Chausseur et normalien, dessinant souliers et bijoux pour Hermès, Pierre Hardy fête aussi les 10 ans de sa propre griffe. Profil d’un esthète radical et pressé.

1. R o r t r a i t
P
« Pour les femmes,
la chaussure est un bel
objet qui se rapproche
du maquillage. »
Ci-contre, escarpin en
suède noir et Lurex,
Pierre Hardy, 630 €.
avant de trouver sa voie, les arts plastiques,
de l’emprunter brillamment (il est agrégé et
diplômé de l’Ecole normale supérieure) et
de faire du soulier son terrain d’expression
artistique. Lui reste la phobie de cet ennui
originel, d’où une rapidité dans le débit et
une extrême agilité – il pense et dessine vite,
et découpe l’air de ses mains fines avec cé-
lérité quand il parle. L’aura de Hardy serait-
Surdoué
elle insatiable ? « Je me sens plutôt pares-
seux et hédoniste, mais je me lasse tôt », dit-il
en laissant échapper un de ses rires sonores
et généreux qui achèvent d’humaniser cette
star intello du stiletto, adulé des ados (qui
le hèlent dans la rue depuis qu’une pub Gap
Hardy
a affiché sa trombine en 4 x 3 dans tout Pa- Le créateur
ris), des musiciens lancés (The Strokes, Sé- maison est un exutoire, un tremplin, un ai- retravaille les codes
Hermès, notamment
bastien Tellier, Daft Punk, tous accros à ses guillon. Je suis un enfant gâté : j’ai accès aux l’équitation, comme
baskets futuristes) comme des stars red car- meilleurs cuirs, aux meilleurs artisans. Après, sur cette botte
pet (Nicole Kidman, Chloë Sevigny, Ma- tout le reste paraît médiocre. » Tandis que, cavalière. Modèle
donna). « Je serais très frustré si je ne devais sous sa propre griffe, il pousse ses souliers en veau, Hermès,
1 330 €.
faire qu’une chose à la fois. Je préfère jouer « vers la plus forte radicalité possible », il
L
Chausseur et normalien, dessinant es échotiers de la mode ai-
ment le brosser en génie hy-
plusieurs personnages. D’une part,
construire seul un univers avec ma marque,
adoucit son goût des expérimentations quand
il pense en Hermès. Quoique... Il a carte
peractif, la faute à un CV et aussi infiltrer un autre monde que le mien, blanche chez le sellier – « Aucun diktat, ou
souliers et bijoux pour Hermès, Pierre aussi foisonnant que ses sou- comme un caméléon. » alors je les ai intégrés » – et chahute la vé-
liers frisent l’épure. Outre sa Le « monde Hermès » est sa collaboration nérable maison jusqu’aux limites de ce qu’elle
Hardy fête aussi les 10 ans de sa propre marque, distribuée principale. Presque vingt ans qu’il en est peut assumer. « “Prenons garde de faire
dans 150 points de vente par directeur de création pour les chaussures quelque chose de laid, ça pourrait plaire !”
propre griffe. Profil d’un esthète le monde, Pierre Hardy est
directeur de création chez Hermès pour les
homme et femme, huit ans pour les bijoux.
« Cette situation me comble car, entre ma
m’avait averti Jean-Louis Dumas, ancien pré-
sident. Ce qui me passionne, c’est de tra-
J. CHATELIN POUR L’EXPRESS STYLES, DR, P. HARDY POUR HERMÈS, V. SAHUC
radical et pressé. chaussures et les bijoux, créateur, avec Ni-
colas Ghesquière, des souliers Balenciaga,
marque et Hermès, tous mes fantasmes sont
exaucés. » Il ajoute : « Travailler pour cette
vailler pour une maison où le temps s’écoule
à un autre rythme que dans la mode. Ici, GGG
directeur artistique de Sequoia, auteur d’une
miniligne pour Gap depuis quatre saisons
et prof d’arts appliqués à l’école Duperré…
A cette frénésie il concède une ébauche d’ex- Le réalisateur
plication, aux allures de revanche : « Petit, Marcus Tomlinson
je souffrais de ce qu’on appelle aujourd’hui a conçu Foot Ball,
TDA, trouble de l’attention et hyperactivité. film de la journée
Sautoir Crazy imaginaire d’une
Calèche en or rose
Je m’ennuyais terriblement. J’ai des souve- paire de chaussures
et argent ombré, nirs d’années qui n’en finissaient pas et d’une Pierre Hardy,
Hermès, 2 750 €. scolarité horrible jusqu’à la première. » C’était présenté sur
www.hermes.com
à partir de novembre.
60 G 1/10/2009

2. Surdoué
Hardy
GGG il s’agit de créer un désir qui, à « L’équitation, chez Hermès, c’est un gaz.
la fois soit totalement contemporain et qui, Tout sent le cheval ! Mais j’y suis totalement
Ci-dessus, chaussure
en veau lamé noir à
grâce au vocabulaire classique de la marque, allergique, je meurs d’asthme ! » Pierre Hardy
sequins multicolores, reste juste dans dix, vingt, pourquoi pas cent partout reste le même. Facétieux, drôle, li- l’art conceptuel, son style graphique et racé
Pierre Hardy, 990 €. ans ! C’est très excitant. » Tentons un exem- bre. Plus que l’équitation, c’est la danse qui n’oublie pas d’être sensuel. « Ma radicalité
Ci-contre, croquis ple volontairement limite, la cuissarde, plus a façonné son rapport au corps. Son passé s’est adoucie. Au lieu de la crier, je la susurre.
de deux modèles olé olé que 24 Faubourg. « Je l’ai traitée dans d’ancien danseur (et fils d’une prof de danse) Question d’expérience... »
unisexes
pour Hermès. l’épure absolue, façon amazone, en veau ve- a aiguisé sa perception du mouvement, sa Depuis 2001, il a un « nouveau terrain de
lours, avec le moins possible de détails, sensibilité au pied, à sa cambrure, à ses ten- jeu » chez Hermès : le bijou, ce summum du
comme un gant de jambe. » Quant au mo- sions. « Ce qui m’intéresse comme specta- superflu, ce « corps étranger sur la peau qui,
dèle star de la collection, la ghillie, cette chaus- teur de danse féminine, c’est d’observer le moins assujetti à la mode, doit créer de l’in-
sure écossaise se voit réin- corps poussé aux limites de timité avec celle qui le porte ». A l’époque,
carnée en création de pure la féminité. La danse, c’est le seul mot d’ordre de Jean-Louis Dumas
fantaisie, avec cuir perforé,
couleurs contrastées (« un
peu bizarres ») et talon ai-
Prenons garde “ la vie en mieux. On y bouge
en plus grand, en plus léger,
en plus intense, en plus vio-
fut : ne pas faire Place Vendôme. Etre pré-
cieux mais décontracté. D’une sophistica-
tion discrète. Jouer sur l’ambiguïté mascu- plus libre, moins statutaire ») et les pierres
Ses créations côté
bijoux pour Hermès :
à gauche, bague
guille. Et voici une néo-ghil- de faire quelque lent... C’est une forme ex- lin-féminin. Pierre Hardy transforme les (semi-précieuses, aux tons fumés, jamais de
Spirale en or rose
et diamant brut,
lie déchaînée, sublime, hy- trême du mouvement, qui symboles Hermès (le maillon, le mors, le tapage fluo) ou même le diamant (traité en
permoderne. « J’adore tordre chose de laid, le fait basculer vers la grâce mousqueton) en objets rares et cherche des micro-pavages, moins ostensible). Le suc-
prix sur demande.
A droite, bagues et
le cou au bon goût pour le
rendre plus sexy, plus fémi-
ça pourrait plaire! ou vers la contorsion. » De
là son appétit pour les sculp-
formes nouvelles. Le premier bijou de la mai-
son remonte à 1927, « mais je ne suis pas ar-
cès, encore, est là. Aujourd’hui, en termes
de chiffre d’affaires, le bijou est en progres-
pendentifs Talisman
en or rose ou jaune,
quartz et œil-
nin, plus drôle... Ces contra-
” tures de pied qui frôlent le chiviste. J’invente. Je fais du Hermès au- sion chez le sellier.
J. CHATELIN POUR L’EXPRESS STYLES, DR, P. HARDY POUR HERMÈS, T. DELHASTE
de-tigre, à partir
dictions me passionnent. Je vertige. « Le pied est l’une jourd’hui ». Tels le maillon Nausicaa, mors Après avoir ouvert, au printemps dernier, de 2 090 €.
chevauche entre respect et irrespect, en évi- des parties du corps les moins honorées. Il sublimé, ou la chaîne, qui se fait solide ou sa deuxième boutique parisienne sous sa
tant l’ennui ! » Son mantra. Pierre le hardi est caché, tabou. Les chaussures doivent être fluide, XXL ou délicate, jamais guindée. « Le propre griffe, place du Palais-Bourbon, Pierre
bouscule les matières les plus nobles, n’hé- magiques pour transcender ce mépris. » Le désir de parure est versatile. Parfois, on veut Hardy inaugurera bientôt une échoppe à
sitant pas à associer lézard, autruche et alli- soulier-piédestal sonne aussi comme une se fondre dans le décor et, d’autres fois, on New York, dans le West Village. Pas pour cé-
gator sur un même stiletto. Avec ses modèles référence à la statuaire antique. Et lui-même meurt d’envie de renvoyer la lumière. C’est lébrer ses 10 ans (« Je hais les anniver-
de derbys identiques chez l’homme et la construit ses créations comme de petites humain... » De ses bijoux, « petites sculp- saires ! »), mais pour mettre enfin les pieds
femme, il lance une œillade à la garçonne sculptures aux lignes pures, aux volumes tures portatives », émane une étonnante vo- des New-Yorkaises à la fête. « Cela me rend
années 1920, pivot de l’univers Hermès, et nets. Si ses influences sont à chercher du lupté, des lignes tout en méandres et en ron- heureux plus que fier. Tout ça s’est fait
n’oublie pas le code maison, l’équitation, côté du design, de l’architecture (l’une de deurs ensorceleuses. Il travaille d’abord sur un peu malgré moi. La réussite, ça existe
qu’il honore à coups de harnais miniatures ses références est le pavillon de Barcelone, la forme avant d’envisager la matière (l’or, pour les autres. Pour soi, ce n’est jamais
sur des brides de sandale. construit par Mies van der Rohe), voire de sa préférée, ou l’argent, « le jean du bijou, qu’approximatif... » G Katell Pouliquen
HERMÈS Sandales en cuir verni, 1 950 € (à g.), PIERRE HARDY Running shoe en veau imprimé, 885 € (à g.),
et en chèvre velours, 990 € (à dr.). et basket en agneau bleu et à bordures acier, 325 € (à dr.).
DR
Carnet d’adresses page 97.