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sexuelles avec des casques bleus en
échangedenourritureetdemédicaments.
Cette autre enquête menée à Monrovia
(Liberia)auprèsde489 femmesétablitque
plusd’unquartd’entreellesontengagédes
relationstariféesaveclescasquesbleus…
Et si la plus grande armée du monde
n’étaitqu’unrepairedesoldatsmalentraî-
nés, aux mœurs dévoyées, incapables de
faire face aux crises du xxie
siècle ? Les
opérations de maintien de la paix sont
pourtant le leuron de l’ONU, « son vais-
seau amiral » comme nous l’a expliqué
SusanaMalcorra,lachefdecabinetdeBan
Ki-moon. Avec un budget de 8,2milliards
de dollars qui inancent 16 opérations
déployant125 000hommes.Cettesomme,
lesdétracteursdel’ONUlajugentastrono-
mique. Ses défenseurs, eux, rappellent
qu’ellenereprésenteque0,5%desbudgets
militaires mondiaux (1 700 milliards de
dollars),uneenveloppedérisoireauvude
l’ampleur de la tâche à accomplir : sauver
lemondedesgénocides,garantirlapaixet
lesdroitsdel’homme,reconstruirelessys-
tèmes politiques d’Etats déliquescents.
DansunrapportpubliéparlaRandCorpo-
ration, James Dobbins, un ancien diplo-
mate, conclut d’ailleurs que le coût du
casque bleu est inime par rapport à celui
du soldat américain, pour des résultats
souventmoinscontestables…
Maislemalaisequitouchelesopérations
de maintien de la paix ne s’explique pas
seulement par la réticence de pays occi-
dentaux,frappésdepleinfouetparlacrise,
àmettrelamainauportefeuille.Ilestloin
letempsoùlescasquesbleusrecevaient–
c’était en 1998 – le prix Nobel de la paix.
Koi Annan était alors à la tête de l’ONU.
« Le doute s’est emparé de la communauté
internationale »,expliqueJean-MarieGué-
henno, président de l’International Crisis
Group qui a présidé aux opérations de
maintien de la paix entre 2000 et 2008.
« Cedouten’existaitpasquandj’aiprismes
fonctions. Malgré les désastres du Rwanda
etdelaSomalie,ilyavaitencoreuncertain
optimisme. Progressistes et conservateurs,
comme Bush, pensaient que l’on pouvait
changer le monde, l’améliorer. Aujourd’hui,
depuis l’Irak, l’Afghanistan ou encore la
Libye,cetoptimismeadisparu… »
Deplus,àl’heureduterrorismegénéra-
lisé, la notion de casque bleu comme pré-
sence symbolique de la force est complè-
tement dépassée. « Actuellement, nous
déployons des casques bleus dans des pays
oùleconlitfaitrage,nossoldatscourentde
plus en plus de risques », déplore Susana
Malcorra.Oncompte3 402 mortsàce
A
u35e
étagedusiège
de l’Organisation
des Nations unies
à New York, un
blocdeverreposé
surl’EastRiver,né
de l’imagination
de onze archi-
tectes, dont Le Corbusier et Oscar Nie-
meyer, la vue sur la friche industrielle de
Brooklyn est à couper le soule. Mais ce
jour-là,HervéLadsous,lepatrondesopé-
rationsdemaintiendelapaixetnuméro3
de l’ONU, n’est pas d’humeur contempla-
tive. Fatigué par un gros rhume attrapé à
Bangui, l’ex-directeur de cabinet d’Alain
Juppé, lorsque celui-ci était ministre des
Afaires étrangères, devenu le chef de la
plusgrandearméedumondeestdemau-
vaisehumeur.Sondépartementestvulné-
rable,débordéparlesconlitsquisedéve-
loppent comme autant de métastases, et
sur lesquels prospère comme pour tout
compliquerledjihadisme.
ObamaenpersonneestvenuàNewYork
mettre en garde la communauté interna-
tionale : « Les missions n’arrivent plus à
répondreàlademandecroissantedespays »,
s’estinquiétéleprésidentaméricain.Prin-
cipaux bailleurs de fonds du maintien de
lapaixavec28%dubudget,lesEtats-Unis
sontvenusbattrelerappel destroupesen
marge de l’Assemblée générale de l’ONU.
Uncomblequandonsaitqu’ilssesonttou-
jours méiés de l’organisation internatio-
nale.Etqu’ilsnefournissentque78 soldats
pour la paix… Pour aggraver le tout, la
presseaméricainesedélectedesscandales
sexuelsimpliquantdescasquesbleus,que
l’on exhume à la suite de révélations cette
année sur les turpitudes des soldats fran-
çais en Centrafrique. Un rapport de juin
2014 mentionne que 231 femmes haï-
tiennes ont indiqué avoir eu des relations
En2013,unebrigaded’interventiondel’ONU,
composéedesoldatsd’AfriqueduSud,deTanzanie
etduMalawi,estenvoyéeenRépublique
démocratiqueduCongoafindecombattrelesrebelles
duM23auxcôtésdel’arméecongolaise.
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jour pour les 16 missions déployées,
autant que depuis la création du départe-
ment en 1948. C’est la mission au Mali
(Minusma)quidétientlerecorddecetriste
palmarès : avec 60 morts depuis son
déploiement en 2013, c’est l’une des plus
meurtrières de l’histoire de l’organisation
internationale.Usantdepériphrasesdont
l’ONU a le secret, on parle aujourd’hui de
« missionsrobustes ».« Carsidesmassacres
sontcommissouslesyeuxdescasquesbleus
sans qu’ils réagissent, c’est humainement
inadmissible et politiquement suicidaire »,
remarque Guéhenno. Mais ceux qui
demandentauxcasquesbleusdeprendre
ces risques sont ceux qui fournissent le
moins de soldats. On assiste à une fronde
des principaux pays contributeurs de
troupes (Pakistan, Inde, Bangladesh) qui
refusentdevoirleurssoldatsfaireoicede
chair à canon et demandent à être plus
étroitement associés à l’élaboration des
missions décidées par les pays membres
permanentsduConseildeSécurité.« Nous
ne sommes pas équipés pour nous battre
contre le terrorisme, c’est une de nos lignes
rouges, s’agace Maleeha Lodhi, ambassa-
driceduPakistan,quidéploie7 675 soldats
surleterrain.Lesmandatsdoiventêtreplus
précis et nous devons être mieux dédom-
magés… »Lespayscontributeurstouchent
aujourd’hui 1 332dollars par mois et par
soldatdétaché.Seuleuneinimepartiede
la somme revient aux casques bleus…
Exaspérés par ce gouvernement oligar-
chique hérité de la Seconde Guerre mon-
diale,despayscommel’Allemagne,leBré-
sil,leJaponetl’AfriqueduSud,surnommés
labandedesquatre,demandentàcequ’on
élargisseleclubdesmembrespermanents
du Conseil de Sécurité (France, Grande-
Bretagne,Etats-Unis,Russie,Chine).Mais,
selon Lakhdar Brahimi, ex-secrétaire
généraladjointdesNationsunies,quipré-
conisedepuisdesannéesquel’onaméliore
le fonctionnement démocratique et la
transparence des institutions de l’ONU,
cetteréformeduConseildeSécuritén’est
MALI
MINUSMA
(depuisavril2013)
HAÏTI
MINUSTAH
(depuisjuin2004)
LIBERIA
MINUL
(depuisseptembre2003)
CÔTED’IVOIRE
ONUCI
(depuisavril2004)
RÉP.DEM.DUCONGO
MONUSCO
(depuisjuillet2010)
ABIYÉ
FISNUA
(depuisjuin2011)
MOYEN-ORIENT
ONUST
(depuismai1948)
SYRIE
FNUOD
(depuismai1974)
CHYPRE
UNFICYP
(depuismars1964)
SAHARA
OCCIDENTAL
MINURSO
(depuisavril1991)
RÉP.CENTRAFRICAINE
MINUSCA
(depuisavril2014)
DARFOUR
MINUAD
(depuisjuillet2007)
KOSOVO
MINUK
(depuisjuin1999)
LIBAN
FINUL
(depuismars1978)
INDE/PAKISTAN
UNMOGIP
(depuisjanvier1949)
Bangladesh 8 420
Ethiopie 8 307
Inde 7 793
Pakistan 7 675
Rwanda 5 774
Népal 5 353
Sénégal 3 628
Ghana 3 247
Chine 3 040
Nigeria 2 969
…HOMMES
…MOYENSFINANCIERS*
Etats-Unis 28,38%
Japon 10,83%
France 7,22%
Allemagne 7,14%
Royaume-Uni 6,68%
Chine 6,64%
Italie 4,45%
FédérationdeRussie 3,14%
Canada 2,98%
Espagne 2,97%
(*)Partdubudgettotaldesopérationsdemaintien
delapaixdesNationsunies
SOUDANDUSUD
MINUSS
(depuisjuillet2011)
SOURCE : NATIONS UNIES
MAINTIENDELAPAIX
LES16OPÉRATIONS
ENCOURS
LESPLUSGROS
CONTRIBUTEURSEN
pas près de se produire. « Les cinq pays
membres permanents du Conseil ne s’en-
tendent sur rien, on l’a vu récemment avec
la Syrie, sauf sur le fait qu’ils doivent conti-
nueràexercerseulslepouvoir… »,explique
l’ex-envoyé spécial de Ban Ki-moon à
Damas.Lefaitquedepuisquatremandats
desFrançaissesoientsuccédéàlatêtedes
opérations de maintien de la paix est un
autresignedecestractationssecrètesentre
grandes puissances. Dans les couloirs de
l’ONU, on raconte que les Français ont
obtenu le poste de chef des casques bleus,
aprèsd’intensesnégociationsaveclesAmé-
ricains,quivoulaientqueleurcandidatKoi
Annansoitéluaupostedesecrétairegéné-
ral,alorsquelesFrançaissoutenaientBou-
tros Boutros-Ghali. « Franchement, aucun
poste ne doit être la propriété d’un pays,
reconnaît Guéhenno. Cela me paraîtrait
naturelquelesopérationsdemaintiendela
paixreviennentàunautrepaysquelaFrance
lorsque le mandat de Ladsous arrivera à
échéanceenjuin2016. »Maisl’ex-patrondes
casquesbleusprévientqueleposten’estpas
une sinécure : « On n’a pas la maîtrise de
touteslescartesetpourtantonvousmettra
toujours les échecs des missions sur le dos.
Faire de la politique dans son pays, c’est
diicile, mais faire de la politique dans
16 paysquinesontpaslesvôtres… »
LesiègedesNationsunies,àNewYork.
UNPHOTO/ANDREABRIZZI
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« Cequis’estpasséenCentrafriqueestlamentable ! »
Selon Hervé Ladsous, le chef des opé-
rations de maintien de la paix, la mau-
vaise conduite de certains soldats et
casques bleus risque de porter un grave
préjudice à des missions qui évitent des
massacres dans les régions les plus
troublées de la planète.
N’y a-t-il pas trop de missions de
maintiendelapaixdanslemonde ?
On atteint aujourd’hui un palier dans le
déploiement des opérations. Dans les
deux ans qui viennent, deux ou trois
missions vont se terminer. D’abord la
Côte d’Ivoire, si, comme tout semble
l’indiquer, les élections se passent bien ;
ensuiteHaïti ;eteninleLiberia,oùtout
lemondes’accordeàdirequelesNations
unies ont fait leur temps. Ensuite, nous
avons des négociations compliquées
avec le Soudan au sujet du Darfour et
avec la République démocratique du
Congo, deux pays qui voudraient que
nous nous accordions sur une stratégie
de sortie de leur territoire. Nous n’y
sommespasopposésmaisnoussommes
toujoursendiscussionsurlescritèreset
sur le rythme d’une décroissance de la
présencedecasquesbleusdanscesdeux
missions qui se sont révélées les plus
importantesdel’histoiredel’ONU.Bien
sûr, nous ne savons pas encore si le
Conseil de Sécurité ne va pas nous
conier de nouveaux mandats…
La situation ne risque-t-elle pas
d’empirer au Congo et au Darfour
si les casques bleus réduisent leur
présence ?
Bien sûr. Ce ne sont pas des questions
queleConseildeSécuritédoitprendreà
la légère. L’an dernier, il y a eu
400 000 personnesdéplacéesdeplusau
Darfour et de nombreux tués. Cela
prouve bien que rien n’est réglé. Le dia-
logue national soudanais est en panne.
Donc le raisonnement de Khartoum qui
consiste à dire que la région est retour-
néeàsesquerellestribalesséculairesest
un peu rapide.
Les opérations de maintien de la
paix ont-elles les moyens de leurs
ambitions ?
Quand j’ai pris la tête des opérations de
maintiendelapaix,ilyaquatreans,95%
des casques bleus venaient des pays du
Sud.Iln’estpasmoralementconvenable
d’avoir d’un côté ceux qui donnent les
sous et de l’autre ceux qui donnent le
sang. J’ai essayé de faire venir des sol-
datsdespaysduNorddansnosmissions.
Cela n’est pas un processus rapide ni
évident mais les choses changent un
peu : au Mali, nous avons désormais des
soldats hollandais et suédois ; il faut
tendre à un partage aussi équitable que
possible du fardeau. Le problème,
notamment au Darfour, n’est pas une
questiond’efectifmaisdeperformance.
Certains bataillons d’infanterie méca-
nisée ne sont opérationnels qu’à 30% !
Petit à petit, nous avons décidé de les
remplacer par des hommes équipés et
entraînéscommeillefautetquiontl’at-
titudequ’ilfaut.Unedessolutionsserait
quelespaysquineveulentpass’engager
sur le terrain aident ceux qui y sont en
les formant. Ainsi, les Japonais créent à
Nairobiuncentredeformationetd’équi-
pementd’unitédugénie.Pourapprendre
aux troupes à reconstruire des ponts, à
créer des pistes d’atterrissage…
Commentexpliquez-vousqu’ilyait
si peu de casques bleus américains
(moinsde80) ?
Posez-leur la question ! Il y a de vieilles
cicatricesliéesàlaterribleafairesoma-
lienne,ilyavingt-troisans,lorsqu’unde
leurshélicoptèresaétéabattu.Pourtant
lesAméricainsnousaident.Ilséquipent
les contingents africains au Mali et
en Centrafrique où ils ont distribué
500 véhicules, des blindés et des jeeps.
Sans eux, nos amis africains seraient
bien démunis !
Quelles sont les missions qui vous
préoccupentleplus ?
La question est plutôt de savoir quelles
sont les missions qui ne nous préoc-
cupentpas !Aujourd’hui,deuxmissions
sontparticulièrementsensibles :leMali
etlaCentrafrique.AuMali,nousdevons
mettre en œuvre les accords d’Alger
dans un contexte sécuritaire très
dégradé : attaques asymétriques quasi
quotidiennesàlamine,àlaroquette.En
Centrafrique,nousallonsconnaîtreune
période compliquée avec les élections
quidoiventsetenircetteannée.Jepour-
raisaussiajouterleGolan,où,àcausede
la guerre civile en Syrie, différents
groupes armés se font la guerre dans ce
qui a historiquement été au Proche-
Orient une poudrière.
L’afaire des allégations de viols
d’enfantspardessoldatsfrançaisde
l’ONUenCentrafriquea-t-elleporté
un grave préjudice à l’image des
casquesbleus ?
C’estévidemmentmauvaispourl’image
des Nations unies. Ce qui s’est passé en
Centrafrique et aussi dans d’autres mis-
sionsestlamentable !Chacundecesinci-
dents est un incident de trop. Mais 97%
de notre personnel fait du très bon tra-
vail,nel’oublionspas.JereviensdeCen-
trafrique, et dans la région de Bambari,
où se sont produits des faits allégués de
viols par des soldats congolais, je n’ai eu
qu’un seul message : « Bravo les casques
bleus,onvousadore ! »Etaumomentdes
troubles, des milliers de Bambariotes
sont allés se réfugier auprès des casques
bleus… C’est vrai que nous n’avons
aucunelatitudepourenquêteretencore
moins punir les casques bleus qui se
comportent mal. Car, légalement, il
revientauxEtatsdes’encharger.Ceque
je regrette, c’est que l’ONU ne dispose
pas d’une capacité à amener ces Etats à
poursuivre leurs ressortissants cou-
pablesdecrimes.L’undesmoyensserait
cequel’onappellelenaming,c’est-à-dire
qu’ondésignelespaysdescasquesbleus
contre lesquels il y a des plaintes. Cela
obligerait les pays en question à pour-
suivre plus activement leurs soldats.
HervéLadsousetMahamatKamoun,lePremierministre
centrafricain,passentlestroupesenrevue,le28avril2015.
PACOMEPABANDJI/AFP
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