1. Le grand devoir de Didier Deschamps Tout à la pression
d'une unique représentation parisienne, de surcroît dans le
cadre du festival Agora de l'Ircam et conclue par une remise de
médaille, Didier Deschamps n'avait le temps d'expliquer ni ce
qui l'a poussé à se remettre à la chorégraphie après vingt
années de directions et inspections ; ni ce qui a déterminé son
choix à le faire au côté de Lia Rodrigues. Confrontée à une
grosse trentaine d'interprètes du Ballet de Lorraine que celui-là
dirige, la présence croisée de celle-ci a de quoi intriguer. Cette
chorégraphe brésilienne ne renvoie-t-elle pas à une esthétique
de la déconstruction de la représentation spectaculaire
redoublée d'une implication directement politique des corps,
dernier point que la chorégraphie savante à la française n'ose
plus entrapercevoir qu'au dix-huitième degré de la
postmodernité. Cette absence d'explications n'aura fait que
renforcer le caractère formidablement insolite de la réinvention
chorégraphique de la pièce musicale Hymnen, que Karlheinz
Stockhausen créait en 1967, montrée ce soir-là. Deux heures
durant, l'agencement électronique monumental du compositeur
spatialise des réminiscences sonores emblématiques, très
particulièrement des hymnes, parmi lesquels l'Internationale
semble bien s'attirer quelques préférences. C'est à peine si les
mélodies sont reconnaissables, traitées, retraitées, coupées,
montées, soumises à variations et distorsions, à l'image de
vieilles bandes magnétiques qu'on déroulerait à la main sur un
lecteur, sans maîtrise de la vitesse de l'exercice. Au total,
quelque chose emporte et étreint, qui tient de la puissance
historique d'une époque encore pétrie d'idéaux d'émancipation
collective. Pour la pièce actuelle, le plasticien Gérard
Fromanger a décliné une variations de quelques couleurs
franches, appliquées par séries aux sobres tenues, sans cela
uniformisantes, des danseurs. A plusieurs reprises, l'une de ces
couleurs vient à se densifier en aplat lumineux sur un
gigantesque mur de fond de scène, avec un pouvoir de défi
muet longuement adressé aux spectateurs, toute action et sons
suspendus. A ces instants, quelque chose se durcit encore
plus, dans une pièce toute d'amples et âpres tableaux géants,
déclinés en sous-modules par paires, trios, ensembles
2. complets ou partiels. Sans ambages, la chorégraphie opte pour
une immense composition chorale, phénoménale machine à
métamorphoses et relais, où s'agrègent, se défont, se
coordonnent, s'articulent, se rassemblent, s'exercent, se
multiplient, se déclinent, s'ordonnent, s'agglutinent, s'affaissent,
s'alignent, se dressent, se faufilent, etc, tour à tour, les
multiples figures imaginables d'une masse consciente de
rechercher méthodiquement l'élaboration collective, volontiers
allégorique, de sa force combattante. Il faut avoir lu Elias
Canetti (Masse et puissance) ou simplement pris part aux
grands engagements corporels des manifestations de rue, pour
éprouver, d'une attention constamment relancée, tenue en
haleine, l'impressionnante force de ce grand devoir
chorégraphique. Cet exercice très convaincant est pour le
moins inattendu de la part d'un ballet néo-classique de
répertoire. En étirant inlassablement le temps, en crevassant ou
en saturant l'espace, en pétrissant une sur-plasticité des
ensembles, en éprouvant toutes les variantes de la pesée et de
la soupesée, du porté et du soutien, de l'équilibre planté et de
l'architecture collective, en épuisant les directions, Hymnen
arrime une intrigante prégnance du présent sur ses évidentes
résonances qui demeurent avant tout historiques. Et l'on se dit
que tout cela ne peut faire qu'une saisissante expérience hors
du commun pour les interprètes eux-mêmes. Même à cet
endroit, on se sent impliqué.
Pièce vue le 8 juin 2007 au Centre Pompidou
(Paris). Gérard Mayen - Mouvement