3. §
Œ1
!9
Sommaire ! ISLAM
La pensée en Islam
1'
-· .J
Soulever le voile, par Catherine Golliau
Lire et comprendre
PENSER EN ISLAM, par Rémi Brague
L'arabe, langue sacrée, par Marie-Thérèse Urvoy
LE CORAN ET LA SUNNA
Aux sources de la pensée musulmane,
par François Déroche
Textes et commentaires
Repères : Les débuts de L'islam
LE MUTAZILISME
La théologie de la liberté,
par Roger Arnaldez
Textes et commentaires
LE DROIT
Une loi descendue du ciel,
par Mohammed Hocine Benkheira
Textes et commentaires
LA PHILOSOPHIE
Entre raison et Révélation,
par Dominique Urvoy
Textes et commentaires
Repères : Le califat
4 1 Novembre-décembre 2005 1 Hors-série n °
5 Le Point
3
6
8
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34
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44
48
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56
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70
4. Ave<
�
ISLAM I Sommaire
LE SOUFISME
La mystique de l'islam,
par Pierre Lory
Textes et commentaires
Repères : Les confréries
LE CHIISME
Un messianisme islamique,
par Daniel de Smet
Textes et commentaires
Repères : Le kharijisme
LA NAHDA
Le réveil de l'islam,
par Henry Laurens
Textes et commentaires
Repères : L'islam aujourd'hui
Gilles Kepel : Al-Qaïda dans le texte
Entretien avec Malek Chebel:
« Une seule alternative : rompre avec le discours théologique »
Carte : confessions et écoles juridiques musulmanes
Lexique
Bibliographie
74
74
78
82
84
84
88
94
96
96
100
108
110
112
116
118
130
Le Point Hors-série n°
5 1 Novembre-décembre 2005 1 5
5. Lire et comprendre I ISLAM
Lire et comprendre
la pensée n Islam
RENDRE ACCESSIBLES au
plus grand nombre les
textes fondateurs de la
pensée musulmane, ceux
qui structurent la société
et la culture de plus d'un
milliard d'individus à tra
vers le monde, telle est
l'ambition de ce cin
quième hors-série du
Point. Ambition témé
raire? Entreprise difficile,
c'est certain. Plus théolo
gique et juridique que phi
losophique, lapenséemu
sulmane ne s'aborde pas
facilement. Elle évolue
dans un cadre strict, celui
des textes sacrés. L'islam
est soumission à la Loi di
vine telle qu'elle a été ré
vélée par Dieu à Maho
met. C'est à l'intérieur de
cet espace et seulement
là que peut s'organiserla
réflexion du croyant. C'est
de là que vont émerger
les questionnements : le
Coran est-il créé, comme
l'homme, ou incréé et
donc divin par nature?
Face à un Dieu puissant
qui exige l'obéissance,
l'homme peut-il être libre?
Si la Loi repose sur un
texte sacré, peut-elle évo
luer? Comment trouver la
solution aux problèmes
qui n'existaient pas du
temps de Mahomet?
Ce hors-série est une in
cursion dans un univers
mental différent et pour
tanttrèsproche. Les pen-
seurs musulmans, en ef
fet, n'ont pas seulement
structuré leur société,
ils ont aussi modelé
la nôtre. Sans même par
ler des chiffres indiens
que l'Islam nous a trans
mis (d'où leur nom de
« chiffres arabes»), le
Moyen Âge chrétien et
juif n'aurait pas été ce
qu'il a été, iln'aurait pu
ouvrir la voie à la Re
naissance si un calife ab
basside n'avait encouragé
les traductions des au-
COMMENT S'ORGANISE CE HORS-SÉRIE?
teurs grecs. La scolas
tique médiévale s'est for
mée avec Avicenne et
Averroès, grands com
mentateurs d'Aristote. La
sociologie moderne s'est
revivifiée à la pensée
d'lbn Khaldoun.
• Les textes ont été regroupés en sept parties : les principes fonda
mentaux de l'islam à partir du Coran et de la Sunna, le mutazilisme,
ledroitetsesprincipes,laphilosophie (falsafa), lesoufisme,lechiisme
et le courant réformiste du XIXe siècle (Nahda). L'ensemble est intro
duit par Rémi Brague, professeur à la Sorbonne et à l'université de
Munich, fin connaisseur de l'islam autant que de la pensée antique,
de la scolastique chrétienne et de la culture juive médiévale, et par
Marie-Thérèse Urvoy, spécialiste de la langue arabe, langue sacrée
dontl'étudeest l'une dessciencestraditionnelles de l'islam.
• Chacun des chapitres est divisé en deux phases : une introduc
tionréaliséeparunauteurreconnu(parexemple,pourleréformisme,
Henry Laurens, professeur au Collège de France) ; ensuite, en vis-à
vis, les textes eux-mêmes (page de droite) et leurs« Clés de lecture»
ou commentaires (page de gauche). Les pages« Clés de lecture» of
frent une synthèse des éléments indispensables à une première ex
ploration du texte. Elles l'expliquent, évaluent ses enjeux idéolo
giques et sociologiques, précisentsa dimensioninnovante...
• Cettehistoirede lapenséeenislam comprend, commetoujours
dansnos hors-séries, un appareil critique important sous forme de
cartes, de chronologie, de mises en perspective historique, ainsi
qu'unlexique explicitant noms et notions.
• Et la conclusion? Elle est bien sûr consacrée à l'étude de la pen
sée musulmane aujourd'hui. Gilles Kepel, professeur à l'Institut
des sciences politiques,analysel'impact des écrits d'Al-Qaida, et Ma
lek Chebel, défenseur d'un« islam des Lumières», explique com
ment,selonlui,lesmusulmanspeuvent retrouverle feude la contro
verse pacifique et le plaisir de la pensée.
6 1 Novembre-décembre 2005 1 Hors-série n°
5 Le Point
6. Mais comment aborder
en si peu de pages une
pensée qui commence au
v11°
siècle et court de l'Es
pagne à l'Inde? En se
montrantinjuste! Comme
pour toute anthologie,
notre choixest partiel et
donc critiquable. Ce hors
série est une initiation,
rien d'autre. Mais il est
aussi une porte entrou
verte sur une réalitéinfi
niment riche que nous
voulons inviter le lecteur
à découvrir.
Nous n'avons donc retenu
que quelques versets du
Coran et quelques hadiths
pour poser les fonde
ments des concepts es
sentiels à la compréhen
sion de l'islam. Nous
avons aussi dû faire des
choixdrastiques entre les
auteurs,les mouvements
et les périodes.
C'est ainsi quenousavons
consacré moins de place
au soufisme, mystique
fondamentale à la com
préhension de la pensée
et de l'histoire de l'islam,
qu'auxmutazilites,cham
pions de La liberté mais
longtemps dédaignés et
oubliés. Le soufisme,en
effet, est largement pré
sent dans deux de nos
précédents hors-séries,
LesTextesfondamentaux
des trois religions du Livre
(disponible en librairie,
Éditions Tallandier-Le
Point) et Les Textesfon
damentaux de l'ésoté
risme. Les grands mys
tiques que sont Rûmî et
Hallâj ne sont donc pas
présents dans ce recueil,
alors qu'ils avaient vo
cation à y être. Mais
Ibn 'Arabî et al-Ghazâlî,
grands théologiens et
grands mystiques,y ont
toute leur place.
Deuxième acte : les com
mentaires. Ceux-ci sont
réalisés par des spécia
listes qui se sont livrés à
un travail délicat : pré
senter des thèses souvent
complexes, particulère
ment chezles mutazilites
et les philosophes,et les
expliquer de la manière
ISLAM I Lire et comprendre
la plus claire et la plus
neutre possible. Notre but
n'est en effet ni de juger
de la validité d'un auteur
ou d'un courant,ni d'in
fluer le lecteur. li est,au
contraire,de l'aider à dé
passer les partis pris et la
complexité des textes
pour mieux les appré
hender et avoir ensuite
l'envie d'aller plus loin.
C. G.
Détail de
la mosquée
Seyyed,
Ispahan {Iran).
Le Point Hors-série n°
3 1 Novembre-décembre 2005 1 7
7.
8. ISLAM I Introduction
La pensée islamique est traversée de paradoxes :
élaborée en langue arabe par des intellectuels persans
puisant aux sources grecques, elle connut son plus
grand retentissement hors de l'islam. Si elle ne parvint
pas à négocier le tournant de la modernité, ses avancées
rendirent possible les Renaissances occidentales.
PENSER
EN ISLAM
Rémi Brague,
professeur de
philosophie arabe
et médiévale à Paris-1,
et de philosophie des
religions à l'université
de Munich.
Parmi ses dernières
publications,
LaSagesse du monde
(Le Livre de Poche,
2002), Introduction
au monde grec
(Éditions de la
Transparence, 2005)
et La Loi de Dieu
(Gallimard, 2005).
Par Rémi Brague
L
e plus ancien fait dans l'histoire de
l'islam que l'onpuissedater de façon
incontestable est, au vue siècle, la
conquête du sud de la Méditerranée, du
Moyen-Orient et de l'Iran par des tribus
parties d'Arabie. Il semble s'être formé
ensuite, à partirdesannées 1980 du même
siècle, une religion qui re-
conquérants laissèrent le système ad
ministratif en place. Ils n'intervinrent pas
non plus dans les querelles entre Églises
chrétiennes. Les conquérantsarabes for
maient une minceélite militaire. Elle coif
fait des pays qui depuis plusieurs siècles
avaient adopté soit le christianisme soit,
en Iran, la religion de
fusait d'associer au Dieu
unique et créateur que
tout le monde acceptait
des divinités intermé
diaires. Elle se rattachait
à unmessagereçuparMa
homet. Un Livre, le Coran,
en recueillit le contenu.
Jamais la philosophie
n'a connu en islam
Zoroastre* ou le mani
chéisme*, et étaienttous
saupoudrés de commu
nautés juives.
Les pays conquis, Sy-
ce phénomène
propre à l'Europe
l'enseignement
dans les universités.
En matière de religion,
les Arabes mirent en
place un système patient.
Pour les polythéistes, l'is-
lam ou la mort. Mais exis-
rie, Égypte, Mésopotamie, Iran, étaient
des régions de vieille civilisation. Leur
développement social et culturel était
très supérieur à celui de l'Arabie. Les
taient-ilsvraiment? Abandonner l'islam
était puni, en principe de mort. Pour les
« gens du Livre », juifs et chrétiens, la
conversion n'était pas obligatoire mais•
Le Point Hors-série n°
5 1 Novembre-décembre 2005 1 9
9. Introduction I ISLAM
Miniature issue
du Livre de Kali/a
et Dimna, d'lbn
al-Muqaffa'*,
x,v• s., Le Caire,
Bibliothèque
nationale.
,+ avantageuse: elle libérait d'un impôt spé
cial et de certaines vexations; elle per
mettait de s'élever dans la société. En
conséquence, il se forma en quelques
siècles une société à majorité musulmane.
Les nouveaux convertis apportèrent
avec eux bien des éléments de leur an
cienne culture : prières chrétiennes, ré
cits juifs sur les anciens prophètes, pra
tiques juridiques locales, tout cela se
retrouvedansles déclarations attribuées
à Mahomet (hadiths*). Endossées par le
Prophète, ces idées ou règles recevaient
une légitimité inouïe.
L'arabe, langue véhiculaire
Dans l'empire des califes, la langue de
communication et decultureétait l'arabe.
C'est dans cette langue qu'écrivirent les
grands intellectuels qui bâtirent la pen
sée islamique, et qui n'étaient que rare-
lémique contre le dualisme des mani
chéens, puis contre les« gens du Livre »,
enfin contre les innovations jugées« hé
rétiques », suscitaune disciplinespéciale,
le Kalâm* (cf p. 34). La théologie chré
tienne se propose d'explorer au moyen
de la raison le don que Dieu fait de soi.
LeKalâm cherche à défendrela tradition
en montrantqu'elleest plus plausibleque
ses adversaires. Sesthèmes centraux sont
la nécessité de la prophétie, l'authenti
cité de celle de Mahomet, la façon dont
elleabroge les messages précédents, l'ar
ticulation de la liberté humaine sur la
toute-puissance divine, la nature des ré
compenses etdespunitions après la mort.
Aristote au secours de l'islam
En Syrie et en Irak, comme en Géorgie et
en Arménie, on s'occupait depuis long
tempsde philosophie et de sciences. Les
médecinsarabeseurent besoin
des traités du médecingrec Ga
lien*,qu'ontraduisit. Aristote*
avait été traduit en syriaque,
la forme d'araméen qui était
pour les chrétiens lalanguede
L'œuvre d'Averroès
connut un immense
succès dans l'Europe
juive et chrétienne,
mais n'eut presque
aucune influence dans
la liturgie et de la culture. Les
besoins de la controverse mu
sulmane requirent la traduc
tion de ses oeuvres, en com
mençant par la logique. Sous
l'impulsiond'un noble mécène,
al-Kindî*, on synthétisa en
arabe le néoplatonisme un peu
diffus qui formait le fond de la
pensée des intellectuels de la
le monde musulman.
ment des Arabes de souche, mais très
souvent des Iraniens: ainsi Sîbawayh, le
premier grammairien, Bukhârî*, auteur
du premier recueil classique de hadiths,
l'historien Tabarî*, le premier à avoir
commenté tout le Coran. Quant à al
Bîrûnî*, savant universel, il disait qu'il
aimait mieux être engueulé en arabe que
flatté en persan!
La nouvelle religion dût se définir en se
distinguant de celles des populations
conquises. À partir du vm• siècle, la po-
région : des paraphrases de
Plotin* formèrent la Théologie
d'Aristote, des extraits de Pro
dus le Livre des causes.
Ces traductions furent !'oeuvre
de chrétiens des diverses confessions
présentes au Moyen-Orient. Elles furent
uneentrepriseprivée, sanssoutiende l'É
tat. Il faut dissiper la légende de la« Mai
son de la sagesse » de Bagdad: celle-ci
n'était pas un centre de traductions
d'oeuvres philosophiques, mais de pro
pagande pour la tendance théologique
que soutenaient les califes.
Un public cultivé de fonctionnaires
constitua la base sociale d'une florai
son littéraire et scientifique. Al-Fârâbî*
10 1 Novembre-décembre 2005 1 Hors-série n°
5 Le Point
10. (cf. p.62), Turc de culture persane, estbien
moins connu en Occident que ses suc
cesseurs Avicenne* (cf p. 64) et Aver
roès* (cf p.66), pour qui il était pourtant
la grande autorité. Il fut le premier à adap
ter et à commenter systématiquement les
œuvres logiques d'Aristote.Il réfléchit sur
la place du philosophe dans la cité deve
nue musulmane en s'inspirant de Platon.
Cependant, jamais la philosophie n'a
connu en islam ce phénomène propre à
l'Europe : l'institutionnalisation de son
enseignement dans les universités. Les
grands philosophes musulmans sont de
la taille des grands scolastiques de leur
époque ou d'après eux. Mais philosopher
n'est pas leur métier. Ils
ISLAM I Introduction
savoir.II faut aussiparler d'une stagnation
relative, non d'un recul absolu. L'empire
islamique a continué à s'étendre, aux Indes,
en Indonésie, en Afrique. Bien entendu, on
nes'est pas arrêté depenser. Des éléments
d'origine philosophique ontsubsisté.Ainsi,
les écoles de droit musulman ont intégré
un enseignementpréparatoirede logique
aristotélicienne. LeKalâm tardif a emprunté
à Avicenne. Et l'expérience mystique s'est
formulée en combinant deux idées fonda
mentales du philosophe grec Plotin, que
celui-ci distinguait: l'Un indicible, et l'in
tellect qui connaît toutes choses. Le sou
fisme (cf p. 74) est devenu ainsi une sorte
de « néoplatonisme pour le peuple » où
sont musiciens, médecins,
juristes. Ils font de la phi
losophie pendantleursloi
La pensée arabe s'est
refermée sur elle-même
sirs et ne l'enseignent que
au moment où elle a
de façon privée. La philo
sophie resta le fait d'une
très petite élite. En Eu
rope, la pensée des géants
fut répercutée par une ar
mée de « petits profs ». Elle
l'union à Dieu équivaut
parfois à une « disparition »
en Lui. On peut trouver
cette métaphysique un
peupauvre; cela nel'apas
empêché d'inspirer des
cessé de sentir le besoin chefs-d'œuvre de poésie
d'un contact avec
les sources grecques.
dans toutes les langues de
l'islam.
Dans l'ensemble, il reste
a pu imprégner théologiens, juristes et
médecins et donner à la pensée des grands
maîtres un relais social qui a manqué à
leurs confrères musulmans.
Les intellectuels de l'islam ne se sont
d'ailleurs pas occupés avant tout de phi
losophie ou de mystique. Ce qui intéres
sait le plus les musulmans du Moyen Âge
n'était pas forcément ce qui, aujourd'hui,
intéresse le plus les Occidentaux. Gardons
nous d'une illusion de perspective trom
peuse: ne confondons pas ce surquoinous
trouvons le plus de choses dans les librai
ries d'Europe (le soufisme*, avant tout) et
cesurquoiles musulmans écrivaient, voire
écrivent encore. Ce serait négliger l'im
portanceécrasantedu droit religieux (fiqh)
(cf p. 44) et des disciplines auxiliaires: tra
ditions sur le Prophète et biographies de
ceux qui les ont transmises ; exégèse du
Coran, grammaire; traités sur les diver
gences entre écoles juridiques...
Lapenséearabesembles'êtrelentement
ankylosée, environ à partir du XI" siècle. Il
faut certes nuancer le constat, varier à l'in
fini selon les régions et les domaines du
vrai que la pensée mu
sulmane a marquéle pas. Et qu'elle a man
qué plusieurs tournants que l'Occident
avait, plus ou moins laborieusement,
réussi à négocier: les grandes décou
vertes, la révolution astronomique et phy
sique, la lecture critique des livres sacrés.
Et ce n'est qu'au début du x1x• siècle que
l'Orient a utilisé l'imprimerie.
Causes de la stagnation
On s'est beaucoup interrogé sur les
causes de cette stagnation intellectuelle.
L'essor de l'islam au v11• siècle avait re-
distribué l'espaceéconomique mondial,
capté à son profit les circuits commer-
ciaux, mis en contact des régions jus
qu'alors séparées, remis en circulation
l'ordes tombeaux égyptiens etdes icônes
byzantines. Sa stagnation fut contempo
raine d'un arrêt dans la croissance éco-
nomique, au moment même où l'Europe
latine commençait un décollage qui ne
s'est pas arrêté depuis: croissance dé
mographique et innovations techniques
- donc gain de productivité- s'y provo
quaient mutuellement. -+
Le Point Hors-série n°
5 1 Novembre-décembre 2005 1 11
11. Introduction I ISLAM
• La prise de contrôle de l'Empire isla
mique par les Turcs fut décisive dans la
lutte contre Byzance, depuis leur victoire
à Mantzikert (1071) jusqu'à la chute de
Constantinople (1453). Mais ils servirent
de force de frappe à une orthodoxie cen
sée représenter la Tradition (Sunna*).
Les quatre grandes écoles de droit
(cf p. 52) s'accordèrent pour dire que
tous les problèmes devaient pouvoir être
résolus à partir des principes énoncés
par leurs fondateurs et qu'il n'était plus
nécessaired'innover. Ghazâlî* (cf p. 78)
a critiqué la philosophie, mais il a surtout
réalisé une synthèse du droit qu'il ensei
gnait et du soufisme qui s'étaitassagide
puis l'exécution de Hallâj* en 922. Ces
deux éléments de la vie musulmane ont
depuis lors cessé de s'opposer pour au
contraire se renforcer l'un l'autre. L'ob
servation stricte de la charia légitime et
leste la quête mystique; celle-ci vient à
son tour animer de l'intérieur l'accom
plissement des devoirs religieux en en ré
vélant le sens profond.
La pensée arabe s'estreferméesur elle
même au moment où elle a cessé de sen
tir le besoin d'un contact avec les sources
grecques. Elle crut avoir rattrapé et dé
passé les Grecs et donc pouvoir se pas
ser de puiser chez eux. Cette impression
n'était pas sans fondement : en mathé
matiques, en optique, en astronomie, en
médecine, les Grecs furent améliorés et
prolongés. Rhazès* put se permettre de
rassembler des « doutes » (difficultés)
contre le médecin Galien; Alhazen* fit
de même pour l'astronome Ptolémée*.
En philosophie, Avicenne représente
une lignede partagedes eaux ou une dé
claration d'indépendance. Le premier, il
rompit avec l'habitude de rédiger des
commentaires sur Aristote, sur lequel il
n'écrivit que quelques courtes « notes ».
Son œuvre digère la pensée aristotéli
cienne, traite des mêmes sujets que le
philosophe grec, mais de façon originale.
Après lui, philosopher, ce ne sera plus
lire Aristote, mais lireAvicenne. En Iran,
sa pensée se combina avec une revivis
cencedes traditions réelles ou imaginaires
de la Perse antique, pour former une « sa
gesse divine » restée vivace jusqu'au
xvme
siècle.
12 1 Novembre-décembre 2005 1 Hors-série n°
5 Le Point
Ifrîqiya
Averroès commenta plusieurs fois les
œuvres d'Aristote pour en décaper la
pensée des sédiments qui la couvraient.
Parallèlement, d'autres savants andalous
proposaient des hypothèses astrono
miques plus fidèles à la physique aris
totélicienne quecellesde Ptolémée. Cela
n'empêcha pas Averroès de soutenir des
théories puissamment originales, par
exemple en théorie de la connaissance.
Son œuvre connut un immense succès
dans l'Europe juive et chrétienne, mais
n'eut presque aucune influence dans le
monde musulman.
D'une langue à l'autre
Au Xle
siècle,l'Europe s'engageadansune
mutation profonde. Les progrès maté
riels exigèrent des techniques plusfines
on traduisit donc de l'arabe des traités
12. de médecine. Les papes lancèrent une
réforme intérieure de l'Église et en re
négocièrent le rapport avec l'Empire. Il
fallait aux deux adversaires des argu
ments juridiques. On redécouvrit donc
les grands recueils de droit de l'empe
reur Justinien (vie
siècle). À Bologne, on
les systématisa en une science déduc
tive. Il fallait pour cela des outils intel
lectuels plus fins que les deux traités
d'Aristote qui avaient été traduits par
Boèce*.
La demande créa l'offre: à Tolède, en Si
cile, à Salerne, on traduisit Aristote, à
partir de traductions arabes ou directe
ment à partir du grec. Et l'on traduisit
des penseurs musulmans. Ainsi, la Mé
taphysique d'Avicenne, dernier cri de
cette science, fut traduite avant celle de
son fondateur Aristote.
ISLAM Introduction
FOYERS HISTORIQUES DE LA PENSÉE EN ISLAM
Océan Indien
. .=
En 1148, ladynastiemarocaine des Al
mohades quiavaitprisle contrôle de l'Es
pagne mauresque avait placé leurs su
jets nonmusulmans devant le choix entre
la conversion, le martyre ou l'exil. Parmi
les juifs qui se réfugièrent en terre chré
tienne, Catalogne, Languedoc ou Pro
vence, certains emportèrent des textes
arabes, qu'ils traduisirent en hébreu,
langue de culture des juifs de ces régions
d'abord des œuvres juives de vie spiri
tuelle, puis Maïmonide*, qui avait ac
climaté la philosophie dans le judaïsme,
enfin des œuvres philosophiques dues à
des musulmans ou à des Grecs.
De deux côtés, donc, despensées venues
de l'arabe ou transitées par lui entrèrent
en Europe. Elles alimentèrent une de ces
Renaissances qui rythment, de façon quasi
ininterrompue, l'histoire européenne. •
Le Point Hors-série n°
5 1 Novembre-décembre 2005 1 13
13. Langue arabe ! ISLAM
Langle de la Révélation, comme il est dit à maintes
reprises dans le Coran, l'arabe s'est diversifié à mesure
que l'islà:m s'étendait. L'arabe classique, figé, a été
doublé d'une langue technique simplifiée, en même
temps que prospéraient les dialectes populaires.
L'arabe,
fondement de la pensée en islam
timportance de la langue dans la constitution
mentaledes Arabes est particulièrement mani
festedans le culte que vouaient les Arabes mé
diévaux à lapoésieantéislamique. Surtout durant les
quatrepremierssiècles, celle-ci aconstituéla source
fondamentale de leurs annales réglant les discus
sions sur leurs généalogies et sur leurs guerres, par
lant de leurs sciences, de leurs coutumes et de leur
histoire. Les esprits les plus religieux respectaient ce
monument de l'antiquité arabe (lajâhi/iyya). Des vers
étaient cités pour expliquer certaines expressions
rares de la parole de Dieu dans le Coran. À la diffé
rence de l'époque moderne qui pratique la poésie
libre, la poésie n'était alors pas un art frivole ou fa
cile, mais une discipline rigoureuse avec des règles
ardues et des mètres savants.
Une langue sauée etdivine
«Et il est, certes, une révélation du Seigneur des
mondes descendue[du ciel] par l'Esprit fidèle[...] en
langue arabe pure» (Coran, XXVI, 192-195).«Pure»
et non«claire», comme on traduit souvent, car le
langage du Coran est loin d'être clair; à preuve la
masse énorme de commentaires philologiques qui
ont été élaborés à son sujet. Il faut plutôt voir dans
cette phrase une réponse à la récrimination des
contemporains de Mahomet se plaignant que les
Arabes, contrairement aux juifs et aux chrétiens,
n'aient pas été gratifiés d'une révélation propre (VI,
155-156). Ainsi, en ne répétant pas moins de quinze
fois qu'il est«manifestement» en langue arabe, le
Coranenlèveà ces contestatairestouteéchappatoire
«Nous n'avons jamais envoyé aucun messager, si ce
n'est dans la langue de son peuple» (XIV, 4).
14 [ Novembre-décembre 2005 [ Hors-série n°
5 Le Point
PAR MARIE-THÉRÈSE URVOY*
Le croyant en déduit qu'il s'agit d'une révélation tex
tuelle, que le Coran est«lesparolesmêmes de Dieu».
l:arabe n'est donc pas une langue liturgique, comme
le latin pour le christianisme de jadis, mais bien la
langue sacrée et divine, celle-là même que Dieu a uti
lisée pour s'adresser à l'ultime prophète, pour une
ultime révélation, récapitulative de toutes les autres.
Avant l'islam, les Arabes parlaient divers dialectes;
cependant une languelittérairecommune, comprise
par tous, était utilisée dans les concours de poésie
dont le plus célèbre était celui de la foire annuelle
d'Ukaz, prochede La Mecque, enArabie. Cettelangue
devait être très proche des dialectes, mais aussi s'en
distinguer par les subtilités du vocabulaire, par les
inflexions et par les articulations de la syntaxe. La
sensibilité poétique etrythmique innée chezlesArabes
avait dû opérer une sélection progressive et systé
matique, retenant ce qu'il y avait de plus pur dans
tel dialecte, et de plus riche et imagé dans tel autre.
À en croire les grammairiensanciens, le dialecte qui
l'aurait emporté, au point de devenir une sorte de
«collecteur», aurait été celui des Qoraychites, la
tribu deMahomet. Rienne le prouve. Laraisonde ce
privilège attribuéà la langue desQoraychitesest sans
doute à chercher dans la jonction du thème de l'in
imitabilité du Coran (cf p. 22) et du privilège poli
tique accordé par l'islammajoritaireà la tribu du Pro
phète, telle l'idée quelecalifedevaitêtreissu de cette
tribu. Quant au premier thème, il a abouti à faire ad
mettre par la majorité des musulmans que, comme
le dit le célèbre historien Ibn Khaldoun* (cf p. 68),
«l'élégance inimitable du style du Coran est telle
ment grande qu'aucune intelligence ne saurait l'ap
précier complètement».
14. C'est dire la force et la complexité du lien entre la
forme de la parole et la pensée. Aussi Renan*, qui
contestait auxArabestouteoriginalité dans les disci
plines spéculatives, reconnaissait-il en revanche que
«[leur] génie s'est déployé dans la grammaire».
Spédallsatlon et éparpillement
LeCorans'estprésentéd'emblée comme un texte qu'il
fautmémoriser. Celaacontribuépuissammentà l'uni
formisation de lalanguesur le territoire où s'implantait
l'islam. En même temps que le Coran, toute une lit
térature religieuse se constitue, qui augmente la ri
chessedu langage. Par ailleurs, l'expansionarabehors
de la péninsule entraîne des brassages de populations
favorisant son unification. l'arabe devient ainsi une
véritable langue de culture. Mais si celle-ci s'impose
comme languenationale dans certainesrégions, elle
ne reste ailleurs qu'un moyen d'expression pour let
trés. Ainsi, très tôt, dès le v111' siècle, se manifeste une
distorsion entre la langue de culture, avec ses règles
et ses contraintes, et lapratique courante par des po
pulations quisubissent l'influence deleurparlerpropre.
Le trait le plus dominant est l'abandon du système de
flexion, caractéristique essentielle de l'arabe classique,
qui aboutit à ce qu'aujourd'hui l'apprentissage de la
langue littéraire par les étrangers se fasse sans les vo
calisations, ces voyelles courtes nécessaires à la défi
nition grammaticale.
Très tôt cependant, la langue littéraire a été doublée
d'une languesimplifiéequiestdevenuelemoyend'ex
pression écrite de minorités non musulmanes. Les tra
ductionsscientifiquesà partir du syriaqueou du grec,
faites surtout par des chrétiens, en même temps
qu'ellesontenrichi le vocabulairepardesaspects tech
niques jusqu'alors inconnus, ont facilité l'expansion
de cet arabe simplifié. Du persan, langue également
indo-européenne, l'arabe n'emprunte que des vo
cables; malgré de fortes personnalités, tel Ibn Mu
qaffa'* quisaitfondre un espritiraniendansuneforme
arabe, c'est plutôt le persan qui s'arabise et qui, tout
en conservant sa structure, emprunte à la langue de
l'islam près de la moitié de son vocabulaire.
Il y a donc un éparpillement de la langue en divers
niveaux : 1. - une langue littéraire fortement mar
quée par leCoran et quicontinueà seréféreraux mo
dèles poétiquesanciens tout enabandonnantquelque
peu leur exubérance lexicale; 2. - une langue tech
nique, trèssimplifiée; 3. - les divers niveaux du lan
gage populaire appelé dialectal.
l'évolution sociale et politique, avec l'affaiblissement
des Arabes et la montée en puissance des Persans et
des Turcs, accentue ce processus. Dès lesenvirons de
912 après J.-C., soit à la fin du 111' siècle de l'hégire*,
la langue classique reste réservée au domaine litté-
/
ISLAM I Langue arab.e
raire. Le respect de ses traits fondamentaux apparaît
même comme une marque de pédantisme, à moins
qu'il ne s'agisse d'une occasion solennelle(religieuse
ou artistique). Le mot 'arabiyya désigne désormais
un système codifiépar desspécialitésdu langage et,
du même coup, figé.
Les grammairiens arabes ont perçu leur objet comme
«un organismevivantauseinduqueljouent des forces
telles qu'un mot peut agir sur un autre et que c'est en
saisissantcetteactivité interne qu'on peut comprendre
ce qu'elle veut dire» (Roger Arnaldez). Lesmécanismes
propresà la langue permettent d'exprimer tout ce qui
doit être compris. Voyons quelques exemples mon
trant à quel point ils peuvent commander l'organisa
tion de la pensée etconditionnerlesréflexesde la com
munauté qui la parle ou s'y réfère.
Le plus frappant est l'appel islamique:«Allâh akbar »,
«Dieu(est) le plus grand». Il n'est formé que de deux
termesn'exprimant aucune actionpuisque sans verbe.
Mais le superlatifest obtenu par une forme adjective
intensive que la grammairearabea développéeà l'envi
avec une créativité débordante.
Lorsque le Coran dit : «Les croyants sont seulement
des frères» (LXIX, 10), il utilise une particule gram
maticale (innamâ), ni nom ni verbe, qui comporte un
sens exclusif mais aussi amplificateur, qui dynamise
la phrase nominale. Aussi l'exégète commente-t-il :
«pas de fraternitésaufentre les musulmans»; ce que
la communauté appliquera avec un grand scrupule.
EWpse et sens de la formule
Il en va de même pour le fameux cri : « Lâ illâh illâ a/
/âh »(«il n'y apoint de divinitésauJDieu»).Cetorrent
sonore fait de cascades de «l» (olim) et de voyelles
longues, «â» (a/if), saisit l'auditeur jusqu'à l'ivresse.
Maisle«sauf»(laparticuleillâ) chargeaussilaphrase
nominale d'un exclusivisme brutal. Dans ces trois
exemples, l'effet produitestgarantipardesparticules,
dépourvues defonctiongrammaticalequandellessont
isolées, tirant leur force de leur brièveté.
Aussi, tout enétantcapabledereprendreà soncompte
le raisonnement hérité des Grecs ou le genre de l'apo
logue venu de l'Inde, la production intellectuelle en
arabe garde une allure spécifique : la présentation
des idées cherche moins à satisfaire la spéculation
par des analyses graduées qu'à entamer la volonté
par des formules en pointe, procédant par allusion
etsuggestionplutôt que par des développements sui
vis, préférant le confort du dilemme à la complexité
du syllogisme, et aimant passer directement du prin
cipe à la conséquence.
* Marie-Thérèse Urvoy, professeur d'islamologie à l'Institut
catholique de Toulouse, auteur notamment de L'Orient chré
tien dans l'empire musulman {Éditions de Paris, 2005).
Le Point Hors-série n°
1 Novembre-décembre 2005 1 15
15.
16. C
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3
François
Déroche,
directeur d'études
à !'École pratique
des hautes études,
spécialiste de
l'histoire du livre en
Islam, auteur, entre
autres, du Coran
(PUF, 2005) et
du Livre manuscrit
arabe, préludes à une
histoire (BNF, 2004).
CORAN ET SUNNA I Introduction
L'islam s'appuie sur trois corpus : le Coran révélé
à Mahomet, la Sunna, compilation des hadiths,
paroles et gestes du Prophète, et le consensus des
docteurs de la Loi. Seul le Coran est incontesté,
même s'il se prête à bien des exégèses.
CORAN ET SUNNA
AUX SOURCES DE LA PENSÉE EN ISLAM
Par François Déroche
L
I islam repose sur le Coran, la Tra
dition (Sunna*) et le consensus
des spécialistes de laLoi. Texte fon
dateur, le Coran est dans son intégralité
laparolede Dieudictée par l'ange Gabriel
à Mahomet (cf p. 30) au cours de révé
lations qui sesont espacées sur une ving
taine d'années. Les versets coraniques,
groupés en sourates, ne sont pas organi
sés de manière à développer une argu
mentation. Ils ne prennent pas non plus
uneforme narrative, lesré-
Texte révélé, le Coran énonce une vérité
qui s'imposesans discussion à l'homme.
Mais parcequ'il n'est pas construit comme
un exposé systématique de la Loi, un cer
tain nombre de points restent obscurs,
soit qu'ils n'aient pas été évoqués du tout,
soit qu'il ait existé une contradiction entre
deux versets traitant de la même ques
tion. Sur ce point, un verset (li, 106) ap
porte d'emblée une solution : « Dès que
nous abrogeons un verset ou dès que
nous le faisons oublier,
cits étant brefs et généra
lement allusifs. Ils ne sont
enfin que partiellement re
groupés sur une base thé
matique. L'essentiel du
message est formé d'an
nonces et d'admonesta
tions: affirmation de l'exis-
Ni argumentation,
ni récit, l'essentiel
nous leremplaçons par un
autre meilleur ou sem
blable. » En outre, la diffi
culté du texte en certains
endroits est de nature à ré
clamer un effort pour en
cerner le sens. Un verset
(III, 7) quia suscité d'abon-
du message coranique
est formé d'annonces
et d'admonestations.
tence d'un Dieu unique
transcendant, invitation faite à l'homme
de se soumettre à lui dans la perspective
du Jugement dernier et confirmations ré
pétées de la mission de Mahomet. Une
part non négligeable du texte est enfin
constituée par des prescriptions légales.
dantsdébatsassure que le
Coran contient des « versets clairs » - la
basedu Livre - et d'autres « équivoques ».
Quels sont-ils? Les musulmans peuvent
ils ou non chercher à les comprendre?
Les premiers théologiens de l'islam fu
rentprincipalement préoccupés par les ,.
Le Point Hors-série n°
5 [ Novembre-décembre 2005 1 17
17. Introduction j CORAN ET SUNNA
C .... .
C
.,,J
! (A)
@1o,. .....
-+aspects juridiques et se passèrent de
toute approche spéculative dans l'étude
du Coran. En revanche, ils trouvèrent dans
les hadiths*, les « dits de Mahomet» - ma
tière de la Sunna-, des réponses aux ques
tions demeurées en suspens, essentielle
ment dans le domaine légal et moral.
L'exemple du Prophète
Une partsubstantiellede cet énorme cor
pus vise en effet à donner au croyant les
moyens de s'acquitter de ses obligations
envers Dieu en mettant son existence en
conformité avec le modèle parfait que re
présente le Prophète : « Vous avez, dans
le Prophète de Dieu, un bel exemple»
Très tôt, la question de leur authenti
cité est toutefois posée par les spécia
listes musulmans eux-mêmes, qui s'ef
forcent d'éliminer ceux qui paraissent
suspects; de fait, il était tentant (et facile)
d'inventer des hadiths pour étayer une
position, notamment dans le domaine du
droit. Plus près de nous, à la fin du
x1x• siècle, le grand arabisant lgnaz Gold
ziher a remis en cause de manière plus
large leur véracité, une position critique
qui prévaut toujours chez certains cher
cheurs contemporains. Troisième fonde
ment, le consensus des spécialistes de la
Loi vise à garantir la permanence de l'en
seignement du Coran et de la Sunnaqu'il
rend clair et décisif.
Comme on le voit, les deux
ensembles de textes quesont
Alors que le Coran est mis
par écrit vers le milieu
le Coran et la Sunna sont de
statut et de nature très diffé
rents. Bien que des hadiths
aientétéinvoquésparlespre
miers exégètes pour expli
quer le sens du Coran, ils ne
contiennent que ponctuelle
mentdeséléments de réponse
du vrre siècle, les hadiths
ne nous sont connus qu'à
travers des compilations
datant du rxe siècle.
(XXXIII, 21). Chaque hadith se présente
comme un rapportplus ou moins détaillé
relatant une parole ou un geste de Maho
met et remontant à une personnalité qui
en fut le témoin direct et l'a raconté à un
autre fidèle, lequel, à son tour, l'a trans
misàunepersonne bien précise, etc. C'est
par exemple au compagnon de Moham
med Abû Hurayra (mort en 678) que se
rattache la chaîne de transmission d'un
hadith qui ditque « le Prophète a défendu
d'appuyer sa main sur la hanche pendant
la prière» (dans le recueil de Bukhârî*
compilé vers le milieu du 1x• siècle).
Alorsque le Coranestmis parécritvers
le milieu du vu• siècle, les hadiths, dont
la circulation, l'étude et l'utilisation par
des savants musulmans semblent re
monter à la fin de ce même siècle, ne nous
sont connus qu'à travers des compila
tions largement postérieures (lx• siècle).
Leur reconnaissance en tant que second
fondement de l'islam après le Coran est
l'œuvre du grand juriste al-Châfi'î*.
àcertainesquestionsthéolo
giques essentielles - la pré
destination, par exemple.
À partir du milieu du vu!° siècle et du
rant le 1x•, les traductions en arabe des
philosophes grecs firent découvrir à l'is
lam des possibilités nouvelles d'inter
préter le monde et lestextes. Des esprits
qui ne se satisfaisaient pas des explica
tions des tenants intransigeants de la Tra
dition commencèrent à adapter les
concepts issus de !'Antiquité: certains
empruntèrent desméthodes, d'autres pro
posèrent des synthèses plus ambitieuses.
Liberté ou prédestination
Assez rapidement, sous les Omeyades
(fin v11•-début vm• siècle), la question de
la liberté de l'homme a donné lieu à des
discussions qui tiraient du Corandes ar
guments contradictoires. Le débat op
posait ceux qui adhéraient à l'idée selon
laquelle les destins individuels étaient
inscrits de toute éternité dans le plan di
vin, à d'autres qui objectaient que Dieu,
dont le Coran proclamait la miséricorde,
ne pouvaitpaspunir ou récompenser des
18 1 Novembre-décembre 2005 1 Hors-série n°
5 Le Point
18. hommes pour des actes dont la décision
in fine ne leur appartenait pas. Les se
conds, tenants de la théologie rationnelle
(kalâm*), faisaient une place à la raison
et aux méthodes de la philosophie
grecque; les premiersse recrutaient parmi
les spécialistes musulmans des hadiths
et trouvaient dans la Sunna des hadiths
qui constituaient autant d'arguments en
faveur de la prédestination.
Des penseurs musulmans tentèrent de
réconcilier philosophie et Révélation.Sur
un certain nombre de points toutefois,
comme l'immortalité de l'âme ou la créa
tion du monde, leur effort ne parvint pas
à rendrecomptede l'enseignement du Co
ran. La question du caractère créé ou in
créé du Coran cristallisa au IXe
siècle l'op
position radicale et féroce entre les
promoteursdu kalâm et ceux qui, comme
Ibn Hanbal*, récusaient touteautresource
à la Loi que le Coran et la Sunna, et mani
festaient une profonde suspicion vis-à-vis
de méthodes d'origine étrangère.
CORANETSUNNA j Introduction
Parce que les musulmans « ordonnent ce
qui est convenable et interdisent ce qui
est blâmable» (IX, 71), ilstrouventdans le
Coran etlaSunnaun enseignementqui leur
permet de vivre de manière à atteindre le
but ultime du croyant, l'agrément de Dieu
et sa récompense dans l'au-delà. L'accent
est davantage mis sur les actes qui per
mettent de parvenir à ce but ou qui sont
déconseillésquesur une définition du bien
ou du mal.Dans le Coran, source de la Loi,
leséléments d'un code apparaissent à côté
d'injonctions formant l'ébauche d'une mo
rale. Semblablement, biendes hadiths trai
tent de points d'éthique et de problèmes
juridiques. Les uns et les autres consti
tuent un tout pour les fidèles. Le Coran
propose une sagesse (hikma) qui ne se li
mite pas à un catalogue des bonnes et des
mauvaises actions, l'injonction morale
étant souvent suivie d'une invitation à ré
fléchir. Cette éthique aux contours parti
culiers est demeurée largement en dehors
de la réflexion des philosophes.•
École islamique,
Coran, Chantilly,
musée Condé.
Le Point Hors-série n°
5 1 Novembre-décembre 2005 1 19
19. Clés de lecture I CORAN ET SUNNA
a:
-
....
:z
...
:li
E
=
u
...
....
Le prophétisme
gu'est que le Coran? Le
textesacrédel'islamest
d'abord une somme de
v à croire et un code de
préceptes à appliquer, mais il
est aussi un discours sur lui
même, sur l'histoire, sur les re
ligions et sur Mahomet. C'est
sur cette base que vont se dé
velopper au sein de l'islam la
réflexion et les sciences, reli
gieuses ounon.Le premier ver
set cité (li, 177), qui contient
virtuellement le dogme, le ri
tuel et l'éthique du Coran, in
clut aussi le devoir de croire
aux prophètes antérieurs à Ma
homet, selon une perspective
qui dessine une histoire reli
gieuse de l'humanité.
Histoire de la Révélation
Depuisla Genèse, Dieun'acessé
de lui envoyer des prophètes.
Chacun, dans la langue de son
peuple, lui a adressé le même
message divin : le créateur est
un; l'humanité a des devoirs
envers Lui.De cette succession
de prophètes, le Coran ne men
tionne que quelques-uns : Adam
puis Noé, Abraham, Moïse, Sa
lomon, David, Jésus... Ce dis
cours apparaît moins comme
une histoire du salut que
comme celle de la Révélation
et d'une certaine unité des re
ligions. Il revendique un héri
tage religieux. Mieux, il le
confirme.Maissi Mahomet pré
tend appartenir au cycle des
prophètes sémitiques, il intro
duit une différence fondamen
taleavecla tradition judéo-chré
tienne : il élève Abraham au
rang de patriarche des musul
mans, de fondateur de l'islam.
Abraham, patriarche des musulmans.
Cette théorie de la révélation
sera le point de départ d'une
double investigation.D'unepart
les hadiths*, censés témoigner
des paroles etdesgestes de Ma
homet, suppléerontlessilences
de la révélation par quantité
d'anecdotes, puiséesnotamment
à la tradition juive, brodant une
histoire sacrée imprégnée de
merveilleux. D'autre part, des
tentativesd'histoire universelle,
selon les critères de la science
médiévale, amalgameront les
données coraniquesaveccelles
des peuples convertis en de
grandioses synthèses comme
celle d'un Tabarî*.
Quels seront maintenant le rôle
et la place de Mahomet par
rapport à ses prédécesseurs?
Il n'est, comme eux, qu'un
avertisseur, porteur du même
message; mais il est surtout
le dernier. Telle est du moins
l'interprétationclassique d'un
verset (XXXIII, 40), selon le
quel Mahomet est le« sceau »
des prophètes. Il clôt avant la
findu monde lecyclede la pro
phétie.Cette interprétation est
rejetée toutefois par nombre
de mouvements sectaires et
messianiques. Ainsi, selon le
20 1 Novembre-décembre 2005 1 Hors-série n°
5 Le Point
mystique Ibn 'Arabî (cf p. 80),
ce verset affirme simplement
que Mahomet est venu ap
porter la dernière loi divine à
l'humanité. Laissant entendre
que l'inspiration divine ne dis
paraît pas après lui, le grand
théoricien du soufisme* jetait
un pont avec l'idée chiite* de
l'imamat (cf. p.88).
D'autre part, si le Coran n'ins
taure pas de hiérarchie entre
les prophètes, la Tradition
(Sunna*) a enrichi le portrait
de Mahomet de traits nouveaux
qui font de lui le« meilleur des
envoyés»: il parachève l'œuvre
de ses prédécesseurs, et il est
le premier des hommes dans
l'ordre de la création.
Un texte énigmatique
Enfin, le Coran se veut la réca
pitulationde toutes les révéla
tionsprécédentes.Mais il reste
souvent concis, allusif, voire
énigmatique. Aussi a-t-il sus
cité un vaste mouvement in
terprétatif. L'apport des civi
lisations étrangères y fut es
sentiel, et les sciences spéci
fiques du texte coranique mi
rentaupointune méthodologie
qui servit aux autres disciplines
non religieuses. Cette repré
sentation musulmane du Co
ran et de Mahomet n'a pas peu
contribué à ouvrir l'Islam, en
tant que civilisation, vers l'ex
térieur. En même temps, la
place éminente accordée au
livre sacré et à Mahomet suffit
à expliquer pourquoi la com
munauté religieuse s'est édi
fiée exclusivement sur cesdeux
composantes.
Mohyddin Yahia
20. CORAN ET SUNNA Prophétisme
...
<< Mahomet est l'envoyé de Dieu
et le sceau des prophètes >>
�
><
...
�
...
....
•
Être pieux ne signifie point tourner vos
E visages vers l'orient ou vers l'occident.
:r,2
Est pieux l'homme qui croit en Dieu et
au Dernier Jour, aux anges, aux Écritures, aux
prophètes; l'homme qui, pour l'amour de Dieu,
donne ce qu'il possède à ses proches, aux or
phelins, aux pauvres, auxvoyageurset aux men
diants ainsi que pour racheter les captifs;
l'homme qui prie, donne l'aumône, observe la
foi jurée, demeure constant dansl'adversité, le
malheur, et face à la violence. Voilà l'homme
sincère, voilà l'homme qui craint Dieu!
CORAN, Il, 177
Ce furent toujours des hommes, commetoi, que
Nous envoyâmes comme prophètes inspirés
dans leurs cités. [...] Il est, dans les récits de
ces prophètes, un salutaire enseignement pour
les hommes doués de réflexion.Ce n'est pas un
propos qui puisse être démenti; bien au
contraire, c'est une confirmation des révéla
tions antérieures, un exposé détaillé sur toute
choseet une miséricorde pourceux qui croient.
IBIDEM, XII, 109 ET 111
Il ne t'est révélé que ce qui fut révélé aux en
voyés qui t'ont précédé[...].
IBIDEM, XLI, 43
Lorsque Abraham eut élevé avec Ismaël les as
sises du temple [de la Kaaba], ils dirent : « ô
Seigneur[...], fais de nous des musulmans, et
de notre descendance une communauté mu
sulmane. [...J Suscite parmielle un envoyéissu
d'elle qui leur récite tes versets, lui enseigne
!'Écriture et la Sagesse, et la purifie. Tu es le
Sage et le Tout-puissant! » [...J Certes, Nous
[Dieu] avons élu Abraham en ce monde, et il
sera au nombre des saints dans l'au-delà. Dès
que son Seigneur lui dit : « Sois musulman!», il
répondit : « Je me soumets au Maître de l'uni
vers...» Et lorsque Jacob fut près de rendre
l'âme, ses enfants dirent : « Nousadorerons ton
Dieu, le dieu de tes pères, Abraham, Ismaël et
Isaac, dieu unique. À Lui nous serons soumis
[musulmans].»
IBIDEM, Il, 127·133
Car c'est à toi [Mahomet] que Nous avons fait
descendre ce Livre où toute.chose se trouve
éclairée, et qui est aussi un guide sûr, une mi
séricorde et une annonce heureuse pour les
croyants.
IBIDEM, XVI, 89
Mahomet n'est le père d'aucun d'entre vous,
mais l'envoyé deDieu et le sceau des prophètes
[ ...].
IBIDEM, XXXIII, 40
Des gens vinrent unjour demander au Prophète
« Quand as-tu assumé ta charge de prophète?
-Alors qu'Adam était encore entre l'esprit et le
corps», répondit-il.
D'après Ibn 'Abbâs: « Je[Mahomet] suis le pre
mier des hommes dans la création et le dernier
dans la mission [prophétique].J'étais le servi
teur de Dieu et le sceau des envoyés alors
qu'Adam était encore dans son argile. [...]
Lorsque Dieu créa Adam, je fus transféré à sa
descendance et jedescendissur terre.Puisj'ap
partins à la descendance de Noé et je fus placé
dans l'Arche. Je ne cessai de passer dans les
matrices les plus pures jusqu'à ce que je vienne
au monde engendré par mes deux parents.»
TIRMIDHÎ*, LA SOMME AUTHENTIQUE
Abû Hurayra rapporte le propossuivant de l'en
voyé de Dieu: « Telle est par rapport aux pro
phètes qui m'ont précédé, la parabole qui s'ap
plique à moi : un homme a construit une
magnifique maison, sauf qu'une pierre manque
à l'un des angles. Les gens viennent la visiter,
tournent autour et admirent sa beauté, tout en
disant : "Mais pourquoi donc cette brique
manque-t-elle ici?" Cette pierre, dit le Prophète,
c'est moi, et je suis le dernier des prophètes. »
MUSLIM IBN AL·HAJJÂJ*, LA SOMME AUTHENTIQUE
(TRADUCTIONS ORIGINALES DE MOHYDDIN YAHIA)
Le Point Hors-série n°
5 1 Novembre-décembre 2005 1 21
21. Clés de lecture I CORAN ET SUNNA
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&
=
c..:»
....
....
L'inimitabilité du Livre
P
ersuadés que le Coranest
la parole divine, les mu
sulmans tiennent celle-ci
pour parfaite et estiment qu'au
cun autre texte ne peut l'éga
ler. Àpartir du me siècle de l'hé
gire*, cette conviction prit la ·
forme d'un dogme : le carac
tère inimitable (i'iâz) du Coran.
Ce dogme ne s'est toutefoispas
imposé avec tant de rigueur
dèsl'origine. Aune
siècle de l'hé
gire, les premiei:s théologiens
mutazilites* (cf p. 34) n'ad
mettaient le principe de l'ini
mitabilité que pour le fond du
texte sacré, non pour la forme.
Il existe par ailleurs quelques
tentatives audacieuses pour
surpasser la qualité littéraire
du Coran ou la mettre en
doute: celles d'lbn Muqaffa'*
et de Mutanabbî*, que d'au
cuns tiennent pour le plus
grand poète arabe, et surtout
celle du libre penseur Ibn al
Râwandî*, qui n'hésita pas à
écrire au nom de la raison un
pamphlet contre le Coran.
Le Coran, miracle absolu
Affirmer que le Coran était au
dessus des forces humaines
était une manière de défendre
lareligion. Mahometavaitreçu
unlivre venu d'en haut: il était
donc unenvoyé de Dieu.C'était
aussi prétendre que le Coran
tenait du miracle, alors que les
religions concurrentes repro
chaient à l'islam d'en être dé
pourvu. Le dogme de 1'iJâz his
sait ainsi l'islam au niveau des
« religions vraies ». Mais tous
les miracles ne se valent pas.
Un simple prodige ne peut être
comparé au miracle suprême
de Mahomet qui n'est autre...
que le Coran lui-même.
Restait à prouver le caractère
exceptionnel de la Révélation
coranique. L'islam fut ainsi
amené à préciser la définition
de miracle. C'estd'abordce qui
rompt le cours naturel des
choses que Dieu a établi et qu'il
peut suspendre : un phéno
mène miraculeux est le signe
de son intervention dans l'uni
vers. Mais un miracle est aussi
ce qui authentifie la mission di-
vine d'un Prophète.Pour Jésus,
la marche sur les eaux; pour
Moïse, le bâton transformé en
serpent. Les recueils de ha
diths* comme celui de Bu
khârî* attribuent également à
Mahomet des miracles: l'eau
quijailliten abondance d'entre
ses doigts, la lune qui se fend
en deux, etc. Mais ces prodiges
auraient très bien pu être
l'œuvre d'un magicien, ce
qu'avaient d'ailleurs insinué les
Mecquois hostiles, accusations
que le Prophète avait repous
sées énergiquement.
Les théologiens du ne siècle de
l'hégire durent donc chercher
ailleurs le miracle, signe de la
22 1 Novembre-décembre 2005 1 Hors-série n°
5 Le Point
prophétie (âya), dans son in
humanité. Le vrai miracle était
dans ce qui n'était pas au pou
voir de l'homme d'accomplir,
fût-il magicien: quelque chose
comme un défi jeté à ses
contemporains qui, impuis
sants à le relever, prouvaient
ainsi par défaut que Mahomet
était Prophète. Ce quelque
chose est le Coran.
Mais en quoi celivre écrit dans
une langue humaine - fût-elle
inspirée - était-il suprahumain,
Tous les miracles
ne se valent pas.
Un simple prodige
ne peut être comparé
au miracle suprême
de Mahomet qui
n'est autre... que
le Coran lui-même.
miraculeux et inimitable? Les
chrétiens et les juifs ne reven
diquaient rien de tel pour leurs
Écritures. C'est ce que les mu
sulmans, par l'examen minu
tieux dutexte coranique, s'ap
pliquèrent à vouloir démontrer,
au prix d'une abondante litté
rature. Ainsi cet extrait de Ba
qillânî*, un classique du genre.
Son argumentation? Il est pos
sible, en analysant les chefs
d'œuvre dela littérature arabe,
de déceler qu'il s'y mêle inva
riablement quelque imperfec
tion quant au style ou à l'har
monieentrele fond et la forme.
Le Coran, au contraire, ne tra
hit aucune faiblesse. M. Y.
22. CORAN ET SUNNA lnimitabilité
<< Le Coranest au-delà de ce que
l'imaginationpeut concevoir>>
....
....
>C
....
....
....
....
•
[...] Gardez-vous d'associer à Dieu, en
connaissance de cause, des divinités.
Si vous avez des doutes sur le message
que Nous avons révélé à notre serviteur, ap
portez donc une sourate semblable à ceci et in
voquez alors comme témoins celles-là même
que vous associez à Dieu. Si vous ne le faites
point - et vous ne le ferez point - redoutez un
Feu dont les hommes seront l'aliment[...].
CORAN, Il, 22-
24
Dis:« Si les hommes et les génies s'unissaient
pour produire une œuvre semblable à ce Co
ran, ils n'y parviendraient pas,dussent-ils y em
ployer tous leurs efforts réunis.»
IBIDEM, XVII, 88
Si un océan tout entier se muait en encre pour
transcrire les paroles de ton Seigneur, l'encre se
tarirait avant qu'elles ne s'épuisent, quand bien
même Dieu yajouterait une mer aussi immense.
IBIDEM, XVIII, 109
Quoi d'étonnant pour les mortels qu'ayant ins
piré un des leurs, Nous lui ayons dit:« Avertis
les hommes,annonce pour leur plus grande joie
qu'ils jouiront, s'ils croient, d'un privilège cer
tain.» Les incroyants se sont écriés:« Voilà bien
un magicien manifeste!»
IBIDEM, X, 2
D'après Jâber:« Nous avions grandement soif
le jour où fut conclu le pacte de Hudaybiyya.
Un petit bol se trouvaitalorsdevant le Prophète
et, lorsqu'il eut achevé d'en utiliser l'eau pour
se purifier, nous nous précipitâmes vers elle à
notre tour."Qu'avez-vous donc?" demanda-t-il.
Nous répondîmes: "Nous n'avons pas d'eau
pour nous purifier ni pour boire, si ce n'est celle
que tu as utilisée."
« Il introduisit alors sa main dans le bol et nous
vîmes l'eau couler entre les doigts du Prophète
comme autant de sources. Chacun de nous s'y
désaltéra et fit ses ablutions avec.»
Je[le compagnon qui interrogea Jâber] deman
dai:« Combien étiez-vous?- Même si nous avions
été une centaine de milliers, l'eau était tellement
abondante qu'elle nous aurait suffi.Nous étions
quinze cents hommes », répondit Jâber.
BUKHÂRÎ, SAHÎH
[...] Certains disent que le caractère inimitable
du Coran se déduit des chapitres sur les figures
de rhétorique que nous avons citées. Mais telle
n'est pas notre opinion. En effet, ces procédés
[...] peuvent être acquis par la pratique et l'ef
fort soutenu.Il en va de même de lapoésiesil'on
est doué pour elle et qu'onconnaît lesvoiespour
en composer.Quelle que soit la manière de clas
ser ces procédés, nous maintenons que le ca
ractère inimitable du Coran ne peut être repro
duit par aucun homme. Beaucoup de poètes
modernes font en effet de grands efforts pour
s'assimilerlestechniques dela poésie [...] comme
Abû Tammâm par exemple dans son poème rimé
par la lettre « 1 ». Or, des spécialistes de la litté
rature y ont relevé l'emploi blâmable et artificiel
des figures de rhétorique et de la composition.
[...] Certes Buhturî, quant à lui, ne place pas si
haut la paronomase dans ses poèmes, et ce n'est
qu'en de rares occasions qu'il fait usage de
moyens artificiels.La paronomase, chez lui, sait
rester belle, élégante, raffinée. Il en va de même
pour l'antithèse et les autres figures de style.Et
malgré cela, il n'arrive pas à atteindre la perfec
tion, tout comme elle futrefuséeaux plus grands
poètes anciens. Nous allons montrer cela dans
un chapitre séparé qui comparera la beauté rhé
torique de ces poètes à celle du Coran. Ce sera
notre voie pour prouver le caractère inimitable
du Coran.[...] Il t'apparaîtra que[...] la rhéto
rique, ne rompt en aucune manière le cours ha
bituel du langage; mieux, elle peut faire l'objet
d'une étude,[...] de même que l'art de la com
position.[...] Au contraire, quiconque ambi
tionnerait de rivaliser avec le Coran ne trouve
rait [...] aucune voie toute tracée : ni vers
extraordinaire, ni maxime bien connue, ni idée
brillante, ni terme rare.[...] Quant à la compo
sition du Coran, elle est au-delà de ce que l'ima
gination ou l'esprit peuvent concevoir; on ne
saurait l'apprendre, ni se l'approprier.
BAQILLÂNÎ, LE CARACTÈRE INIMITABLE DU CORAN
(TRADUCTIONS ORIGINALES DE MOHYDDIN YAHIA)
Le Point Hors-série n°
5 1 Novembre-décembre 2005 1 23
23. Clés de lecture I CORAN ET SUNNA
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....
...
L'exégèse coranique
L
'activité intellectuelledes
musulmans, pendant les
deux premiers siècles
après Mahomet, fut presque ex
clusivement dominée par des
investigations autour du Co
ran.Ellesdébouchèrent sur des
sciences typiquement isla
miques, qui devinrent bientôt
autonomes : lectures et va
riantes coraniques, lexicogra
phie, grammaire de la langue
arabe, droit, étude des tradi
tionshistoriques relatives à l'is
lam primitif et au Prophète.
Chaque grand commentaire
classique du Coran ne manque
pas de les mettre à contribu
tion. Grâce à elles, il est tout
autantune élucidation du sens
des versets qu'un commentaire
du livre sacré.
Sens multiples
L'exégèse coranique (tafsîr) ré
pondait à un besoin qui s'était
fait sentir dès les premières
conquêtes. Qu'ils soient arabes
ou convertis, les musulmans
se heurtaient aux obscurités
du texte. Celles-ci tenaient à
plusieursfacteurs. Selon le ver
set 7 de la sourate III, le Coran
divise son propre contenu en
révélations muhkam (claires,
précises) et mutashâbih (équi
voques ou analogues), favori
sant ainsi la pluralité des in
terprétations. De plus, l'arabe
étant unelangue souvent étran
gèreaux convertis, le Coran de
vait nécessairement leur être
expliqué. Les Arabes eux
mêmes, quand ils étaient ins
tallés hors de leur patrie, com
mençaient à perdre la langue
du Coran dans toute sa pureté
et nesaisissaient plus bien des
constructionset destermes qui
étaient compréhensibles au mo
ment où ils furent révélés.
On distingue donctroisgrands
types de commentaires, selon
qu'ils fondent l'explication sur
des autorités antérieures, sur
l'opinion personnelle (ray*)
du commentateur ou sur des
renvois à d'autres parties du
Coran. En fait, aucun com
mentaire ne se réduit à un seul
de ces trois types d'explication,
il les contient toutes dans des
proportions variables.
e Coran divise
son propre contenu
en révélations muhkam
(claires) et mutashâbih
(équivoques),
favorisant la pluralité
des interprétations.
L'extrait ci-contre est tiré du
tafsîr deTabari*, premier grand
exégète du Coran dont l'œuvre
est à la source de la plupartdes
commentaires. L'auteur y dé
fendavec forcel'idée que ceux
ci doivent se baser sur l'auto
rité par excellence : les dires
du Prophète ou ceux de la gé
nération suivante. Le Prophète,
en effet, avait parfois lui-même
fourni des explicationssur cer
tains versets, maispas surtous.
Pour le reste, pensait-on,
d'utiles éclaircissements se
trouvaient dans tout ce qui
avait été rapporté delui ou sur
lui. En effet, il était réputé com
prendre en profondeur le Co
ran et n'avait pas manqué de
24 1 Novembre-décembre 2005 1 Hors-série n°
s Le Point
vivre conformément à sa Loi.
Cette méthode eutla faveur des
milieux dévots. Ainsi le tafsîr,
très connu en islam, de l'his
torien Ibn Kathîr*, typiquedu
genre, est essentiellement un
résumé de celui de Tabarî.
Mais personne n'a jamais limité
son interprétation à la tradi
tion. L'opinion personnelle, le
ra'.Y, ne fut jamais évincée. Il fut
même brillamment illustré au
me siècle de l'hégire* par cer
tains penseurs du mouvement
mutazilite* (cf. p. 34), mais
aussi beaucoup plus tard par
des théologiens orthodoxes,
tels qu'al-Râzî*, qui produisit
le tafsîr le plusfameux du genre,
Les Clés de l'invisible.
L'opinion du commentateur
Prenons un seul exemple. Le
Coran affirme dans la sourate
VI, verset 103, qu'il est impos
sibleaux hommes de voir Dieu.
Dans un autre passage (LXXV,
22-23), il est dit au contraire
qu'au jour de la résurrection,
« les visages seront brillants,
regardantleur Seigneur». Com
ment interpréter l'un et l'autre
passage? Tabarî, qui s'appuie
sur la tradition, résout la
contradiction entre les deux
versets en invoquant le fait que
le Prophète déclara un jour que
tous les hommes, lors du Ju
gement dernier, verront leur
Seigneur « aussi clairement que
la lune lors d'une nuit de pleine
lune ». Les mutazilites, au
contraire, s'appuieront sur le
premier verset pour juger que
le second doit recevoir une in
terprétation métaphorique.
M.Y.
24. CORAN ET SUNNA Exégèse
....
1-
>C
....
<< Le Coran contient des passages
dont seul Allâh possède la science>>
1-
....
....
•
« Ces prophètes étaient nantis de
preuves évidentes. Ils apportaient des
Écritures. Nous te révélons de même
ce Livre afin que tu expliques clairement aux
hommes ce qui leur a été révélé, dans l'espoir
qu'ils en méditent le sens» (Coran, XVI, 44).
Le Coran contient des passages dont on nepeut
saisir la signification que grâce aux explications
de !'Envoyé d'Allâh: ce sont des passages où
sont formulés les différents ordres divins, l'obli
gatoire, le recommandé et l'orientation spiri
tuelle, ainsi que les divers interdits, les droits,
les limites à ne pas transgresser, la portée des
obligations, les normes à respecter dans les re
lations humaines et tant d'autres statuts dont
seul !'Envoyé peut nous expliquer la nature et
la signification. Il n'est pas permis de parler de
ces passages sans fonder ce que l'on en dit sur
les explications et les éclaircissements que le
Prophète lui-mêmea donnés sur ces questions.
Le Coran contientégalement des passages dont
seul Allâh, !'Unique, possède la science: ce sont
les passages qui concernent les époques à ve
nir, les temps ultimes, !'Heure Dernière, le mo
ment où l'on « soufflera dans le Cor » de la Fin
des temps et où Jésus redescendra [du cielJ. Le
Prophète lui-même ne pouvait pas dire à quel
moment aura lieu tel ou tel événement de cet
ordre car Allâh seul en a la science comme Il le
lui adit dans ce verset [suit la citation de la sou
rate VII, verset 187]. La seule chose que le Pro
phète pouvait indiquer à ceux qui l'interro
geaient àcesujet, c'était certaines des conditions
dans lesquelles se produiraient ces événements.
Le Coran contient également une partie com
préhensible pour quiconque est versé dans la
langue arabe. Parexemple, dans le verset: « Lors
qu'on leur dit : "Cessez de semer partout le
désordre", eux de répondre: "C'est la cause du
bien que nous servons"» (Coran, II, 11), les no
tions d'ifsâd (corruption) et d'islâh (réforme,
amélioration) [employées dans ce verset] sont
claires pour quiconque connaît la langue arabe,
même s'il ignore par ailleurs à quoi Allâh veut
les appliquer. Il en est encore de même pour les
autres notions premières attachées aux mots
utilisés dans le Coran, à moins que le Coran ou
le Prophète n'aient utilisé un mot ou une ex
pression dans un sens différent de son sens
commun en arabe, auquel cas il n'est pas per
mis de ne pas tenir compte de cette acception
particulière.
Le Prophète lui-même a dit : « Le Coran est des
cendu selon quatre aspects: le licite et l'illicite
qu'il n'est permis à personne d'ignorer; ce qui
peut être expliqué par les Arabes; ce qui peut
l'être par des savants, et enfin les versets mu
tashâbih que nul ne connaît hormis Allâh. Celui
qui, en dehors de Lui, prétendrait en posséder
la science serait un menteur. »
Le Prophète a d'ailleurs mis en garde contre les
interprétations du coran selon le point de vue
individuel (ra'.Y). Abû Bakr [le premier calife] a
dit:« Quelleterre me porteraet quel ciel m'abri
tera si, à propos du Coran, je dis des choses
que j'ignore?»
Ces données traditionnelles confirment ce que
nous disions, à savoir qu'il n'est permis à per
sonne d'interpréter selon son propre point de
vue (individuel) les versets coraniques dont
l'interprétation (véritable) ne peut être connue
que grâce aux explications du Prophète lui
même. Celuiqui donnerait de telles interpréta
tions serait dans l'erreur quand bien même ce
qu'il dirait serait juste en soi, car dans ce cas
la justesse de son interprétation serait le ré
sultat accidentel de la conjecture et de la sup
positionau lieud'être fondée sur une certitude
et une science véritable. Dans ce cas, il parle
rait de la religion d'Allâh par conjecture, ce
qu'Allâh a interdit à se serviteurs : « Dis:"Mon
Seigneur interdit seulement de se livrer à des
actes honteux, manifestes ou cachés, de com
mettre le mal, d'user injustement de violence.
Il interdit qu'on Lui prête des égaux que Lui
même n'a point accrédités, et enfin de rien in
férer de Lui qu'on ne sache de science certaine."»
ÎABARÎ, COMMENTAIRE OU CORAN
UÂMI' AL·BAYÂN FÎ TAFSÎR AL·QUR'ÂN), PRÉFACE, TRAD. P. GODÉ,
LES HEURES CLAIRES, 1983
Le Point Hors-série n°
5 1 Novembre-décembre 2005 1 25
25. Clés de lecture I CORAN ET SUNNA
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c.,
Les hadiths
Q
uoique le Prophète fût
déclaré par le Coran
simple mortel, sa mé
mmre fut très tôt auréolée
d'une grande dévotion. Des
dires (« hadiths ») émanant de
ses compagnons les plus fidèles
faisaient de lui un être inspiré
doublé d'un saint. Comme le
Coran faisait de Mahomet un
modèle à suivre, le moindre de
ses faits et gestes, voire ses si
lences, pouvaitservir de norme
de conduite ou d'action pour
le croyant. Ce fut une raison
supplémentaire pour recher
cher et conserver toute infor
mation relative au Prophète.
Transmission orale
Il était nécessaire de les re
cueillir chez ceux qui les
connaissaient, à l'heure où la
transmission orale, qui domi
nait, laissait peu de place à
l'écrit.D'abordauprèsdes com
pagnons ou de leurs familles.
Puis, avec le temps, auprès de
tousceux qui connaissaient de
telles traditions. La méthode
employée, dont on peut suivre
les traces jusque dans !'Anti
quité tardive, privilégia tou
joursle contact personnel entre
le mail:re et le disciple. Elle sub
sista même lorsque les livres
furent utilisés. Ils étaient ré
putés impropres, à eux seuls,
à former une véritable spécia
lité, dite traditionniste*.
Avec le temps, la masse des tra
ditions recueillies augmenta
considérablement. Cette abon
dance favorisa les contradic
tions, les informations dou
teuses, voire les pures (ou
pieuses) inventions.li devenait
ScuateXXI (� Les prophètes »), verset30.
nécessaire de faire un tri : dès
le début du nie siècle de l'hégire
se mit en place une méthodo
logie destinée à séparer le vrai
du faux dans les traditions pro
phétiques. Le texte ci-contre
est une sorte de manifeste, dû
à la plume de Muslim*, tradi
tionniste très estimé; il y dé
fend ce qu'il considère comme
la méthodologie saine et y ex
pose pour la première fois les
règles de collecte qui s'impo
seront par la suite.
Les critères d'authenticité
Une tradition contenait tou
jours deux éléments : le pro
pos rapporté, précédé de la
liste des transmetteurs qui se
le sont transmis de bouche à
oreille jusqu'au Prophète.Cette
chaîne de rapporteurs, appe
lée isnâd, est une première
condition indispensable pour
que le hadith puisse être pris
en compte avant d'être exper
tisé pour connaître son degré
d'authenticité. Les chaînes
étaient plus ou moins bonnes.
Tout défaut - lacune, person
nage mal identifié ou anonyme,
etc.- affaiblissait ou discrédi
tait la tradition.
Un autre critère fut mis en
œuvre : la valeur des maillons
de la chaîne, les transmetteurs.
Chacun devait être « intègre »,
26 1 Novembre-décembre 2005 1 Hors-série n°
S Le Point
ce qui voulait dire notamment
avoir une excellente mémoire,
mais aussi, pour Muslim, être
moralement irréprochable,
sous-entendu, ne pas avoir com
mis d'« erreurs » théologiques.
Dans la liste que cet auteur
donne des maillons « suspects »,
on reconnaît un penseur mu
tazilite* (cf. p. 34), des chiites*
(cf. p. 84), et un hérétique...
La fin du texte laisse deviner
quemêmeces critères, à l'heure
où l'auteur écrivait, n'étaient
pas reconnus par tous les tra
ditionnistes.
Ce texte nous éclaire aussi sur
la manière dont ont été réali
sées les compilations de ha
diths dans le monde sunnite*
les traditionnistes ont écarté -
ou discrédité - les traditions
dont les maillons professaient
des opinions religieuses diffé
rentes.Comme il se rencontrait
des traditionnistes dans chaque
école théologique, on com
prend aisément que chacune
ait fini par constituer, à côté
d'un fond commun, ses propres
traditions.
Ces critères ne prennent pas
en compte le contenu des tra
ditions; le souci des tradition
nistes est avant tout de ne pas
perdre d'informations jugées
importantes. Leur science est
d'abord une science du témoi
gnage. De ce fait, ce sont des
disciplines voisines, comme la
jurisprudence, qui vont initier
une relative critique interne.
La démarchefutcependant tou
jours limitée. Et encore au
jourd'hui, la recherche scien
tifique sur les hadiths n'en est
qu'à ses débuts. M. Y.
26. CORAN ET SUNNA Hadiths
<< Les traditions rapportées par un
pécheur doivent être écartées >>
•
[...J Tu as déclaré vouloir étudier tout
l'ensemble des traditions transmises
de !'Envoyé de dieu, relatives aux sun
nas, aux commandements de la religion aussi
bien qu'à tout ce qui a trait aux châtiments ou
aux récompenses dans l'au-delà, et à ce qui
[dans le Coran] inspire la peur ou le désir. Tu
as d'autre art déclaré vouloir étudier d'autres
informations concernant les chaînes de trans
metteurs au moyen desquelles les traditions
ont été rapportées et dont les traditionnistes
ont fait un usage depuis longtemps.[...J Nous
allons entreprendre de réunir ce que tu as de
mandé. Cependant, il y a une condition que je
dois te signaler : nous nous appliquerons uni
quement à la majorité des traditions qui re
montent à !'Envoyé de Dieu.Nous les divisons
en trois groupes
-cellesqui sont exemptes dedéfauts qu'on
trouve dans les autres et qui sont irréprochables
dans le sens suivant : les transmetteurs sont
des gens intègres, exacts dans les propos rap
portés qui, en outre, ne font pas l'objetde contro
verses ou de confusion, comme c'est le cas pour
les hadiths de nombreux traditionnistes;
- puis celles dont les chaînes de transmis
sion contiennent des rapporteurs dont la mé
moire et l'exactitude ne sont pas aussi bonnes
que ceux de la première catégorie;
- celles enfin des transmetteurs qui sont
suspects aux yeux des traditionnistes, ou au
moins de la plupart d'entre eux. Nous ne cite
ronspasleurs traditions prophétiquesdans cet
ouvrage.Par exemple, 'Abdallâh b.Miswâr abû
Ja'far al-Madâ'inî, 'Amr b. Khâlid, 'Abd al-Qud
dûs ash-Shâmî, Mahomet b. Sa 'îs al-Maslûb,
Ghiyâth b.Ibrâhîm, Sulaymân b.'AmrabûDawûd
an-Nakhâ'îet consorts, qui appartiennent àcette
catégorie de transmetteurs accusés d'avoir forgé
des traditions de toutes pièces.
[...]Sache qu'il estdudevoirdeceluiquisaitdis
tinguer les chaînes saines des chaînes défec
tueuses d'être sur ses gardes à propos d'infor
mations émanant degensquisont d'une manière
ou d'une autre suspects, ou des innovateurs in
corrigibles. Dieu a dit (Coran, II, 282) :« Requé-
rez le témoignaged'hommes d'équité parmi vous.»
Ce verset prouve que les traditions rapportées
par un pécheur doivent être écartées[...].
Ce que nous avons dit suffit à ceux qui com
prennent la procédure suivie par les tradition
nistes. lis se sont attelés à la tâche de décou
vrir les défauts de ceux qui transmettent des
traditions et ils énoncent un jugement sur l'in
formation quandon leur pose la question de ce
qu'elle signifie concernant la religion.Cela peut
porter sur ce qui est permis ou défendu[par la
Loi], sur ce qui est recommandé ou non, sur ce
qui[dans le Coran] inspire la peur ou le désir.
Enfin, les traditions saines transmises par les
personnes dignes de confiance[...J sontsi nom
breuses que nous ne sommes pas obligés de
mentionner les traditions de ceux qui ne sont
pas dignes de confiance.
Un prétendu traditionniste, parmi nos contem
porains, s'est prononcé sur le caractère sain ou
défectueux des isnâds sur la base d'une certaine
doctrine.[...] li prétend que si, dans un isnâd, le
transmetteur utilise le terme« d'après un autre
transmetteur », cet isnâd ne constitue pas une
preuve. Ce serait le cas, d'après lui, même si la
science traditionniste afermementétablique les
deux transmetteurs étaient bien contemporains,
et qu'ils ont donc pu se la communiquer de
bouche à oreille. Ce traditionniste ajoute que
[pourqu'ilaccepte l'information], il doitêtre par
venu àsa connaissance que durant leur vie, ces
transmetteurs se sont effectivement rencontrés
en une ou plusieurs occasions; ou bien, il faut
qu'une autre tradition existe, attestant de cette
rencontre une ou plusieurs fois. Faute de quoi,
ce traditionniste ne mentionnera pas la tradition
en question. Cette doctrine qui jette le discrédit
sur certains isnâds est complètement nouvelle.
Elle n'aaucuneautorité chez nos prédécesseurs.
L'opinion reçue[...], aujourd'hui comme hier,
est que lorsqu'une personne de confiance trans
met une information d'une autre personne éga
lementdigne de confiance,l'informationdoit être
considérée comme authentique[...].
MUSLIM IBN AL·HAJJÂJ, LA SOMME AUTHENTIQUE, PRÉFACE,
TRAD. ORIGINALE M. YAHIA
Le Point Hors-série n°
5 1 Novembre-décembre 2005 1 27
27. Clés de lecture I CORAN ET SUNNA
....
a:
- La formation du dogme sunnite
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u
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... C
omment le sunnisme*,
qui représente 90 % des
musulmans, définit-il sa
foi? Il suffit pour le savoir de
se reporter aux traités de théo
logie qui s'enseignent dans les
facultés religieuses, des ou
vrages devenus classiques et
rédigés après la période de sta
bilisation du sunnisme, après
le x1• siècle. Le Credo du théo
logien Abû Haf's al-Nasafi*,
dont nous publions un extrait
ci-contre, est caractéristique
de cette littérature.
Sources et points du credo
Les principaux points de la pro
fession de foi sunnite qu'il ré
capitule ont plusieurs sources.
D'abord le Coran, qui affirme
l'existence de Dieu, unique, sans
associé,assis sur un Trône, Dieu
qui n'engendre pas et qui n'est
pas engendré. Vient du Coran
également l'affirmation d'un
dernier jouroù leshommes se
ront jugés; celle du paradis et
de l'enfer; celle des anges et
des prophètes avant Mahomet.
Autre source, la Tradition
(Sunna*) : Dieu sera vu dans
l'autre monde; dans la tombe,
le mort sera interrogé par deux
anges; la fin du mondesera pré
cédéepar des signesavant-cou
reurs; Mahomet intercédera
pour les pécheurs, etc.
À ces points fondamentaux du
sunnisme s'ajoutent ceux, plus
tardifs, qui portent la marque
des débatsqui agitèrent lacom
munauté - influence du muta
zilisme* (cf. p. 34) et de la phi
losophie grecque : Dieu est
différent de toute chose créée
(réfutation de l'anthropomor-
phisme); Dieu possède des at
tributs éternels qui ne sont pas
Dieu, mais ne sont pas distincts
de Lui; le Coran est incréé; la
volonté de Dieu est libre au
point qu'il veut toute chose
existante, bonne ou mauvaise;
les actes de l'homme sont
Le sunnisme est
é d'âpres luttes
exégétiques et
·héologiques ; son
credo résulte d'une
ente et douloureuse
maturation.
créés par Dieu, bien que pro
cédant du libre arbitre; l'in
faillibilité et l'intercession des
prophètes pour les pécheurs;
la foi est conviction du cœur,
pécher n'est pas une preuve
d'incroyance.
La profession de foi
Ce credo ne s'est pas imposé
à la communauté d'un seul
coup. Le Coran, comme on le
voit dans les versets cités ci
contre, ne contient pas « le »
verset qui récapitulerait tout
ce qu'il faut croire ou tout ce
qu'il faut faire. La Révélation,
et donc la constitution de la
nouvelle religion, fut progres
sive, étalée sur une vingtaine
d'années. De son vivant, Ma
homet n'exigeait sans doute
que la profession de foi de la
shahâda (« Il n'est de divinité
que Dieu et Mahomet est Son
Prophète »). Quant aux œuvres,
la tradition citée ci-contre
montre queles quatre devoirs
28 1 Novembre-décembre 2005 1 Hors-série n°
5 Le Point
canoniques - prière, jeûne du
ramadan, pèlerinage etaumône
(zakât) - ne s'imposèrent que
peu avant la mort du Prophète,
voire après.
Compromis théologiques
Il convient de se souvenir que
les deux premiers sièclesde l'is
lam sont une période d'intense
effervescencethéologique: une
grandevariétédepositionsexis
tait sur des problèmesaussiim
portantsquele libre arbitreface
à lavolonté divine, la nature de
la parole de Dieu, le statut du
musulman pécheur, etc. L'his
torien a des difficultés à dater
la naissance du sunnisme, voire
même à le définir pour cette
époque. Le dernier texte cité
est dû à Abû Hanîfa*, repré
sentant du sunnisme primitif et
fondateur de l'une des quatre
écoles juridiques (cf. p. 50) de
cette obédience. Il est particu
lièrement important dans la
mesure où ilestlapremière pro
fession de foi sunnite histori
quement attestée. En la rap
prochant del'énumération faite
plus haut, on constate qu'y fi
gurent plusieurs desarticlesdu
dogme tardif, mais que beau
coup d'autres manquent. En
outre, chaque article est une
réponse polémique àdes posi
tions théologiques qu'Abû Ha
nîfa considère comme por
teuses de dissidence. Ce texte
fut bientôt dépassé. Le sun
nisme est né d'âpres luttes
exégétiques et théologiques.
Contrairement à une idée ré
pandue, son credoest le résul
tat d'une lente et douloureuse
maturation. M. Y.
28. CORAN ET SUNNA Sunnisme
....
....
<< La divergence d'opinions est une
marque de la miséricorde divine >>
><
....
....
....
...
•
[...] La raison est, elle aussi, une source
de connaissance. Ce qui est connu par
l'intuition est un savoir nécessaire, tel
que la proposition : « le tout est plus grand que
les parties ».Ce qui est connu par déduction est
un savoir acquis. [...] Le monde dans toutes ses
parties a étécréé, puisqu'il consiste en substances
et en accidents. Les substances sont ce qui sub
siste par soi-même.Une substance est soit com
posée, c'est-à-dire un corps, ou non composée,
comme un atome, à savoir la partie qui ne peut
plus être divisée. L'accident est ce qui ne sub
siste pas par lui-même, mais qui a été créé dans
les corps et les atomes comme les couleurs, les
étatsphysiques, les goûts et les odeurs. Le créa
teur du monde est Dieu.Il est Pré-éternel,Vivant,
Puissant, Sachant, Désirant et Voulant.Il n'est ni
accident ni corps ni atome. li n'a pas de forme,
ni de limite, ni de multiplicité. li n'a pas de par
ties, et il n'est pas composé. li est infini. Il n'est
pas caractérisé par la quiddité ni la qualité. li
n'est pas localisé dans un lieu. L'écoulement du
temps n'a pas de prise sur Lui.
ABÛ HAF'S AL·NASAFÎ, CREDO
Dis : « Lui, Dieu, est unique; Dieu, le Tout Autre;
Il n'a pas engendré et ne fut pas engendré; et
nul n'est égal à Lui. »
CORAN, CXII, 1-4
N'invoque nulle autre divinité avec Dieu. Tout
doit périr sauf Sa Face. Il détient le Jugement,
et c'est vers Lui que vous serez ramenés.
IBIDEM, XXVIII, 88
Dieu - il n'est d'autre divinité que Lui - est le
Vivant, !'Auto-subsistant. Ni la somnolence, ni
le sommeil n'ont de prise sur Lui. Tout ce qui
est dans les cieux et sur la terre lui appartient
exclusivement. Qui pourrait intercéder auprès
de Lui, sinon par Sa permission? Il sait tout du
présent et du passé des êtres; eux ne connais
sent rien de Sa Science, hormis ce qu'il veut.
Son trône s'étend des cieux à la terre. Il tient
sans peine tous deux sous Sa garde. Il est !'Au
guste, l'immense.
IBIDEM, Il, 255 (VERSET DIT« DU TRÔNE")
-[...] D'après Talha, qui rapporte ceci : un jour,
un habitant du Najd vint trouver !'Envoyé de
Dieu. Il avait la chevelure hirsute et nous pou
vionsentendre de loin sa voix tonitruante, sans
néanmoins pouvoir comprendre ce qu'il disait,
jusqu'à ce qu'il se fût suffisamment approché de
!'Envoyé de Dieu.Il se mit alors àl'interroger sur
l'islam. Le Prophète répondit qu'il consistait en
cinq prières jour et nuit. -Rien de plus?-Non,
répondit le Prophète. Le resteest à ta discrétion.
En outre, le jeûne du ramadan. -Rien de plus?
-Non, répondit le Prophète.Le reste est àta dis
crétion. En outre, le Prophète mentionna l'au
mône [zakât].-Rien de plus?-Non, répondit le
Prophète.Le reste est à ta discrétion.
Sur ce, l'homme s'éloigna, disant: « Par Dieu,
je n'y ajouterai ni n'en retrancherai rien. » Le
Prophète commenta: « Il sera sauvé, s'il s'en
tient à ce qu'il dit. »
MUSLIM IBN A L -
HAJJÂJ*, LA SOMME AUTHENTIQUE
1.Nousne déclarons personne infidèlepour avoir
péché; nous ne récusons pas sa foi; 2. Nous en
joignons le bien et interdisons le mal; 3. Ce qui
nous advient n'aurait pu manquer de l'être; ce
qui ne nousadvientpasn'auraitpu avoir eu lieu;
4.Nous ne désavouons aucun des Compagnons
de !'Envoyé de Dieu; nous ne sommes les parti
sans exclusifs d'aucun d'entre eux; 5. Nous lais
sons l'affaire de 'Uthmân et celle de 'Alî à Dieu,
qui connaît les choses manifestes et les choses
cachées; 6. li vaut mieux être intelligent en ma
tière de religion qu'en matière de traditions et
de sunnas; 7. La divergence d'opinions dans la
communauté est une marque de la miséricorde
divine; 8. Quiconque ajoute foi à tout ce auquel
il est tenu de croire, mais déclare ne pas savoir
si Moïse et Jésus [...] sont des Envoyés de Dieu,
celui-làest un infidèle, puisqu'ilrejette le Coran;
9. Celui qui prétend ne pas savoir si Dieu est au
ciel ou sur la terre est de même un infidèle; 10.
Quiconque affirme ne pasconnaîtrele châtiment
du tombeau, celui-là appartient à la faction des
Djahmites, et il est en danger de perdition.
ABÛ HANÎFA, LA PLUS CONSIDÉRABLE DES SCIENCES, 1
(TRADUCTIONS ORIGINALES DE MOHYDDIN YAHIA)
Le Point Hors-série n°
5 1 Novembre-décembre 2005 1 29
29. Repères I CORAN ET SUNNA
•
Les débuts de l'islam
MAHOMET
Qui est le Prophète? Le Coran
n'apporte aucun renseigne
ment sur sa vie et sa person
nalité, et les biographies re
censées dans la Sîra* - texte
rédigépar Ibn lshâq au milieu
du v111' siècle et remanié
par Ibn Hisham au début
1x' siècle -, sont fondées sur
les souvenirs de ses Compa
gnons et n'ont qu'une valeur
historique relative. Seule la
date de l'hégire (622), le mo
ment où Mahomet quitta La
Mecque, sa ville natale deve
nue hostile,pourYathrib, la fu
ture Médine,semblebien éta
blie. Elle marque le début du
calendrier musulman.
L'ENFANCE DU PROPHÈTE
Selon la Tradition, Mahomet
(570?-632) appartenait à la
puissantetribudesQoraychites
qui dominait alors La Mecque.
30 1 Novembre-décembre 2005 1 Hors-série n°
5 Le Point
Cette oasisinstalléeprès de la
côte, au centre de l'Arabie, est
alors un riche centre carava
nierà la croiséedes routesvers
l'Égypte, la Syrie, le Yémen et
la Mésopotamie, et un grand
centre religieux grâce au sanc
tuaire de la Kaaba, où sont ré
unies toutes les divinités des
Arabes. Legrand-pèrepaternel KHADIIA
de Mahomet, 'Abdal-Muttalib, Mahomet dut toutefois être
était un personnage considé
rable, le gardien de la source
sacrée de Zemzem, qui tenait
en héritage l'une des charges
principales du pèlerinage po
lythéiste de La Mecque. Or
phelin à 7 ans, Mahomet est
d'abord élevéparcegrand-père
puis par son oncle Abû Tâlib,
père d'Ali, qui fut ainsi le com
pagnon de jeunesse du Pro
phète. MêmesilaTraditionrap
portedesvoyages en Syrie avec
son oncle et le dit illettré, on
ne sait rien ou presque de son
adolescence et de sa formation.
suffisamment avisé pour se
faireremarquer parune riche
veuve de La Mecque, Khadija,
qui en fait son régisseur puis
son époux. ll a alors 25 ans et
se voit dégagé de tout souci
matériel.Tant que Khadija vit,
elle reste son unique épouse
et c'est seulement après sa
mort, en 619, qu'il porte le
nombre de ses femmes à neuf.
Pour l'islam, Khadija restera
La Kaabade La Mecque,
lieu du pèlerinage institué
par Mahomet en 632.
30. l'épouseparfaite, cellequi don
nera sept enfants au Prophète,
qui le soutiendra dans sa mis
sion envers et contre tout et
sera la première à se conver
tir. Khadija est considérée par
l'islamcommel'unedes quatre
femmes parfaites de l'huma
nité, avec Marie, mère de Jé
sus, la femme de Pharaon et
la sœur de Moïse.
À Yathrib,
que Mahomet
rebaptise Médine,
le Prophète prend
une dimension
nouvelle, celle de
chef théocratique
de lajeune
communauté
musulmane.
LA RÉVÉLATION
On pense que jusqu'à la Ré
vélation, Mahomet mena la
vied'un riche commerçant, res
pecté et reconnu. Mais il était
probablement en proie au
doute. D'après la Tradition, il
avait pris l'habitude de se re
tirer pour méditer. Mais c'est
à 40 ans, pendant le mois du
ramadan, au cours de l'unede
ses périodes de solitude dans
une grotte du mont Hira, que
l'angeGabriel luiseraitapparu
et lui aurait dità plusieurs re
prises« Récite» (iqrâ). Maho
met fut alors convaincud'avoir
été choisi pour être ['Envoyé
d'Allah, chargé de réciter les
révélations que Dieu lui trans
mettrait.Celles-ci, regroupées
par la suite, constitueront le
Coran(Qôran, récitation).
En 610, il fait part de sa vision
à safemme. Pendant trois ans,
il n'entend plus rien et songeà
se suicider,tantilestdésespéré.
Seuls quelques intimes sont
alors au courant de sa vision,
parmi lesquels Abû Bakr, son
futur beau-père, qui sera aussi
le premier calife, et Othman,
l'un de ses futurs gendres. À
partir de 613, Mahomet se dé
cideà apporter la Révélationà
ses concitoyens de La Mecque.
Seuls l'écoutent au départ les
plus humbles. Les grandes fa
millesmecquoisess'élèventvite
en effet contre une prédication
qui risque de ruiner le pèleri
nage polythéiste de la Kaaba
Mahomet annonce un Dieu
unique et s'opposeauxidoles,
ébranlant ainsi la religion des
anciens et l'ordre social. Ses
adeptesfontl'objetdemenaces.
Certains, dont Ali, fuient alors
vers l'Abyssinie.
L'HÉGIRE
Mahomet entre en contact
avecdes tribus arabes du voi
sinage, puis avecdes habitants
de Yathrib, une oasis au nord
de La Mecque, qui s'engagent
à lui obéir et à se convertir.
Avecsesquelques fidèles etsa
famille, il quitte secrètement
La Mecque le 24 septembre
622,jourqui s'appellera doré
navant l'hégire, ['Expatriation,
CORAN ET SUNNA I Repères
DE MAHOMET À ALI
v. 570. Naissance de Mahomet.
v. 595. Mahomet épouse la veuve Khadija.
v. 610. Premières révélations.
v. 613. Début de la prédication.
619. Mort de Khadija.
620. Premiers convertis à Médine.
622 (an 1 de l'hégire). Émigration de Mahomet à Yathrib.
Le dialecte qoraychite est promu au rang de langue sacrée.
Mars 624. Première victoire sur La Mecque.
Avril 624. Expulsion de Médine de la tribu juive des Banoû
Qaynoqâ.
Août 625. Expulsion de la tribu juive des Banoû Nadhir.
Mars-avril 627. Siège avorté de Médine par les Mecquois
« guerre du Fossé».
Mai 627. Massacre de la tribu juive des Banoû Qorayza.
Janvier 630. Prise de La Mecque par Mahomet.
631. Pèlerinage d'adieu à La Mecque.
8 juin 632. Mort de Mahomet à Médine.
632-634. Califat d'Abû Bakr.
633. Incursion en Irak.
luillet 634. Victoire en Palestine sur les Byzantins.
634-644. Califat d'Omar.
636. Occupation de la majeure partie de la Syrie
et de la Palestine.
Mai 637. Prise de Jérusalem.
639-641. Conquête de la Mésopotamie.
644. Assassinat d'Omar.
644-656. Califat d'Othman.
v. 650. Constitution de la vulgate coranique.
651. Conquête de la Perse orientale.
656-661. Califat d'Ali.
Décembre 656. Bataille duChameau.
Début 657. Rébellion de Mo'âwiya en Syrie contre Ali.
Juillet 657. Défaite d'Ali. Convention de Siffin.
Dissidence des kharijites.
658. Mo'âwiya s'empare de l'Égypte.
Janvier 659. Mo'âwiya est déclaré calife.
24 janvier 661. Assassinat d'Ali.
661-680. Début de la dynastie omeyade. Campagne d'Irak.
et marquera le début du ca- MÉDINE
lendrier musulman. Aux sou
rates brèves, fougueuses et
poétiques des premiers temps
de la Révélation vont succéder
alors des sourates plus lon
gues, moins tourmentées,
riches enprescriptions d'ordre
économique et social.
À Yathrib, que Mahomet re
baptise Médine (Madînat an
Nabî,« la ville du Prophète»),
le Prophète prend une di
mension nouvelle, celle de
chef théocratique de la toute
jeune communauté musul
mane. Aux anciennes organi-
Le Point Hors-série n°
5 [ Novembre-décembre 2005 [ 31
31. Repères I CORAN ET SUNNA
sations tribales, il substitue la
communauté des croyants
(Oumma), fondée sur le seul
lien religieux. Dans les pre
miers temps, il semble avoir
voulu gagner le soutien des
tribusjuivesde Médine, puis
santes dans l'oasis, et dont il
considérait la religion comme
proche de celle qu'il prêchait.
Ainsi,c'est verslésuralem qu'il
enjoint alors à ses fidèles de
se tourner pour prier.
Mais les juifs se moquent de
ce nouveau prophète. Maho
met rompt alors avec eux et
choisit LaMecquecomme ville
de référence pour la prière,
marquant du mêmecoupclai
rement l'autonomie de sa re
ligion par rapport à celle de
l'Ancien Testament. Progres
sivement, il va aussi se dé
barrasser, en les chassant ou
en les massacrant, des tribus
juives de Médine qui contes
tent son autorité.
lA PRISE DE lA MECQUE
Pour assurer la survie de sa
nouvelle communauté, le Pro·
phète lance ses troupes dans
le pillage des caravanes et se
heurte ainsi rapidement aux
intérêts des Mecquois. Ceux-ci
vont livrer plusieurs combats,
dont labataillede Badr en l'an
2 de l'hégire, surnommée« le
jour décisif»,parcequ'ildonna
aux hommes de Mahomet qui
ensortirentvainqueurs le sen
timent qu'Allah était de leur
côté. Enl'an5 (627), la« guerre
du Fossé» tourne, elle aussi,
en faveur_de Mahomet. En 630,
les musulmans, qui ont déjà
vaincu la plupart des tribus du
voisinage et réussi à convertir
des personnalités mecquoises,
marchent sur La Mecque. Ils y
entrent sans coup férir. Ma
homet fait détruire les idoles
et consacre la Kaaba au culte
d'Allah, annonçant une nou·
velle ère, celle où « la seule
aristocratie sera celle de la
piété».
Enmoinsde dixans, Mahomet
a réussi à étendre sa domina
tion sur l'Arabie, obtenant,
quand il ne convertit pas, la
soumission de toutes les tri
bus. Il conclut ainsi avec les
chrétiensde la ville de Najrân
un accord qui va faire juris·
prudence et fonder le statut
L'ÉTABLISSEMENT DU TEXTE CORANIQUE
C'est sous le califat d'Othman que fut établi
le texte coranique. Mahomet avait reçu en ef
fet des révélations sur une période de vingt
cinq ans, et il avait transmis oralement l'es
sentiel de son message à ses Compagnons.
Même si quelques scribes avaient pu noter
des passages par écrit, l'essentiel dutextesa
cré était récité et dépendait donc de la fidé
lité et de la mémoire des transmetteurs. De
plus, pour compliquer les choses, les récep
teurs n'avaient pas tous reçu la même partie
du message.
Lors de la bataille d'Aqabâ, au début de l'an
née 633, plusieurs des musulmans qui connais
saient par cœur le Coran trouvent la mort, ce
qui faitcraindreàOmar,qui n'estencorequ'un
des proches du Prophète, que le Coran ne
vienne à disparaître. Il persuade Abû Bakr de
consigner le texte par écrit. La mission est
confiée à un jeune Médinois, Zayd ibn Thâbit,
qui va travailler à partir de documents hété
roclites - tessons de bouteille, pierres plates,
omoplates de chameau - sur lesquels avaient
été notés les premiers versets. Il transcrit le
tout sur des« feuilles» qu'ilremetà Abû Bakr.
Celles-ci vont être transmises à Omar devenu
calife, puis, à sa mort, à sa fille, Hafsa. Elle
lesprêta à Othman quand celui-ci, inquiet des
divergences apparues dans la manière de ré
citer le Coran, décida de le mettre complète
ment par écrit.
Le nouveau texte, établi une fois encore sous
la direction d'lbn Thâbit, devient la« vulgate
othmanienne». Celle-ci fut envoyée dans
toutes les grandes villes de l'empire pour ser
vir de base à toute transmission écrite ulté·
rieure, et au terme de ce processus, d'après
la Tradition, Othman aurait donné l'ordre de
détruire tous les autres documents écrits. Sa
vulgate souleva toutefois de vives critiques,
à Koufa notamment, où Ibn Maç'oud, vieux
compagnon de Mahomet, accusa Othman
d'avoir fait établir un texte falsifié et incom
plet où toutes les révélations défavorables
aux Omeyades avaient été supprimées. Des
textes quelque peu divergents de la vulgate
furent toutefois utilisés jusqu'au x• siècle.
C.G.
32 1 Novembre-décembre 2005 1 Hors-série n°
s Le Point
de « dhimmi » (protégé). En
échange de la vie sauve, du
respect de leurs biens et de la
liberté de culte, les chrétiens
de Najrân s'engagent à payer
un tribut. Ce statut réservé en
général aux religions du Livre
sera en vigueur dans tout
l'espace musulman jusqu'au
xx• siècle. En 631, Mahomet ac
complit le pèlerinage à La
Mecque, selonlerite qu'il avait
lui-même prescrit. Quelques
mois plustard, le 8 juin 632, il
meurt à Médine d'une forte
fièvre, dans les bras d'Aïcha,
son épouse préférée.
L'EXPANSION DE L'ISlAM
Lesquatre premiers califes (632-
656) et successeurs du Pro
phète à la tête de la commu
nauté sontappelésrâchidoun,
« ceuxqui guident danslavoie
droite». Sous leur gouverne
ment, l'islam connut un déve
loppement triomphal (cf.
carte). Poussés par la foi et le
souci de diffuser le message
de Mahomet, mais aussi par
le désir de conquête, les mu
sulmans s'emparèrent, outre
de l'Arabie, de la Syrie, d'une
partie de la Mésopotamie et
de la Perse, de l'Égypte et de
la Cyrénaïque. Ils effectuèrent
des razzias en Asie mineure,
dans les îles de la mer Égée et
en Afrique du Nord.
Comment expliquer que les
Arabes aient conquis si vite
des empires aussi puissants
que la Perse ou Byzance? Au
cun de ces grands voisins de