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Quel avenir pour l’artisanat de production ?
Causerie de Jacques Beaumier – Artisa 2016
Je suis artisan dans les Entremonts en Chartreuse, où je fabrique des lampes et des meubles en bois de
pays. Mais mon pays d'origine n'est pas la Chartreuse et j'ai envie de dire que c'est plutôt le travail
manuel, auquel je suis revenu en 2012 après un assez long détour professionnel. Vous connaissez le
poème...
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison...
Ces vers sont tirés d'un recueil ayant pour titre "Les regrets" et publié deux ans avant la mort de Joachim
du Bellay. Il s'était fatigué d'une vie prestigieuse mais sans joie à Rome. En ce qui me concerne, le voyage
a duré plus de 30 ans. Le travail manuel, je l'ai connu très tôt, avec mon grand-père cordonnier et avec
mon père qui avait toujours un outil à la main. J'ai quitté le lycée pour travailler la restauration de
maisons anciennes, d'abord comme ouvrier puis comme artisan à 22 ans. Père de famille à 24 ans, j'ai
rejoint la ville, et après 6 ans de distribution bricolage j'ai quitté la grande surface pour un Congé de
Formation. Indépendant 3 ans comme chargé d'étude marketing je suis entré au service communication
de Schneider Electric France en 90, en charge des médias numériques d'information technique à partir
de 96. En 2012 j'ai quitté Schneider et la ville pour revenir à l'artisanat avec l'Atelier des Cloitres, et l'an
dernier j'ai rencontré Alexis Bedoin, jeune scientifique amateur d'artisanat et de nature avec lequel j'ai
fondé l'association C'est Fait Ici pour la promotion des artisans créateurs de la région grenobloise.
Aujourd'hui je voudrais profiter de votre attention pour partager une certaine vision de l'artisanat. Pour
ça nous allons devoir refaire tous ensemble un assez long détour par l'industrie, mais ce ne sera pas
technique, et j'espère pas fastidieux. Je vous propose d'abord d'écouter quelques esprits clairvoyants
du 19ème siècle à propos de l'évolution de la production et de la consommation et nous regarderons
ensuite quel bilan on peut tirer de ce développement avant d'imaginer quelle place pourrait prendre
l'artisanat dans le contexte actuel. Par moment mes propos vous étonneront peut-être, et je vous
demande de bien noter ça quelque part pour les échanges qui suivront.
En 1840 Alexis de Tocqueville publie "De la démocratie en Amérique" dans lequel
il partage son regard sur la société américaine. Il écrit : "On voit un grand nombre
d’hommes dont les désirs croissent plus vite que la fortune, et qui cherchent à
s’ouvrir des voies plus courtes vers ces jouissances. Une multitude de citoyens qui
consentiraient à se satisfaire incomplètement, plutôt que de renoncer à l’objet de
leur convoitise. L’artisan comprend aisément ces passions. Dans les aristocraties,
il cherchait à vendre ses produits cher à quelques-uns. Il conçoit maintenant qu’il y a un moyen expéditif
de s’enrichir, les vendre bon marché à tous. Or, il n’y a que deux manières de baisser le prix d’une
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marchandise. Trouver des moyens plus courts et plus savants de la produire ou fabriquer en grande
quantité des objets à peu près semblables, mais d’une moindre valeur".
Plus loin, Tocqueville revient sur cette relation entre l'offre et la demande : "Ces artisans ne cherchent
pas seulement à mettre leurs produits à la portée des citoyens, ils s’efforcent de leur donner les qualités
brillantes qu'ils n’ont pas. En effet, dans la confusion des classes, chacun espère pouvoir paraître ce qu’il
n’est pas et se livre à de grands efforts pour y parvenir. Et pour satisfaire ce nouveau besoin de la vanité,
il n’est point d’impostures auxquelles les arts n’aient recours."
Ecoutons aussi ce que déclare William Morris un demi-siècle plus tard, dans sa
conférence "L'âge de l'ersatz". Deux mots sur Morris, né en 1834 à Londres et
mort en 1896. Décorateur, peintre, poète, écrivain, imprimeur, éditeur... et
membre fondateur de la Ligue Socialiste en 1885, William Morris a porté un regard
critique sur le modèle de capitalisme industriel qui se développait sous ses yeux,
ainsi que sur ses impacts sur le travail et la vie du peuple. Ardant défenseur de
l'artisanat il est aussi souvent considéré comme un précurseur de la pensée anticapitaliste et écologiste.
William Morris nous dit : "En d’autres temps, lorsque quelque chose leur était inaccessible, les gens s’en
passaient et ne souffraient pas d’une frustration, ni même n’étaient conscients d’un manque
quelconque. Aujourd’hui en revanche, l’abondance d’informations est telle que nous connaissons
l’existence de toutes sortes d’objets qu’il nous faudrait mais que nous ne pouvons posséder et donc,
peu disposés à en être purement et simplement privés, nous en acquérons l’ersatz. L’omniprésence des
ersatz et, je le crains, le fait de s’en accommoder forment l’essence de ce que nous appelons civilisation."
Et il ajoute : "En fin de compte, la raison d’être de l’industrie n’est pas de créer des biens mais des profits
réservés aux privilégiés qui vivent du travail des autres, quoi qu’il lui arrive incidemment de produire des
choses utiles sans lesquelles tout s’arrêterait. Mais telle est la finalité de notre système et de sa
splendide organisation du travail".
Ces 2 textes parlent donc de la même chose : l'avènement du consumérisme et le développement du
système de production qui lui répond efficacement. C'est cette évolution qui a détruit l'artisanat des
siècles précédents. Mais avant d'envisager un nouvel avenir pour l'artisanat nous allons regarder les
impacts de ce développement industriel et commercial dans 5 domaines qui me semble tous
intéressants au regard des problèmes de société que nous connaissons :
- Satisfaction des besoins, bien-être
- Travail et les métiers
- Organisation économique et sociale
- Ressources, environnement
- Relation au temps
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Et pour ce survol, plutôt que de proposer un regard trop personnel je ferai encore parler ceux qui ont
vécu cette révolution dans leur quotidien des siècles passés.
Ecoutons d'abord ce que sont les besoins fondamentaux du bien-être selon
Henri David Thoreau. Vous vous rappelez, Walden et la vie dans les bois ?
Quand le philosophe se retire de la civilisation pour mieux réfléchir sur la
pertinence des choses. Thoreau nous livre sa recette de bien-être :
- une nourriture suffisante, saine et équilibrée
- une habitation assurant protection, préservant intimité et repos
- des habits confortables et solides et des objets fonctionnels, simples et durables...
Dans un 1er temps, on peut dire qu'une meilleure satisfaction de certains de ces besoins a été apportée
par le développement industriel. Mais comme nous l'avons entendu dans les 2 premiers textes l'industrie
s'est rapidement tournée vers la multiplication des désirs plutôt que la plus grande satisfaction des
besoins fondamentaux.
En 1850 Thoreau écrit : " Le luxe en général, et beaucoup du prétendu "bien-être", non seulement ne
sont pas indispensables mais sont un obstacle à l'ascension de l'espèce humaine. J'ai vu cette classe
opulente qui a accumulé les scories et ne sait comment s'en servir ou s'en débarrasser, ayant ainsi de
ses mains forgé ses propres chaînes d'or et d'argent."
Déjà en 1773, bien avant la démocratisation du luxe par l'industrie, Paul Henri
Thiry, baron d'Holbach parlait des goûts de l'aristocratie en termes qui semblent
s'adresser directement à notre consommation moderne : "La nouveauté et la
rareté ont seules le pouvoir de réveiller ceux pour qui les plaisirs simples sont
devenus insipides. Tout se change en fiction. Les biens les p!us solides sont
sacrifiés à l'apparence. De là tant de dépenses frivoles, de plaisirs coûteux, de
goûts fantasques, de modes passagères que l'on voit à tout moment paraître et disparaître. Tout est
forcé de changer sans cesse pour plaire à des hommes, ou plutôt des enfants qui demandent à tout
moment de nouveaux jouets. La parure, les ameublements, des curiosités dont seule la rareté fait tout
le prix font l'objet le plus sérieux de l'occupation d'hommes que l'ennui contraint à chercher au-dehors,
des satisfactions qu'ils ne trouvent point en eux-mêmes".
En écho, et parce que j'ai pratiqué ce métier autrefois, je voudrais ajouter quelques citations concernant
les tendances actuelles d'innovation en marketing. Citations glanées récemment sur des sites spécialisés :
" Le virtuel dans le réel pour faire du shopping une expérience nouvelle". Il s'agit de l'usage de la
technologie pour mieux séduire le consommateur. Par exemple l'installation d'un système de simulation
vous permettant de découvrir à 360° sur écran quelle serait votre silhouette dans les vêtements
proposés.
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" Inventer du lien avec le consommateur dans un univers dématérialisé". A l'inverse, et dans le contexte
du développement du commerce en ligne, on parle là de simuler la relation individuelle grâce au miracle
du Data Mining et de l'exploitation habile des données qui vous concernent.
" Surfer sur l'ultra-narcissisme et les solitudes modernes...", qui se passe de commentaires et fait
parfaitement écho à la formule du baron d'Holbach à propos "des hommes que l'ennui contraint à
chercher au-dehors les satisfactions qu'ils ne trouvent point en eux-mêmes".
En parallèle, on assiste aujourd'hui à une dégradation en termes de satisfaction des besoins
fondamentaux. Par exemple l'accès au logement. Car si le produit industriel est accessible à presque
tous, quelque soit sa complexité, le travail manuel et artisanal est devenu inabordable pour la plupart.
En 1900 le coût de construction d'un pavillon de banlieue est
le même que celui de l'achat d'une petite automobile et
correspond à 1 an de salaire d'un"employé supérieur ".
Aujourd'hui la petite automobile ne coûte plus que 4 mois de
salaire de cadre moyen, mais la construction de la maison plus
de 4 ans de revenu.
Même la santé est menacée : Les pathologies liées à l'industrialisation du quotidien explosent : voir les
derniers rapports OMS-CIRC sur l'impact sanitaire des pesticides ou des particules fines, FIGO sur les
méfaits de l'exposition prénatale aux polluants... Aux USA l'espérance de vie, gagnée en grande partie
grâce à l'industrie pharmaceutique, commence à reculer. En fait, c'est dans le Caucase et en Kabylie
qu'on trouve la plus grande proportion de centenaires en bonne santé.
Nous sommes tous consommateurs, même les artisans. C'est pourquoi j'ai pris le temps de développer
ce premier point assez longuement. Mais la plupart d'entre nous ont aussi besoin ou envie de travailler
et nous allons maintenant parler de l'impact de l'industrialisation sur le travail. Quelques mots sur le
travail manuel d'abord. Ce qui caractérise le travail manuel, c'est que la base du plaisir n'est pas le
produit fini, comme on le croit parfois. C'est la relation avec la matière. Mais cette relation est forte si
l'outil est simple. Dans ce cas, l'outil est aussi un instrument qui renvoie des informations sur l'état et la
réaction de la matière.
La simple tâche qui consiste à préparer une entaille de paumelle au ciseau à bois
fait intervenir des facteurs assez complexes : pression verticale et poussée
horizontale, maintien de l'angle sur la tranche de la porte, correction au
changement de fil du bois et aux variations de dureté... il n'y a aucune réflexion
consciente qui contrôle tout ça mais la capacité à le faire pour creuser une entaille
nette et régulière apporte un sentiment très satisfaisant de maîtrise et de compétence ".
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On ne saurait mieux décrire cette satisfaction que par cette citation du
psychologue Csíkszentmihályi qui travaille sur les sources de
bonheur :"L’engagement dans une tâche précise et autonome, qui fournit une
rétroaction immédiate, qui exige des aptitudes appropriées, un contrôle sur ses
actions et une concentration intense ne laissant aucune place aux distractions ni
aux préoccupations à propos de soi constitue une expérience optimale qui
apporte développement des capacités, estime de soi et réduction du stress". Mais le travail a connu une
évolution parallèle et liée à celle de la consommation. L'industrialisation a partiellement réduit la
pénibilité mais largement déqualifié le travail des ouvriers par dépossession de leur savoir-faire.
Voici un exemple d'évolution des modes de production...
- les outils à main, toujours utilisés par les ébénistes d'art
- la machine à bois, utilisée par des amateurs et des artisans
- le centre d'usinage numérique qu'on trouve les usines
On comprend facilement les différences de ces 3 méthodes et
on peut évaluer les impacts en termes de productivité et de
satisfaction de l'ouvrier. Dans le premier cas il travaille
lentement mais chaque geste témoigne de sa maîtrise de l'art.
Dans le second, la machine apporte un gain de temps important et peut en partie remédier au manque
de savoir-faire de l'ouvrier, mais il reste maître de son travail et le geste détermine quand même la
qualité du résultat. Dans le dernier cas l'ouvrier n'est plus que manutentionnaire et surveillant d'un
système automatisé qui travaille sans lui. Dans ce cas, le gain de productivité est considérable, mais la
satisfaction au travail a totalement disparue. On a franchi une frontière décisive en sacrifiant totalement
le travail à la consommation, alors que l'étape intermédiaire mettait la technique au service du savoir-
faire. A ce propos, j'ai entendu un responsable de développement de l’Institut National des Métiers d’Art
expliquer que l'avenir de l'artisanat était dans les nouvelles technologies de production, imprimantes 3D
et fraiseuses numériques. Je crois qu'il confond artisan et designer.
Historiquement, la résistance des artisans manufacturiers à la recherche d'efficacité technique par la
machine témoigne de leur conscience aigüe de la menace industrielle sur leur savoir-faire.
L’Oxford English Dictionnary raconte une histoire
intéressante. En 1779, dans un petit village du Leicestershire,
un dénommé Ned Ludd força la porte d’une maison et, “pris
d’une rage démente”, détruisit deux machines à tricoter les
bas. La nouvelle se répandit. Bientôt, à chaque fois qu’une
machine à bas était sabotée (ce qui arrivait
régulièrement) les bonnes gens sortaient l’expression
devenue consacrée : “Tiens, encore un coup de Ned Ludd.”
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Ned Ludd n’a pas vraiment existé, mais la révolte luditte a duré 2 ans avec de très nombreux bris de
machines. Il y eut aussi des émeutes violentes à Vienne en 1819, la révolte des Canuts en 1831 et bien
d'autres en Europe et aux USA. Jusqu'au 19ème siècle, les manufactures sont des ateliers communs
sous-traitants une grande partie de leur production et regroupant des artisans plutôt nomades et
souvent en situation de bien négocier leur savoir-faire. Ensuite l'industrie met en place une organisation
du travail dans laquelle la machine permet de déqualifier les tâches en intégrant le savoir-faire de
l'artisan, et de fixer le personnel qui devient salarié et totalement dépendant de son employeur.
William Morris affirmait dans sa conférence "The beauty of life": "A présent, la plupart des hommes
passent leur vie à travailler au mieux à une tâche sans intérêt et qui ne développe aucune faculté, au
pire à un labeur de forçat imposé par la coercition la plus stricte, et auquel ils tentent de se dérober, ce
en quoi on ne saurait les blâmer ".
Voici le témoignage d'un ouvrier de filature industrielle en 1856 : "L'ouvrier d'un artisan travaille avec
son patron et il existe entre eux une sorte d'égalité. Son travail est peut-être plus difficile que le mien
mais c'est un travail varié et apprécié. Le mien s'effectue dans des conditions opposées. Enfermé dans
une salle ou règne une sévère discipline, j'appartiens à un troupeau d'esclaves soumis à la baguette du
maître. Nous sommes les serviteurs des machines et nous faisons toujours la même chose. En ce qui
nous concerne, loin d'être notre égal, le patron est cet oeil toujours mécontent qui nous surveille et
considère que nous n'en faisons jamais assez ". La question de fond, c'est bien l'usage du progrès
technique : la machine n'est pas au service de l'ouvrier mais à celui de l'investisseur et donc de la
productivité, et c'est l'ouvrier qui est au service de la machine.
En 1863 Samuel Butler écrit : " Le chauffeur est presque autant un cuisinier pour
sa machine que ne le sont nos cuisiniers pour nous-mêmes. Considérez aussi les
mineurs, les carriers, les marchands de charbon, les trains et les bateaux qui
transportent le charbon et les hommes qui les conduisent. Quelle vaste armée
de serviteurs les machines emploient ainsi !"
En conclusion, citons une fois de plus William Morris : "Je n'accepte pas que les ouvriers se convainquent
de n'être que des pièces de la machine à fabriquer des profits, même si ces profits représentent pour
eux des emplois assurés et des salaires élevés".
Regardons maintenant un des principaux effets du
développement industriel sur la population rurale et
artisanale. Voici des éléments extraits du témoignage d'un
ancien habitant de Peyriac-Minervois, village vigneron d'un
millier d'âmes, tel qu'il l'avait connu au début du 20ème siècle.
Je n'ai pas le temps de vous lire les savoureuses descriptions
et anecdotes rapportées de ses souvenirs d'enfance et je m'en tiendrai à quelques chiffres.
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A cette époque, on compte à Peyriac une cinquantaine d'artisans. Les artisans fabricants, hors bâtiment :
2 bourreliers, 3 cordonniers dont 2 fabricants, 2 tailleurs, 1 brodeur , 1 charron, 5 tonneliers, 2
menuisiers-ébénistes. Les artisans des services et d'entretien : 3 maréchaux-ferrants, 1 rempailleur de
chaises , 1 rétameur, 1 rémouleur. Les artisans de bouche : 4 boulangers, 3 bouchers, 1 volailler, 4 laitiers
fromagers. A cette liste il faut ajouter une bonne douzaine de commerces alimentaires, une quinzaine
d'autres commerces non alimentaires (lingerie, droguerie, quincaillerie, cycles, graines et semences,
tabac, instruments de musique...) et une douzaine d'entreprises de bâtiment,
Je rappelle que nous parlons d'un village de 1 000 habitants, et pas spécialement isolé puisqu'à une
vingtaine de km de Carcassonne. Le site internet de la mairie nous informe qu'aujourd'hui Peyriac-
Minervois ne compte plus que 2 boulangeries, 1 supérette et 1 supermarché... mais 6 garages de
mécanique, centre de contrôle automobile ou vendeurs de pneumatiques !
Le fait est qu'en l'espace d'un demi-siècle, entre 1850 et
1900, l'industrialisation du quotidien et le développement
des transports ont provoqué des transferts massifs dans
l'économie et la société française. L'exode rural commence
vers 1850, date à laquelle le pays compte 9 millions d'agriculteurs et 1 million d'ouvriers pour 35 millions
d'habitants. 75% de la population est rurale. En 1900 elle compte 6 millions d'ouvriers, 55% de la
population est urbaine et la population d'un tiers des départements français est inférieure à celle de
1850.
Avec ce transfert des cultivateurs ruraux vers les ouvriers
urbains, c'est aussi toute une population d'artisans qui
disparaît, d'autant que les transports et la distribution
permettent la diffusion des produits industriels sur l'ensemble
du territoire. Si la population agricole a presque été divisée
par 2 en ½ siècle, les 2/3 des artisans ont disparu sur la même période ! De près de 3 millions en 1850,
il n'en reste que moins d'1 million en 1900. D'ailleurs, dès 1867, Karl Marx affirme que l'artisan
appartient à la classe conservatrice qui cherche "à faire tourner à l'envers la roue de l'histoire".
Ceux qui travaillent encore comme sous-traitants des grands marchants-fabricants voient leurs revenus
diminuer à mesure que la concurrence des machines abaisse les prix de revient. En même temps, le coût
relatif du travail artisanal comparé à celui de la production industrielle ne cesse donc d'augmenter,
réduisant sans cesse la part de marché des produits artisanaux. Sur le plan social, le bilan est contrasté.
Pour plusieurs générations de ruraux, le départ vers la ville a été le moyen de la promotion sociale et de
l'émancipation culturelle. Mais pour beaucoup ce sera la découverte d'un monde plus dur, comme pour
mon père qui a quitté en 1927 les chèvres et lavandes de son village de la Drôme pour travailler dans
une usine de chaussures à l'âge de 13 ans, 48 heures par semaine. Aux conditions de travail souvent
pénibles s'ajoute l'anonymat urbain auquel il faut s'adapter après la vie du village...
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A ce propos, dans le témoignage de l'habitant de Peyriac-Minervois il est frappant de constater la vivacité
des souvenirs concernant la plupart des artisans et commerçants cités. Par exemple les tailleurs :
"Il y avait Bastie, le grand père de Gisèle. Assis les jambes croisées, comme on dit assis en tailleur, il faisait
des vêtements neufs. Quand il présentait un tissu à un client, il disait en le palpant" ça c’est pas de la
gnognote". Et puis Capelet. Je ne me rappelle pas son vrai nom. On l’appelait Capelet car il était toujours
coiffé d’un petit chapeau. Il allait à domicile pour rapiécer une jambe de pantalon, un coude par une
pièce rapportée, il disait "ça fera comme du neuf". Alors il dînait et recevait quelques pièces".
Je n’ai pas les compétences ni le temps pour dresser un bilan sérieux de l'impact de 2 siècles
d'industrialisation mondiale sur les ressources et l'environnement. Entre 1900 et 2000 la consommation
annuelle de ressources naturelles par habitant a été multipliée par 8 et celle d'énergie par 5. On sait que
chaque année la date du dépassement de seuil de renouvellement des ressources avance de plusieurs
jours. Il y a seulement 20 ans elle était vers le 20 octobre, elle arrive maintenant 2 mois plus tôt. Alors
pardonnez-moi pour ce rappel fastidieux, mais voici quelques éléments connus :
A propos des ressources :
- dans les années 60 on découvrait 6 barils de pétrole pour 1 consommé, maintenant c'est l'inverse
- sables bitumineux, le ratio énergie produite sur énergie nécessaire à l'exploitation est tombé de 100/1
à 5/1
- le principal aquifère USA (Ogallala) a perdu le tiers de ses réserves, il faudrait 5 000 ans pour le
reconstituer
- au USA, la nourriture parcours en moyenne 2 500 km entre production et consommation
- la moitié de la nourriture produite est gaspillée
- le pic de production de la pêche a été atteint dans les années 80, et 70% des espèces sont surexploitées
- aux USA, 40 tonnes de ressources naturelles sont consommées par an et par habitant
- la demande en minerai a été multipliée par 30 depuis le début du 20è siècle
- au rythme actuel, les réserves connues de métal exploitables seront épuisées entre 50 et 200 ans
- au niveau mondial, l'équivalent de la surface agricole des USA a été perdue en 20 ans
Côté environnement ce n'est pas mieux :
- émissions de CO2 : 2 milliards de tonnes en 1950, 30 milliards de tonnes en 2010
- concentration de CO2 dans l'atmosphère plus 40% depuis le début de la révolution industrielle
- nombre de cyclones multiplié par 2 en 30 ans et le rythme s'accélère
- on compte actuellement plus de 20 millions de réfugiés climatiques par an
- l'agriculture française consomme plus de 60 000 tonnes de pesticides par an, 5 fois plus qu'en 1950
- en France, ¼ des espèces sont menacées de disparition
- selon l'OMS, 3 millions de personnes par an meurent prématurément à cause de la pollution
- la France produit plus de 30 millions de tonnes de déchets ménagers par an, incinérés ou enfouis...
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- chaque année on jette environ 40 millions de jeux et jouets en France (60 millions sont vendus à Noël)
- France 1,5 millions de tonnes Déchets Equipements Electriques et Electroniques par an, 70 % non
recyclés
- 500 milllions de tonnes de déchets toxiques sont enfouis, immergés ou simplement rejetés chaque
année
Tout ça a commencé avec l'essor industriel, comme le remarquait déjà William Morris en 1887 : "Dois-
je rappeler ce que l'industrie a apporté à l'Europe moderne ? Elle a couvert les prés verts et riants de
taudis pour esclaves; elle a détruit les fleurs et les arbres avec ses gaz empoisonnés ; elle a transformé
les rivières en égouts, à tel point qu'en de nombreux endroits les gens ont oublié à quoi ressemblaient
un champ ou une fleur ".
Pour finir, on ne pas pas parler des impacts de la révolution industrielle sans évoquer l'évolution de la
relation au temps.
Il faut attendre le début du 19ème siècle pour voir les horloges, pendules et montres passer
progressivement du statut de gadjet de luxe à celui d'utilitaire. Cette évolution est due en partie à
l'évolution de la technologie et la baisse des coûts, mais plus largement au passage du temps défini par
les tâches, qui était celui du paysan ou de l'artisan au temps découpé en unités égales et mesuré
attentivement par l'industriel.
Règlement du 1er septembre 1850 chez Schneider :
Art 1 : A partir du 1er septembre et jusqu'à nouvel ordre la durée de la
journée de travail est fixée à 12h.
Art 2. La journée sera divisée en 3 tiers de 4 heures chacun. Les entrées et
sorties seront réglées sur les bases suivantes :
1er tiers : 4h30, 1er coup de cloche, 5h commencement des travaux, 9h fin
des travaux, idem pour 2ème et 3ème tiers jusqu'à 7h du soir
Art 3. Les portes de l'établissement fermeront au second coup de cloche.
Aucune entrée n'est permise après ce moment. Tout ouvrier qui au second coup de cloche ne sera pas
à son travail ou qui le quittera avant l'avertissement donné pour suspension des travaux perdra la valeur
d'une heure sur sa journée. En cas de récidive l'ouvrier perdra sa place.
Un peu plus tard, Fréderic Winslow Taylor, pape de l'organisation scientifique du
travail, se plaignait de la relation de l'ouvrier au temps : "Il est difficile de trouver
un ouvrier compétent qui ne consacre pas un temps considérable à chercher
jusqu'à quel point il peut ralentir son travail tout en donnant à son employeur
l'illusion qu'il mérite son salaire".
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Cette évolution a fait du temps une contrainte à minimiser, ou au mieux un espace à optimiser." Le temps
c'est de l'argent", disait Benjamin Franklin, qui calculait ce que l'on perd sur un an pour une heure non
travaillée, intérêts cumulés compris. Et il écrivait : " Puisque la monnaie de notre journée est frappée en
heures, les industrieux savent comment employer chaque pièce de temps à leur avantage. Quant à celui
qui est prodigue de ses heures, il ne fait en réalité que gaspiller son argent".
De fait, l'obsession du temps "rentabilisé" est un facteur important du mal-être contemporain.
L'historien britannique Edward Thomson explique par ailleurs que le passage du "temps tâches" au
"temps unitaire" de l'industrie a été vécu comme une double contrainte. Dépréciation de l'ouvrage
réalisé au profit du temps de travail et perte d'autonomie de l'ouvrier dans la gestion de son activité.
Dans une communauté, même professionnelle, réglée sur une orientation par la tâche, par exemple un
chantier regroupant différents artisans, le travail et les rapports sociaux sont plus étroitement imbriqués
et les temps de sociabilité ne sont pas perçus comme un gaspillage.
Aujourd'hui, certains professionnels remettent en cause la recherche sans fin de gain de temps dans les
processus de travail. L'architecte Roland Castro rapportait que son équipe avait repris la table à dessin
après avoir constaté que les logiciels de CAO ne laissaient pas le temps nécessaire à la maturation des
projets dans l'esprit des concepteurs.
¨Par ailleurs, on parle beaucoup de partage du temps de
travail, une notion à interroger. Que signifie partager un
repas ? Calculer des parts égales et les distribuer, ou
prendre le temps de manger ensemble ? Pour le travail
c'est pareil. Mais nous sommes imprégnés de la culture
du temps horloge au détriment de celle du temps tâche
et la notion de partage du temps de travail est beaucoup
plus mathématique que collaborative !
Après ce long détour par l'industrie, il est temps de revenir à l'artisanat avec un nouveau regard. Mais
comme vous l'avez constaté j'ai du mal à aller droit au but. Alors parlons d'abord de ce que l'artisanat
n'est pas !
- ce n'est pas un musée vivant de traditions dont l'intérêt serait surtout historique
- la créativité et l'esthétique sont plutôt des valeurs d'artiste ou designer que d'artisan
- mythologie de la qualité exceptionnelle des objets artisanaux et qualité réelle des productions
industrielles
- pour les objets du quotidien, seul l'artisanat du luxe peut prétendre à une qualité supérieure
- les outils de production numériques ( 3D, CNC...) permettent la pièce unique et le sur-mesure industriel
En fait, la valeur ajoutée de l'artisanat est rarement dans les qualités intrinsèques de la production...
Alors qu'est-ce que l'artisanat ?
11
Par définition, un mode de production non industriel,
fortement localisé, et profondément marqué par ses
dimensions humaines et relationnelles : l'artisan est présent
dans son œuvre, en relation directe avec ses clients, son
apprenti, ses fournisseurs et ses confrères, et souvent actif sur
son territoire. Cette dimension relationnelle est au cœur de
l'artisanat. Elle porte en elle-même les valeurs de responsabilité et de confiance qui font défaut au
système industriel et commercial. On peut alors considérer l'artisanat comme un modèle alternatif de
satisfaction des besoins quotidiens, de la même façon que les productions alimentaires locales et
souvent bio ou raisonnées offrent une alternative à l'agriculture intensive industrialisée. Vu sous cet
angle, le champ de développement est considérable. C'est celui de l'ensemble des objets qui sont
produits industriellement pour de simples raisons de prix de revient et de concurrence. Autrement dit,
tout ce qui peut raisonnablement être produit par le savoir-faire d'un seul individu.
Et pour la plupart, ce sont des biens de consommation ou
d'équipement dont le coût est aujourd'hui tellement bas et la
surabondance si évidente que l'on peut envisager d'en
acheter un peu moins souvent et les payer un peu plus cher.
Vu comme une alternative à l'industrie, l'artisanat est potentiellement à la pointe d'un nouveau modèle
économique apportant des réponses pertinentes aux problèmes posés par le modèle dominant :
En conclusion. J'ai quitté la grande entreprise et la ville à la recherche d'un nouveau plaisir de travailler
et d'une vie plus simple, dans un environnement de qualité. Mais j'ai aussi découvert une économie
locale qui apporte au plus grand nombre une autonomie appréciable dans son activité et la satisfaction
d'avoir une utilité reconnue. Une économie dans laquelle les échanges sont autant d'occasions de
construction de lien social et où le travail bien fait est un devoir vis-à-vis des autres et une fierté pour
soi-même.
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Du point de vue de certains, cette économie de paysans, d'artisans et de petits commerçants est le
vestige d'un passé condamné par la compétition internationale et la technologie. C'est pourtant un
monde dans lequel le travail a gardé son sens, celui d'être une source de bien-être dans son exercice
comme dans son produit.
L'industrie et la grande distribution ont permis un développement considérable de la consommation
mais les dégâts sociaux et environnementaux issus de ce développement font aujourd'hui l'objet d'un
constat largement partagé, invitant à la recherche d'un autre modèle répondant à des critères plus
élevés de qualité de vie et je ne doute pas que l'artisanat puisse jouer un rôle déterminant dans cette
recherche.

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Causerie Artisa

  • 1. 1 Quel avenir pour l’artisanat de production ? Causerie de Jacques Beaumier – Artisa 2016 Je suis artisan dans les Entremonts en Chartreuse, où je fabrique des lampes et des meubles en bois de pays. Mais mon pays d'origine n'est pas la Chartreuse et j'ai envie de dire que c'est plutôt le travail manuel, auquel je suis revenu en 2012 après un assez long détour professionnel. Vous connaissez le poème... Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, Et puis est retourné, plein d'usage et raison... Ces vers sont tirés d'un recueil ayant pour titre "Les regrets" et publié deux ans avant la mort de Joachim du Bellay. Il s'était fatigué d'une vie prestigieuse mais sans joie à Rome. En ce qui me concerne, le voyage a duré plus de 30 ans. Le travail manuel, je l'ai connu très tôt, avec mon grand-père cordonnier et avec mon père qui avait toujours un outil à la main. J'ai quitté le lycée pour travailler la restauration de maisons anciennes, d'abord comme ouvrier puis comme artisan à 22 ans. Père de famille à 24 ans, j'ai rejoint la ville, et après 6 ans de distribution bricolage j'ai quitté la grande surface pour un Congé de Formation. Indépendant 3 ans comme chargé d'étude marketing je suis entré au service communication de Schneider Electric France en 90, en charge des médias numériques d'information technique à partir de 96. En 2012 j'ai quitté Schneider et la ville pour revenir à l'artisanat avec l'Atelier des Cloitres, et l'an dernier j'ai rencontré Alexis Bedoin, jeune scientifique amateur d'artisanat et de nature avec lequel j'ai fondé l'association C'est Fait Ici pour la promotion des artisans créateurs de la région grenobloise. Aujourd'hui je voudrais profiter de votre attention pour partager une certaine vision de l'artisanat. Pour ça nous allons devoir refaire tous ensemble un assez long détour par l'industrie, mais ce ne sera pas technique, et j'espère pas fastidieux. Je vous propose d'abord d'écouter quelques esprits clairvoyants du 19ème siècle à propos de l'évolution de la production et de la consommation et nous regarderons ensuite quel bilan on peut tirer de ce développement avant d'imaginer quelle place pourrait prendre l'artisanat dans le contexte actuel. Par moment mes propos vous étonneront peut-être, et je vous demande de bien noter ça quelque part pour les échanges qui suivront. En 1840 Alexis de Tocqueville publie "De la démocratie en Amérique" dans lequel il partage son regard sur la société américaine. Il écrit : "On voit un grand nombre d’hommes dont les désirs croissent plus vite que la fortune, et qui cherchent à s’ouvrir des voies plus courtes vers ces jouissances. Une multitude de citoyens qui consentiraient à se satisfaire incomplètement, plutôt que de renoncer à l’objet de leur convoitise. L’artisan comprend aisément ces passions. Dans les aristocraties, il cherchait à vendre ses produits cher à quelques-uns. Il conçoit maintenant qu’il y a un moyen expéditif de s’enrichir, les vendre bon marché à tous. Or, il n’y a que deux manières de baisser le prix d’une
  • 2. 2 marchandise. Trouver des moyens plus courts et plus savants de la produire ou fabriquer en grande quantité des objets à peu près semblables, mais d’une moindre valeur". Plus loin, Tocqueville revient sur cette relation entre l'offre et la demande : "Ces artisans ne cherchent pas seulement à mettre leurs produits à la portée des citoyens, ils s’efforcent de leur donner les qualités brillantes qu'ils n’ont pas. En effet, dans la confusion des classes, chacun espère pouvoir paraître ce qu’il n’est pas et se livre à de grands efforts pour y parvenir. Et pour satisfaire ce nouveau besoin de la vanité, il n’est point d’impostures auxquelles les arts n’aient recours." Ecoutons aussi ce que déclare William Morris un demi-siècle plus tard, dans sa conférence "L'âge de l'ersatz". Deux mots sur Morris, né en 1834 à Londres et mort en 1896. Décorateur, peintre, poète, écrivain, imprimeur, éditeur... et membre fondateur de la Ligue Socialiste en 1885, William Morris a porté un regard critique sur le modèle de capitalisme industriel qui se développait sous ses yeux, ainsi que sur ses impacts sur le travail et la vie du peuple. Ardant défenseur de l'artisanat il est aussi souvent considéré comme un précurseur de la pensée anticapitaliste et écologiste. William Morris nous dit : "En d’autres temps, lorsque quelque chose leur était inaccessible, les gens s’en passaient et ne souffraient pas d’une frustration, ni même n’étaient conscients d’un manque quelconque. Aujourd’hui en revanche, l’abondance d’informations est telle que nous connaissons l’existence de toutes sortes d’objets qu’il nous faudrait mais que nous ne pouvons posséder et donc, peu disposés à en être purement et simplement privés, nous en acquérons l’ersatz. L’omniprésence des ersatz et, je le crains, le fait de s’en accommoder forment l’essence de ce que nous appelons civilisation." Et il ajoute : "En fin de compte, la raison d’être de l’industrie n’est pas de créer des biens mais des profits réservés aux privilégiés qui vivent du travail des autres, quoi qu’il lui arrive incidemment de produire des choses utiles sans lesquelles tout s’arrêterait. Mais telle est la finalité de notre système et de sa splendide organisation du travail". Ces 2 textes parlent donc de la même chose : l'avènement du consumérisme et le développement du système de production qui lui répond efficacement. C'est cette évolution qui a détruit l'artisanat des siècles précédents. Mais avant d'envisager un nouvel avenir pour l'artisanat nous allons regarder les impacts de ce développement industriel et commercial dans 5 domaines qui me semble tous intéressants au regard des problèmes de société que nous connaissons : - Satisfaction des besoins, bien-être - Travail et les métiers - Organisation économique et sociale - Ressources, environnement - Relation au temps
  • 3. 3 Et pour ce survol, plutôt que de proposer un regard trop personnel je ferai encore parler ceux qui ont vécu cette révolution dans leur quotidien des siècles passés. Ecoutons d'abord ce que sont les besoins fondamentaux du bien-être selon Henri David Thoreau. Vous vous rappelez, Walden et la vie dans les bois ? Quand le philosophe se retire de la civilisation pour mieux réfléchir sur la pertinence des choses. Thoreau nous livre sa recette de bien-être : - une nourriture suffisante, saine et équilibrée - une habitation assurant protection, préservant intimité et repos - des habits confortables et solides et des objets fonctionnels, simples et durables... Dans un 1er temps, on peut dire qu'une meilleure satisfaction de certains de ces besoins a été apportée par le développement industriel. Mais comme nous l'avons entendu dans les 2 premiers textes l'industrie s'est rapidement tournée vers la multiplication des désirs plutôt que la plus grande satisfaction des besoins fondamentaux. En 1850 Thoreau écrit : " Le luxe en général, et beaucoup du prétendu "bien-être", non seulement ne sont pas indispensables mais sont un obstacle à l'ascension de l'espèce humaine. J'ai vu cette classe opulente qui a accumulé les scories et ne sait comment s'en servir ou s'en débarrasser, ayant ainsi de ses mains forgé ses propres chaînes d'or et d'argent." Déjà en 1773, bien avant la démocratisation du luxe par l'industrie, Paul Henri Thiry, baron d'Holbach parlait des goûts de l'aristocratie en termes qui semblent s'adresser directement à notre consommation moderne : "La nouveauté et la rareté ont seules le pouvoir de réveiller ceux pour qui les plaisirs simples sont devenus insipides. Tout se change en fiction. Les biens les p!us solides sont sacrifiés à l'apparence. De là tant de dépenses frivoles, de plaisirs coûteux, de goûts fantasques, de modes passagères que l'on voit à tout moment paraître et disparaître. Tout est forcé de changer sans cesse pour plaire à des hommes, ou plutôt des enfants qui demandent à tout moment de nouveaux jouets. La parure, les ameublements, des curiosités dont seule la rareté fait tout le prix font l'objet le plus sérieux de l'occupation d'hommes que l'ennui contraint à chercher au-dehors, des satisfactions qu'ils ne trouvent point en eux-mêmes". En écho, et parce que j'ai pratiqué ce métier autrefois, je voudrais ajouter quelques citations concernant les tendances actuelles d'innovation en marketing. Citations glanées récemment sur des sites spécialisés : " Le virtuel dans le réel pour faire du shopping une expérience nouvelle". Il s'agit de l'usage de la technologie pour mieux séduire le consommateur. Par exemple l'installation d'un système de simulation vous permettant de découvrir à 360° sur écran quelle serait votre silhouette dans les vêtements proposés.
  • 4. 4 " Inventer du lien avec le consommateur dans un univers dématérialisé". A l'inverse, et dans le contexte du développement du commerce en ligne, on parle là de simuler la relation individuelle grâce au miracle du Data Mining et de l'exploitation habile des données qui vous concernent. " Surfer sur l'ultra-narcissisme et les solitudes modernes...", qui se passe de commentaires et fait parfaitement écho à la formule du baron d'Holbach à propos "des hommes que l'ennui contraint à chercher au-dehors les satisfactions qu'ils ne trouvent point en eux-mêmes". En parallèle, on assiste aujourd'hui à une dégradation en termes de satisfaction des besoins fondamentaux. Par exemple l'accès au logement. Car si le produit industriel est accessible à presque tous, quelque soit sa complexité, le travail manuel et artisanal est devenu inabordable pour la plupart. En 1900 le coût de construction d'un pavillon de banlieue est le même que celui de l'achat d'une petite automobile et correspond à 1 an de salaire d'un"employé supérieur ". Aujourd'hui la petite automobile ne coûte plus que 4 mois de salaire de cadre moyen, mais la construction de la maison plus de 4 ans de revenu. Même la santé est menacée : Les pathologies liées à l'industrialisation du quotidien explosent : voir les derniers rapports OMS-CIRC sur l'impact sanitaire des pesticides ou des particules fines, FIGO sur les méfaits de l'exposition prénatale aux polluants... Aux USA l'espérance de vie, gagnée en grande partie grâce à l'industrie pharmaceutique, commence à reculer. En fait, c'est dans le Caucase et en Kabylie qu'on trouve la plus grande proportion de centenaires en bonne santé. Nous sommes tous consommateurs, même les artisans. C'est pourquoi j'ai pris le temps de développer ce premier point assez longuement. Mais la plupart d'entre nous ont aussi besoin ou envie de travailler et nous allons maintenant parler de l'impact de l'industrialisation sur le travail. Quelques mots sur le travail manuel d'abord. Ce qui caractérise le travail manuel, c'est que la base du plaisir n'est pas le produit fini, comme on le croit parfois. C'est la relation avec la matière. Mais cette relation est forte si l'outil est simple. Dans ce cas, l'outil est aussi un instrument qui renvoie des informations sur l'état et la réaction de la matière. La simple tâche qui consiste à préparer une entaille de paumelle au ciseau à bois fait intervenir des facteurs assez complexes : pression verticale et poussée horizontale, maintien de l'angle sur la tranche de la porte, correction au changement de fil du bois et aux variations de dureté... il n'y a aucune réflexion consciente qui contrôle tout ça mais la capacité à le faire pour creuser une entaille nette et régulière apporte un sentiment très satisfaisant de maîtrise et de compétence ".
  • 5. 5 On ne saurait mieux décrire cette satisfaction que par cette citation du psychologue Csíkszentmihályi qui travaille sur les sources de bonheur :"L’engagement dans une tâche précise et autonome, qui fournit une rétroaction immédiate, qui exige des aptitudes appropriées, un contrôle sur ses actions et une concentration intense ne laissant aucune place aux distractions ni aux préoccupations à propos de soi constitue une expérience optimale qui apporte développement des capacités, estime de soi et réduction du stress". Mais le travail a connu une évolution parallèle et liée à celle de la consommation. L'industrialisation a partiellement réduit la pénibilité mais largement déqualifié le travail des ouvriers par dépossession de leur savoir-faire. Voici un exemple d'évolution des modes de production... - les outils à main, toujours utilisés par les ébénistes d'art - la machine à bois, utilisée par des amateurs et des artisans - le centre d'usinage numérique qu'on trouve les usines On comprend facilement les différences de ces 3 méthodes et on peut évaluer les impacts en termes de productivité et de satisfaction de l'ouvrier. Dans le premier cas il travaille lentement mais chaque geste témoigne de sa maîtrise de l'art. Dans le second, la machine apporte un gain de temps important et peut en partie remédier au manque de savoir-faire de l'ouvrier, mais il reste maître de son travail et le geste détermine quand même la qualité du résultat. Dans le dernier cas l'ouvrier n'est plus que manutentionnaire et surveillant d'un système automatisé qui travaille sans lui. Dans ce cas, le gain de productivité est considérable, mais la satisfaction au travail a totalement disparue. On a franchi une frontière décisive en sacrifiant totalement le travail à la consommation, alors que l'étape intermédiaire mettait la technique au service du savoir- faire. A ce propos, j'ai entendu un responsable de développement de l’Institut National des Métiers d’Art expliquer que l'avenir de l'artisanat était dans les nouvelles technologies de production, imprimantes 3D et fraiseuses numériques. Je crois qu'il confond artisan et designer. Historiquement, la résistance des artisans manufacturiers à la recherche d'efficacité technique par la machine témoigne de leur conscience aigüe de la menace industrielle sur leur savoir-faire. L’Oxford English Dictionnary raconte une histoire intéressante. En 1779, dans un petit village du Leicestershire, un dénommé Ned Ludd força la porte d’une maison et, “pris d’une rage démente”, détruisit deux machines à tricoter les bas. La nouvelle se répandit. Bientôt, à chaque fois qu’une machine à bas était sabotée (ce qui arrivait régulièrement) les bonnes gens sortaient l’expression devenue consacrée : “Tiens, encore un coup de Ned Ludd.”
  • 6. 6 Ned Ludd n’a pas vraiment existé, mais la révolte luditte a duré 2 ans avec de très nombreux bris de machines. Il y eut aussi des émeutes violentes à Vienne en 1819, la révolte des Canuts en 1831 et bien d'autres en Europe et aux USA. Jusqu'au 19ème siècle, les manufactures sont des ateliers communs sous-traitants une grande partie de leur production et regroupant des artisans plutôt nomades et souvent en situation de bien négocier leur savoir-faire. Ensuite l'industrie met en place une organisation du travail dans laquelle la machine permet de déqualifier les tâches en intégrant le savoir-faire de l'artisan, et de fixer le personnel qui devient salarié et totalement dépendant de son employeur. William Morris affirmait dans sa conférence "The beauty of life": "A présent, la plupart des hommes passent leur vie à travailler au mieux à une tâche sans intérêt et qui ne développe aucune faculté, au pire à un labeur de forçat imposé par la coercition la plus stricte, et auquel ils tentent de se dérober, ce en quoi on ne saurait les blâmer ". Voici le témoignage d'un ouvrier de filature industrielle en 1856 : "L'ouvrier d'un artisan travaille avec son patron et il existe entre eux une sorte d'égalité. Son travail est peut-être plus difficile que le mien mais c'est un travail varié et apprécié. Le mien s'effectue dans des conditions opposées. Enfermé dans une salle ou règne une sévère discipline, j'appartiens à un troupeau d'esclaves soumis à la baguette du maître. Nous sommes les serviteurs des machines et nous faisons toujours la même chose. En ce qui nous concerne, loin d'être notre égal, le patron est cet oeil toujours mécontent qui nous surveille et considère que nous n'en faisons jamais assez ". La question de fond, c'est bien l'usage du progrès technique : la machine n'est pas au service de l'ouvrier mais à celui de l'investisseur et donc de la productivité, et c'est l'ouvrier qui est au service de la machine. En 1863 Samuel Butler écrit : " Le chauffeur est presque autant un cuisinier pour sa machine que ne le sont nos cuisiniers pour nous-mêmes. Considérez aussi les mineurs, les carriers, les marchands de charbon, les trains et les bateaux qui transportent le charbon et les hommes qui les conduisent. Quelle vaste armée de serviteurs les machines emploient ainsi !" En conclusion, citons une fois de plus William Morris : "Je n'accepte pas que les ouvriers se convainquent de n'être que des pièces de la machine à fabriquer des profits, même si ces profits représentent pour eux des emplois assurés et des salaires élevés". Regardons maintenant un des principaux effets du développement industriel sur la population rurale et artisanale. Voici des éléments extraits du témoignage d'un ancien habitant de Peyriac-Minervois, village vigneron d'un millier d'âmes, tel qu'il l'avait connu au début du 20ème siècle. Je n'ai pas le temps de vous lire les savoureuses descriptions et anecdotes rapportées de ses souvenirs d'enfance et je m'en tiendrai à quelques chiffres.
  • 7. 7 A cette époque, on compte à Peyriac une cinquantaine d'artisans. Les artisans fabricants, hors bâtiment : 2 bourreliers, 3 cordonniers dont 2 fabricants, 2 tailleurs, 1 brodeur , 1 charron, 5 tonneliers, 2 menuisiers-ébénistes. Les artisans des services et d'entretien : 3 maréchaux-ferrants, 1 rempailleur de chaises , 1 rétameur, 1 rémouleur. Les artisans de bouche : 4 boulangers, 3 bouchers, 1 volailler, 4 laitiers fromagers. A cette liste il faut ajouter une bonne douzaine de commerces alimentaires, une quinzaine d'autres commerces non alimentaires (lingerie, droguerie, quincaillerie, cycles, graines et semences, tabac, instruments de musique...) et une douzaine d'entreprises de bâtiment, Je rappelle que nous parlons d'un village de 1 000 habitants, et pas spécialement isolé puisqu'à une vingtaine de km de Carcassonne. Le site internet de la mairie nous informe qu'aujourd'hui Peyriac- Minervois ne compte plus que 2 boulangeries, 1 supérette et 1 supermarché... mais 6 garages de mécanique, centre de contrôle automobile ou vendeurs de pneumatiques ! Le fait est qu'en l'espace d'un demi-siècle, entre 1850 et 1900, l'industrialisation du quotidien et le développement des transports ont provoqué des transferts massifs dans l'économie et la société française. L'exode rural commence vers 1850, date à laquelle le pays compte 9 millions d'agriculteurs et 1 million d'ouvriers pour 35 millions d'habitants. 75% de la population est rurale. En 1900 elle compte 6 millions d'ouvriers, 55% de la population est urbaine et la population d'un tiers des départements français est inférieure à celle de 1850. Avec ce transfert des cultivateurs ruraux vers les ouvriers urbains, c'est aussi toute une population d'artisans qui disparaît, d'autant que les transports et la distribution permettent la diffusion des produits industriels sur l'ensemble du territoire. Si la population agricole a presque été divisée par 2 en ½ siècle, les 2/3 des artisans ont disparu sur la même période ! De près de 3 millions en 1850, il n'en reste que moins d'1 million en 1900. D'ailleurs, dès 1867, Karl Marx affirme que l'artisan appartient à la classe conservatrice qui cherche "à faire tourner à l'envers la roue de l'histoire". Ceux qui travaillent encore comme sous-traitants des grands marchants-fabricants voient leurs revenus diminuer à mesure que la concurrence des machines abaisse les prix de revient. En même temps, le coût relatif du travail artisanal comparé à celui de la production industrielle ne cesse donc d'augmenter, réduisant sans cesse la part de marché des produits artisanaux. Sur le plan social, le bilan est contrasté. Pour plusieurs générations de ruraux, le départ vers la ville a été le moyen de la promotion sociale et de l'émancipation culturelle. Mais pour beaucoup ce sera la découverte d'un monde plus dur, comme pour mon père qui a quitté en 1927 les chèvres et lavandes de son village de la Drôme pour travailler dans une usine de chaussures à l'âge de 13 ans, 48 heures par semaine. Aux conditions de travail souvent pénibles s'ajoute l'anonymat urbain auquel il faut s'adapter après la vie du village...
  • 8. 8 A ce propos, dans le témoignage de l'habitant de Peyriac-Minervois il est frappant de constater la vivacité des souvenirs concernant la plupart des artisans et commerçants cités. Par exemple les tailleurs : "Il y avait Bastie, le grand père de Gisèle. Assis les jambes croisées, comme on dit assis en tailleur, il faisait des vêtements neufs. Quand il présentait un tissu à un client, il disait en le palpant" ça c’est pas de la gnognote". Et puis Capelet. Je ne me rappelle pas son vrai nom. On l’appelait Capelet car il était toujours coiffé d’un petit chapeau. Il allait à domicile pour rapiécer une jambe de pantalon, un coude par une pièce rapportée, il disait "ça fera comme du neuf". Alors il dînait et recevait quelques pièces". Je n’ai pas les compétences ni le temps pour dresser un bilan sérieux de l'impact de 2 siècles d'industrialisation mondiale sur les ressources et l'environnement. Entre 1900 et 2000 la consommation annuelle de ressources naturelles par habitant a été multipliée par 8 et celle d'énergie par 5. On sait que chaque année la date du dépassement de seuil de renouvellement des ressources avance de plusieurs jours. Il y a seulement 20 ans elle était vers le 20 octobre, elle arrive maintenant 2 mois plus tôt. Alors pardonnez-moi pour ce rappel fastidieux, mais voici quelques éléments connus : A propos des ressources : - dans les années 60 on découvrait 6 barils de pétrole pour 1 consommé, maintenant c'est l'inverse - sables bitumineux, le ratio énergie produite sur énergie nécessaire à l'exploitation est tombé de 100/1 à 5/1 - le principal aquifère USA (Ogallala) a perdu le tiers de ses réserves, il faudrait 5 000 ans pour le reconstituer - au USA, la nourriture parcours en moyenne 2 500 km entre production et consommation - la moitié de la nourriture produite est gaspillée - le pic de production de la pêche a été atteint dans les années 80, et 70% des espèces sont surexploitées - aux USA, 40 tonnes de ressources naturelles sont consommées par an et par habitant - la demande en minerai a été multipliée par 30 depuis le début du 20è siècle - au rythme actuel, les réserves connues de métal exploitables seront épuisées entre 50 et 200 ans - au niveau mondial, l'équivalent de la surface agricole des USA a été perdue en 20 ans Côté environnement ce n'est pas mieux : - émissions de CO2 : 2 milliards de tonnes en 1950, 30 milliards de tonnes en 2010 - concentration de CO2 dans l'atmosphère plus 40% depuis le début de la révolution industrielle - nombre de cyclones multiplié par 2 en 30 ans et le rythme s'accélère - on compte actuellement plus de 20 millions de réfugiés climatiques par an - l'agriculture française consomme plus de 60 000 tonnes de pesticides par an, 5 fois plus qu'en 1950 - en France, ¼ des espèces sont menacées de disparition - selon l'OMS, 3 millions de personnes par an meurent prématurément à cause de la pollution - la France produit plus de 30 millions de tonnes de déchets ménagers par an, incinérés ou enfouis...
  • 9. 9 - chaque année on jette environ 40 millions de jeux et jouets en France (60 millions sont vendus à Noël) - France 1,5 millions de tonnes Déchets Equipements Electriques et Electroniques par an, 70 % non recyclés - 500 milllions de tonnes de déchets toxiques sont enfouis, immergés ou simplement rejetés chaque année Tout ça a commencé avec l'essor industriel, comme le remarquait déjà William Morris en 1887 : "Dois- je rappeler ce que l'industrie a apporté à l'Europe moderne ? Elle a couvert les prés verts et riants de taudis pour esclaves; elle a détruit les fleurs et les arbres avec ses gaz empoisonnés ; elle a transformé les rivières en égouts, à tel point qu'en de nombreux endroits les gens ont oublié à quoi ressemblaient un champ ou une fleur ". Pour finir, on ne pas pas parler des impacts de la révolution industrielle sans évoquer l'évolution de la relation au temps. Il faut attendre le début du 19ème siècle pour voir les horloges, pendules et montres passer progressivement du statut de gadjet de luxe à celui d'utilitaire. Cette évolution est due en partie à l'évolution de la technologie et la baisse des coûts, mais plus largement au passage du temps défini par les tâches, qui était celui du paysan ou de l'artisan au temps découpé en unités égales et mesuré attentivement par l'industriel. Règlement du 1er septembre 1850 chez Schneider : Art 1 : A partir du 1er septembre et jusqu'à nouvel ordre la durée de la journée de travail est fixée à 12h. Art 2. La journée sera divisée en 3 tiers de 4 heures chacun. Les entrées et sorties seront réglées sur les bases suivantes : 1er tiers : 4h30, 1er coup de cloche, 5h commencement des travaux, 9h fin des travaux, idem pour 2ème et 3ème tiers jusqu'à 7h du soir Art 3. Les portes de l'établissement fermeront au second coup de cloche. Aucune entrée n'est permise après ce moment. Tout ouvrier qui au second coup de cloche ne sera pas à son travail ou qui le quittera avant l'avertissement donné pour suspension des travaux perdra la valeur d'une heure sur sa journée. En cas de récidive l'ouvrier perdra sa place. Un peu plus tard, Fréderic Winslow Taylor, pape de l'organisation scientifique du travail, se plaignait de la relation de l'ouvrier au temps : "Il est difficile de trouver un ouvrier compétent qui ne consacre pas un temps considérable à chercher jusqu'à quel point il peut ralentir son travail tout en donnant à son employeur l'illusion qu'il mérite son salaire".
  • 10. 10 Cette évolution a fait du temps une contrainte à minimiser, ou au mieux un espace à optimiser." Le temps c'est de l'argent", disait Benjamin Franklin, qui calculait ce que l'on perd sur un an pour une heure non travaillée, intérêts cumulés compris. Et il écrivait : " Puisque la monnaie de notre journée est frappée en heures, les industrieux savent comment employer chaque pièce de temps à leur avantage. Quant à celui qui est prodigue de ses heures, il ne fait en réalité que gaspiller son argent". De fait, l'obsession du temps "rentabilisé" est un facteur important du mal-être contemporain. L'historien britannique Edward Thomson explique par ailleurs que le passage du "temps tâches" au "temps unitaire" de l'industrie a été vécu comme une double contrainte. Dépréciation de l'ouvrage réalisé au profit du temps de travail et perte d'autonomie de l'ouvrier dans la gestion de son activité. Dans une communauté, même professionnelle, réglée sur une orientation par la tâche, par exemple un chantier regroupant différents artisans, le travail et les rapports sociaux sont plus étroitement imbriqués et les temps de sociabilité ne sont pas perçus comme un gaspillage. Aujourd'hui, certains professionnels remettent en cause la recherche sans fin de gain de temps dans les processus de travail. L'architecte Roland Castro rapportait que son équipe avait repris la table à dessin après avoir constaté que les logiciels de CAO ne laissaient pas le temps nécessaire à la maturation des projets dans l'esprit des concepteurs. ¨Par ailleurs, on parle beaucoup de partage du temps de travail, une notion à interroger. Que signifie partager un repas ? Calculer des parts égales et les distribuer, ou prendre le temps de manger ensemble ? Pour le travail c'est pareil. Mais nous sommes imprégnés de la culture du temps horloge au détriment de celle du temps tâche et la notion de partage du temps de travail est beaucoup plus mathématique que collaborative ! Après ce long détour par l'industrie, il est temps de revenir à l'artisanat avec un nouveau regard. Mais comme vous l'avez constaté j'ai du mal à aller droit au but. Alors parlons d'abord de ce que l'artisanat n'est pas ! - ce n'est pas un musée vivant de traditions dont l'intérêt serait surtout historique - la créativité et l'esthétique sont plutôt des valeurs d'artiste ou designer que d'artisan - mythologie de la qualité exceptionnelle des objets artisanaux et qualité réelle des productions industrielles - pour les objets du quotidien, seul l'artisanat du luxe peut prétendre à une qualité supérieure - les outils de production numériques ( 3D, CNC...) permettent la pièce unique et le sur-mesure industriel En fait, la valeur ajoutée de l'artisanat est rarement dans les qualités intrinsèques de la production... Alors qu'est-ce que l'artisanat ?
  • 11. 11 Par définition, un mode de production non industriel, fortement localisé, et profondément marqué par ses dimensions humaines et relationnelles : l'artisan est présent dans son œuvre, en relation directe avec ses clients, son apprenti, ses fournisseurs et ses confrères, et souvent actif sur son territoire. Cette dimension relationnelle est au cœur de l'artisanat. Elle porte en elle-même les valeurs de responsabilité et de confiance qui font défaut au système industriel et commercial. On peut alors considérer l'artisanat comme un modèle alternatif de satisfaction des besoins quotidiens, de la même façon que les productions alimentaires locales et souvent bio ou raisonnées offrent une alternative à l'agriculture intensive industrialisée. Vu sous cet angle, le champ de développement est considérable. C'est celui de l'ensemble des objets qui sont produits industriellement pour de simples raisons de prix de revient et de concurrence. Autrement dit, tout ce qui peut raisonnablement être produit par le savoir-faire d'un seul individu. Et pour la plupart, ce sont des biens de consommation ou d'équipement dont le coût est aujourd'hui tellement bas et la surabondance si évidente que l'on peut envisager d'en acheter un peu moins souvent et les payer un peu plus cher. Vu comme une alternative à l'industrie, l'artisanat est potentiellement à la pointe d'un nouveau modèle économique apportant des réponses pertinentes aux problèmes posés par le modèle dominant : En conclusion. J'ai quitté la grande entreprise et la ville à la recherche d'un nouveau plaisir de travailler et d'une vie plus simple, dans un environnement de qualité. Mais j'ai aussi découvert une économie locale qui apporte au plus grand nombre une autonomie appréciable dans son activité et la satisfaction d'avoir une utilité reconnue. Une économie dans laquelle les échanges sont autant d'occasions de construction de lien social et où le travail bien fait est un devoir vis-à-vis des autres et une fierté pour soi-même.
  • 12. 12 Du point de vue de certains, cette économie de paysans, d'artisans et de petits commerçants est le vestige d'un passé condamné par la compétition internationale et la technologie. C'est pourtant un monde dans lequel le travail a gardé son sens, celui d'être une source de bien-être dans son exercice comme dans son produit. L'industrie et la grande distribution ont permis un développement considérable de la consommation mais les dégâts sociaux et environnementaux issus de ce développement font aujourd'hui l'objet d'un constat largement partagé, invitant à la recherche d'un autre modèle répondant à des critères plus élevés de qualité de vie et je ne doute pas que l'artisanat puisse jouer un rôle déterminant dans cette recherche.