1. Ce premier carme déchaux redonna à l’Ordre du Carmel au 16e
siècle le
souffle des origines en collaboration étroite avec sainte Thérèse d’Avila.
Carme à l’âme missionnaire, guide spirituel pour tous, homme d’écoute et
homme d’affaire, homme de silence et homme de dialogue, écrivain et
poète à l’âme sensible, Jean de la Croix adresse à notre temps trop axé
sur les réalités terrestres, le même message qu’au siècle d’or espagnol :
le primat de Dieu. Parallèlement il met en relief la grandeur de l’homme.
Il est avant tout un amoureux de Dieu, chantre de sa tendresse et de
son amour, chantre aussi des voies spirituelles qui conduisent à l’union
avec Dieu.
Jean de la Croix est un être passionné. Il est habité par la passion de
Dieu, par la passion de l’homme, par la passion de la vie qui éclate
autant dans la radicalité de sa doctrine que dans la profondeur de son
expérience spirituelle. Il arrive à une fin de siècle et d’époque, à une
fin de société et de spiritualité. À la production abondante de livres sur
le marché religieux de l’époque et à l’usure qui fatalement s’ensuit, il ne
2. veut pas ajouter une littérature spirituelle. Il ne veut pas répéter ce
que d’autres ont dit avant lui. Il veut dire et exploiter ce qui n’a pas
encore été développé. Il désire créer. Il rompt les schémas établis, il
simplifie, il unifie, il renouvelle le regard. Pleinement enraciné dans son
époque, dans sa culture, dans son Église, il plonge ses racines
intérieures tellement vers l’essentiel qu’une sève nouvelle irrigue et fait
refleurir l’arbre de la tradition. Jean ouvre devant nous le merveilleux
livre de la Création, il nous fait entrer dans le grand livre de l’Histoire
afin de nous faire contempler la page de l’Aujourd’hui de Dieu. Il
découvre un nouvel ordre des choses au niveau des relations humaines
comme de la quête spirituelle.
En fin observateur, il analyse la pédagogie de Dieu envers l’homme et la
réponse de l’homme à l’initiative amoureuse de Dieu. Il décrit le drame
d’une âme en quête de Celui qui l’a blessée et dont elle recherche la
trace à travers une alternance d’absence et de présence, d’obscurité et
de lumière, de larmes et de tressaillements, de recherches et de
retrouvailles. Ses écrits commencent par une attitude résolue : « Je
sortis... »
Témoin ardent de l’amour de Dieu, il s’émerveille du seul déplacement qui
donne sens et valeur à tant de déracinements humains et spirituels :
l’Incarnation du Fils dans la fragilité humaine.
3. Jean de la Croix est avant tout un amoureux de Dieu, un chantre de son
amour et un maître à prier.
L’amour. C’est la clé de voûte de sa vie. C’est aussi le thème unique de
son œuvre écrite à travers ses multiples variations. Il ne se lasse pas
de rappeler que l’amour de Dieu pour l’homme est toujours premier. Il ne
fait que reprendre, à travers son expérience personnelle, la révélation
de Jean l’évangéliste : « Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est Lui
qui nous a aimés » (I Jn 4, 10). C’est la révélation fondatrice pour
toute relation entre Dieu et l’homme. « Dieu est Amour ». Il n’est
qu’Amour. On ne peut rien trouver en lui qui ne soit amour, un amour qui
a toujours et en tout l’initiative.
« Je suis à toi et pour toi ; je prends plaisir d’être ce que je suis afin
d’être à toi et de me donner à toi » (Vive Flamme d’Amour, strophe 3,
vers 1, 6).
Jean de la Croix ne dira pas autre chose que ceci : tu es aimé, aimé tel
que tu es, dans tes désirs et tes blessures, avec tes richesses et tes
manques, avec ton histoire et jusque dans ton péché !
Ce regard de tendresse de Dieu sur l’homme, cet appel brûlant du cœur
de Dieu, c’est la Bonne Nouvelle de l’Evangile. C’est aussi la trame
fondatrice et formatrice de la vie de Jean de la Croix, la pierre d’angle
qui tient en équilibre l’architecture de son œuvre écrite.
« O chose digne de toute estime et de toute allégresse ! Dieu est
descendu à nous regarder, donnant valeur à notre amour ! » (Cantique
Spirituel, strophe 24, vers 4).
Regardés avec tendresse, aimés, rachetés, purifiés, ainsi Dieu nous
voit-il et nous appelle-t-il à l’aimer de retour.
4. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme,
de tout ton esprit. »
Dieu cherche un répondant à son amour, car il faut savoir, dit Jean de
la Croix, « si l’âme cherche Dieu, Dieu, de son côté, la cherche bien
davantage » (Vive Flamme d’Amour, strophe 3, vers 3, 28).
Cette recherche mutuelle devient une merveilleuse aventure d’amour qui
lie entre eux un Dieu en quête de l’homme et l’homme en quête de Dieu.
Amour infini et gratuit de la part de Dieu, amour fragile et toujours en
devenir de la part de l’homme. Dieu est chercheur de l’homme avant
même que l’homme ne devienne chercheur de Dieu.
Pour en décrire les phases, les souffrances et les joies, pour célébrer
l’union au terme d’un dépouillement douloureux et progressif, le seul
moyen de faire place à l’Aimé Jean de, la Croix utilise la métaphore de
l’amour humain. « Tu aimeras… », c’est l’appel à un amour passionné où
l’être tout entier est engagé, cœur, âme,esprit, corps avec toutes les
forces vives de la vie.
« Je garderai ma force pour toi » dit le psaume 58 particulièrement
cher à Jean. Mais devant l’exigence d’un don de soi total, l’homme est
infirme et démuni. Seul l’amour peut guérir l’être faible à qui Dieu ne
demande rien d’autre que de consentir à ce qu’opère l’amour prévenant
et surprenant de Dieu. Aimer et se laisser aimer. Aimer en se laissant
aimer. Voilà le chemin du Royaume.
Pour en arriver là, Jean fait preuve d’une exigence radicale qui rappelle
celle de l’Evangile. Au point que sa doctrine n’a pas toujours été
comprise de bien des lecteurs superficiels. Il est vrai que certaines
formulations du saint apparaissent fort dures à entendre et à mettre en
pratique.
5. « Qui aura su mourir à tout, aura vie en tout » (I Montée du Carmel,
13, 6).
Ce n’est pas la mort à la nature qui inspire son œuvre. C’est l’amour.
Jean n’est pas le docteur du « Rien », ni de la « Nuit ». Il est le
Docteur de l’amour, mais d’un amour, pour être vrai, doit savoir poser
des choix parfois douloureux. Tout se fonde sur l’amour. Tous ses écrits
affirment cette prééminence de la lumière sur la nuit, de l’amour sur la
mort.
Celui qui apprendra, à la suite de Jean de la Croix, que seul importe
l’amour de son Dieu, reçu comme un don inestimable et fleurissant dans
un amour partagé, celui-là connaît « l’amour qui surpasse toute
connaissance ».
Avec lui, il ouvre ses deux bras à l’amour. Tout en lui est désormais
amour de Dieu et amour des hommes. « Dieu est un secret d’amour
murmuré chaque jour à l’oreille de ton cœur » (Maurice Zundel).
Le visage du vrai Dieu est le visage de l’Amour, un amour silencieux et
fidèle, un amour qui, en toi, ne peut rien faire sans toi, un amour
désarmé qui attend tout de ton OUI :
« O très doux amour de Dieu, si mal connu ! Qui en a trouvé la source,
y trouvera le repos ! » (Parole d’or, 16)
Ressaisir en une phrase ces deux aspects inséparables de l’amour -
amour reçu et amour donné – que Jean de la Croix nous rappelle, c’est
entendre le Seigneur Jésus nous dire à l’oreille du cœur :
« Laisse-toi aimer et aime-Moi ! »
6. HOMME DE DÉSIR
Jean de la Croix, tu es un homme
en quête de Dieu.
Tu as le désir de Dieu et de Dieu
seul.
Dieu préféré à tout et à tous et
surtout à soi-même.
Une certitude inébranlable t’habite :
Dieu EST. Dieu est AMOUR.
« Où t’es-tu caché, Ami,
Toi qui me laissas dans les gémissements ?
Pareil au cerf, Tu as fui,
M’ayant navrée ; après Toi
Je sortis, criant, et Tu étais parti ! »
(Cantique Spirituel, 1e
strophe)
7. HOMME HABITÉ
Jean de la Croix, tu es l’homme libéré à travers la nuit pascale et
purificatrice.
Devant l’exigence évangélique, nous sommes tous infirmes et démunis.
Seul l’amour peut guérir l’être faible que nous sommes
et à qui rien d’autre n’est demandé sinon de consentir à ce qu’opère
l’amour.
Faire et se laisser faire, aimer et se laisser aimer,
voilà l’unique chemin de l’amour dont aucune souffrance n’a pu briser la
fidélité.
«Toi qui désires si ardemment savoir où se trouve ton Bien-Aimé,
afin de le chercher et de t’unir à lui, voici qu’on te le dit :
tu es toi-même la demeure où il habite, la retraite où il se cache.
Quelle joie, quelle consolation pour toi.
Ton trésor, l’objet de ton espérance, est si proche de toi
qu’il est en toi-même ou, pour mieux le dire,
8. tu ne saurais être sans lui. (...)
Réjouis-toi dans la compagnie de celui qui est si proche de toi.
Adore-le en toi-même et garde-toi de le chercher au-dehors. »
(Cantique Spirituel B, strophe 1)
HOMME RAYONNANT DIEU
Jean de la Croix, tu es un passionné de Dieu.
Tu as cherché ardemment son visage.
Tu as traversé les épreuves de la vie et tu as découvert les biens que
Dieu communique à ses amis.
Tu veux nous conduire vers la même destinée d’enfants de Dieu.
Homme d’écoute et de dialogue, tu es un guide aujourd’hui encore
à travers ton message que tu laisses à l’Église et au Carmel.
« L’amour de Dieu viendra blesser jusqu’au dernier et plus profond
centre de l’âme ce qui sera la transformer et l’éclairer jusqu’à ce qu’elle
ressemble à Dieu. Nous voyons cela en un cristal pur et net, qui est
assailli par la lumière. Plus il reçoit de degrés de lumière, plus la
9. lumière se concentre en lui et plus il en demeure lumineux ; en raison de
l’abondance de lumière qu’il reçoit, il semble être tout lumière et il n’y a
plus de différence de lui à la lumière, parce qu’il est éclairé par la
lumière tout autant qu’il en est capable et cela le fait ressembler à la
lumière » (Vive Flamme, str. 1, vers 3, 13).
1. ET NOUS ? ET MOI ?
Le désir de Dieu, préféré à tout, m’habite-t-il ?
Je suis un être faible,
mais est-ce que je consens à ce que l’amour de Dieu me pénètre et me
guérisse pour devenir transparent de sa lumière ?
« Quand quelqu’un sait ce qu’on lui a dit pour son avancement, il n’a pas
besoin davantage d’entendre ni de parler, mais de le mettre en oeuvre
pour de bon, en silence et avec sollicitude, avec humilité, charité et
mépris de soi-même, sans s’enquérir aussitôt de choses nouvelles qui ne
servent qu’à satisfaire l’appétit dans les choses extérieures»
(Lettre VIII, 22 novembre 1587).
« Sans appui et pourtant appuyé,
Vivant sans lumière et dans la nuit,
Je vais me consumant tout entier.
Libre est mon âme de tout lien
Qui tienne à chose créée,
Au-dessus d’elle-même élevée,
Menant savoureuse vie :
En son Dieu seulement appuyée.
N’est-ce pas là déjà dire
La chose que je prise le plus :
Que mon âme ainsi se voie
Sans appui et pourtant appuyée ?
10. Et, bien qu’en cette mortelle vie
J’endure des ténèbres,
Point si grand mon mal ne saurait être.
Si la lumière me manque,
Je mène une existence céleste,
Car l’amour en cette vie
Tant plus aveugle va demeurant,
Tant plus il tient l’âme rendue,
Vivant sans lumière et dans la nuit.
Voici l’oeuvre qu’opère l’amour,
Depuis que je le connais :
Que s’il trouve bien ou mal en moi,
Tout devient même saveur,
Et mon âme en soi-même il transforme.
Dans sa flamme savoureuse,
Que je sens ainsi brûler en moi,
Vite et sans que rien ne reste
Je vais me consumant tout entier»
(Glose a lo Divino).