1. "LE CORPS :
ESTHÉTIQUE
&
COSMÉTIQUE"
Conférence de Michel Serres
de l’Académie française
2. Discours d'accueil
de Michel Serres
par le Président Alain Grangé Cabane
(Assemblée Générale de la
Fédération des Industries de la Parfumerie)
aissez-moi d'abord vous dire, Monsieur, quelle fierté est la
L nôtre de vous recevoir. Laissez-moi, au nom de nos adhérents
et de nos invités réunis si nombreux ce matin, vous exprimer notre
plaisir de vous avoir avec nous.
Car vous êtes ce qu'on appellerait – en cette Occitanie dont nous
sommes l'un et l'autre les enfants – vous êtes, disais-je, "un sacré
phénomène" !
Un personnage tout entier gouverné par la troisième lettre
de l'alphabet, la lettre "C". En effet vous êtes, entre autres :
- un homme de contrastes,
- un homme de carrefours,
- un homme de complexité,
- un homme de culture,
- un homme de clarté.
Un homme de contrastes d'abord.
•3•
3. Bien que natif d'Agen, au cœur le plus terrien de notre Sud Ouest,
vous ressentez très tôt l'appel de la mer et du large. Faut-il y voir
l'émerveillement d'un garçon qui, au sortir de la guerre, découvre
la Bretagne du haut de ses 16 ans ? Ou ce contraste ne serait-il pas
dans vos gènes, vous le descendant d'une lignée de mariniers-
paysans ?
Quoi qu'il en soit, vous entreprenez de solides études scientifiques,
que sanctionne une brillante admission à l'Ecole Navale.
Mais comme beaucoup de scientifiques d'alors, vous prenez
conscience, dans les angoisses et les chaos de cet immédiat
après-guerre, que la science, telle la langue d'Esope, est la
meilleure comme la pire des choses. Vous décidez donc de prendre
un peu de recul, de réfléchir et, pour ce faire, vous obliquez vers la
littérature et la philosophie, qui vous conduisent à Normale Sup
(lettres) à 22 ans ! Vous en sortez agrégé de philosophie, à 25 ans.
Vous retrouverez la mer et la bourlingue, pendant ces deux années
où vous servez comme officier de marine, aux quatre bouts
du monde.
De retour sur la terre ferme, vous entamez à la fois votre carrière
d'enseignant et votre œuvre de chercheur.
Vous professez, à Clermont-Ferrand, à Paris, à Vincennes
(Université dont vous êtes avec Michel Foucault, un des
fondateurs en 1968), puis aux USA, à Standford notamment.
Votre œuvre, entrepris en 1968 par une thèse sur Leibniz, lui aussi
mathématicien et philosophe, s'égrène au fil des ans, avec
pratiquement un livre chaque année.
Vous mettez ainsi joliment en pratique cette belle définition que
vous donnez de l'écriture ; "écrire, avez-vous dit un jour, est
•4•
4. le dernier des métiers manuels". Et c'est à ce titre que vous
devenez, en 1990, le premier "travailleur manuel" à entrer à
l'Académie Française.
Votre œuvre témoigne, s'il en était besoin, de ce que vous êtes, non
seulement un homme de contrastes, mais aussi un homme de
carrefours, un homme de curiosités. Au fil de ces
35 ouvrages, vous avez traité de tout, ou presque : des sciences,
de l'esthétique, des sens, du savoir, de la communication…
D'un ouvrage à l'autre, votre pensée court et rebondit ; d'un thème
à l'autre, vous tissez le grand œuvre de la complexité et de
la culture.
Car parmi les leçons que vous donnez – à vos étudiants autant
qu'à vos lecteurs –, figure ce souci d'exalter ce que l'aventure
humaine a de fulgurant et d'unique, par sa complexité.
La clé que vous nous proposez pour déchiffrer et dépasser cette
complexité, c'est dans la culture (encore un "C") que vous
suggérez de la trouver.
Et, à cette confusion où mène souvent la complexité, vous
opposez l'antidote de la clarté.
Clarté de la vision. Clarté du raisonnement. Clarté de
l'expression, où vous n'hésitez jamais à convoquer l'humour ou la
poésie. Vous hésitez d'autant moins, que le rocailleux accent
agenais que vous conservez vous autorise à scander vos propos
avec une verve jubilatoire…
C'est pour toutes ces raisons que nous vous avons proposé,
Monsieur, de conclure maintenant notre Assemblée Générale.
Pour toutes ces raisons, plus une dernière, elle aussi commandée
par la lettre "C" : "C" comme "corps".
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5. En effet, la plupart des philosophes s'intéressent à notre âme ou
à notre esprit. Vous aussi bien sûr. Mais en outre, vous avez de
longue date voué une part importante de vos recherches au corps
de l'homme, plus précisément à la manière dont l'humanité, depuis
ses origines, habite son corps, l'assume ou l'exprime.
Loin que de tenir ce corps pour quantité contingente ou
négligeable, vous le considérez comme une donnée de base, qui
explique largement les merveilles de l'aventure humaine.
C'est ce point qui nous intéresse particulièrement, nous les
industriels de la cosmétique (au sens large), nous qui n'existons
que par le souci que nous avons de protéger, d'embellir et de pren-
dre soin du corps humain. Nous sommes donc particulièrement
attentifs à vous entendre sur le thème que nous avons choisi
ensemble : "Le corps, esthétique et cosmétique".
◆◆◆
•6•
8. L'apparence :
ce qu'il y a de plus profond
V os métiers, vos industries, vos préoccupations et votre
savoir-faire touchent ce qu’il y a de plus profond chez la
femme et chez l’homme, je veux dire l’apparence.
Vous sculptez le corps, ce corps infiniment plus spirituel qu’on
ne le croit. Le corps est toujours plus que le corps ; tout
changement qui l’affecte bouleverse tout autour de lui,
y compris les choses invisibles.
Or, durant ces dernières décennies, le corps humain changea
sans doute plus qu’il n’évolua pendant plusieurs siècles et
peut-être même quelques millénaires. Vous avez dû dans votre
métier tenir compte de cette révolution profonde et vous la
connaissez sans doute mieux que moi.
Je profiterai donc ce matin du seul avantage que j’aie sur vous
- celui de l’âge - pour vous dire à quel point nous oublions
souvent le corps de nos ancêtres et celui même de nos
prédécesseurs immédiats. Non ! vous ne lavez plus, vous ne
parfumez plus, vous n’ornez plus le même corps que le leur.
Médecine d'hier et d'aujourd'hui
E xemple : partant le matin pour ses consultations, le méde-
cin de famille emportait jadis dans sa petite sacoche tous
les médicaments efficaces que l’époque d’avant la deuxième
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9. guerre mondiale mettait à sa disposition, huit à dix, pas
vraiment plus. Or, dès les années 50, une automobile n’aurait
plus suffi à ce transport. Découverts entre 1936 et 1945,
les sulfamides et les antibiotiques en usage croissant
transformèrent en brèves bouffées de fièvre des maladies
infectieuses jusqu’alors mortelles. Soudain reculèrent les deux
fléaux qui peuplaient de syphilitiques et de tuberculeux
la plupart des cabinets médicaux.
Autre exemple : jusqu’alors assez rare, le souci d’hygiène - mot
nouveau - se répandit dans des populations qui, habituées aux
litières des chevaux en ville ou couchées non loin de celles
des vaches à la campagne, se souciaient peu de propreté. Les
prescriptions de santé publique imposèrent alors vaccins et
prévention.
Plus tard apparurent les psychotropes ; la chimie ensuite sut
régler la procréation et (comme on dit) libéra la sexualité, en
particulier celle de nos compagnes ; la chirurgie put suivre une
imagerie médicale précise ; nous devînmes enfin attentifs à la
nourriture de nos enfants. Je me souviens du temps où nul ne
comptait les milliers d’intoxications alimentaires par semaine,
alors que seulement une dizaine par mois suscite aujourd’hui
le scandale des médias dans les pays riches.
Soudain la médecine guérit
B ref, autour de la seconde guerre mondiale et un peu plus
tard, la médecine parvint à un triomphe jamais connu : elle
guérit, elle qui, d’Hippocrate à Semmelweis, n’avait jamais
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10. vraiment réussi à guérir. Subitement efficace, elle bouleversa
notre rapport à la santé, à la souffrance, à la vie, à la mort, bref
sculpta de nouveau notre corps et nous-mêmes, d’autant qu’en
plus la pharmacie et vous-mêmes fournirent un éventail
de plus en plus ouvert et varié de remèdes appropriés et de
cosmétiques.
Jusqu'au milieu du XXe siècle, la fine description des maladies
et le diagnostic lucide l’emportaient de beaucoup sur le
traitement. Le praticien comprenait mieux les pathologies et
même parfois, grâce aux rayons X, voyait de mieux en mieux
les lésions, mais il guérissait rarement. Il le peut aujourd’hui,
au point que le patient exige parfois, sous menace de procès,
le retour à la santé. Jugez du bonheur nouveau du corps de vos
prédécesseurs immédiats. Jadis rare, maintenant fréquent,
le rétablissement devient un droit et la maladie, autrefois
quotidienne, quasi insupportable. Dans l’univers de l’incurable
et de la douleur, le médecin à l’ancienne demeurait un sorcier,
voire un demi-dieu ; dès qu’il se met à sauver, la société le
transforme, ô paradoxe, en responsable pénal.
Habitat et hygiène
L a bénédiction de l’eau courante et chaude sur l’évier, join-
te aux clartés de l’électricité que notre début du XXe siècle
chanta comme une fée, transforma notre habitat de deux
manières : moins glacés, les foyers s’équipèrent de toilettes et
de salles de bain. J’avoue qu’avec un double frisson de gel et de
dégoût, mon corps assez ancien se souvient encore d’intérieurs
où, habillés comme dehors - tant le froid y dominait -,
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11. les résidents les plus délicats de nos campagnes se lavaient
seulement aux fêtes carillonnées, les autres attendant le
mariage. Le rite cérémoniel de la lessive ne revenait qu’avec le
printemps, car il fallait bien tout l’hiver pour amasser les
cendres nécessaires à l’opération.
C'est de la seconde guerre mondiale que l'histoire de la
médecine date le moment décisif où les praticiens perdirent
l’habitude d’envoyer systématiquement leurs patients à
l’hôpital, là où le confort et la propreté l’emportaient de
beaucoup sur les conditions de vie à la maison. L’amélioration
de l’habitat fit que par un retournement curieux, elles
l’emportèrent à leur tour sur les conditions des hospices
publics, où pointaient déjà quelques maladies iatrogènes ou
nosocomiales. Ce retournement fait date, date qui est
contemporaine de l’explosion de vos industries.
La fin du travail de force
S ortis moins tôt de maisons plus accueillantes, les compa-
gnons, les ouvriers quittèrent des lieux de travail
transformés alors par des machines. Les travaux pénibles
virent baisser le nombre de leurs forçats, la puissance des
moteurs soulageant l’agriculteur et l’artisan des peines du
levage, du forage ou du transport. Le terme « ouvrier » n’a plus
du tout le même sens quand les bras délaissent le manche de
la pioche pour que les doigts poussent des boutons. Alors le
paysan quitte les bœufs, la charrue et le joug pour conduire le
tracteur. Avec des souvenirs de crampes dans la ceinture
scapulaire, mon corps se souvient encore de petits levers avant
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12. l’aube et des camions poids lourds à charger à la pelle ou bien
à la fourche à neuf brins. Désormais, le corps sue moins qu’il
ne pilote. Ceux que nos amis anglophones nomment les
cols bleus, passés désormais dans le tertiaire avec vous,
devinrent des cols blancs.
Bref, l’humanité occidentale passe brusquement, dans les
années 60 à 70, des moyens ou des forces de production aux
réseaux de communication. Le début de notre siècle consacre
la victoire de la toile mondiale et des téléphones mobiles, bref
d’Hermès, dieu des interprètes et des traducteurs. Des anges
porteurs de messages, en nombre incalculable, ont pris la place
de Prométhée, vieux héros solitaire du feu.
Peu à peu, les hommes grandissent
A insi, d’avoir allégé sa peine, notre corps se transforma.
Comment ? Dans les costumes de l’Académie Française
des premières années du XIXe siècle, pas une fillette de dix ans
aujourd’hui n’entrerait. On se rappelle la prestance et la force
des soldats de la Grande Armée de Napoléon que l’emphase de
Victor Hugo appelait « des géants » ; grâce aux mesures du
service militaire obligatoire, nous savons désormais que leur
taille moyenne ne dépassait pas 1,50 mètre et que celle des
conscrits français évolua de 1,55 mètre dans les années 1880
à 1,67 mètre en 1940 pour atteindre 1,78 mètre ces dernières
années. Embarqués à la fin du XVIIIe siècle pour l’un des plus
atroces goulags de l’histoire, les premiers bagnards d’Australie,
nous en avons la mesure, ne dépassaient guère 1,50 mètre.
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13. De même, les premières règles féminines, qui, au début
du XIXe siècle, apparaissaient autour de 14 à 15 ans, ont
aujourd’hui leurs débuts statistiques entre 11 et 12 ans.
Comment se déclinaient dans le temps et dans l’âge les
relations amoureuses en des époques où le vieux barbon
abusif de L’école des Femmes avoue quarante ans, et où Balzac
décrit la femme de trente ans comme entièrement finie ?
En 1833, l’Octave des Caprices de Marianne dit à celle-ci, jeune
belle de 19 ans : « Madame, vous avez donc encore 5 ou 6 ans
pour être aimée, 7 à 8 pour aimer vous-même, enfin 2 ou 3 pour
prier Dieu et sauver votre âme ». Musset donc comptait à peu
près comme Balzac, une espérance de vie qui ne dépassait
pas 35 ans.
… et vieillissent
C ette espérance de vie croissant régulièrement, nous ren-
dons-nous compte qu’en parlant par exemple de la famille
et du mariage, nous n’évoquons plus du tout la même
institution que nos prédécesseurs, dont les couples duraient en
moyenne entre dix et douze ans, alors que les nôtres peuvent
se perpétuer pendant plus de 50 ans ? Je parierais même que
l’explosion récente du nombre des divorces n’empêche pas que
les mariés demeurent en somme unis aujourd’hui plus
longtemps que jadis et naguère. Et que dire du héros que nous
avons tant admiré, chez Horace et Corneille par exemple, qui
offrait sa vie à la patrie autour de 25 ans, lorsqu’il ne lui restait
que 5 ou 7 années à vivre ? Trouverions-nous au même âge le
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14. même héroïsme aujourd’hui quand il aurait plusieurs
décennies de vie devant lui ? Le sacrifice ne coûte pas le même
prix quand il ne s’agit plus de la même espérance de vie.
Quand il ne s’agit plus du même corps ni du même temps vital,
quand la rue et les mouroirs se peuplent aujourd'hui de
vieillards si rares naguère, organise-t-on encore les mêmes faits
sentimentaux, patriotiques, juridiques, institutionnels,
éthiques, esthétiques et cosmétiques ?
Bref, à cette transformation du corps a correspondu une
transformation profonde de la société et de la culture.
Le Roi Soleil chaque jour hurle de douleur
S ouffrons-nous aujourd’hui pareillement que jadis et naguè-
re ? Le plus grand monarque du monde en son temps,
je veux dire Louis XIV, entouré des meilleurs médecins de son
royaume, hurla de douleur tous les jours. Qu’enduraient donc
alors, misérables, ses sujets ? Inversement, beaucoup de
praticiens aujourd’hui rencontrent des patients plus âgés que
moi encore qui n’ont jamais eu l’expérience de la souffrance.
Devenus en partie responsables de notre santé, nous avons
plus de pouvoirs sur nos corps que n’en eut jamais l’homme le
plus puissant du monde au XVIIe siècle, défiguré lui-même
des rictus de la douleur. En son temps, on avait perdu ses dents
avant quarante ans. À la campagne, mon enfance a entendu
souvent des bouches chantant la langue d'oc sans dentales...
À la fin du XIXe siècle, au milieu du XXe siècle, le tiers des
Londoniens souffrait de la syphilis.
• 15 •
15. Je mêle les dates et les faits tout exprès pour résoudre cette
question : mais du corps de qui s’agit-il ? De quel corps s’agit-
il ? Et j’ai choisi, vous l’avez remarqué, celui du Roi d’autrefois
en sa place excellente, pour le montrer misérable et faire voir
la gloire aujourd’hui du corps commun. Cette double maximi-
sation en nombre et en qualité fait donc apparaître des inva-
riants sous les différences sociales. Ainsi donc, je mets en place
et je colore un paysage corporel quotidien qui a tant changé
que peut-être nous ne comprenons plus la manière de vivre de
nos prédécesseurs immédiats.
Peintres et caricaturistes
J e vous en supplie, ne faites pas de contresens comme les cri-
tiques d’art, ne traitez pas Vélasquez, Goya, Daumier,
Degas, Toulouse-Lautrec, de caricaturistes. Non, leurs toiles
montrent ce qu’ils voyaient des visages et des corps, sculptés à
mort par la souffrance, par le travail lourd, la faim, le froid, les
privations, les maladies incurables et les blessures apparentes.
Les nouveautés que je vous décris nous ont fait perdre de
leurs tableaux toute mémoire.
À grands traits, voici donc ce qu’était le corps au temps
de la douleur. Or donc, les nouvelles conditions de vie,
de travail, de chauffage et d’habillement redressèrent le dos,
l’hygiène de la vie domestique et une alimentation mieux
surveillée lissèrent les peaux, le chauffage nous déshabilla et
soudain, l’humanité osa exhiber un corps moins enlaidi par les
traces des souffrances et des maladies.
• 16 •
16. Pourquoi l'homme s'habilla-t-il ?
C ’est une question philosophique profonde que celle de
savoir pourquoi nous nous habillons. Pourquoi la bête
humaine s’est-elle soudain mise à se vêtir ? Il y a à cela des
réponses profondes et des réponses vaines.
Je ne crois pas vraiment que la bête humaine se soit mise
à s’habiller à cause du climat, et en particulier en raison du
froid, puisque les Indiens que les premiers visages pâles
rencontrèrent alentour des grands lacs du Canada se
promenaient quasiment nus. Je crois que nous nous
habillâmes jadis pour voiler des imperfections visibles.
La fraise des Renaissants fut inventée pour dissimuler le collier
de Vénus déchaîné par la grande vérole.
Dans la mode vestimentaire, je crois que le souci de voilage des
imperfections l'a emporté de beaucoup sur la pudeur ou sur le
climat. Non, je ne crois pas que l’on s’habille par pudeur ; ou
alors pour une pudeur qui n’est pas sexuelle, mais pour cacher
les boutons, les bubons, les plaies ouvertes et les blessures
suppurantes.
Or, pour la première fois, l’humanité occidentale se vit nue et
déshabillée sur les plages parce que la santé avait rejoint
l’esthétique. Vénus dit-on naquit des ondes et Botticelli la
représente renaissante sur les vagues, seulement vêtue d’une
lourde tresse révélant sa nudité. Or, dans le même ourlet des
lames, en Août de ces années-là, se leva le nouveau corps
des hommes et des femmes. Le Panthéon divin explosa en
nombre et le mythe ancien s’incarna.
• 17 •
17. Corps divin, corps sportif
C ertes, ladite société de consommation produisit en même
temps des obèses, mais en revanche, plus tolérante, elle ne
cache plus le corps de ses handicapés que la honte de naguère
dissimulait. Des sculpteurs anciens tels Phidias aux modernes
comme Houdon, les plasticiens nous montraient en gloire ou
Diane chasseresse ou Hercule musculeux.
Nous les voyons aujourd’hui, hommes et femmes, tout
bonnement sur les plages ou sur les stades. Délaissant l’idéal,
une certaine beauté s’incarna. Oui ! pour la première fois de
l’histoire, des corps quasi divins qui ressemblent à ceux du
Panthéon grec courent, sautent, luttent et jouent devant nous,
pour battre des records à dates prévisibles.
Les sports et leurs succès mondiaux furent engendrés
par l’émergence progressive de ce nouveau corps, dont les
performances croissent parce qu’il vient de naître et dont les
luttes, parfois, je l’espère, remplacent les guerres.
En outre, quoique invisible, l’allongement dont j’ai parlé de
l’espérance de vie et l'allégement statistique de l’expérience de
la douleur ont contribué chez nous à une autre appréhension
du temps, des projets, de la vie et du monde.
Comment se fait-il qu’aujourd’hui encore le vieillissement de
la population paraisse à des yeux exclusivement formés à
l’économie comme l’affaiblissement d’un groupe, alors qu’il
favorise l’éducation, la culture et l’advenue d’une sagesse que
la perspective seulement économique oublie, au point de ne
retenir de la vie humaine que ce qui vaut de ne pas être vécu.
• 18 •
18. Imperfections, souffrances et inégalités
B ien entendu, je ne dis pas qu’en ces années 60-70, nous
délaissâmes toutes contraintes. Au contraire, le Tiers et le
Quart-Monde souffrent peut-être plus encore aujourd’hui de
notre fait que nous ne souffrîmes jamais.
Certes, la pharmacie encore imparfaite n’apporte point à tous
les mêmes bénéfices. Certes, le siècle précédent a vécu des
abominations devant lesquelles toute notre histoire tremble
encore. Certes, la médecine est aujourd’hui critiquée, voire
vilipendée ; elle est certes aujourd’hui encore une fois de plus
à la croisée des chemins. Elle paie le tribut de ses victoires, je
l’ai dit, elle paie encore plus le tribut à des microbes redevenus
résistants, à des ignorances résiduelles toujours, aux mafias de
la drogue encore, à l’administration des hôpitaux hélas. Certes,
le meurtre toujours abominable court toujours, aussi difficile à
maîtriser et aujourd’hui célébré chaque jour en spectacle.
Nous n’avons pas gagné toute la partie. Seule une naïveté
singulière contesterait la lourde constance du mal, de la
souffrance, de la douleur et de la mort.
Reste cependant que la révolution que je viens de décrire a eu
lieu, qu’elle a bouleversé le corps occidental, ainsi que le
rapport que nous entretenons avec lui. Nous habitons ce
corps, habitat si nouveau que probablement nous avons perdu
l’idée du rapport que nos ancêtres entretenaient avec lui, que
nous avons perdu le souvenir de ces usages, et de leur morale.
D’où un changement d’éthique que nous sommes en train de
vivre aujourd’hui. Les anciennes morales exerçaient la volonté
de vivre et les exerçaient contre des contraintes invincibles.
• 19 •
19. Responsables de notre corps !
L ’état de notre corps autrefois – et voici le centre même de
ma pensée –, l’état de notre corps autrefois ne dépendait
pas de nous. Aujourd’hui en grande partie, l’état de notre corps
dépend de nous. Notre corps, hier témoin de notre esclavage,
devient aujourd’hui symbole de notre liberté. Nous devenons
en partie responsables de la durée de notre vie et de sa qualité.
Certains cancers dépendent du tabac ou de l’alcool, les
maladies cardio-vasculaires dépendent de l’alimentation et de
l’exercice, les affections sexuellement transmissibles
dépendent de conduites souvent délibérées. La philosophie eut
du mal pendant des siècles à définir la liberté. Quand cent
pathologies aujourd’hui dépendent de nos propres décisions,
voici que la liberté s’incarne désormais dans notre propre
corps.
Devenus médecins de nous-mêmes, nous pouvons aujourd'hui
refuser la mort précoce. L’explosion et la croissance des
industries du cosmétique ne correspondent-elles pas
exactement à la naissance de ce nouveau corps ?
Maîtres de notre corps ?
I l faudrait écrire une histoire des représentations du corps, de
sa beauté, de son hygiène et de ses cosmétiques. Lorsque nos
ancêtres béaient devant la beauté d’Aphrodite ou la
musculature d’Hercule, ils mesuraient en même temps
l’infranchissable abîme qui séparait leur état, creusé de
souffrances et de famines, de celui des Dieux réputés boire
• 20 •
20. l’ambroisie au cours de leurs banquets quotidiens, de leurs
festins d’immortalité. La douleur quotidienne leur inspirait
l’état de mortels ; ainsi à distance de rêves se donnaient-ils
eux-mêmes ce nom.
Et si le tableau concernant le corps se renverse, serait-ce dire
que nous avons mis la main sur la boisson d’immortalité ?
Admirant le corps des Dieux, nos ancêtres subissaient le leur
qui ne dépendait pas d’eux-mêmes.
Responsables de la santé du nôtre et parfois de son apparence,
nous découvrons que nous pouvons presque à loisir le
transformer par des régimes ou des exercices, par des drogues
ou des excès. Nous découvrons soudain l’immense
importance de sa plasticité. Les réussites de la médecine et de
la sculpture gymnastique, vos savoir-faire d’hygiène et
de cosmétiques font de nous les auteurs partiels de notre
apparence corporelle et de sa réalité. Connaissant ces pratiques
efficaces, change alors le fondement de toutes les morales :
elles distinguaient entre ce qui ne dépend pas de nous et ce qui
dépend de nous. Désormais, nos corps dépendent en partie de
nous. Certaine immortalité (avec tous les guillemets
concevables) devient non plus le rêve, mais le projet charnel et
rationnel de notre humanité occidentale.
Mort et immortalité
A lors le plus récent, c'est-à-dire ce qui dans l’histoire fait
nouveauté, rejoint tout à coup le plus mythique, le plus
archaïque, le rêve des anciens Dieux. Et là l’histoire des
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21. religions, l’histoire des mythes, l’histoire des cultures
accompagnent soudain - je ne sais pourquoi, mais je l’ai mille
fois constaté - l’histoire des sciences, des techniques,
des industries, de nos réalisations.
Car cette nouveauté, la maîtrise éventuelle par la biochimie
des signaux d’apoptose - ces fameux signaux du suicide
cellulaire, qui sculptent notre corps et commandent notre
mort - va tout à coup nous promettre une espérance de vie
nouvelle encore plus longue.
Tout d’un coup nous commençons à rêver à ce premier texte
de la plus haute Antiquité occidentale, celle du héros
Gilgamesh qui, sachant déjà que la vie et la mort ne se
séparaient pas, quêtait dans ses voyages cette fameuse
immortalité. La naissance du nouveau corps nous met soudain
en rapport avec une nouvelle mort.
Mort, nous repoussons sans cesse la date exécutoire de ta loi ;
mort, nous traquons ta victoire ; mort, ton aiguillon nous le
mouchetons. Content d’avoir rencontré ce verbe, je me dis
soudain : le mouchetons-nous avec ce que les marquises de
l’âge classique appelaient les mouches, c'est-à-dire l’ancêtre de
vos cosmétiques ?
Car je ne peux vous quitter sans me poser cette question et
vous la poser : mais à quoi sert ce cosmétique, à quoi servent
ces mouches ?
Réponse profonde à cette immortalité ?
Pouvons-nous vivre sans cosmétiques ? Au fond, pouvons-
nous vivre sans beauté ?
• 22 •
22. Éloge de la beauté
J e crois que nous faisons tous le même métier. J’ai consacré
en effet ma vie à la pensée, à la langue et au style, parce que
du fond de mon âme, je crois à la beauté. Je n’ai qu’un métier,
je n’ai pour ferveur que de faire croître la beauté, autant que je
le puis, au sein de mon petit atelier d’écriture.
Vous croyez que la beauté sert à sauver les corps, je le crois
avec vous et de plus qu'elle peut sauver le monde. Je
m’adresse à vous : il nous reste en France, pays rare, la beauté
de nos femmes. Dès l’atterrissage de l’avion, dès l’accostage
d’un bateau dans le pays que vous visitez, vous reconnaissez
aussitôt la vivacité de sa culture à la beauté de ses femmes.
Parce que nous sommes peut-être aujourd’hui en danger de
l’oublier, jamais nous ne dirons assez ce que doit la grâce
exceptionnelle des Françaises au passage quotidien devant la
Monnaie ou le Louvre à Paris, ou à Bordeaux, Nantes ou Dijon
dans des quartiers d’architecture sublime, ou à la traversée de
paysages que les cultivateurs avaient sculptés d’une infinie
douceur. Ce que doit l’éclatante beauté des Italiennes de
Florence, de Pise ou de Sienne à la contemplation, même
distraite mais journalière, de leurs églises baroques et de leurs
palais renaissants ou à ce qu’elles hantent l’admirable
campagne de Toscane ou d’Ombrie.
Ce que doit de nouveau la beauté des femmes françaises au
maniement d’une langue que La Fontaine et Chateaubriand
ont ciselée, ce que doit la grâce chantante des jeunes filles
italiennes à la pratique d’un langage entendu et repris par
Scarlatti ou Monteverdi, mais inversement les risques tristes
que nous faisons aujourd’hui courir à nos filles en les laissant
• 23 •
23. se vautrer dans la laideur et la vulgarité. Elles paieront lourde-
ment notre faute, d’un visage inexpressif, d’un regard imbécile
ou d’un corps obèse et avachi ; alors le cosmétique n’y pourra
plus rien…
Cosmétique et esthétique
O ui, avec le rouge et avant le rouge, la courbe de la bouche
se modèle avec la parole. Avec le rimmel et avant lui,
l’éclat du regard s’allume avec les larmes que nous tire la
grandeur des paysages de campagne et la peinture qui s’ensuit.
Avec et avant tout cosmétique, le port et l’allure se sculptent
avec l’espace qu’aménagèrent Michel-Ange ou Pierre de
Montreuil.
Savons-nous vraiment ce qu’est le parfum si nous ignorons
que le parfum est au fumet ce que le pardon est au don ? Nous
avons hérité d’une beauté culturelle qui fait l’admiration
de l’univers et dont témoigne la prospérité de vos industries.
Cette beauté, son incidence, frappent le voyageur fraîchement
débarqué en comparaison des banalités fades qu’il vient de
quitter. Nous connaissons tous des pays d’où toute tentation
érotique depuis longtemps s’envola.
Plus d’amour, partant plus de joie. De ce legs aussi précieux
que la vie elle-même et le corps que nous habitons, nous
sommes aujourd’hui pédagogiquement comptables et vos
industries plus que quiconque.
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24. Culture, grâce et beauté
S i le monde entier nous juge et juge nos femmes parmi les
plus belles de la planète, nous devons apprendre à qui nous
le devons : à notre culture, à nos arts, et à notre langue.
N’interrompons pas leur transmission.
Si la beauté des femmes en quelque façon jaillit de la culture
qui la nourrit, la culture elle-même en retour rejaillit de la
beauté des femmes qui la transmettent. Vous avez reçu la grâce
en don et vous devez la donner avec grâce à la culture qui
s’ensuivra. Vous êtes, vous, par vos industries, votre savoir-
faire et vos préoccupations, le chaînon indispensable de cette
culture-là aussi bien et peut-être mieux que moi. Stendhal
disait volontiers qu’il n’écrivait que pour les plus belles
des marquises, mais il fallait au moins que les plus belles des
marquises eussent lu Stendhal.
Oui, la beauté vient d’abord de l’intérieur, de la communauté
ensuite, de la culture de cette communauté, avant de se
développer grâce à vous et vos ornements. Réciproquement,
vous servez à cultiver l’intérieur, la culture et la communauté.
Il est vrai qu’on ne marche pas de la même manière, avec
la même aise, dans une rue laide à Buffalo ou à Detroit, que
dans la nef de Sainte-Sophie ou le long des rives de la Loire.
Non, les lieux ne sont pas indifférents. Vous souvenez-vous de
la beauté sereine et presque transcendante de la campagne
française avant que les ingénieurs de l’EDF ou la rentabilité
agro-alimentaire ne l’assassinent ?
La paysannerie n’est pas morte seulement des progrès de l’in-
dustrie, elle est disparue aussi comme dispensatrice de beauté.
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25. Beauté du corps, beauté du verbe
À quoi sert la beauté ? Elle sert au corps. Il n’existe pas de
beauté sans support, sans maquillage, sans bois, sans
pierre, sans toile, papier, ondes ou langages. Quelque chose
que nous ne connaissons pas encore et que nous ne savons pas
définir descend dans cette matière, dans cette pierre, dans ce
papier, dans cette langue.
La beauté, oui ! sert à la chair, à la matière, pour devenir un
corps. Elle sert à une face à devenir un visage. Par elle, un geste
se fait offrande, et un mot indifférent devient un verbe
d’excellence.
La beauté se dit en un mot : le verbe se fait chair. Alors la chair
se remplit de lumière, elle devient elle-même divine. Non, le
corps n’est pas le corps, la chair n’est pas la chair, le corps est
peut-être le divin lui-même qui sans doute l’a su avant nous,
puisque son verbe accepta de se faire chair : lumière d’incarnat
ou d’incarnation que vos métiers, que vos préoccupations, que
votre savoir-faire ajoutent au corps.
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Conférence prononcée à Paris
le 18 Juin 2003
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26. F ÉDÉRATION DES I NDUSTRIES
DE LA P ARFUMERIE
PRODUITS DE PARFUMERIE, DE BEAUTÉ ET DE TOILETTE
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