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Les éditions critiques - 1956 et après
Le début des éditions critiques avec le Père François de Sainte-Marie
Ici dans le préau du Carmel de Lisieux...
L'histoire de L'Histoire d'une Âme de sainte Thérèse de Lisieux (parue en 1898) a posé des
questions très difficiles concernant l'édition de textes, suscitant depuis plus de cent ans des
discussions, voire des polémiques non encore totalement apaisées de nos jours.
Il n'est pas question ici de raconter en détail cette histoire. Le récit en a été fait maintes fois –
voir entre autres mon livre sur le sujet: L'Histoire d'une âme de Thérèse de Lisieux, Cerf, 2000.
Il s'agit de focaliser notre attention sur le travail et la personnalité du Père François de Sainte-
Marie, carme de la Province de Paris (1910-1961), à qui il est revenu, par obéissance, de
publier les cahiers autographes de Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus dans leur originalité, c'est-
à-dire de donner enfin le texte exact d'un cahier qu'elle a écrit en 1895 : le Manuscrit A, de
diverses lettres de septembre 1896 : le Manuscrit B ; et d'un cahier inachevé (pour cause de
maladie) de l'été 1897: le Manuscrit C.
Depuis 1897…
Lorsque Mère Marie de Gonzague, prieure, Mère Agnès de Jésus et sœur Geneviève se
concertent pour publier la circulaire nécrologique de sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus de la
Sainte Face, morte de tuberculose le jeudi 30 septembre 1897, elles font un livre cohérent à
partir de ces cahiers et lettres décrits plus haut.
Elles unifient la destinataire (alors qu'il y en avait trois), mettent des chapitres, corrigent les
fautes d'orthographe, écrivent quelques « soudures » entre les textes pour la clarté, sautent
quelques passages, corrigent le style et donnent un titre.
Jamais elles ne se doutent du destin fabuleux qui va faire de ce livre tiré à 2000 exemplaires
à compte d'auteur (payé par l'oncle Isidore Guérin), un best-seller mondial traduit en
quelques 60 langues. L'Histoire d'une âme va poursuivre sa fulgurante carrière jusqu'en
1953.
Très tôt, dans les années 1925-30, après la canonisation de sœur Thérèse (17/5/1925),
quelques voix se faisaient entendre pour qu'on puisse connaître les textes originaux.
Évidemment, la Congrégation pour la Cause des Saints de l'époque avait travaillé sur les
textes authentiques.
Il faudra attendre l'après-guerre (1939-1945) pour que la question de la publication de ces
textes puisse être envisagée.
Pour résumer des tractations complexes, disons que les travaux de l'abbé André Combes
(dès 1946), les requêtes du Père Marie- Eugène de l'Enfant-Jésus et de divers carmes, des
demandes réitérées d'amis de Thérèse, aboutirent à convaincre les carmélites de Lisieux de
livrer les textes authentiques.
Mis au courant, le Pape Pie XII demanda cette publication mais, par égard pour Mère Agnès
de Jésus, très âgée, il en différera la date, demandant d'attendre sa mort. Celle-ci surviendra
le 28 juillet 1951. Sa sœur Céline elle, est pleinement d'accord avec le projet de publication.
Ce fut le Père Gabriel de Sainte Madeleine, carme à Rome, qui reçut la charge du travail.
Mais à peine l'avait-il commencé qu'il mourait le 15 mars 1953.
Le Père Philippe de la Trinité, carme, Recteur du Collège International de Rome
(Teresianum), sollicité pour lui succéder, refusa car il se disait déjà « trop surchargé ».
C'est alors que le Père Marie-Eugène de l'Enfant-Jésus suggéra aux carmélites le nom du
Père François de Sainte-Marie, de la Province de Paris. Mère Françoise-Thérèse, prieure du
Carmel de Lisieux, lui écrivit pour lui faire cette demande. Il l'accepta avec émotion en juin
1953. Le 9 juin, une lettre de Rome lui confiait cette tâche très difficile. Le voici donc à pied
d'œuvre pour faire cette édition tant attendue. Un témoignage du Carmel de Lisieux montre
avec quelle émotion il entreprend cette tâche:
« Toute cette activité de haute classe, si humaine et si surnaturelle, paisible et bienfaisante,
s'éclaire au départ par un geste qui n'a pas été oublié. Au printemps 1953, lorsque le Père
François fut chargé de l'édition des Manuscrits, sœur Geneviève apporta au parloir les
cahiers encore secrets que le fac-similé a divulgués. On examinait la question sous tous ses
aspects. A travers les grilles, le Père François ne quittait pas des yeux les cahiers. Quand enfin
on les lui passa, il les prit avec précaution, s'inclina et les baisa pieusement. »
Le travail va durer trois ans (juin 1953 - mai 1956) alors que la prieure lui avait écrit qu'il
pourrait bien l'occuper une semaine !
Former une équipe
Sa première initiative est de composer une équipe. Évidemment, le centre en est le carmel
de Lisieux : la prieure Mère Françoise-Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face (1902 -
1979), et sœur Marie-Emmanuel de Saint-Joseph (1886-1961) dont la puissance de travail et
la compétence seront déterminantes. Sœur Geneviève de la Sainte Face (Céline Martin) va
suivre le déroulement du travail.
Sœur Dominique et sœur Geneviève, dominicaines contemplatives du monastère de
Chatenay-Malabry seront consultées ainsi que sœur Anne de Jésus, du carmel de Boulogne-
sur-Seine.
Le Père Marie-Eugène acceptera de détacher deux professeurs de l'Institut Notre-Dame de
Vie, Anne Lagarrigue et Monique Duriez, pour collaborer. Elles résideront au carmel de
Nogent-sur-Marne.
La sœur de l'écrivain Julien Green, Anne, fera un travail très minutieux sur les textes
originaux.
Enfin, trois experts graphologues réputés seront consultés pour aider au déchiffrement des
textes, car les originaux ont subi des grattages et des modifications et les cahiers d'écolier et
les lettres se révèlent très fragiles.
Si le Père François de Sainte-Marie a pris tant de précautions, c'est qu'il voulait régler cette
question épineuse une fois pour toutes : c'est-à-dire donner à tous une édition inattaquable.
La solution - fort coûteuse à l'époque - était de réaliser une édition phototypique qui
permettrait aux lecteurs d'avoir en main des textes reproduisant d'aussi près que possible
les originaux.
Il a donc demandé à un photographe professionnel de photographier les manuscrits page
par page.
Les couvertures des deux cahiers furent reproduites quasi à l'identique ainsi que la couleur
des feuillets au point que des carmélites, au résultat, crurent avoir en main les originaux,
trois ans après, en juillet 1956.
Mais ce magnifique travail de reproduction (dû à l'Imprimerie Draeger Frères) était
accompagné d'un formidable travail : introduction, notes, textes complémentaires, etc.
Le Coffret des Manuscrits autobiographiques paru en 1956 - et aujourd'hui épuisé -
comprenait trois volumes:
Tome I : Introduction
Tome II : Notes et Tables
Tome III : Table des citations
Soit au total, 522 pages.
Inventorier les textes de Thérèse
Avec les carmélites, le Père François de Sainte-Marie s'est affronté à une masse d'archives. Il
a eu la perspicacité et l'intelligence d'y mettre de l'ordre et d'aboutir à des résultats qui
restent globalement valables soixante ans après.
Pour s'en rendre compte, il faut consulter, dans son Tome I (Introduction), les pages
intitulées « Textes thérésiens » (p. 5-29) où sont répertoriés et classés les autographes
(manuscrits autobiographiques, lettres et billets, poésies, récréations pieuses, prières, textes
mineurs, dont les cahiers scolaires).
Ensuite, il a répertorié les « Paroles de Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus connues par
témoignages » (Novissima Verba, Cahiers verts, Carnet jaune), les Conseils et Souvenirs.
Le chapitre « Documentation générale » classe la documentation canonique (les Procès, les
livres canoniques du Carmel de Lisieux), la documentation extracanonique (Manuscrits,
Correspondance de famille, Écrits divers) et enfin les Imprimés (circulaires nécrologiques des
carmélites).
Cette nomenclature qui occupe 35 pages reste la base de toute étude fondamentale
concernant les écrits et paroles de la sainte de Lisieux. Bien entendu, il faut y ajouter les «
Notes et Tables » du Tome II (75 pages) qui accompagnent les textes des Manuscrits
autobiographiques et apportent une foule de renseignements inédits.
Les pages 83-127 livrent les expertises graphologiques de M. Trillat et de M. Michaud
concernant les écrits des Manuscrits A, B, et C et une analyse thématique de leur contenu.
Des tables très précises, une chronologie complètent l'ensemble, permettant une consultation
aisée de ces richesses. Enfin, le Tome 3 donne une table des citations de 234 pages.
Un bond en avant pour tous les thérésiens
Le résultat de ces trois années de travail intensif est très impressionnant. La connaissance de
sainte Thérèse de Lisieux en l'été 1956 fait un bond prodigieux, décisif. Lors de la parution de
ce coffret, l'accueil est unanime. Ceux qui avaient demandé qu'enfin une connaissance
scientifique de Thérèse soit possible sont comblés au-delà de toute attente.
Les compte-rendu de la presse (journaux, revues) ne sont qu'éloges. Retenons seulement
ces lignes du Père Ch. A. Bernard sj : « L'attente si ardente de la publication du texte
authentique de l'Autobiographie de Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus est enfin
magnifiquement comblée par l'édition confiée aux soins du Père François de Sainte Marie.
[...] Tout le monde admettra facilement, il me semble, que le travail présenté est définitif. On
ne saurait guère le reprendre : toutes les ressources des procédés scientifiques ont été
utilisées pour rétablir le texte authentique» (Revue d'Ascétique et de Mystique, 1957, p. 95-
96).
« Un événement dans l'histoire de la spiritualité chrétienne », titrait Georges Huber dans Le
Devoir (27/1/1957).
A titre anecdotique, signalons que Paris-Match qui rendait compte de cet événement le 29
décembre 1956, tira à 1 600 000 exemplaires.
Évidemment, le Père François de Sainte Marie ira présenter
son travail au Pape Pie XII qui l'avait demandé. Une lettre
de Mgr A. Dell' Acqua, Substitut, dira au Père carme la
satisfaction du Pape. Le Père Anastase du Très Saint Rosaire,
préposé général des carmes déchaux, sera tout aussi
élogieux (24/8/1957) après la parution de l'édition
typographique des Manuscrits autobiographiques en un
volume, accessible à un vaste public, édité par l'Office
Central de Lisieux (août 1957).
Avec un recul de soixante ans, le lecteur ne peut qu'admirer
le résultat d'une telle entreprise. Et la manière dont elle a
été accomplie: clarté du style, finesse des analyses, sûreté
des jugements, perfection de l'impression.
Lorsque dix ans plus tard, après la mort de l'auteur, une nouvelle équipe sera constituée
pour mener à bien la suite de son travail, elle n'aura qu'à approfondir, affiner, compléter les
orientations fondamentales du Père François de Sainte-Marie.
Cette équipe, d'abord dirigée par le Père carme Bernard Delalande (1918 - 1997) était
composée de sœur Cécile de l'Immaculée carmélite de Lisieux, de sœur Geneviève
dominicaine, de sœur Anne carmélite à Boulogne (toutes deux appartenaient à l'équipe
primitive), de Jacques et Jeannette Lonchampt et de moi-même. Le Père Bernard Bro, op.
assura la publication aux Éditions du Cerf-DDB.
Cela aboutira à la Nouvelle Édition du Centenaire (Cerf-DDB, 1992) en huit volumes, couronnée
dans sa première édition (Édition du Centenaire) par l'Académie Française en 1989 (Prix
Cardinal Grente). Tous les amis de Thérèse pourront y avoir accès avec les Oeuvres
complètes de Thérèse de Lisieux réunies en un seul volume la même année.
Pourquoi pas les photos aussi ?
Le Père François de Sainte-Marie n'entendait pas s'arrêter en si bon chemin. Avec l'accord
du Carmel, il va entreprendre l'édition critique de tous les écrits et paroles de la Sainte.
Il commença par l'édition des Derniers Entretiens (1897) dont on ne connaissait alors que les
Novissima Verba, petit livre de 224 pages paru en 1927.
La mort l'emporta avant de mener à son terme une autre édition capitale : Visage de Thérèse
de Lisieux en deux volumes : un volume de 47 photographies de Thérèse admirablement
présentées et un volume d'introduction et de notes, publiés par l'Office Central de Lisieux en
1961.
Cette fois encore, il s'agissait de restituer la vérité iconographique de Thérèse car nombre de
ses photos avaient été retouchées, selon une habitude de l'époque.
L'introduction du Père François relatant l'histoire de la photographie - spécialement des
portraits - permet une plus juste appréciation des procédés d'une époque qui avait d'autres
critères de vérité historique que les nôtres. Ici encore, on pourra apprécier la richesse de son
information et la finesse de ses analyses.
Le résultat fut à la hauteur des travaux menés avec une rigueur scientifique : le monde
découvrait enfin le vrai visage de la sainte la plus connue dans le monde. Au cours des dix-huit
ans que j'ai passés à Lisieux, j'ai pu constater, maintes fois, l'impact étonnant que peuvent
avoir les photos de Thérèse. Je pourrais citer de nombreux cas de conversions suscités par la
contemplation de ces photos, en France et ailleurs.
En ayant à leur disposition le coffret des Manuscrits autobiographiques et le Visage de
Thérèse de Lisieux, les innombrables amis de la Sainte - dont les chercheurs - étaient
comblés. Une nouvelle ère de la connaissance de « la plus grande Sainte des temps
modernes » (Saint Pie X) s'ouvrait enfin. Et le chemin qui devait aboutir à l'édition intégrale
des écrits de Thérèse en 1992 était balisé et tracé.
N'oublions pas qu'un film sobre, d'une grande beauté, permit à des foules de découvrir cette
Thérèse restituée : réalisé par Philippe Agostini, avec un texte d'André Lesort, Le vrai visage
de Thérèse de Lisieux reste un document d'une austérité pudique, d'une grande profondeur.
On y retrouvait la touche du Père François, conseiller ecclésiastique.
Epilogue
Le 1er février 1956, le Père carme écrivait au carmel de Lisieux: « Pour moi, après un peu de
fatigue, je repars. Ma mort sera pour après la parution. » Pressentiment?... Le 30 août 1961,
par une chaude après-midi, il se noyait dans la Loire à Ingrandes. Il venait de donner une
conférence aux carmélites d'Angers sur la mort du chrétien, qui se terminait par ces mots:
« Ce sera absolument la même chose pour nous, si nous avons vécu dans le rayonnement de la
croix du Christ. C'est vers elle que nous nous tournerons au dernier moment. Ce mystère de la
Croix est le mystère même de l'Amour qui se donne à travers la mort. Et c'est le mystère qui
règle nos vies. »
+ Guy GAUCHER, ocd.
Évêque auxiliaire émérite de Bayeux et Lisieux

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  • 2. Très tôt, dans les années 1925-30, après la canonisation de sœur Thérèse (17/5/1925), quelques voix se faisaient entendre pour qu'on puisse connaître les textes originaux. Évidemment, la Congrégation pour la Cause des Saints de l'époque avait travaillé sur les textes authentiques. Il faudra attendre l'après-guerre (1939-1945) pour que la question de la publication de ces textes puisse être envisagée. Pour résumer des tractations complexes, disons que les travaux de l'abbé André Combes (dès 1946), les requêtes du Père Marie- Eugène de l'Enfant-Jésus et de divers carmes, des demandes réitérées d'amis de Thérèse, aboutirent à convaincre les carmélites de Lisieux de livrer les textes authentiques. Mis au courant, le Pape Pie XII demanda cette publication mais, par égard pour Mère Agnès de Jésus, très âgée, il en différera la date, demandant d'attendre sa mort. Celle-ci surviendra le 28 juillet 1951. Sa sœur Céline elle, est pleinement d'accord avec le projet de publication. Ce fut le Père Gabriel de Sainte Madeleine, carme à Rome, qui reçut la charge du travail. Mais à peine l'avait-il commencé qu'il mourait le 15 mars 1953. Le Père Philippe de la Trinité, carme, Recteur du Collège International de Rome (Teresianum), sollicité pour lui succéder, refusa car il se disait déjà « trop surchargé ». C'est alors que le Père Marie-Eugène de l'Enfant-Jésus suggéra aux carmélites le nom du Père François de Sainte-Marie, de la Province de Paris. Mère Françoise-Thérèse, prieure du Carmel de Lisieux, lui écrivit pour lui faire cette demande. Il l'accepta avec émotion en juin 1953. Le 9 juin, une lettre de Rome lui confiait cette tâche très difficile. Le voici donc à pied d'œuvre pour faire cette édition tant attendue. Un témoignage du Carmel de Lisieux montre avec quelle émotion il entreprend cette tâche: « Toute cette activité de haute classe, si humaine et si surnaturelle, paisible et bienfaisante, s'éclaire au départ par un geste qui n'a pas été oublié. Au printemps 1953, lorsque le Père François fut chargé de l'édition des Manuscrits, sœur Geneviève apporta au parloir les cahiers encore secrets que le fac-similé a divulgués. On examinait la question sous tous ses aspects. A travers les grilles, le Père François ne quittait pas des yeux les cahiers. Quand enfin on les lui passa, il les prit avec précaution, s'inclina et les baisa pieusement. » Le travail va durer trois ans (juin 1953 - mai 1956) alors que la prieure lui avait écrit qu'il pourrait bien l'occuper une semaine ! Former une équipe Sa première initiative est de composer une équipe. Évidemment, le centre en est le carmel de Lisieux : la prieure Mère Françoise-Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face (1902 - 1979), et sœur Marie-Emmanuel de Saint-Joseph (1886-1961) dont la puissance de travail et la compétence seront déterminantes. Sœur Geneviève de la Sainte Face (Céline Martin) va suivre le déroulement du travail. Sœur Dominique et sœur Geneviève, dominicaines contemplatives du monastère de Chatenay-Malabry seront consultées ainsi que sœur Anne de Jésus, du carmel de Boulogne- sur-Seine. Le Père Marie-Eugène acceptera de détacher deux professeurs de l'Institut Notre-Dame de Vie, Anne Lagarrigue et Monique Duriez, pour collaborer. Elles résideront au carmel de Nogent-sur-Marne. La sœur de l'écrivain Julien Green, Anne, fera un travail très minutieux sur les textes originaux.
  • 3. Enfin, trois experts graphologues réputés seront consultés pour aider au déchiffrement des textes, car les originaux ont subi des grattages et des modifications et les cahiers d'écolier et les lettres se révèlent très fragiles. Si le Père François de Sainte-Marie a pris tant de précautions, c'est qu'il voulait régler cette question épineuse une fois pour toutes : c'est-à-dire donner à tous une édition inattaquable. La solution - fort coûteuse à l'époque - était de réaliser une édition phototypique qui permettrait aux lecteurs d'avoir en main des textes reproduisant d'aussi près que possible les originaux. Il a donc demandé à un photographe professionnel de photographier les manuscrits page par page. Les couvertures des deux cahiers furent reproduites quasi à l'identique ainsi que la couleur des feuillets au point que des carmélites, au résultat, crurent avoir en main les originaux, trois ans après, en juillet 1956. Mais ce magnifique travail de reproduction (dû à l'Imprimerie Draeger Frères) était accompagné d'un formidable travail : introduction, notes, textes complémentaires, etc. Le Coffret des Manuscrits autobiographiques paru en 1956 - et aujourd'hui épuisé - comprenait trois volumes: Tome I : Introduction Tome II : Notes et Tables Tome III : Table des citations Soit au total, 522 pages. Inventorier les textes de Thérèse Avec les carmélites, le Père François de Sainte-Marie s'est affronté à une masse d'archives. Il a eu la perspicacité et l'intelligence d'y mettre de l'ordre et d'aboutir à des résultats qui restent globalement valables soixante ans après. Pour s'en rendre compte, il faut consulter, dans son Tome I (Introduction), les pages intitulées « Textes thérésiens » (p. 5-29) où sont répertoriés et classés les autographes (manuscrits autobiographiques, lettres et billets, poésies, récréations pieuses, prières, textes mineurs, dont les cahiers scolaires). Ensuite, il a répertorié les « Paroles de Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus connues par témoignages » (Novissima Verba, Cahiers verts, Carnet jaune), les Conseils et Souvenirs. Le chapitre « Documentation générale » classe la documentation canonique (les Procès, les livres canoniques du Carmel de Lisieux), la documentation extracanonique (Manuscrits, Correspondance de famille, Écrits divers) et enfin les Imprimés (circulaires nécrologiques des carmélites). Cette nomenclature qui occupe 35 pages reste la base de toute étude fondamentale concernant les écrits et paroles de la sainte de Lisieux. Bien entendu, il faut y ajouter les « Notes et Tables » du Tome II (75 pages) qui accompagnent les textes des Manuscrits autobiographiques et apportent une foule de renseignements inédits. Les pages 83-127 livrent les expertises graphologiques de M. Trillat et de M. Michaud concernant les écrits des Manuscrits A, B, et C et une analyse thématique de leur contenu. Des tables très précises, une chronologie complètent l'ensemble, permettant une consultation aisée de ces richesses. Enfin, le Tome 3 donne une table des citations de 234 pages.
  • 4. Un bond en avant pour tous les thérésiens Le résultat de ces trois années de travail intensif est très impressionnant. La connaissance de sainte Thérèse de Lisieux en l'été 1956 fait un bond prodigieux, décisif. Lors de la parution de ce coffret, l'accueil est unanime. Ceux qui avaient demandé qu'enfin une connaissance scientifique de Thérèse soit possible sont comblés au-delà de toute attente. Les compte-rendu de la presse (journaux, revues) ne sont qu'éloges. Retenons seulement ces lignes du Père Ch. A. Bernard sj : « L'attente si ardente de la publication du texte authentique de l'Autobiographie de Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus est enfin magnifiquement comblée par l'édition confiée aux soins du Père François de Sainte Marie. [...] Tout le monde admettra facilement, il me semble, que le travail présenté est définitif. On ne saurait guère le reprendre : toutes les ressources des procédés scientifiques ont été utilisées pour rétablir le texte authentique» (Revue d'Ascétique et de Mystique, 1957, p. 95- 96). « Un événement dans l'histoire de la spiritualité chrétienne », titrait Georges Huber dans Le Devoir (27/1/1957). A titre anecdotique, signalons que Paris-Match qui rendait compte de cet événement le 29 décembre 1956, tira à 1 600 000 exemplaires. Évidemment, le Père François de Sainte Marie ira présenter son travail au Pape Pie XII qui l'avait demandé. Une lettre de Mgr A. Dell' Acqua, Substitut, dira au Père carme la satisfaction du Pape. Le Père Anastase du Très Saint Rosaire, préposé général des carmes déchaux, sera tout aussi élogieux (24/8/1957) après la parution de l'édition typographique des Manuscrits autobiographiques en un volume, accessible à un vaste public, édité par l'Office Central de Lisieux (août 1957). Avec un recul de soixante ans, le lecteur ne peut qu'admirer le résultat d'une telle entreprise. Et la manière dont elle a été accomplie: clarté du style, finesse des analyses, sûreté des jugements, perfection de l'impression. Lorsque dix ans plus tard, après la mort de l'auteur, une nouvelle équipe sera constituée pour mener à bien la suite de son travail, elle n'aura qu'à approfondir, affiner, compléter les orientations fondamentales du Père François de Sainte-Marie. Cette équipe, d'abord dirigée par le Père carme Bernard Delalande (1918 - 1997) était composée de sœur Cécile de l'Immaculée carmélite de Lisieux, de sœur Geneviève dominicaine, de sœur Anne carmélite à Boulogne (toutes deux appartenaient à l'équipe primitive), de Jacques et Jeannette Lonchampt et de moi-même. Le Père Bernard Bro, op. assura la publication aux Éditions du Cerf-DDB. Cela aboutira à la Nouvelle Édition du Centenaire (Cerf-DDB, 1992) en huit volumes, couronnée dans sa première édition (Édition du Centenaire) par l'Académie Française en 1989 (Prix Cardinal Grente). Tous les amis de Thérèse pourront y avoir accès avec les Oeuvres complètes de Thérèse de Lisieux réunies en un seul volume la même année.
  • 5. Pourquoi pas les photos aussi ? Le Père François de Sainte-Marie n'entendait pas s'arrêter en si bon chemin. Avec l'accord du Carmel, il va entreprendre l'édition critique de tous les écrits et paroles de la Sainte. Il commença par l'édition des Derniers Entretiens (1897) dont on ne connaissait alors que les Novissima Verba, petit livre de 224 pages paru en 1927. La mort l'emporta avant de mener à son terme une autre édition capitale : Visage de Thérèse de Lisieux en deux volumes : un volume de 47 photographies de Thérèse admirablement présentées et un volume d'introduction et de notes, publiés par l'Office Central de Lisieux en 1961. Cette fois encore, il s'agissait de restituer la vérité iconographique de Thérèse car nombre de ses photos avaient été retouchées, selon une habitude de l'époque. L'introduction du Père François relatant l'histoire de la photographie - spécialement des portraits - permet une plus juste appréciation des procédés d'une époque qui avait d'autres critères de vérité historique que les nôtres. Ici encore, on pourra apprécier la richesse de son information et la finesse de ses analyses. Le résultat fut à la hauteur des travaux menés avec une rigueur scientifique : le monde découvrait enfin le vrai visage de la sainte la plus connue dans le monde. Au cours des dix-huit ans que j'ai passés à Lisieux, j'ai pu constater, maintes fois, l'impact étonnant que peuvent avoir les photos de Thérèse. Je pourrais citer de nombreux cas de conversions suscités par la contemplation de ces photos, en France et ailleurs. En ayant à leur disposition le coffret des Manuscrits autobiographiques et le Visage de Thérèse de Lisieux, les innombrables amis de la Sainte - dont les chercheurs - étaient comblés. Une nouvelle ère de la connaissance de « la plus grande Sainte des temps modernes » (Saint Pie X) s'ouvrait enfin. Et le chemin qui devait aboutir à l'édition intégrale des écrits de Thérèse en 1992 était balisé et tracé. N'oublions pas qu'un film sobre, d'une grande beauté, permit à des foules de découvrir cette Thérèse restituée : réalisé par Philippe Agostini, avec un texte d'André Lesort, Le vrai visage de Thérèse de Lisieux reste un document d'une austérité pudique, d'une grande profondeur. On y retrouvait la touche du Père François, conseiller ecclésiastique. Epilogue Le 1er février 1956, le Père carme écrivait au carmel de Lisieux: « Pour moi, après un peu de fatigue, je repars. Ma mort sera pour après la parution. » Pressentiment?... Le 30 août 1961, par une chaude après-midi, il se noyait dans la Loire à Ingrandes. Il venait de donner une conférence aux carmélites d'Angers sur la mort du chrétien, qui se terminait par ces mots: « Ce sera absolument la même chose pour nous, si nous avons vécu dans le rayonnement de la croix du Christ. C'est vers elle que nous nous tournerons au dernier moment. Ce mystère de la Croix est le mystère même de l'Amour qui se donne à travers la mort. Et c'est le mystère qui règle nos vies. » + Guy GAUCHER, ocd. Évêque auxiliaire émérite de Bayeux et Lisieux