ocre jaune ou brune soit à l’origine de l’intensité des signaux du fer enregistrée
pour chacun des points d’analyse. L’orange du mammifère dont la silhouette rappelle celle des ca-
nidés se compose quant à lui de blanc de plomb, d’un pigment ferreux, d’un pigment contenant du
manganèse et de vermillon. Bien qu’elle soit également à base de vermillon, la couleur orange des
fruits de l’arbre se distingue des précédentes par sa teneur en chrome. La possibilité d’un orange
obtenu en dégradant du vermillon avec du jaune de chrome paraît être une option pertinente.
Bruns
En ce qui concerne la chevelure du sorcier, la zone cartographiée révèle une couleur composée
à partir d’un mélange de vermillon, d’un pigment ferreux (e.g. une terre, une ocre ou un bleu de
Prusse) et d’un autre à base de plomb.
Les spectres Raman enregistrés pour la chevelure ont pour leur part révélé une combinaison de
vermillon, de bleu d’Outremer et de blanc de plomb.
L’analyse XRF de la zone brune du tronc à l’arrière plan montre comme éléments principaux le
plomb, le mercure, le fer et le cobalt. L’adjonction de bleu de cobalt dans un brun composé compa-
rable à celui utilisé pour dépeindre la chevelure est vraisemblablement à l’origine du cobalt détecté
et de la nuance bleutée du mélange. Les spectres Raman enregistrés dans le brun des troncs d’ar-
bre et du sol révèlent tous un mélange de blanc de plomb, de vermillon et de bleu d’Outremer et
d’une terre. Il s’agit d’une terre d’Ombre pour un tronc et le sol et d’une terre de Sienne pour l’autre
tronc. Du bleu de Prusse a été aussi trouvé dans ce dernier.
PABLO PICASSO
TECHNIQUE D’EXÉCUTION
Le fond de La famille Soler exécuté par Picasso en 1903 est dissimulé par les multiples reprises
réalisées dans cette partie du tableau. Il est établi que peu de temps après la réception du triptyque,
à la demande de Benet Soler, Sebastià Junyer i Vidal transforma le fond uni et bleu12
de la partie cen-
trale en un paysage boisé. Vers 1913, La famille Soler se retrouve à Paris pour être mise en vente.
Picasso saisit l’occasion pour revenir sur son œuvre. Après avoir abandonné ses essais cubistes,
visibles par transparence au dessus de la tête de Montserrat Soler, il opte pour un fond bleu uni,
conformément à la première version du tableau. Dans le présent ouvrage seules les parties considé-
rées comme originales c’est-à-dire réalisées par Picasso en 1903 font l’objet d’une discussion. En
effet l’étude des compositions sous-jacentes est toujours en cours.
Fig. 4.
Détail de la nappe
du pique-nique
montrant les traits
réalisés à sec
dessinés à même
la préparation.
60 61
ÉTUDE TECHNIQUE ET MATÉRIELLE DES TABLEAUX LIÉGEOISCATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY
Blancs
La radiographie x a montré que les zones peintes blanches, comme le vêtement que porte le plus
jeune des enfants, l’encolure de la fillette en rose et la chemise de Benet Soler (fig. 6), sont toutes
à base de blanc de plomb. Les analyses effectuées sur plusieurs œuvres datant d’avant 1910 ont
montré qu’à cette époque ce dernier était le pigment blanc le plus utilisé par Picasso17;18;19
.
En ce qui concerne l’analyse XRF des blancs, l’intensité des pics de calcium et de baryum mon-
tre que dans la chemise de Benet Soler et le col de Carles, le garçon se tenant debout, le blanc
de plomb contient du carbonate de calcium et du sulfate de baryum. En ce qui concerne le col de
Carles, la détection de zinc et de mercure pourrait s’expliquer par une utilisation restreinte de blanc
de zinc et de vermillon.
Bleus
Les analyses par spectroscopie infrarouge ont mis en évidence la présence de bleu de Prusse dans
toutes les zones investiguées, et ce indépendamment de leur couleur.
L’étude matérielle du Vieux guitariste et de La Vie, dont les dates de réalisation sont proches de
celle de La famille Soler, a révélé que le bleu de Prusse était à l’origine de la dominante bleue du ton
d’ensemble des deux tableaux.
La manche et la chaussure droite de Carles, la robe de madame Soler et le vêtement bleu clair de
l’enfant installé sur les genoux de Benet Soler sont particulièrement riches en plomb, fer et calcium.
La combinaison de bleu de Prusse et de blanc de plomb explique l’intensité des signaux observés
de fer et de plomb.
La composition du bleu d’Outremer est à l’origine de la teneur importante en calcium qui se
dégage de l’analyse XRF. En effet, les spectres Raman obtenus pour ces mêmes plages bleues,
ne laissent aucun doute quant à l’ajout de bleu d’Outremer dans le mélange bleu de Prusse-blanc
de plomb. L’emploi combiné de ces trois pigments a également été constaté dans les bleus de La
Vie20
.
Rouges et roses
Le rouge-brun de la signature, dans le coin supérieur gauche du tableau, semble résulté d’un mé-
lange de pigment(s) à base d’oxyde de fer, terres et ocres naturelles, couleurs de Mars (oxydes de
fer synthétiques), de rouge vermillon et de blanc de zinc. Le spectre Raman enregistré sur la lettre P
de ‘Picasso’ confirme l’identification des deux derniers pigments mais n’apporte pas d’information
complémentaire sur l’identité du pigment à base d’oxydes de fer.
Pour le rouge des fruits, la prédominance du mercure sur les autres éléments détectés indique
que le vermillon est à l’origine de la couleur observée. Cependant la détection de cadmium témoi-
gne de la présence d’un peu de jaune de cadmium.
Les joues de Carles et la robe rose de la fillette assise à même le sol résulte principalement d’un
mélange de blanc de plomb et de vermillon. Toutefois, en ce qui concerne la zone de carnation, la
détection de zinc et de cadmium témoigne d’un mélange plus complexe. Le spectre XRF obtenu
suggère la présence de deux pigments supplémentaires; le blanc de zinc et le jaune de cadmium.
À ce titre, précisons que l’utilisation combinée de ces quatre pigments, pour rendre les carna-
tions, est un fait avéré pour Le Vieux Guitariste et La Vie.
Il est établi qu’à cette époque Picasso avait pour habitude d’employer des toiles préparées in-
dustriellement, c’est sans doute le cas pour La Famille Soler et La Vie.
Mise en place de la composition
L’examen réflectographique n’a révélé la présence d’aucun tracé préparatoire au niveau des per-
sonnages. Les membres de la famille, le chien et les fruits ont été croqués directement au pinceau,
à main levée. Pourtant, les quelques traits qui créent les modelés de la nappe, dessinés à même la
préparation, ont été réalisés à sec (fig. 4). La morphologie de ces traits est parfaitement compatible
avec l’emploi de fusain.
Écriture picturale
La famille Soler témoigne d’une technique assez proche de l’alla prima. Popularisée par les impres-
sionnistes cette technique consiste à rendre du premier coup les motifs dépeints, en faisant l’éco-
nomie de couches de glacis. Dans cette œuvre, le traitement en demi-pâte semble avoir été réservé
aux protagonistes de la scène. Par exemple dans la poche de la veste de Benet Soler (fig. 5), les
coups de pinceaux participent à la création des modelés. Au niveau du fond, on peut constater la
superposition de deux couches colorées, une première de couleur verte et une seconde de couleur
bleue. Ces deux couches présentent une faible épaisseur et sont semi-transparentes. Dans le bas
du tableau, la nappe et l’herbage qui l’entoure relèvent davantage du frottis. Les coulures témoi-
gnent de la fluidité des couleurs utilisées pour traiter ces zones.
PALETTE
L’étendue des plages blanches au niveau de la nappe et le degré de saturation des rouges, verts,
jaunes, oranges et roses confèrent à l’œuvre une tonalité générale plutôt vive. En cela le portrait de
famille se différencie clairement des parties latérales. L’hégémonie de la teinte bleue dans le Portrait
de Madame Soler et le Portrait de Monsieur Soler rappelle les œuvres emblématiques de la période
bleue, comme La vie, L’aveugle, Le vieux Juif, Le vieux guitariste, La buveuse d’absinthe (Musée de
l’Ermitage, Saint-Petersbourg) et La Célestine (Musée Picasso, Paris)16
.
Fig. 5.
Poche de Benet
Soler montrant
les coups de
pinceaux de
Picasso.
Fig. 6.
Radiographie x
de la chemise de
Benet Soler.
62 63
ÉTUDE TECHNIQUE ET MATÉRIELLE DES TABLEAUX LIÉGEOISCATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY
JAMES ENSOR
TECHNIQUE D’EXÉCUTION
Support
La Mort et les masques est exécutée sur un
support toile, tendu sur un châssis à clés, dit
mobile. Les clés enchâssées dans les enco-
ches prévues à cet effet permettent de régu-
ler et de répartir les tensions exercées sur la
toile par le système de maintien. La toile est
maintenue sur le châssis grâce aux agrafes
posées à intervalle régulier le long de ses
quatre chants Dans les années 1990, la toile a
été déposée puis remise sous tension à l’aide
d’agrafes dans le cadre d’une campagne de
restauration. Les perforations observées sur
les chants de la toile sont les traces laissées
par les semences du système de maintien ori-
ginal.
Préparation
Sur base de l’analyse XRF, la couche de pré-
paration, dont le blanc tire légèrement sur le
jaune, ne contient pas d’autres pigments que
le blanc de plomb. Celle-ci est toujours visible
le long des rabats de la toile. La préparation
est ponctuellement apparente sur la surface
peinte. En effet, le tableau comporte de nom-
breuses petites zones « mises en réserve »22
.
Ces zones, volontairement épargnées par l’ar-
tiste participent à la perception de l’ensemble
de la composition.
Ainsi, dans le chapeau rouge du sixième
personnage les espaces non-peints servent
à représenter la texture alvéolée du bord du
chapeau (fig. 8).
Mise en place de la composition
Les tracés préparatoires de couleur brune sont restés apparents à de nombreux endroits et consti-
tuent le « dessin de contour »23
des personnages (fig. 9). Seul le personnage déguisé en Pierrot ne
semble pas avoir été esquissé à l’aide de tracés bruns. L’artiste n’a pas attendu le séchage complet
Verts
La couleur du fond et le vert des fruits
ont en commun des fortes concen-
trations de chrome, baryum et zinc.
La présence et la proportion de ces
éléments dans les spectres sont en
accord avec un pigment vert à base
d’un oxyde de chrome ou d’un oxyde
de chrome hydraté mélangé avec du
lithopone (PW5). Ce dernier est cou-
ramment employé comme charge par
les fabricants de couleurs à l’huile pour artistes. Ces trois points ont aussi en commun la présence
de potassium et une proportion importante de fer. La présence d’une terre verte (PG23) ou de bleu
de Prusse dans la composition des verts pourrait en être la cause.
Le fond vert qui contourne la chevelure de la fillette portant une robe rose a été analysé par XRF
en mode cartographie (fig. 7). La répartition élémentaire du fond se distingue nettement de celle de
la chevelure. La corrélation existante entre le chrome, le zinc et le baryum et la concentration de ces
trois éléments démontrent qu’un vert au chrome combiné à du lithopone est à l’origine de la couleur
verte du fond.
Oranges
La couleur orange repose sur le mélange de rouge vermillon et de jaune de cadmium. L’utilisation
de jaune de cadmium pour des œuvres issues de la première décennie du XXe
a déjà été démontrée
notamment grâce à l’étude matérielle réalisée sur Les Demoiselles d’Avignon (1907, MoMA, New
York). Cependant, l’utilisation d’une faible quantité de terre est possible en raison des intensités des
pics de calcium et de fer et la détection de manganèse.
Bruns
Les zones brunes ont en commun une présence importante de mercure et de cadmium. On peut
donc en déduire que les bruns contiennent une quantité non négligeable de rouge vermillon et de
jaune de cadmium. La veste de Benet Soler apparaît comme le brun le plus pauvre en rouge ver-
millon et le plus riche en jaune de cadmium. Pour chacun des bruns analysés, les intensités des
pics de calcium et de fer pourraient être interprétées comme la preuve de la présence de pigments
terreux. D’ailleurs, la cartographie élémentaire réalisée sur le sommet de la tête de la fillette en rose
montre que le brun utilisé pour dépeindre ses cheveux se compose principalement de vermillon et
d’oxydes de fer. Notons que des pigments bruns à base d’oxyde de fer ont été identifiés sur l’en-
semble des tableaux pré-1910 ayant fait l’objet d’analyses scientifiques21
.
Fig. 7.
Cartographie
en éléments
chimiques du
fond vert situé
au-dessus de
la chevelure de
la fille en rose
réalisée par
fluorescence X. La
zone est de 10 cm
sur 5, 5 cm avec
une résolution de
2 mm.
Fig. 8.
Zones mises en
réserve montrant
la couche de
préparation.
Fig. 9.
Dessin de contour
des personnages.
Photographie en
lumière blanche
et réflectographie
infrarouge.
64 65
ÉTUDE TECHNIQUE ET MATÉRIELLE DES TABLEAUX LIÉGEOISCATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY
Blancs
Dans La Mort et les masques, le blanc occupe la première place en termes de superficie. Deux
plages blanches en particulier se distinguent par leur étendue. La première se situe à l’arrière-plan,
la seconde correspond au drapé qui entoure la mort. Ces deux plages ainsi que les zones blanches
que l’on rencontre sur les masques, chapeaux et collerette ont été analysées par XRF.
Les résultats obtenus pour l’ensemble de ces points blancs diffèrent très peu les uns des autres
et ont en commun le plomb comme élément majoritaire, ce qui laisse peu de doute quant à l’uti-
lisation exclusive de blanc de plomb. Ces résultats corroborent le constat établi par Geert Van
Der Snickt en 200926
; le blanc de plomb est le pigment blanc privilégié par Ensor tout au long de
la deuxième phase artistique du peintre (1885-ca.1900). Chez Ensor, l’emploi de blanc de zinc se
généralise à partir de la dernière phase artistique, dite période luministe (1900-1949). Le peintre n’a
cependant jamais complètement délaissé le blanc de plomb.
Les analyses récemment réalisées sur Fleurs d’automne (1938) et Aux bonnes couleurs du roi du
zinc (1938), toutes deux appartenant aux Collections artistiques de l’Université de Liège ont confir-
mé l’usage conjoint de blanc de plomb et de blanc de zinc réservé aux œuvres plus tardives27
.
Bleus
Deux larges plages bleues se détachent de l’ensemble de la composition. L’une occupe près de la
moitié de la superficie du fond, l’autre sert à dépeindre le vêtement du personnage au loup. Toutes
les zones bleues investiguées par XRF ont en commun le cobalt et le plomb comme éléments ma-
joritaires.
La forte concentration de ces deux éléments s’explique aisément par l’emploi d’un bleu à base
de cobalt plus ou moins éclairci au blanc de plomb selon la clarté recherchée par l’artiste.
Le loup qui est la zone bleue la plus sombre du tableau s’est également révélé être la plus riche
en cobalt. Le bleu très clair apposé par petites touches dans le drapé entourant la Mort est au
contraire pauvre en cobalt et très riche en plomb.
Les principaux pigments bleus à base de cobalt utilisés en peinture sont le bleu de smalt, le bleu
céruléum et le bleu de cobalt. Quand Ensor peint La Mort et les masques le smalt était déjà tombé
en désuétude à cause de son manque de permanence. Sa présence est donc peu probable. Malgré
l’identification de bleu céruléum dans certaines œuvres tardives du peintre28
, l’option de pigment à
base de cobalt et d’étain peut être écartée en raison de l’absence des signaux de l’étain. En procé-
dant par élimination, le bleu de cobalt est l’option la plus convaincante.
L’étude par XRF d’un corpus de 55 œuvres peintes par Ensor entre 1880 et 1839 a mis en évi-
dence l’usage ininterrompu du bleu de cobalt, tout au long de sa carrière29
. L’adjonction d’un ou
plusieurs autres pigments bleus, constitués d’éléments légers, et de ce fait non identifiable par XRF,
afin de nuancer la teinte du bleu de cobalt n’est toutefois pas exclue.
Rouges et roses
Les plages rouges les plus étendues se trouvent dans l’habit du personnage au violon, bien que
seules la volute et les chevilles du manche soient dépeintes, et le chapeau du personnage au loup.
De taille plus restreinte mais également représentatives les zones rouges faisant office de bouche
ont elles aussi été investiguées.
Pour l’ensemble des points d’analyse, le mercure est l’élément majoritairement détecté. Ce
de son ébauche pour poursuivre sa mise en
couleur. On peut observer par endroits que la
couleur brune des contours s’est mêlée aux
coups de pinceau de remplissage (fig. 10). En
s’appuyant sur la teinte brune du dessin de
contour et sur le fait que ce dernier absorbe
les infrarouges moyens utilisés pour l’exa-
men réflectographique il est tentant de pen-
ser que les tracés préparatoires sont à base
d’un ou plusieurs pigments terreux (fig. 9).
Écriture picturale
La Mort et les masques illustre bien le caractère expressif de la touche chez James Ensor. La couche
picturale est très inégale en épaisseur. Des zones de frottis et d’autres riches en pâte se côtoient et
s’alternent. Pour rappel, le frottis est l’application rapide d’une couche de peinture peu épaisse à
travers laquelle il est encore possible de distinguer la texture de la toile24
.
Les empâtements, dont l’épaisseur varie de 1 (demi-pâte) à 5 mm, créent le relief irrégulier de
la surface du tableau25
. Opposés à l’absence de matière les reliefs participent au modelé des volu-
mes.
Par endroits, la peinture encore fraîche a véritablement été modelée afin d’apporter des détails.
Un soin particulier semble avoir été accordé à la figure de la Mort. Les détails du crâne sont réa-
lisés à l’aide de petites touches nerveuses judicieusement disposées. À l’inverse, les visages des
autres personnages sont dépeints par des coups de pinceau plus larges et plus amples.
PALETTE
À l’instar des œuvres typiques de la deuxième période du peintre ostendais (1885- ca.1900), La
Mort et les masques, réalisée en 1897 offre à voir un agencement de formes aux couleurs vives
et lumineuses. La palette employée pour La Mort et les masques se compose essentiellement de
couleurs primaires et se caractérise par une gamme chromatique particulièrement lumineuse. Le
blanc, le bleu, le rouge et le jaune dominent la composition. Les couleurs sont franches, contrastées
et relativement opaques. La vivacité des couleurs et l’effet d’une lumière blanche et crue sont deux
caractéristiques absentes de la version du tableau réalisée un an plus tard, intitulée Le grand juge
(collection privée).
Malgré la présence non négligeable de jaune vif, d’un bleu assez intense et du rouge franc de
quelques surfaces restreintes la tonalité générale qui se dégage de la version de 1898 est plutôt
maussade.
Les principaux motifs de la composition sont organisés autour du personnage central de la Mort,
suivant une répartition balancée de couleurs primaires. De larges zones rouges et bleues se répon-
dent mutuellement, de part et d’autre de la toile. L’emploi de vert et de jaune dans des endroits
choisis renforce la saturation et l’intensité lumineuse des couleurs complémentaires.
Fig. 10.
Trait brun du
dessin de contour.
66 67
ÉTUDE TECHNIQUE ET MATÉRIELLE DES TABLEAUX LIÉGEOISCATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY
Bruns et noirs
Les pigments à l’origine des teintes brunes et noires sont invariablement à base de fer. Pour l’en-
semble des points d’analyse, la présence du calcium est significative. L’emploi de pigments terreux
pourrait justifier la place qu’occupent le fer et le calcium dans la composition des bruns et des noirs.
Certains points d’analyse ont révélé une combinaison de pigments ferreux et de rouge vermillon,
d’autres ont mis en évidence l’adjonction de bleu de cobalt ou d’un vert au Cu-As afin d’obtenir la
nuance recherchée. La couleur brune choisie par Ensor pour signer son œuvre est l’exemple typique
de l’utilisation combinée de pigments à base d’oxydes de fer et d’un vert au cuivre arsenical pour
créer ses bruns.
NOTES
constat laisse peu de doute quant à l’identification du rouge vermillon d’autant plus qu’il s’agit du
pigment rouge le plus fréquemment identifié sur les œuvres d’Ensor, indépendamment de la phase
artistique dont elles sont issues30
.
À l’aube du XXe
siècle, l’emploi de vermillon, est tout à fait commun en peinture. C’est en fait le
pigment rouge inorganique le plus apprécié des peintres jusqu’à l’explosion commerciale du rouge
de cadmium à partir de l’Entre-deux-guerres31
.
Les roses que l’on observe dans La Mort et les masques résultent principalement du mélange ba-
sique de blanc de plomb et de rouge vermillon. Le point 46 se distingue des autres roses analysés,
par la non-détection de mercure et sa forte teneur en fer.
Verts
L’analyse du vert intense et profond de la partie visible du costume de la figure se tenant entre le
personnage au violon et la Mort a été analysé a révélé une teneur importante en cuivre, arsenic,
chrome et plomb. La couche de préparation et/ou l’adjonction de blanc de plomb pour éclaircir la
peinture verte pourrait expliquer la proportion de plomb détectée.
L’emploi de pigments verts à base de cuivre et d’arsenic durant la période symboliste et la pé-
riode luministe du peintre est attesté depuis la vaste étude menée par Geert Van Der Snickt. En
effet ces deux éléments ont été détectés dans les zones vertes de nombreux tableaux du maître
exécutés entre 1885 et 194932
.
Pour l’œuvre qui retient notre attention ici, l’identification d’un pigment vert appartenant à cette
catégorie n’a donc rien de surprenant.
Malheureusement, à elles seules les techniques d’analyse élémentaire comme la spectroscopie
de fluorescence X ne permettent pas de distinguer les différents pigments au cuivre arsenicaux. Le
vert de Schweinfurt et le vert de Scheele sont toujours deux options possibles33
. L’intensité des si-
gnaux du chrome indique de façon claire la présence d’un second pigment vert, à base de chrome.
L’analyse par XRF n’est cependant pas suffisante pour déterminer si le chrome provient d’un vert
émeraude ou d’un vert oxyde de chrome.
À partir de la fin des années 1880, la pratique d’un mélange de vert au Cu-As et de vert au
chrome se généralise dans l’œuvre ensorienne34
.
L’usage d’un tel mélange perdura jusqu’à la fin de la dernière période du peintre. En 2012, une
combinaison similaire a d’ailleurs été identifiée dans les verts de Aux bonnes couleurs du roi du zinc
(1938) et dans ceux de Fleurs d’automne (1938)35
.
Jaunes
Le jaune du personnage situé à l’extrême droite de la composition et portant un vêtement jaune re-
cèle une teneur importante en plomb, zinc et cadmium. Les concentrations de zinc et de cadmium,
tout comme la clarté du jaune analysé, sont compatibles avec un jaune de cadmium composé d’un
sulfure double de cadmium et de zinc. Geert Van der Snickt a démontré que l’usage de pigments
jaunes au cadmium chez Ensor devient systématique à partir des années 1890. Le jaune de chrome
et le jaune de Naples si typiques de la première période, ont d’ailleurs disparu assez brusquement
de sa palette36
.
1
Ce code correspond au Color Index, une base de données
créée par la Society of Dyers and Colourists et par l’American
Association of Textile Chemists and Colorists.
2
JIRAT-WASIUTYNSKI Vojtech et NEWTON JR. H. Travers,
Technique and Meaning in the Paintings of Paul Gauguin,
Cambridge University Press, 2000, p. 129.
3
RAYNAL Michel, BARLOY, Jean-Jacques et DUMONT Fran-
çoise, L’oiseau mystérieux de Gauguin dans L’oiseau Maga-
zine n°65, 2001, p. 38-39.
4
JIRAT-WASIUTYNSKI Vojtec et NEWTON JR. H. Travers, op.
cit.
5
Ibidem.
6
JIRAT-WASIUTYNSKI Vojtec et NEWTON JR. H. Travers, op.
cit., p. 206.
7
WILDENSTEIN Georges, Gauguin: I Catalogue, Paris, 1964
(coll. Les Beaux-Arts, n° 615).
8
CHRISTENSEN Carol, The Painting Materials and Technique
of Paul Gauguin, dans Studies in the History of Art, vol. 41, Mo-
nograph Series III : Conservation Research, 1993, p. 62-103.
9
JIRAT-WASIUTYNSKI Vojtec et NEWTON JR. H. Travers, op.
cit.
10
PEREGO François, op. cit.
11
JIRAT-WASIUTYNSKI Vojtec et NEWTON JR. H. Travers,
op. cit.
12
RICHARDSON John, Vie de Picasso, vol. 1, 1881-1906, Mu-
sée Picasso, Paris, 1992.
13
PALAU I FABRE Josep, Picasso en Catalogne, Société fran-
çaise du livre, Paris, 1979.
14
JIMENEZ Reyes et GUAL Malen, Journey through the Blue:
La Vie, Museu Picasso, Barcelona, 2013, p. 35.
15
Ibidem.
16
PALAU I FABRE Josep, op. cit.
17
JIMENEZ Reyes, op. cit.
18
The Art Institute of Chicago (2010) Revealing Picasso
Conservation Project, http://www.artic.edu/aic/conservation/
revealingpicasso/index.html.
19
MOMA, Les demoiselles d’Avignon conserving a modern
masterpiece [En ligne], 2003. URL : http://www.moma.org/
explore/conservation/demoiselles/index.html.
20
JIMENEZ Reyes, op. cit., p. 34.
21
Ibidem ; The Art Institute of Chicago, op. cit.; MoMA.org,
op. cit.
22
BERGEON LANGLE S. et CURIE P., Peinture & dessin : Vo-
cabulaire typologique et technique, Paris, Éditions du Patri-
moine, Centre des Monuments nationaux, 2009, p. 730.
23
BERGEON LANGLE S. et CURIE P., op. cit., p. 186.
24
BERGEON LANGLE S. et CURIE P., op. cit., p. 207.
25
NAVEZ Caroline, Caractérisation de la palette de James En-
sor, à travers trois œuvres conservées à Liège et au moyen
de techniques archéométriques mobiles et non-destructives,
Mémoire, Université de Liège, 2012.
26
VAN DER SNICKT Geert, JANSSENS Koen, SCHALM Oli-
vier, AIBEO Cristina, KLOUST Hauke, ALFELD Matthias, Ja-
mes Ensor’s Pigment use: artistic and Material Evolution Stu-
died by Means of Portable X-ray Fluorescence Spectrometry,
dans X-Ray Spectrometry, vol. 39, 2009, p. 103-111.
27
NAVEZ Caroline, op. cit.
28
VAN DER SNICKT Geert, op. cit.
29
Ibidem.
30
Ibidem.
31
ROY Ashok, Artists’ Pigments: Vol. 2: A Handbook of Their
History and Characteristics, Archetype Publications Ltd,
2012.
32
VAN DER SNICKT Geert, op. cit.
33
WEST FITZHUGH Elisabeth, Artists’ Pigments: Vol. 3: A
Handbook of Their History and Characteristics, National Gal-
lery of Art, 1997.
34
VAN DER SNICKT Geert, op. cit.
35
NAVEZ Caroline, op. cit.
36
VAN DER SNICKT Geert, op. cit.
James ENSOR, La mort et les masques, 1897, huile sur toile, 78,5 x 100 cm.
Musée des Beaux-Arts de Liège (BAL). © Ville de Liège.
Marie LAURENCIN, Portrait de jeune femme, vers 1924, huile sur toile, 64 x 54 cm.
Musée des Beaux-Arts de Liège (BAL). © Ville de Liège.

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  • 1. 51 CATHERINE DEFEYT Docteure en Art et Sciences de l’Art, Centre Européen d’Archéométrie, Université de Liège DAVID STRIVAY Professeur, Centre Européen d’Archéométrie, Université de Liège ÉTUDE TECHNIQUE ET MATÉRIELLE DES TABLEAUX LIÉGEOIS INTRODUCTION Le Centre Européen d’Archéométrie (CEA) de l’Université de Liège, fondé en 2003, s’est spécialisé dans l’étude du patrimoine culturel mobilier et immobilier. Les projets de recherches sont menés grâce à une étroite collaboration entre scientifiques, historiens de l’art, archéologues, et conserva- teurs. Les études dans le domaine du patrimoine culturel peuvent généralement se ranger en deux catégories. La première concerne les analyses physico-chimiques qui visent à une meilleure compréhension de l’œuvre via le gain d’information sur les matériaux utilisés et la technologie mise en œuvre. La seconde se focalise sur l’état de conservation de l’œuvre et sur l’origine des éventuelles altérations apparues au cours du temps. Le but ultime de ce type d’études est d’optimi- ser les conditions de conservation des œuvres existantes et d’améliorer la durabilité des matériaux artistiques modernes qui seront utilisés dans le futur. Dans de nombreux cas, il est très difficile, voire inconcevable, de déplacer ou de prélever les objets du patrimoine culturel étudiés. Actuellement, l’utilisation combinée de plusieurs techniques mobiles, telles que la fluorescence X, la diffraction X, la spectroscopie Raman ou infrarouge à transformée Fourier est restreinte et peu exploitée lors des campagnes d’analyses in situ. La plate- forme d’instruments portables du CEA permet de documenter de manière complète et systématique les œuvres des collections et de poser un constat de l’état de conservation de ces objets. Dans le cadre du partenariat de recherche entre le CEA et les musées de la Ville de Liège récemment mis en place et grâce à un financement du Fonds Jean-Jacques Comhaire (Fondation Roi Baudouin), nous avons étudié les tableaux de la vente de Lucerne de 1939. Ces œuvres majeures ne peuvent être déplacées et ont donc été étudiées par des méthodes mo- biles. L’utilisation de la plate-forme expérimentale mise en place au Centre Européen d’Archéométrie a permis d’identifier les matériaux utilisés et de caractériser les techniques picturales des différents artistes. Nous montrons ici les résultats concernant les tableaux de Paul Gauguin, Pablo Picasso et James Ensor. Les analyses de La famille Soler ont été réalisées en collaboration avec Peter Vande- nabeele et Bart Vekemans de l’Université de Gand. Paul GAUGUIN, Le sorcier d’Hiva Oa, 1902, huile sur toile, 92 x 73 cm. Musée des Beaux-Arts de Liège (BAL). © Ville de Liège.
  • 2. 52 53 ÉTUDE TECHNIQUE ET MATÉRIELLE DES TABLEAUX LIÉGEOISCATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY diffusion élastique de Rayleigh mais également, les diffusions inélastiques Stokes et anti-Stokes correspondant aux bandes Raman. La spectroscopie Raman est une technique sensible à la fluo- rescence et le signal provenant de la diffusion de Rayleigh, qui est beaucoup plus intense que la dif- fusion inélastique doit être filtré. Le CEA est équipé d’un système mobile de spectroscopie Raman composé de deux lasers rouge et vert. PAUL GAUGUIN TECHNIQUE D’EXÉCUTION Support À l’instar d’autres peintures réalisées par Gauguin en Polynésie française, dont son chef-d’œuvre D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (Museum of Fine Arts, Boston) peint en 1897, le support toile du tableau de Lucerne se compose de fibres épaisses dont le tissage dense et serré présente de nombreuses irrégularités. Le format du Sorcier D’Hiva Oa, 92 x 73 cm, correspond au format figure n°30 selon les standards français. Préparation La couche de préparation apparaît par transparence dans les zones de frottis qui se trouvent à proximité de la signature et de la date. Les résultats XRF et Raman obtenus dans ces zones ont permis de déterminer que la préparation est à base de blanc de plomb (PW11 ) et d’huile. Du sulfate de baryum est également présent dans le mélange mais en moindre proportion. L’ajout d’une charge comme la barytine dans les préparations au blanc de plomb (PW21) est une pratique très répandue en peinture. Il s’agit donc d’une préparation grasse. L’étude de coupes stratigraphiques provenant du Portrait de Vincent Van Gogh peignant les tournesols (Musée Van Gogh, Amsterdam) et des Misè- res humaines (Ordrupgaard, Danemark) a révélé l’usage de préparations grasses et maigres. Dans le portrait de Van Gogh, la préparation correspond à une mixture de blanc de plomb, d’huile de noix et d’une quantité restreinte d’huile de castor. Pour les Misères humaines c’est une préparation maigre, à base de craie et de colle animale, qui a été identifiée2 . Mise en place de la composition Les tracés préparatoires qui définissent les personnages, animaux et arbres sont restés apparents dans la composition finale. Exécutés à l’aide d’une matière fluide de couleur bleue, ils contournent les motifs dépeints à la manière d’un cerne. L’épaisseur des traits laissés par le pinceau varie d’un endroit à l’autre. En s’appuyant sur la couleur bleu foncé des traits cernant les personnages en lumière visible et sur leur transparence en réflectographie infrarouge (fig. 1) il est raisonnable de penser que ceux-ci ont été exécutés au bleu d’Outremer, à l’instar de la signature et de la date apposées dans le coin inférieur gauche. Le pigment bleu a été identifié par spectroscopie Raman dans le G majuscule de la signature du peintre. Comparativement, les tracés qui cernent les motifs appartenant à des composi- tions antérieures sont notoirement plus précis et réguliers. Le contour esquissant l’oiseau, considéré TECHNIQUES D’ANALYSE Pour chaque tableau, nous avons réalisé des photographies à haute résolution en lumière blanche et sous ultra-violet, une réflectographie infrarouge, des analyses par fluorescence de rayons X et par spectroscopie Raman. Le rayonnement proche infrarouge est une radiation électromagnétique dont la longueur d’onde est comprise entre 800 et 3000 nanomètres. Les longueurs d’onde spécifiques aux infrarouges entraînent la transparence plus ou moins accrue des couches picturales. Ce phénomène permet la mise en évidence de tracés sous jacents à condition de contenir du carbone, qui a comme propriété d’absorber fortement le rayonnement infrarouge. La transparence de la couche picturale est pro- portionnelle à l’augmentation de la longueur d’onde détectée par les capteurs utilisés. La gamme entre 1700 et 2500 nm est idéale pour la détection des tracés sous-jacents à base de matières carbonées. L’apparition de motifs préparatoires repose sur le contraste entre la réflexion et l’absorption des infrarouges par les matériaux présents. Une préparation claire réfléchit les infrarouges, c’est pour- quoi elle apparaît blanche. À l’inverse, les matières carbonées absorbent les infrarouges d’où leur apparence sombre. En cas d’absence de dessin sous-jacents à base de matière carbonée, il ne faut pas exclure l’hypothèse d’un dessin qui n’aurait pas été détecté. En effet, la non-détection de tracé sous-jacent pourrait résulter d’un manque de contraste entre l’absorption et la réflexion des infrarouges par les matériaux constitutifs. La spectroscopie de fluorescence X est une technique d’analyse élémentaire non invasive. Elle permet l’analyse qualitative et semi-quantitative des éléments à partir du phosphore. Une source d’excitation constituée de photons X, qui irradie une surface ce qui provoque l’émission d’un spec- tre de fluorescence X. Ce dernier livre les raies caractéristiques des éléments émetteurs. Selon le nombre atomique, les niveaux d’énergie des raies émises varient, ce qui permet d’identifier l’élé- ment chimique présent. Parmi les nombreux avantages que présente cette technique pour l’étude des œuvres d’art, ci- tons le développement d’appareil portable qui autorise des analyses in situ. L’analyse XRF est appropriée à l’identification des composés inorganiques qui caractérisent les pigments les plus répandus. Il faut néanmoins signaler certains inconvénients : la profondeur d’ana- lyse n’est pas déterminée et le spectre obtenu relate la présence des éléments de toutes les cou- ches traversées. Toutefois, elle ne permet pas la détection de composés organiques à base d’hydrogène, de car- bone et d’hydrogène. Cet inconvénient signifie dans le cas d’une œuvre picturale, que les pigments organiques, les laques, les liants, et les vernis ne sont pas identifiables par XRF. Le dispositif développé par le CEA permet non seulement de réaliser des analyses ponctuelles mais aussi d’acquérir des cartographies en éléments chimiques grâce à un système de déplace- ment et d’acquisition complètement automatisé. La spectroscopie Raman est une technique d’analyse non destructive permettant d’obtenir des informations sur la plupart des molécules organiques et inorganiques. Elle est basée sur les vibra- tions des atomes d’une molécule, plus précisément, sur la diffusion inélastique d’un rayonnement monochromatique. Ce phénomène est appelé diffusion Raman. En exposant un échantillon à un rayonnement monochromatique (laser), un spectre de diffusion est obtenu. Ce spectre montre la
  • 3. 54 55 ÉTUDE TECHNIQUE ET MATÉRIELLE DES TABLEAUX LIÉGEOISCATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY réalisées avec du blanc de plomb uniquement. Le blanc relativement dégradé de l’étoffe couvrant les cheveux de la figure féminine plus en retrait est également à base de blanc de plomb. Les spec- tres Raman enregistrés pour le blanc de la même étoffe attestent de la présence de vermillon et de bleu d’Outremer en plus de celle du blanc de plomb. Bleus L’analyse par spectroscopie Raman de neuf zones bleues réparties sur toute la surface du tableau a permis d’identifier du bleu d’Outremer dans tous les cas. L’utilisation de bleu d’Outremer (PB29) pour esquisser, signer et dater son œuvre explique leur absence du document obtenu par réflectographie infrarouge. À la différence du bleu de cobalt (PB28) et du bleu de Prusse (PB27), les deux autres bleus dont l’usage par Gauguin est avéré6 , le bleu d’Outremer devient quasi transparent quand il est exposé aux infrarouges moyens. L’analyse par spectroscopie de fluorescence X des bleus a permis de déterminer que Gauguin a élaboré différents mélanges de pigments en fonction de la nuance recherchée. Cependant, pour les éclaircir, le peintre s’est exclusivement servi de blanc de plomb. L’intensité des signaux du cobalt détectés dans les zones correspondant au cours d’eau, aux troncs d’arbre et au poitrail du volatile laisse supposer une utilisation combinée de bleu de cobalt et d’Outremer. Le bleu de Prusse a été identifié par Raman dans une zone brune du tronc de l’orangé planté à la gauche du sorcier. Il est fort probable que l’emploi de celui-ci ne se limite pas à cet endroit si l’on prend en considération la teneur en fer de certains points bleus analysés par XRF. Rouges Au sujet de la figure centrale et de son costume, il est intéressant de faire le parallèle avec Incan- tation (fig. 2), tableau également peint en 1902, dans lequel la posture et le costume du person- nage présentent de nombreuses similitudes avec Le sorcier d’Hiva Oa, si ce n’est que les couleurs de la tunique et de la cape sont inversées7 . La surreprésentation du mercure dans les spec- tres ne laisse pas de doute quant à l’emploi d’un rouge vermillon (PR106). Il s’agit d’un pigment inorganique de synthèse très apprécié en peinture depuis le Moyen Âge dont la formule chimique est HgS. Par ailleurs, les quantités significatives de plomb et de cobalt détectées pour les points d’analyse suggèrent que le rouge de la cape résulte de la combinaison de vermillon, de blanc de plomb et, en moindre proportion d’un pigment à base de cobalt, probablement un bleu de cobalt. La zone légèrement bleue de la cape se distingue des autres par la détection de manganèse. L’intensité des signaux du manganèse et la teinte rouge violacé au point d’analyse pourraient s’expliquer par l’adjonction d’un violet de manganèse (PV16) dans le mélange vermillon/blanc de plomb/bleu de cobalt. Grâce à l’analyse du vêtement rouge par spectroscopie Raman il a été possible de détecter la présence d’un second pigment rouge, la litharge, en plus du vermillon. En comparant l’intensité des par le cryptozoologue Michel Raynal3 comme un cousin du Takahe de Nou- velle-Zélande paraît ici beaucoup plus flou et hésitant qu’il ne l’est pour les oiseaux, représentés dans Nevermore (Courtauld Gallery, Londres), D’où ve- nons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (Museum of Fine Arts, Boston) et Vairumati (Musée d’Orsay, Paris) exécutés en 1897. La perte de précision dans les gestes du peintre pourrait avoir un lien avec des phases de parésie occasionnées par la syphilis qui le ronge. Écriture picturale La composition est en grande partie traitée en demi-pâte, autrement dit la consistance des couleurs utilisées par Gauguin n’est ni vraiment ferme ni vraiment fluide. La couche picturale présente une épaisseur moyenne à faible. Les empâtements les plus marqués se trouvent dans le feuillage et le tronc de l’oranger et de l’arbre derrière lequel se tiennent les deux personnages féminins. Bien que des empreintes de coups de pinceau soient perceptibles au niveau des carnations et des vêtements des trois protagonistes, la facture y est relativement lisse. La partie inférieure du tableau est la moins riche en pâte. Pour représenter le sol, le peintre s’est contenté de juxtaposer de petits traits verticaux, réalisés au pinceau avec des couleurs relativement diluées. Cette juxtaposition de touches lisses aux tons saturés est relativement commune dans l’œuvre de Gauguin. On la rencontre déjà dans de nombreuses compositions antérieures aux séjours de l’ar- tiste en Martinique, comme dans Les meules peintes en 1889 (Courtauld Gallery, Londres). PALETTE Durant son exil en Polynésie française Gauguin commande ses couleurs par l’intermédiaire du peintre Georges-Daniel de Monfreid, également chargé de superviser la présentation des œuvres exposées à Paris en son absence. Les commandes de matériel de peinture contenues dans les lettres écrites à de Monfreid témoignent de l’emploi de tubes de peintures provenant de la firme Lefranc et Cie4 . Avant son départ vers Tahiti, le peintre utilisait les peintures de la firme Maison Edouard, probablement achetées chez Julien Tanguy5 , marchand de couleurs à Paris et amateur d’impressionnisme. Parmi les peintres qui se sont approvisionnés chez lui, il faut citer Van Gogh, Monet, Renoir et Lautrec. Blancs Pour l’ensemble des points analysés par XRF et par Raman, le blanc de plomb (PW1) est l’unique pigment blanc identifié. Quelle que soit la couleur, le peintre s’est exclusivement servi de celui-ci pour éclaircir ses mélanges. Pourtant, au moment de la réalisation du Sorcier d’Hiva Oa le blanc de zinc (PW4) qui n’a pas l’inconvénient du blanc de plomb d’être toxique est déjà couramment utilisé en peinture à l’huile depuis plusieurs décennies. La répartition du plomb dans la zone cartographiée montre clairement que les petites taches blanches qui font office de fleurs de frangipanier ont été Fig. 1. Photographie en lumière blanche et réflectographie infrarouge des tracés préparatoires au niveau des jambes du sorcier. Fig. 2. Incantation, 1902, huile sur toile, 66 × 76 cm. Collection privée.
  • 4. 56 57 ÉTUDE TECHNIQUE ET MATÉRIELLE DES TABLEAUX LIÉGEOISCATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY gétaux paraissent plus riches en vert émeraude qu’en vert Véronèse. La détection de cadmium dans certaines zones laisse penser que le peintre pourrait avoir nuancé son mélange de vert à l’aide d’un jaune de cadmium (PY35). Carnations Pour mieux cerner la technique d’exécution à l’origine des carnations des trois personnages dé- peints dans Le sorcier d’Hiva Oa, le visage de la figure centrale a été analysé par XRF en mode cartographie sur une surface de 8 x 10 cm (fig. 3). Cette méthode permet de visualiser la répartition de chacun des éléments chimiques détectés sur l’ensemble de la surface investiguée. Parmi ceux-ci figurent le plomb, fer, cadmium, mercure, strontium, baryum, chrome, cuivre et arsenic. Les carto- graphies élémentaires ont mis en évidence l’utilisation d’au moins quatre pigments différents pour rendre le teint mat et les volumes du visage. Il s’agit d’un pigment à base de plomb, d’un pigment à base d’oxydes de fer, d’un jaune de cadmium et de vermillon. L’analyse par spectroscopie Raman d’un point situé dans la joue gauche du sorcier a permis d’identifier une combinaison de massicot et de vermillon. Les carnations de l’intérieur du mollet droit et de l’avant-bras gauche du sorcier et la joue droite du personnage vêtu de rose ont également été analysés par XRF mais de manière ponctuelle. Ces points d’analyse et la zone cartographiée ont en commun une proportion importante de plomb, fer et mercure. La présence d’un vert au cuivre arsenical a été mise en évidence pour le mollet et l’avant-bras et seule la joue semble renfermer du jaune de cadmium. bandes Raman émises par ces deux pigments, on peut en déduire que la couleur rouge observée au point d’analyse résulte principalement du minium (PR105). Une analyse à un autre endroit révèle une combinaison de vermillon, d’Outremer et de blanc de plomb. L’emploi de pigment(s) rouges d’origine organique, comme la laque rouge carmin qui figure dans une commande passée à son fournisseur parisien Julien Tanguy en 1889 et la laque de Géranium également utilisée par Gauguin selon Rotonchamp n’a pas pu être démontré mais n’est pas exclu. Les violets Les spectres de fluorescence X enregistrés pour les violets et le rose du vêtement que porte un des deux personnages féminins rendent compte d’une forte teneur en plomb, mercure et manga- nèse. Les spectres Raman enregistrés à proximité des points violet et rose analysés par XRF sont relativement similaires et ont permis d’identifier du vermillon, blanc de plomb et bleu d’Outremer. Sur base de la teinte et de l’intensité des signaux de manganèse, l’emploi de violet de manganèse par Gauguin paraît l’option la plus probable. La présence de ce pigment a déjà été détectée par C. Christensen dans le tableau Invocation (National Gallery of Art, Washington) datant de 19038 . À l’aube du XXe siècle, le violet de manganèse est fort apprécié pour ses qualités en tant que pigment et son usage en peinture est répandu. Les verts Les deux plages vertes les plus étendues sont celles qui bordent le cours d’eau. Les autres zones vertes se trouvent principalement dans le feuillage des arbres, dans les éléments végétaux qui jonchent le sol et dans le plumage de l’oiseau. Sur base des éléments détectés par XRF et de leurs proportions relatives, il apparaît que Gauguin a utilisé au moins deux différents pigments verts. Un premier contient du cuivre associé à de l’arsenic, un second tient sa couleur du chrome qu’il ren- ferme. À l’instar des autres couleurs du tableau, les verts sont éclaircis au blanc de plomb. Le vert de Schweinfurt appelé également vert Véronèse (PG 21) et le vert de Scheele (PG22) sont deux pigments inorganiques de synthèse à base de cuivre et d’arsenic. Disponibles dès la fin du XVIIIe siècle, ces deux verts de cuivre arsenicaux sont susceptibles d’avoir été utilisés par Gauguin. Du vert Véronèse a déjà été identifié sur Les vieilles femmes de Arles, (1888, Art Institute of Chicago). Malheureusement, il n’est pas possible de les distinguer par XRF et l’analyse des verts par spec- troscopie Raman n’a fourni aucun résultat exploitable. Cependant, deux commandes passées par Gauguin en août 18899 et janvier 189710 témoignent de la place importante du vert Véronèse sur la palette du peintre. La première, à destination de son fournisseur de l’époque Julien Tanguy (Paris), mentionne quinze tubes de vert Véronèse. La seconde qui apparaît dans une lettre écrite depuis Tahiti fait état de vingt tubes. En ce qui concerne le pigment vert à base de chrome, il s’agit probablement d’un oxyde de chrome dihydraté (PG18) plus connu sous l’appellation commerciale « vert émeraude ». Bien que la présence d’un vert oxyde de chrome (PG17) puisse également être à l’origine de l’intensité des signaux de chrome détectés, seul le vert émeraude figure dans la liste des couleurs utilisées par Gauguin après 1893, dressée par Jean de Rotonchamp en 192511 . Pour l’ensemble des verts, les résultats XRF suggèrent un emploi combiné du vert Véronèse et du vert émeraude. Toutefois, les proportions de l’un et l’autre semblent fluctuer d’une zone à l’autre. Par exemple, les éléments vé- Fig. 3. Cartographie en éléments chimiques du visage du sorcier réalisée par fluorescence X. La zone est de 10 x 8 cm avec une résolution de 2 mm.
  • 5. 58 59 ÉTUDE TECHNIQUE ET MATÉRIELLE DES TABLEAUX LIÉGEOISCATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY Support La famille Soler est la partie centrale du triptyque domestique commandité par Benet Soler. Le por- trait de Benet Soler, conservé au musée de l’Ermitage à Saint-Petersbourg, et celui de son épouse Montserrat conservé à la Neue Pinakothek de Munich correspondent respectivement aux panneaux droit et gauche du triptyque. Les trois parties ont été réunies pour la dernière fois lors de l’exposition Picasso et les Maîtres à Paris au Grand Palais (8 octobre 2008-2 février 2009). Les portraits latéraux font chacun 100 x 70 cm. Les dimensions de la partie centrale sont 150 x 200 cm. La Famille Soler et le chef-d’œuvre de la période bleue La Vie (Cleveland Museum of Art), sont les deux seules pein- tures de grand format réalisées par Picasso entre 1903 et 190413 . Les trois parties ont été exécutées sur un support toile. En raison de la présence d’une toile de rentoilage, la toile originale n’est plus accessible. Le tableau ayant été peint à Barcelone, il est rai- sonnable de penser que le support d’origine provient d’une firme locale. Picasso s’approvisionnait notamment chez Teixidor et Antigua Casa Planella14 . En s’appuyant sur différents éléments maté- riels, il apparaît que le ré-entoilage est postérieur aux modifications apportées par Sebastià Junyer i Vidal en 1903 (à la demande de Soler) et antérieur aux reprises de Picasso, vers 1912-1913. En fait, l’œuvre a probablement été découpée alors qu’elle était tendue sur son châssis d’origine, de manière à faciliter son transport de Barcelone à Paris. Arrivée à Paris, le ré-entoilage a sans doute servi à la remise sous tension de l’œuvre sur un nouveau châssis. La préparation Une différence importante entre les portraits latéraux et la composition centrale réside dans le degré de finition. Dans le portrait de famille, Picasso s’est servi de la blancheur de la couche de prépara- tion pour représenter la nappe blanche servant au repas frugal (fig. 4). Selon les éléments détectés par XRF là où la préparation est restée apparente, celle-ci se com- pose de blanc de plomb, de carbonate de calcium (PW18) et de sulfate de baryum. Il s’agit des mêmes composés que ceux identifiés dans la couche de préparation de l’autre grand format de 1903, La Vie15 . Oranges Les spectres Raman enregistrés ont mené à chaque fois à l’identification d’un mélange de vermillon et de blanc de plomb. L’analyse par XRF de points situés à gauche et à droite des chevilles de la figure centrale a révélé qu’il s’agissait dans les deux cas d’un orange composé. La couleur obser- vée pour ces points résulte d’une combinaison d’un pigment au plomb, de vermillon, d’un pigment ferreux, d’un jaune de cadmium et d’un vert au cuivre arsenical. Il est raisonnable de penser que l’utilisation d’une ocre jaune ou brune soit à l’origine de l’intensité des signaux du fer enregistrée pour chacun des points d’analyse. L’orange du mammifère dont la silhouette rappelle celle des ca- nidés se compose quant à lui de blanc de plomb, d’un pigment ferreux, d’un pigment contenant du manganèse et de vermillon. Bien qu’elle soit également à base de vermillon, la couleur orange des fruits de l’arbre se distingue des précédentes par sa teneur en chrome. La possibilité d’un orange obtenu en dégradant du vermillon avec du jaune de chrome paraît être une option pertinente. Bruns En ce qui concerne la chevelure du sorcier, la zone cartographiée révèle une couleur composée à partir d’un mélange de vermillon, d’un pigment ferreux (e.g. une terre, une ocre ou un bleu de Prusse) et d’un autre à base de plomb. Les spectres Raman enregistrés pour la chevelure ont pour leur part révélé une combinaison de vermillon, de bleu d’Outremer et de blanc de plomb. L’analyse XRF de la zone brune du tronc à l’arrière plan montre comme éléments principaux le plomb, le mercure, le fer et le cobalt. L’adjonction de bleu de cobalt dans un brun composé compa- rable à celui utilisé pour dépeindre la chevelure est vraisemblablement à l’origine du cobalt détecté et de la nuance bleutée du mélange. Les spectres Raman enregistrés dans le brun des troncs d’ar- bre et du sol révèlent tous un mélange de blanc de plomb, de vermillon et de bleu d’Outremer et d’une terre. Il s’agit d’une terre d’Ombre pour un tronc et le sol et d’une terre de Sienne pour l’autre tronc. Du bleu de Prusse a été aussi trouvé dans ce dernier. PABLO PICASSO TECHNIQUE D’EXÉCUTION Le fond de La famille Soler exécuté par Picasso en 1903 est dissimulé par les multiples reprises réalisées dans cette partie du tableau. Il est établi que peu de temps après la réception du triptyque, à la demande de Benet Soler, Sebastià Junyer i Vidal transforma le fond uni et bleu12 de la partie cen- trale en un paysage boisé. Vers 1913, La famille Soler se retrouve à Paris pour être mise en vente. Picasso saisit l’occasion pour revenir sur son œuvre. Après avoir abandonné ses essais cubistes, visibles par transparence au dessus de la tête de Montserrat Soler, il opte pour un fond bleu uni, conformément à la première version du tableau. Dans le présent ouvrage seules les parties considé- rées comme originales c’est-à-dire réalisées par Picasso en 1903 font l’objet d’une discussion. En effet l’étude des compositions sous-jacentes est toujours en cours. Fig. 4. Détail de la nappe du pique-nique montrant les traits réalisés à sec dessinés à même la préparation.
  • 6. 60 61 ÉTUDE TECHNIQUE ET MATÉRIELLE DES TABLEAUX LIÉGEOISCATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY Blancs La radiographie x a montré que les zones peintes blanches, comme le vêtement que porte le plus jeune des enfants, l’encolure de la fillette en rose et la chemise de Benet Soler (fig. 6), sont toutes à base de blanc de plomb. Les analyses effectuées sur plusieurs œuvres datant d’avant 1910 ont montré qu’à cette époque ce dernier était le pigment blanc le plus utilisé par Picasso17;18;19 . En ce qui concerne l’analyse XRF des blancs, l’intensité des pics de calcium et de baryum mon- tre que dans la chemise de Benet Soler et le col de Carles, le garçon se tenant debout, le blanc de plomb contient du carbonate de calcium et du sulfate de baryum. En ce qui concerne le col de Carles, la détection de zinc et de mercure pourrait s’expliquer par une utilisation restreinte de blanc de zinc et de vermillon. Bleus Les analyses par spectroscopie infrarouge ont mis en évidence la présence de bleu de Prusse dans toutes les zones investiguées, et ce indépendamment de leur couleur. L’étude matérielle du Vieux guitariste et de La Vie, dont les dates de réalisation sont proches de celle de La famille Soler, a révélé que le bleu de Prusse était à l’origine de la dominante bleue du ton d’ensemble des deux tableaux. La manche et la chaussure droite de Carles, la robe de madame Soler et le vêtement bleu clair de l’enfant installé sur les genoux de Benet Soler sont particulièrement riches en plomb, fer et calcium. La combinaison de bleu de Prusse et de blanc de plomb explique l’intensité des signaux observés de fer et de plomb. La composition du bleu d’Outremer est à l’origine de la teneur importante en calcium qui se dégage de l’analyse XRF. En effet, les spectres Raman obtenus pour ces mêmes plages bleues, ne laissent aucun doute quant à l’ajout de bleu d’Outremer dans le mélange bleu de Prusse-blanc de plomb. L’emploi combiné de ces trois pigments a également été constaté dans les bleus de La Vie20 . Rouges et roses Le rouge-brun de la signature, dans le coin supérieur gauche du tableau, semble résulté d’un mé- lange de pigment(s) à base d’oxyde de fer, terres et ocres naturelles, couleurs de Mars (oxydes de fer synthétiques), de rouge vermillon et de blanc de zinc. Le spectre Raman enregistré sur la lettre P de ‘Picasso’ confirme l’identification des deux derniers pigments mais n’apporte pas d’information complémentaire sur l’identité du pigment à base d’oxydes de fer. Pour le rouge des fruits, la prédominance du mercure sur les autres éléments détectés indique que le vermillon est à l’origine de la couleur observée. Cependant la détection de cadmium témoi- gne de la présence d’un peu de jaune de cadmium. Les joues de Carles et la robe rose de la fillette assise à même le sol résulte principalement d’un mélange de blanc de plomb et de vermillon. Toutefois, en ce qui concerne la zone de carnation, la détection de zinc et de cadmium témoigne d’un mélange plus complexe. Le spectre XRF obtenu suggère la présence de deux pigments supplémentaires; le blanc de zinc et le jaune de cadmium. À ce titre, précisons que l’utilisation combinée de ces quatre pigments, pour rendre les carna- tions, est un fait avéré pour Le Vieux Guitariste et La Vie. Il est établi qu’à cette époque Picasso avait pour habitude d’employer des toiles préparées in- dustriellement, c’est sans doute le cas pour La Famille Soler et La Vie. Mise en place de la composition L’examen réflectographique n’a révélé la présence d’aucun tracé préparatoire au niveau des per- sonnages. Les membres de la famille, le chien et les fruits ont été croqués directement au pinceau, à main levée. Pourtant, les quelques traits qui créent les modelés de la nappe, dessinés à même la préparation, ont été réalisés à sec (fig. 4). La morphologie de ces traits est parfaitement compatible avec l’emploi de fusain. Écriture picturale La famille Soler témoigne d’une technique assez proche de l’alla prima. Popularisée par les impres- sionnistes cette technique consiste à rendre du premier coup les motifs dépeints, en faisant l’éco- nomie de couches de glacis. Dans cette œuvre, le traitement en demi-pâte semble avoir été réservé aux protagonistes de la scène. Par exemple dans la poche de la veste de Benet Soler (fig. 5), les coups de pinceaux participent à la création des modelés. Au niveau du fond, on peut constater la superposition de deux couches colorées, une première de couleur verte et une seconde de couleur bleue. Ces deux couches présentent une faible épaisseur et sont semi-transparentes. Dans le bas du tableau, la nappe et l’herbage qui l’entoure relèvent davantage du frottis. Les coulures témoi- gnent de la fluidité des couleurs utilisées pour traiter ces zones. PALETTE L’étendue des plages blanches au niveau de la nappe et le degré de saturation des rouges, verts, jaunes, oranges et roses confèrent à l’œuvre une tonalité générale plutôt vive. En cela le portrait de famille se différencie clairement des parties latérales. L’hégémonie de la teinte bleue dans le Portrait de Madame Soler et le Portrait de Monsieur Soler rappelle les œuvres emblématiques de la période bleue, comme La vie, L’aveugle, Le vieux Juif, Le vieux guitariste, La buveuse d’absinthe (Musée de l’Ermitage, Saint-Petersbourg) et La Célestine (Musée Picasso, Paris)16 . Fig. 5. Poche de Benet Soler montrant les coups de pinceaux de Picasso. Fig. 6. Radiographie x de la chemise de Benet Soler.
  • 7. 62 63 ÉTUDE TECHNIQUE ET MATÉRIELLE DES TABLEAUX LIÉGEOISCATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY JAMES ENSOR TECHNIQUE D’EXÉCUTION Support La Mort et les masques est exécutée sur un support toile, tendu sur un châssis à clés, dit mobile. Les clés enchâssées dans les enco- ches prévues à cet effet permettent de régu- ler et de répartir les tensions exercées sur la toile par le système de maintien. La toile est maintenue sur le châssis grâce aux agrafes posées à intervalle régulier le long de ses quatre chants Dans les années 1990, la toile a été déposée puis remise sous tension à l’aide d’agrafes dans le cadre d’une campagne de restauration. Les perforations observées sur les chants de la toile sont les traces laissées par les semences du système de maintien ori- ginal. Préparation Sur base de l’analyse XRF, la couche de pré- paration, dont le blanc tire légèrement sur le jaune, ne contient pas d’autres pigments que le blanc de plomb. Celle-ci est toujours visible le long des rabats de la toile. La préparation est ponctuellement apparente sur la surface peinte. En effet, le tableau comporte de nom- breuses petites zones « mises en réserve »22 . Ces zones, volontairement épargnées par l’ar- tiste participent à la perception de l’ensemble de la composition. Ainsi, dans le chapeau rouge du sixième personnage les espaces non-peints servent à représenter la texture alvéolée du bord du chapeau (fig. 8). Mise en place de la composition Les tracés préparatoires de couleur brune sont restés apparents à de nombreux endroits et consti- tuent le « dessin de contour »23 des personnages (fig. 9). Seul le personnage déguisé en Pierrot ne semble pas avoir été esquissé à l’aide de tracés bruns. L’artiste n’a pas attendu le séchage complet Verts La couleur du fond et le vert des fruits ont en commun des fortes concen- trations de chrome, baryum et zinc. La présence et la proportion de ces éléments dans les spectres sont en accord avec un pigment vert à base d’un oxyde de chrome ou d’un oxyde de chrome hydraté mélangé avec du lithopone (PW5). Ce dernier est cou- ramment employé comme charge par les fabricants de couleurs à l’huile pour artistes. Ces trois points ont aussi en commun la présence de potassium et une proportion importante de fer. La présence d’une terre verte (PG23) ou de bleu de Prusse dans la composition des verts pourrait en être la cause. Le fond vert qui contourne la chevelure de la fillette portant une robe rose a été analysé par XRF en mode cartographie (fig. 7). La répartition élémentaire du fond se distingue nettement de celle de la chevelure. La corrélation existante entre le chrome, le zinc et le baryum et la concentration de ces trois éléments démontrent qu’un vert au chrome combiné à du lithopone est à l’origine de la couleur verte du fond. Oranges La couleur orange repose sur le mélange de rouge vermillon et de jaune de cadmium. L’utilisation de jaune de cadmium pour des œuvres issues de la première décennie du XXe a déjà été démontrée notamment grâce à l’étude matérielle réalisée sur Les Demoiselles d’Avignon (1907, MoMA, New York). Cependant, l’utilisation d’une faible quantité de terre est possible en raison des intensités des pics de calcium et de fer et la détection de manganèse. Bruns Les zones brunes ont en commun une présence importante de mercure et de cadmium. On peut donc en déduire que les bruns contiennent une quantité non négligeable de rouge vermillon et de jaune de cadmium. La veste de Benet Soler apparaît comme le brun le plus pauvre en rouge ver- millon et le plus riche en jaune de cadmium. Pour chacun des bruns analysés, les intensités des pics de calcium et de fer pourraient être interprétées comme la preuve de la présence de pigments terreux. D’ailleurs, la cartographie élémentaire réalisée sur le sommet de la tête de la fillette en rose montre que le brun utilisé pour dépeindre ses cheveux se compose principalement de vermillon et d’oxydes de fer. Notons que des pigments bruns à base d’oxyde de fer ont été identifiés sur l’en- semble des tableaux pré-1910 ayant fait l’objet d’analyses scientifiques21 . Fig. 7. Cartographie en éléments chimiques du fond vert situé au-dessus de la chevelure de la fille en rose réalisée par fluorescence X. La zone est de 10 cm sur 5, 5 cm avec une résolution de 2 mm. Fig. 8. Zones mises en réserve montrant la couche de préparation. Fig. 9. Dessin de contour des personnages. Photographie en lumière blanche et réflectographie infrarouge.
  • 8. 64 65 ÉTUDE TECHNIQUE ET MATÉRIELLE DES TABLEAUX LIÉGEOISCATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY Blancs Dans La Mort et les masques, le blanc occupe la première place en termes de superficie. Deux plages blanches en particulier se distinguent par leur étendue. La première se situe à l’arrière-plan, la seconde correspond au drapé qui entoure la mort. Ces deux plages ainsi que les zones blanches que l’on rencontre sur les masques, chapeaux et collerette ont été analysées par XRF. Les résultats obtenus pour l’ensemble de ces points blancs diffèrent très peu les uns des autres et ont en commun le plomb comme élément majoritaire, ce qui laisse peu de doute quant à l’uti- lisation exclusive de blanc de plomb. Ces résultats corroborent le constat établi par Geert Van Der Snickt en 200926 ; le blanc de plomb est le pigment blanc privilégié par Ensor tout au long de la deuxième phase artistique du peintre (1885-ca.1900). Chez Ensor, l’emploi de blanc de zinc se généralise à partir de la dernière phase artistique, dite période luministe (1900-1949). Le peintre n’a cependant jamais complètement délaissé le blanc de plomb. Les analyses récemment réalisées sur Fleurs d’automne (1938) et Aux bonnes couleurs du roi du zinc (1938), toutes deux appartenant aux Collections artistiques de l’Université de Liège ont confir- mé l’usage conjoint de blanc de plomb et de blanc de zinc réservé aux œuvres plus tardives27 . Bleus Deux larges plages bleues se détachent de l’ensemble de la composition. L’une occupe près de la moitié de la superficie du fond, l’autre sert à dépeindre le vêtement du personnage au loup. Toutes les zones bleues investiguées par XRF ont en commun le cobalt et le plomb comme éléments ma- joritaires. La forte concentration de ces deux éléments s’explique aisément par l’emploi d’un bleu à base de cobalt plus ou moins éclairci au blanc de plomb selon la clarté recherchée par l’artiste. Le loup qui est la zone bleue la plus sombre du tableau s’est également révélé être la plus riche en cobalt. Le bleu très clair apposé par petites touches dans le drapé entourant la Mort est au contraire pauvre en cobalt et très riche en plomb. Les principaux pigments bleus à base de cobalt utilisés en peinture sont le bleu de smalt, le bleu céruléum et le bleu de cobalt. Quand Ensor peint La Mort et les masques le smalt était déjà tombé en désuétude à cause de son manque de permanence. Sa présence est donc peu probable. Malgré l’identification de bleu céruléum dans certaines œuvres tardives du peintre28 , l’option de pigment à base de cobalt et d’étain peut être écartée en raison de l’absence des signaux de l’étain. En procé- dant par élimination, le bleu de cobalt est l’option la plus convaincante. L’étude par XRF d’un corpus de 55 œuvres peintes par Ensor entre 1880 et 1839 a mis en évi- dence l’usage ininterrompu du bleu de cobalt, tout au long de sa carrière29 . L’adjonction d’un ou plusieurs autres pigments bleus, constitués d’éléments légers, et de ce fait non identifiable par XRF, afin de nuancer la teinte du bleu de cobalt n’est toutefois pas exclue. Rouges et roses Les plages rouges les plus étendues se trouvent dans l’habit du personnage au violon, bien que seules la volute et les chevilles du manche soient dépeintes, et le chapeau du personnage au loup. De taille plus restreinte mais également représentatives les zones rouges faisant office de bouche ont elles aussi été investiguées. Pour l’ensemble des points d’analyse, le mercure est l’élément majoritairement détecté. Ce de son ébauche pour poursuivre sa mise en couleur. On peut observer par endroits que la couleur brune des contours s’est mêlée aux coups de pinceau de remplissage (fig. 10). En s’appuyant sur la teinte brune du dessin de contour et sur le fait que ce dernier absorbe les infrarouges moyens utilisés pour l’exa- men réflectographique il est tentant de pen- ser que les tracés préparatoires sont à base d’un ou plusieurs pigments terreux (fig. 9). Écriture picturale La Mort et les masques illustre bien le caractère expressif de la touche chez James Ensor. La couche picturale est très inégale en épaisseur. Des zones de frottis et d’autres riches en pâte se côtoient et s’alternent. Pour rappel, le frottis est l’application rapide d’une couche de peinture peu épaisse à travers laquelle il est encore possible de distinguer la texture de la toile24 . Les empâtements, dont l’épaisseur varie de 1 (demi-pâte) à 5 mm, créent le relief irrégulier de la surface du tableau25 . Opposés à l’absence de matière les reliefs participent au modelé des volu- mes. Par endroits, la peinture encore fraîche a véritablement été modelée afin d’apporter des détails. Un soin particulier semble avoir été accordé à la figure de la Mort. Les détails du crâne sont réa- lisés à l’aide de petites touches nerveuses judicieusement disposées. À l’inverse, les visages des autres personnages sont dépeints par des coups de pinceau plus larges et plus amples. PALETTE À l’instar des œuvres typiques de la deuxième période du peintre ostendais (1885- ca.1900), La Mort et les masques, réalisée en 1897 offre à voir un agencement de formes aux couleurs vives et lumineuses. La palette employée pour La Mort et les masques se compose essentiellement de couleurs primaires et se caractérise par une gamme chromatique particulièrement lumineuse. Le blanc, le bleu, le rouge et le jaune dominent la composition. Les couleurs sont franches, contrastées et relativement opaques. La vivacité des couleurs et l’effet d’une lumière blanche et crue sont deux caractéristiques absentes de la version du tableau réalisée un an plus tard, intitulée Le grand juge (collection privée). Malgré la présence non négligeable de jaune vif, d’un bleu assez intense et du rouge franc de quelques surfaces restreintes la tonalité générale qui se dégage de la version de 1898 est plutôt maussade. Les principaux motifs de la composition sont organisés autour du personnage central de la Mort, suivant une répartition balancée de couleurs primaires. De larges zones rouges et bleues se répon- dent mutuellement, de part et d’autre de la toile. L’emploi de vert et de jaune dans des endroits choisis renforce la saturation et l’intensité lumineuse des couleurs complémentaires. Fig. 10. Trait brun du dessin de contour.
  • 9. 66 67 ÉTUDE TECHNIQUE ET MATÉRIELLE DES TABLEAUX LIÉGEOISCATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY Bruns et noirs Les pigments à l’origine des teintes brunes et noires sont invariablement à base de fer. Pour l’en- semble des points d’analyse, la présence du calcium est significative. L’emploi de pigments terreux pourrait justifier la place qu’occupent le fer et le calcium dans la composition des bruns et des noirs. Certains points d’analyse ont révélé une combinaison de pigments ferreux et de rouge vermillon, d’autres ont mis en évidence l’adjonction de bleu de cobalt ou d’un vert au Cu-As afin d’obtenir la nuance recherchée. La couleur brune choisie par Ensor pour signer son œuvre est l’exemple typique de l’utilisation combinée de pigments à base d’oxydes de fer et d’un vert au cuivre arsenical pour créer ses bruns. NOTES constat laisse peu de doute quant à l’identification du rouge vermillon d’autant plus qu’il s’agit du pigment rouge le plus fréquemment identifié sur les œuvres d’Ensor, indépendamment de la phase artistique dont elles sont issues30 . À l’aube du XXe siècle, l’emploi de vermillon, est tout à fait commun en peinture. C’est en fait le pigment rouge inorganique le plus apprécié des peintres jusqu’à l’explosion commerciale du rouge de cadmium à partir de l’Entre-deux-guerres31 . Les roses que l’on observe dans La Mort et les masques résultent principalement du mélange ba- sique de blanc de plomb et de rouge vermillon. Le point 46 se distingue des autres roses analysés, par la non-détection de mercure et sa forte teneur en fer. Verts L’analyse du vert intense et profond de la partie visible du costume de la figure se tenant entre le personnage au violon et la Mort a été analysé a révélé une teneur importante en cuivre, arsenic, chrome et plomb. La couche de préparation et/ou l’adjonction de blanc de plomb pour éclaircir la peinture verte pourrait expliquer la proportion de plomb détectée. L’emploi de pigments verts à base de cuivre et d’arsenic durant la période symboliste et la pé- riode luministe du peintre est attesté depuis la vaste étude menée par Geert Van Der Snickt. En effet ces deux éléments ont été détectés dans les zones vertes de nombreux tableaux du maître exécutés entre 1885 et 194932 . Pour l’œuvre qui retient notre attention ici, l’identification d’un pigment vert appartenant à cette catégorie n’a donc rien de surprenant. Malheureusement, à elles seules les techniques d’analyse élémentaire comme la spectroscopie de fluorescence X ne permettent pas de distinguer les différents pigments au cuivre arsenicaux. Le vert de Schweinfurt et le vert de Scheele sont toujours deux options possibles33 . L’intensité des si- gnaux du chrome indique de façon claire la présence d’un second pigment vert, à base de chrome. L’analyse par XRF n’est cependant pas suffisante pour déterminer si le chrome provient d’un vert émeraude ou d’un vert oxyde de chrome. À partir de la fin des années 1880, la pratique d’un mélange de vert au Cu-As et de vert au chrome se généralise dans l’œuvre ensorienne34 . L’usage d’un tel mélange perdura jusqu’à la fin de la dernière période du peintre. En 2012, une combinaison similaire a d’ailleurs été identifiée dans les verts de Aux bonnes couleurs du roi du zinc (1938) et dans ceux de Fleurs d’automne (1938)35 . Jaunes Le jaune du personnage situé à l’extrême droite de la composition et portant un vêtement jaune re- cèle une teneur importante en plomb, zinc et cadmium. Les concentrations de zinc et de cadmium, tout comme la clarté du jaune analysé, sont compatibles avec un jaune de cadmium composé d’un sulfure double de cadmium et de zinc. Geert Van der Snickt a démontré que l’usage de pigments jaunes au cadmium chez Ensor devient systématique à partir des années 1890. Le jaune de chrome et le jaune de Naples si typiques de la première période, ont d’ailleurs disparu assez brusquement de sa palette36 . 1 Ce code correspond au Color Index, une base de données créée par la Society of Dyers and Colourists et par l’American Association of Textile Chemists and Colorists. 2 JIRAT-WASIUTYNSKI Vojtech et NEWTON JR. H. Travers, Technique and Meaning in the Paintings of Paul Gauguin, Cambridge University Press, 2000, p. 129. 3 RAYNAL Michel, BARLOY, Jean-Jacques et DUMONT Fran- çoise, L’oiseau mystérieux de Gauguin dans L’oiseau Maga- zine n°65, 2001, p. 38-39. 4 JIRAT-WASIUTYNSKI Vojtec et NEWTON JR. H. Travers, op. cit. 5 Ibidem. 6 JIRAT-WASIUTYNSKI Vojtec et NEWTON JR. H. Travers, op. cit., p. 206. 7 WILDENSTEIN Georges, Gauguin: I Catalogue, Paris, 1964 (coll. Les Beaux-Arts, n° 615). 8 CHRISTENSEN Carol, The Painting Materials and Technique of Paul Gauguin, dans Studies in the History of Art, vol. 41, Mo- nograph Series III : Conservation Research, 1993, p. 62-103. 9 JIRAT-WASIUTYNSKI Vojtec et NEWTON JR. H. Travers, op. cit. 10 PEREGO François, op. cit. 11 JIRAT-WASIUTYNSKI Vojtec et NEWTON JR. H. Travers, op. cit. 12 RICHARDSON John, Vie de Picasso, vol. 1, 1881-1906, Mu- sée Picasso, Paris, 1992. 13 PALAU I FABRE Josep, Picasso en Catalogne, Société fran- çaise du livre, Paris, 1979. 14 JIMENEZ Reyes et GUAL Malen, Journey through the Blue: La Vie, Museu Picasso, Barcelona, 2013, p. 35. 15 Ibidem. 16 PALAU I FABRE Josep, op. cit. 17 JIMENEZ Reyes, op. cit. 18 The Art Institute of Chicago (2010) Revealing Picasso Conservation Project, http://www.artic.edu/aic/conservation/ revealingpicasso/index.html. 19 MOMA, Les demoiselles d’Avignon conserving a modern masterpiece [En ligne], 2003. URL : http://www.moma.org/ explore/conservation/demoiselles/index.html. 20 JIMENEZ Reyes, op. cit., p. 34. 21 Ibidem ; The Art Institute of Chicago, op. cit.; MoMA.org, op. cit. 22 BERGEON LANGLE S. et CURIE P., Peinture & dessin : Vo- cabulaire typologique et technique, Paris, Éditions du Patri- moine, Centre des Monuments nationaux, 2009, p. 730. 23 BERGEON LANGLE S. et CURIE P., op. cit., p. 186. 24 BERGEON LANGLE S. et CURIE P., op. cit., p. 207. 25 NAVEZ Caroline, Caractérisation de la palette de James En- sor, à travers trois œuvres conservées à Liège et au moyen de techniques archéométriques mobiles et non-destructives, Mémoire, Université de Liège, 2012. 26 VAN DER SNICKT Geert, JANSSENS Koen, SCHALM Oli- vier, AIBEO Cristina, KLOUST Hauke, ALFELD Matthias, Ja- mes Ensor’s Pigment use: artistic and Material Evolution Stu- died by Means of Portable X-ray Fluorescence Spectrometry, dans X-Ray Spectrometry, vol. 39, 2009, p. 103-111. 27 NAVEZ Caroline, op. cit. 28 VAN DER SNICKT Geert, op. cit. 29 Ibidem. 30 Ibidem. 31 ROY Ashok, Artists’ Pigments: Vol. 2: A Handbook of Their History and Characteristics, Archetype Publications Ltd, 2012. 32 VAN DER SNICKT Geert, op. cit. 33 WEST FITZHUGH Elisabeth, Artists’ Pigments: Vol. 3: A Handbook of Their History and Characteristics, National Gal- lery of Art, 1997. 34 VAN DER SNICKT Geert, op. cit. 35 NAVEZ Caroline, op. cit. 36 VAN DER SNICKT Geert, op. cit.
  • 10. James ENSOR, La mort et les masques, 1897, huile sur toile, 78,5 x 100 cm. Musée des Beaux-Arts de Liège (BAL). © Ville de Liège. Marie LAURENCIN, Portrait de jeune femme, vers 1924, huile sur toile, 64 x 54 cm. Musée des Beaux-Arts de Liège (BAL). © Ville de Liège.