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I-Vue imprenable
La casquette vissée de travers sur l’œuf géant qui lui sert de crâne, emballé dans un bleu de travail qui ne
semble jamais le quitter, agile comme une gazelle et sifflant comme un merle, Max L’Héritier gravit l’échelle
métallique reliant la cabine élevée de sa grue au monde des terriens.
Soixante mètres, cela paraît bien peu de choses comparées à la taille de l’Univers. Et pourtant, il suffit de lever
le regard vers le sommet de ce monstre de métal pour être saisi d’un vertige supérieur à celui qu’occasionne-
rait l’étoile la plus lointaine, ce qui est un comble.
À cette altitude, chaque matin, Max prend son service. Une fois installé dans ce qui ressemble à un fauteuil de
ministre, à l’abri d’une cabine à la fois exigüe et panoramique, il active des leviers et tonne dans un porte-voix.
Parfois, il invective ses collègues, car il ne peut résister à la tentation de les provoquer. Il faut dire que ceux-ci,
vus du ciel, sont réduits à la taille de moustiques. Un tel panorama sur l’humain miniature vous encourage
à prendre des airs hautains.
Cette nacelle n’est pas le lieu idéal d’une belle élévation de l’âme.
Un grutier est une sorte de commandant de bord privé de galons. Lorsqu’il s’installe dans la cabine réservée
à son seul usage, il est le maître. Sa présence est indispensable à la bonne marche du chantier qu’il domine
avec la condescendance d’un vieux loup de mer que vents et marées ne sauraient impressionner. Son métier,
toutefois, est périlleux et suppose une belle modestie.
En effet, juché sur une telle pyramide, celui qui se croit invincible pourrait bien déchanter.
En dépit de son modeste salaire, le grutier est comparable à un chef d’entreprise supervisant les travaux qui se
déroulent juste en dessous de sa personne. L’altitude à laquelle se situe son bureau inhabituel lui procure un
sentiment de supériorité comparable à l’ivresse des montagnes menaçant l’alpiniste chevronné.
Alors qu’il poursuit sa longue ascension, avalant les échelons le hissant au-dessus des vicissitudes quoti-
diennes, il emporte le mauvais souvenir de ses collègues antipathiques, ce qui le fait marmonner :
– Patientez, mes gaillards ! Je m’installe là-haut, j’allume mon cigare, je m’offre une lampée de cognac et…
hop, contact : je vous fais valser !
Au fil de son escalade, la chrysalide devient papillon. C’est ici même que le nabot se transforme en géant.
Ce drôle d’oiseau vient d’atteindre son nid d’aigle. Trop patibulaire pour déchirer les cœurs, et trop asocial
pour encourager l’amitié, c’est un être fragile qui se dissimule derrière cette façade burinée de vieux barou-
deur blasé.
Du haut de sa forteresse, c’est en observant le paysage aplati que son existence prend enfin du relief.
Les personnes en manque d’affection donnent habituellement dans le chocolat suisse. Max, quant à lui, trouve
dans son métier une sorte de compensation à sa vie solitaire et fade. Le vrombissement du moteur, le chant
des poulies ponctué par la longue plainte des câbles compose l’orchestre de chambre qu’il dirige en maestro.
Il se rit des instructions données chaque matin par ses supérieurs dont il aperçoit à grand-peine la silhouette,
tant la terre semble lointaine.
– Je suis le chef…
Au sommet de sa tour, il arbore le sourire de l’enfant qui s’amuse. Avec trois doigts, installé aux commandes,
il lève, transporte, déplace puis dépose avec douceur des tonnes de matériaux divers. Tout semble tellement
aisé ! Les blocs de ciment ressemblent aux allumettes avec lesquelles il embrase les cigares qu’il cache scru-
puleusement dans sa boîte à trésors. De là-haut, il dirige ceux qui ont l’illusion de lui donner des ordres. Ces
petites poupées gesticulantes à la taille ridicule sont coffreurs, chef de chantier, ouvriers, compagnons et,
pour les moins chanceux, promoteurs immobiliers.
Ce métier est truffé de risques : chute de charge, heurt de personnes ou électrocution sont autant de pièges
qui guettent les fumeurs de cigares trop haut perchés.
Cette pyramide atypique se résume à une vigie, à un mât et à une flèche d’une portée de cent mètres, assor-
tie d’un solide contrepoids et d’un porte-flèche servant de fixation aux tirants qui sont, en quelque sorte, les
arcs-boutants de cette haute cathédrale privée de fidèles.
Entre deux manœuvres, le temps de prendre une goulée de cognac, ce qui est essentiel à la lucidité, Max se
risque à porter le regard au-delà de l’enceinte du chantier. Celui-ci est planté au cœur des beaux quartiers,
ce qui est l’occasion d’observer combien est inégale la répartition des richesses, ce que nous savions déjà. À
ses pieds, la mosaïque urbaine déroule ses injustices, étirant ainsi son échine de marbre et de stuc. Sur cette
colline dominant la ville proche et son grand lac glacé, les villas patriciennes sont reines. Les pelouses sont
tondues par des Anglais et les allées dessinées au cordeau par les descendants de monsieur Le Nôtre. Cette
belle campagne est habitée par les grands bourgeois qui ont pour voisins immédiats les stars d’aujourd’hui qui
seront les comètes de demain.
Cet environnement exclusif est à l’antipode du monde brutal et impitoyable de ce chantier dont la plaie
béante est parcourue de fourmis. Elles font de grands signes à Max qui se surprend à rêver, l’œil fixé sur la
route cantonale que parcourent les nantis, au volant de leur décapotable, fonçant vers leurs bureaux dans la
grande hâte de s’enrichir encore davantage.
Le téléphone portable grésille. Max s’en saisit. Visiblement agacé, le chef de chantier lance, de sa voix caver-
neuse :
– Alors, tu ronfles là-haut ?
L’homme ainsi interpellé se ressaisit et grommelle :
– Il n’y a pas le feu au lac…
La récréation est terminée. L’homme est à nouveau concentré sur les poids dont il a la charge. Il soulève,
déplace et dépose. C’est à cela, en définitive que se réduit son mandat. À peine remis au travail, penché sur
ses manettes, une petite voix intérieure — celle du Diable en personne — l’encourage à élargir son horizon
quotidien, l’invitant à observer plus avant les somptueuses demeures alentour.
Il n’a pas le droit de se laisser distraire. Il doit résister à une telle tentation qui mettrait ses collègues en dan-
ger bien qu’ils paraissent tellement petits. Investi d’une lourde responsabilité, il doit éviter, dans la meilleure
mesure du possible, d’écraser ses compagnons d’infortune. De tels accidents, en effet, entachent la bonne
réputation d’une entreprise, endeuillent le monde de la construction, mettent en courroux les promoteurs
immobiliers qui sont des gens sensibles, fragilisent la bourse et fâchent les actionnaires. Accessoirement, cer-
taines veuves ne souhaitent pas être soudainement privées de leur esclave.
Soudain conscient de sa supériorité, habité d’une compassion dont lui-même s’étonne, il murmure :
– Mes pauvres chéris, ne vous inquiétez pas. Le bon Max veille sur vous !
Durant la pause de midi, il demeure d’ordinaire dans sa cabine, car un retour sur la terre ferme suivi d’une
nouvelle ascension lui coûterait un temps précieux. Cette trop longue échelle est le cordon ombilical du
grutier. Parcouru dans un sens ou dans l’autre, c’est l’unique fil qui le rattache à la vie. Ici, rater une marche
équivaut tout bonnement à tirer son ultime révérence.
La nacelle est équipée de façon à pouvoir y passer de longues heures sans trop souffrir du froid ou de son
contraire. Qu’il s’agisse de miction voire davantage, ces cas d’urgence trouvent également leur solution sani-
taire. Ainsi, il est fréquent pour Max de passer de longues journées dans son repère, escaladant les degrés le
matin et ne les parcourant en sens inverse que le soir. Il passe donc le plus clair de son temps à soixante mètres
de hauteur. Cela signifie également que son champ de vision quotidien est celui d’un géant.
Son univers habituel se limite à la portée de la flèche dont sa grue est fièrement équipée et c’est fort bien ainsi.
De là-haut, il déroule et enroule câbles et poulies. Son regard d’aigle se réduit à un chantier. Tout ce qui se
situe au-delà ne le concerne pas.
Du moins, c’est ce qu’il croyait…
En effet, du jour au lendemain, le regard qu’il pose sur le monde subit un changement radical. Sans réelle-
ment comprendre ce qui lui arrive, il s’aperçoit que ses valeurs sont chamboulées, ses certitudes réduites à
néant et sa vocation envolée. Face à son panneau de contrôle, les manettes qu’il aimait tant actionner lui pa-
raissent sans objet.
Son travail qui le comblait jusqu’alors lui semble à présent insipide. Il est l’observateur étonné de la mutation
qui s’opère en lui. Il tente, en vain, de résister à une curiosité toute neuve qui l’assaille comme le cancer fond
sur le malade. Il ressent la soudaine nécessité d’élargir son champ de vision.
Au fil des heures qui s’égrènent trop lentement, ce besoin coupable de transgresser l’interdit se transforme
progressivement en obsession.

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  • 2. I-Vue imprenable La casquette vissée de travers sur l’œuf géant qui lui sert de crâne, emballé dans un bleu de travail qui ne semble jamais le quitter, agile comme une gazelle et sifflant comme un merle, Max L’Héritier gravit l’échelle métallique reliant la cabine élevée de sa grue au monde des terriens. Soixante mètres, cela paraît bien peu de choses comparées à la taille de l’Univers. Et pourtant, il suffit de lever le regard vers le sommet de ce monstre de métal pour être saisi d’un vertige supérieur à celui qu’occasionne- rait l’étoile la plus lointaine, ce qui est un comble. À cette altitude, chaque matin, Max prend son service. Une fois installé dans ce qui ressemble à un fauteuil de ministre, à l’abri d’une cabine à la fois exigüe et panoramique, il active des leviers et tonne dans un porte-voix. Parfois, il invective ses collègues, car il ne peut résister à la tentation de les provoquer. Il faut dire que ceux-ci, vus du ciel, sont réduits à la taille de moustiques. Un tel panorama sur l’humain miniature vous encourage à prendre des airs hautains. Cette nacelle n’est pas le lieu idéal d’une belle élévation de l’âme. Un grutier est une sorte de commandant de bord privé de galons. Lorsqu’il s’installe dans la cabine réservée à son seul usage, il est le maître. Sa présence est indispensable à la bonne marche du chantier qu’il domine avec la condescendance d’un vieux loup de mer que vents et marées ne sauraient impressionner. Son métier, toutefois, est périlleux et suppose une belle modestie. En effet, juché sur une telle pyramide, celui qui se croit invincible pourrait bien déchanter. En dépit de son modeste salaire, le grutier est comparable à un chef d’entreprise supervisant les travaux qui se déroulent juste en dessous de sa personne. L’altitude à laquelle se situe son bureau inhabituel lui procure un sentiment de supériorité comparable à l’ivresse des montagnes menaçant l’alpiniste chevronné. Alors qu’il poursuit sa longue ascension, avalant les échelons le hissant au-dessus des vicissitudes quoti- diennes, il emporte le mauvais souvenir de ses collègues antipathiques, ce qui le fait marmonner : – Patientez, mes gaillards ! Je m’installe là-haut, j’allume mon cigare, je m’offre une lampée de cognac et… hop, contact : je vous fais valser ! Au fil de son escalade, la chrysalide devient papillon. C’est ici même que le nabot se transforme en géant. Ce drôle d’oiseau vient d’atteindre son nid d’aigle. Trop patibulaire pour déchirer les cœurs, et trop asocial pour encourager l’amitié, c’est un être fragile qui se dissimule derrière cette façade burinée de vieux barou- deur blasé. Du haut de sa forteresse, c’est en observant le paysage aplati que son existence prend enfin du relief. Les personnes en manque d’affection donnent habituellement dans le chocolat suisse. Max, quant à lui, trouve dans son métier une sorte de compensation à sa vie solitaire et fade. Le vrombissement du moteur, le chant des poulies ponctué par la longue plainte des câbles compose l’orchestre de chambre qu’il dirige en maestro.
  • 3. Il se rit des instructions données chaque matin par ses supérieurs dont il aperçoit à grand-peine la silhouette, tant la terre semble lointaine. – Je suis le chef… Au sommet de sa tour, il arbore le sourire de l’enfant qui s’amuse. Avec trois doigts, installé aux commandes, il lève, transporte, déplace puis dépose avec douceur des tonnes de matériaux divers. Tout semble tellement aisé ! Les blocs de ciment ressemblent aux allumettes avec lesquelles il embrase les cigares qu’il cache scru- puleusement dans sa boîte à trésors. De là-haut, il dirige ceux qui ont l’illusion de lui donner des ordres. Ces petites poupées gesticulantes à la taille ridicule sont coffreurs, chef de chantier, ouvriers, compagnons et, pour les moins chanceux, promoteurs immobiliers. Ce métier est truffé de risques : chute de charge, heurt de personnes ou électrocution sont autant de pièges qui guettent les fumeurs de cigares trop haut perchés. Cette pyramide atypique se résume à une vigie, à un mât et à une flèche d’une portée de cent mètres, assor- tie d’un solide contrepoids et d’un porte-flèche servant de fixation aux tirants qui sont, en quelque sorte, les arcs-boutants de cette haute cathédrale privée de fidèles. Entre deux manœuvres, le temps de prendre une goulée de cognac, ce qui est essentiel à la lucidité, Max se risque à porter le regard au-delà de l’enceinte du chantier. Celui-ci est planté au cœur des beaux quartiers, ce qui est l’occasion d’observer combien est inégale la répartition des richesses, ce que nous savions déjà. À ses pieds, la mosaïque urbaine déroule ses injustices, étirant ainsi son échine de marbre et de stuc. Sur cette colline dominant la ville proche et son grand lac glacé, les villas patriciennes sont reines. Les pelouses sont tondues par des Anglais et les allées dessinées au cordeau par les descendants de monsieur Le Nôtre. Cette belle campagne est habitée par les grands bourgeois qui ont pour voisins immédiats les stars d’aujourd’hui qui seront les comètes de demain. Cet environnement exclusif est à l’antipode du monde brutal et impitoyable de ce chantier dont la plaie béante est parcourue de fourmis. Elles font de grands signes à Max qui se surprend à rêver, l’œil fixé sur la route cantonale que parcourent les nantis, au volant de leur décapotable, fonçant vers leurs bureaux dans la grande hâte de s’enrichir encore davantage. Le téléphone portable grésille. Max s’en saisit. Visiblement agacé, le chef de chantier lance, de sa voix caver- neuse : – Alors, tu ronfles là-haut ? L’homme ainsi interpellé se ressaisit et grommelle : – Il n’y a pas le feu au lac… La récréation est terminée. L’homme est à nouveau concentré sur les poids dont il a la charge. Il soulève, déplace et dépose. C’est à cela, en définitive que se réduit son mandat. À peine remis au travail, penché sur ses manettes, une petite voix intérieure — celle du Diable en personne — l’encourage à élargir son horizon quotidien, l’invitant à observer plus avant les somptueuses demeures alentour. Il n’a pas le droit de se laisser distraire. Il doit résister à une telle tentation qui mettrait ses collègues en dan-
  • 4. ger bien qu’ils paraissent tellement petits. Investi d’une lourde responsabilité, il doit éviter, dans la meilleure mesure du possible, d’écraser ses compagnons d’infortune. De tels accidents, en effet, entachent la bonne réputation d’une entreprise, endeuillent le monde de la construction, mettent en courroux les promoteurs immobiliers qui sont des gens sensibles, fragilisent la bourse et fâchent les actionnaires. Accessoirement, cer- taines veuves ne souhaitent pas être soudainement privées de leur esclave. Soudain conscient de sa supériorité, habité d’une compassion dont lui-même s’étonne, il murmure : – Mes pauvres chéris, ne vous inquiétez pas. Le bon Max veille sur vous ! Durant la pause de midi, il demeure d’ordinaire dans sa cabine, car un retour sur la terre ferme suivi d’une nouvelle ascension lui coûterait un temps précieux. Cette trop longue échelle est le cordon ombilical du grutier. Parcouru dans un sens ou dans l’autre, c’est l’unique fil qui le rattache à la vie. Ici, rater une marche équivaut tout bonnement à tirer son ultime révérence. La nacelle est équipée de façon à pouvoir y passer de longues heures sans trop souffrir du froid ou de son contraire. Qu’il s’agisse de miction voire davantage, ces cas d’urgence trouvent également leur solution sani- taire. Ainsi, il est fréquent pour Max de passer de longues journées dans son repère, escaladant les degrés le matin et ne les parcourant en sens inverse que le soir. Il passe donc le plus clair de son temps à soixante mètres de hauteur. Cela signifie également que son champ de vision quotidien est celui d’un géant. Son univers habituel se limite à la portée de la flèche dont sa grue est fièrement équipée et c’est fort bien ainsi. De là-haut, il déroule et enroule câbles et poulies. Son regard d’aigle se réduit à un chantier. Tout ce qui se situe au-delà ne le concerne pas. Du moins, c’est ce qu’il croyait… En effet, du jour au lendemain, le regard qu’il pose sur le monde subit un changement radical. Sans réelle- ment comprendre ce qui lui arrive, il s’aperçoit que ses valeurs sont chamboulées, ses certitudes réduites à néant et sa vocation envolée. Face à son panneau de contrôle, les manettes qu’il aimait tant actionner lui pa- raissent sans objet. Son travail qui le comblait jusqu’alors lui semble à présent insipide. Il est l’observateur étonné de la mutation qui s’opère en lui. Il tente, en vain, de résister à une curiosité toute neuve qui l’assaille comme le cancer fond sur le malade. Il ressent la soudaine nécessité d’élargir son champ de vision. Au fil des heures qui s’égrènent trop lentement, ce besoin coupable de transgresser l’interdit se transforme progressivement en obsession.