1. PHOTOS:HÉLÈNEMERCIER.
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INTERNATIONAL
Kiya, originaire d’Addis-Abeba, la capitale de l’Éthiopie, avait six ans lorsque sa mère a fait venir
la «sorcière» qui l’a excisée. Aujourd’hui maman et enseignante de chimie dans une école
secondaire, la jeune femme de 26 ans fait partie de la génération qui rejette vigoureusement
l’idée de faire subir de tels traumatismes à leurs fillettes. «Les mentalités changent. Les mères
ont compris le tort et le danger que ces pratiques peuvent causer à leur enfant. Ma mère avait
17 ans lorsqu’elle a accouché de moi. Elle ne s’est pas posé de questions et a fait ce que tout le
monde faisait à l’époque.» Le plus récent recensement national, qui date de 2005, a démontré
que 74 % des femmes de 15 à 49 ans ont subi une forme ou une autre de mutilation génitale
(voir encadré). Ce score place ce territoire d’Afrique de l’Est
dans le peloton de tête des pays où se pratiquent les muti-
lations génitales féminines (MGF). Pourtant, une décennie
de campagne de sensibilisation serait en train de porter ses
fruits. En effet, les chiffres de 2005 enregistrent une baisse
de 6 %, comparativement à ceux de 2000. Et on estime que
la tendance se maintiendra en 2010.
La réalité sur le terrain
Difficile, toutefois, d’avoir l’heure juste quant à la situation
réelle sur le terrain, selon Selome Argaw, responsable de
la composante Genre du programme national du Fonds
des Nations Unies pour la Population (UNFPA) en Éthiopie.
«Il est impossible d’obtenir un portrait uniforme de la
situation pour l’Éthiopie, raconte-t-elle. Dans les régions de
Somali et d’Afar, par exemple, nous rencontrons énormé-
ment de résistance par rapport à nos campagnes de
prévention, et les parents continuent d’infibuler leurs filles.»
Cette pratique culturelle qui, contrairement à la croyance populaire, n’a rien à voir avec la
religion, semble être en régression dans les centres urbains. Mais dans les régions rurales, le défi
demeure de taille. Parlez-en à Birtukan Mulatu, qui vient d’un petit village en Arsi, au sud de
la capitale. La région est célèbre pour ses athlètes aux corps élancés, qui reviennent médaille
au cou après chaque rendez-vous olympien. Mais Birtukan, elle, ne peut pas courir. La cicatrice
qu’elle a en guise de clitoris l’élance et la friction ferait revenir les infections. Elle aussi avait six
ans lorsque deux femmes l’ont excisée. Toutes deux la tenaient immobile: l’une lui ouvrant les
jambes, l’autre lui tenant les bras et lui cachant les yeux. Elle ne pouvait donc pas voir la lame
souillée tenue par une des vieilles femmes, qui allait lui inciser cette «zone de plaisir», comme
Lorsqu’on les entend ici, les mots «excision» et «infibulation»
sonnent comme de lointaines histoires d’horreur. Pourtant,
même si la situation s’améliore lentement en Éthiopie, les petites
filles continuent d’appréhender le passage de la «sorcière»...
Rencontre avec des filles maintenant grandes, mais dont
la plaie ne se refermera jamais. par hélène mercier
RIME AVEC SOUFFRIR
QUAND
QUE POUVONS-NOUS FAIRE?
Avis à celles qui voudraient apporter
leur soutien au combat contre les
mutilations génitales féminines:
il est possible de le faire par le
biais de l’UNICEF (unicef.org),
et de l’UNFPA (unfpa.org),
les deux agences onusiennes
qui coordonnent cette lutte. Vous
pouvez également communiquer
avec l’Agence canadienne de
développement international
(ACDI; acdi-cida.gc.ca) pour lui
faire connaître votre souhait de
voir l’appui canadien (vos impôts!)
investi dans cette cause.
LEXIQUE
LA CLITORIDECTOMIE: ablation
partielle ou totale du clitoris et,
plus rarement, du prépuce (repli
de peau qui entoure le clitoris).
EXCISION: ablation partielle ou
totale du clitoris et des petites
lèvres, avec ou sans excision
des grandes lèvres.
INFIBULATION: rétrécissement
de l’orifice vaginal par la
création d’une fermeture réalisée
en cousant et en repositionnant
les petites lèvres, et parfois
les grandes, avec ou sans
ablation du clitoris.
BIRTUKAN MULATU
«ZONE DE PLAISIR»
2. elle la nomme elle-même. Elle allait seulement la
sentir et s’en rappeler pour le reste de ses jours. Des
jours ponctués de visites à l’hôpital, parce qu’une
infection non traitée pendant quatre ans a laissé des
marques. «Je ne pouvais pas en parler. Cette pratique
était considérée comme tellement noble! C’est elle qui
devait assurer aux filles une sexualité respectable, une
virginité avant le mariage. J’avais peur que ça nuise à
mon image si je me plaignais de ses conséquences»,
raconte celle qui a fini un jour par se confier à une
enseignante en qui elle avait une grande confiance. «J’ai
compris aujourd’hui qu’à part cette foutue douleur, ça
ne fait aucune différence, être excisée n’allait en rien
changer ma façon d’aborder ma sexualité. Cette
pratique est un crime impuni.»
Et la loi?
En 2005, l’acte de commettre des
MGF a été criminalisé. C’était la
première fois qu’il était mentionné
dans le code pénal éthiopien. Un
pas en avant démontrant la bonne
volonté du gouvernement mais qui,
concrètement, n’a pas changé les
mœurs. Pour remettre en question
les traditions de façon respectueuse
et efficace, le questionnement doit
venir de la communauté, comme l’explique le direc-
teur de l’organisation EGLDAM, Abate Gudunffa.
EGLDAM est une OGN, la première à avoir osé briser
le tabou des mutilations, qui était de taille à la fin des
années 80 en Éthiopie. Aujourd’hui, une centaine
d’organisations nationales et internationales mènent
cette lutte. «Comparativement aux efforts et à l’énergie
déployés, les résultats sont minimes, estime Abate
Gudunffa. Mais nous continuons de croire que nous
allons un jour atteindre notre objectif, celui de ne
plus blesser une seule enfant avec des pratiques
traditionnelles dangereuses.»
Sensibiliser les hommes
Bien que les MGF soient avant tout une affaire de
femmes, la pression pour que cette coutume se main-
tienne vient aussi des hommes, tout simplement parce
que nombreux sont ceux qui refusent de prendre pour
épouse une femme non excisée. La sensibilisation se
fait donc aussi du côté de la variable mâle de
l’équation. Depuis quelques années, des discussions
communautaires sont organisées, au cours desquelles
on demande à de jeunes hommes de prendre
publiquement la parole pour annoncer qu’ils sont
prêts à prendre pour épouse une femme non excisée.
«Ça leur demande beaucoup de courage, explique
Selome, de l’UNFPA, et du coup, leur geste apaise les
appréhensions des parents qui craignent de voir leur
fille “intacte” rester sans mari.»
Kiya, aujourd’hui âgée de 26 ans, et son mari
Abraham, sont catégoriques lorsque je leur demande
si Boonii, leur petite de 11 mois, subira le même
sort que sa maman: «Il n’en est absolument pas
question», répondent-ils d’un même souffle. «Si un
homme ne veut pas de ma fille parce qu’elle n’est pas
mutilée, alors je ne veux pas de ce genre d’homme
pour ma fille», tranche Abraham. Birtukan, elle, ne
pense pas avoir d’enfants. Il faudrait d’abord qu’elle
arrive à surmonter sa peur, celle qui lui tenaille le
ventre dès qu’un jeune homme l’invite à boire un café.
«Je ne sais pas si je pourrai avoir une relation sexuelle
un jour, confie l’étudiante de mar-
keting de 21 ans. J’ai déjà tellement
mal, j’ai peur que la douleur soit alors
insoutenable.» La sensibilisation à
l’échelle internationale est essentielle,
selon elle, puisque ces pratiques nous
rappellent les inégalités toujours
existantes entre les hommes et les
femmes. «Partout, il faut évoquer le
problème si on veut arriver à briser les
causes profondes de ces discrimina-
tions, martèle-t-elle. Car l’excision n’en
est qu’une parmi tant d’autres.» I
KIYA, 26 ANS, ET
BOONII, 11 MOIS
Vous vous souvenez du livre Fleur du
désert, paru en 2000 aux éditions J’ai
Lu, dans lequel la top-modèle Waris
Dirie dénonçait son infibulation et
ses conséquences? Fatima Siad, une
des concurrentes somalo-éthiopienne
d’America’s Next Top Model 2008,
a vécu une expérience similaire dont
elle a parlé ouvertement sur le plateau
de The Tyra Banks Show. À bas
les tabous!
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