Un village en Provence, un boulodrome sous les platanes, un champion de pétanque, le beau Chichois, le maître incontesté des lieux, sauf pour les cigales. Vingt ans qu'il règne sans partage, toujours le meilleur, vingt ans qu'il gagne sa vie avec ses boules, puis un jour, le grain de sable, la maladie de Parkinson. Fini les boules mais heureusement pour lui le maire l’embauche comme employé municipal. Un soir, Titin, un ami d'enfance, le fait venir à son chevet. Il lui confie un secret et lui fait jurer d'apprendre le jeu de boules à son fils "petit Titin" mais surtout de l’entraîner pour qu'il devienne un crack, un champion et de veiller aussi sur Rose, sa femme toujours aussi jolie . . .
2. Le fils de Titin, Jean Louis Lopez
Un petit extrait...
À l’ombre des platanes, il y avait foule sur le boulodrome du village, beaucoup de
pétanqueurs, des badauds, et bien sûr l’incontournable Chichois, « le beau
Chichois ». Il faisait partie du paysage, il avait toujours avec lui ses boules, des JB
double X, c’est ce qui se faisait de mieux, il y a quelques années. L’époque où il était
le meilleur, le plus fort à ce jeu d’adresse, c’était un champion de pétanque, un tireur
exceptionnel.
Non seulement il manquait rarement une boule, mais la plupart du temps, il faisait
un carreau. Il se positionnait dans le rond, le silence se faisait, tout le monde savait ce
qu’il allait se passer. Il tirait, et la boule visée changeait de couleur, un carreau sur
place, disaient les Parisiens en vacances. Il était bien, là sous les grands arbres,
accompagné du chant des cigales et d’un public acquis, il était beau Chichois, beau
comme un dieu.
Il portait une chemise de soie et un pantalon de flanelle, c’était son image de
marque, ça contribuait à sa légende. Mais tout cela c’était avant, l’époque où
beaucoup de femmes lui faisaient des petits cadeaux, il était comme un coq dans une
basse-cour. On l’appelle toujours le beau Chichois, mais c’est par habitude, car
depuis l’âge de dix ans et pendant une vingtaine d’années, il a régné sans partage,
avec son incroyable adresse et sa beauté insolente. Mais ça c’était avant, il porte
toujours sa chemise en soie, mais maintenant elle est élimée, usée avec plein de petits
trous, causés par des brins de tabac incandescents. Pauvre Chichois, il a contracté la
maladie de Parkinson, il sucre pas mal les fraises et rouler une cigarette est désormais
pour lui un véritable exploit. Souvent, il déchire le papier, et quand il réussit enfin à
ce que son œuvre ressemble à peu près à une cigarette, il a à ses pieds un tapis de
tabac. Pour l’allumer, c’est plus simple, mais des brins de tabac incandescents
continuent de tomber et c’est sa chemise qui est servie la première.
Avec ses tremblements ininterrompus, tirer aux boules, ce n’est pas facile. De
temps en temps, il touche une boule, comme à la grande époque.
Mais la plupart du temps, il manque son tir et les spectateurs disent ( Un trauc dé
mail prononcez un traouk ) « un trou de plus ! » Le pire c’est que, quelquefois, il
touche la boule qu’il ne fallait pas, une boule de ses partenaires ! Il a porté quelque
temps encore son pantalon de flanelle, ainsi que sa chemise de soie, avant, il y
prenait grand soin, mais maintenant que ses revenus ont chuté, son moral a fait de
même.
Avant, il était toujours d’accord pour intéresser une partie, autrement dit, de jouer
pour de l’argent.
Au début, c’était de petites sommes, les six joueurs, à l’époque des francs,
mettaient une pièce de dix francs sur sa boule alignée avec les cinq autres.
Une main innocente gardait les six pièces et lançait les six boules ensemble, les
trois qui allaient le plus loin étaient dans la même équipe. La triplette qui gagnait
proposait : quitte ou double ? C’était souvent double et les vaincus sortaient deux
pièces de leur poche. La partie terminée, les gagnants recommençaient : quitte ou
double ? Mais pour cinquante francs ! On ne va pas faire de détails ! Arrivés à cette
somme, certains disaient quitte et se retiraient, mais il y avait toujours des candidats
3. pour reprendre la place de ceux qui abandonnaient le jeu. Les sommes gonflaient de
plus en plus, et les spectateurs étaient de plus en plus nombreux, et de plus en plus
sérieux. Ils regardaient avec envie les acteurs de cette comédie mélodramatique, ce
n’était pas les arènes, mais presque. Quand un joueur était dans le rond et qu’il
s’apprêtait à jouer, un silence de mort régnait sous les grands arbres, tout le monde
se taisait et les spectateurs ne bougeaient pas d’un millimètre, tout était figé, sauf
quelquefois, un peu de vent dans les feuilles des platanes. Quand les sommes
atteignaient des montants respectables, c’était la grand-messe. Après une boule
jouée, il y avait toujours des manifestations, des applaudissements, des « hou ! », des
« ha ! ha ! ho ! ho lola» Et bien sûr, des commentaires, divers et variés.