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LA TRIBUNE... de Thomas Grellier
Consultant et professeur universitaire de marketing/
communication, spécialiste du secteur jeux vidéo
C
onnaissez-vous le point
commun entre l’annonce
de Shenmue III et Blaise
Pascal, immense philo-
sophefrançaisduXVIIe
siècle ?
« Le cœur a ses raisons que la
raison ne connaît point », écrivit
donc ce cher Pascal, voulant souli-
gner (sans doute) le caractère parfois déraisonnable de
l’émotion et des sentiments. D’un point de vue indus-
triel, vouloir produire Shenmue III en 2015 est une ter-
rible erreur, car cela comporte trop de risques. C’est ne
pas tenir compte des éléments factuels de « l’histoire »
deShenmue.
Retour en arrière. Shenmue est sorti dans les der-
niers jours du millénaire précédent au Japon, sur
Dreamcast. Sa suite, le bien nommé Shenmue II, accom-
pagna la fin d’année 2001 sur la même console. La cri-
tiquefuttrèspositiveàl’époquepourcettesérie,œuvre
majeure de Yu Suzuki, immense créateur qui a marqué
l’histoire des jeux vidéo. Malheureusement, les ventes
de la saga furent assez faibles : environ 2 millions dans
le monde, à peine 60 000 * en France, et des stocks
importants d’invendus. Des ventes faibles disais-je,
surtout au regard du coût total de la série Shenmue : on
évoque une somme supérieure à 100 millions de dol-
lars. Conséquence, l’histoire de Ryo Hazuki ne connut
pas d’épilogue, laissant les fans, dont je faisais partie,
amers et tristes. La raison financière prit logiquement
lepassurladémarchecréative.
Il y a beaucoup de joueurs qui parlent de Shen-
mue, mais peu y ont joué et, surtout, il y a longtemps.
Essayez-le aujourd’hui, en 2015 : des mécaniques
datées, des QTE improbables… Depuis, nombreux sont
les jeux qui ont enrichi l’expérience « Shenmue » au
point de la rendre désuète. À ce sujet, Gregory Tizon,
ancien directeur marketing de Micromania en 2000,
me confiait récemment : « Shenmue ? J’aimerais voir au
bout de combien de temps le gamer d’aujourd’hui le
jetteparlafenêtre… »
Réinventer le concept et le gameplay de Shenmue,
c’est un risque énorme : les vrais fans risquent d’être
déçus. À l’inverse, faire un Shenmue III avec les stan-
dardsde1999etc’estlegameoverassuré.
Le financement par Kickstarter est un outil marke-
ting et une machine à buzz dans le cas de Shenmue III
(plus une économie de quelques millions pour PlaySta-
tion, au passage…). Sony, donc, va assurer l’essentiel du
coûtdedéveloppement,etc’estunebonnenouvelle.De
même,YuSuzukiarassembléautourdeluilecœurde
l’équipeàl’originedespremiersShenmueilya15ans.
Mais le doute subsiste, terriblement. Comment
PlayStation (ses talentueux producteurs) et l’équipe de
Yu Suzuki vont-ils pouvoir livrer un excellent jeu (c’est
le prérequis pour Shenmue) dans un budget maîtrisé ?
Les contraintes en 2015 sont tout autres, et le temps,
pour certains vénéré, de la Dreamcast est révolu. Enfin,
la cible (le nombre d’acheteurs potentiels) est-elle de
taille suffisante ? Le succès commercial voire critique
de Shenmue III me semble donc improbable. Ce dont
nous sommes certains en revanche, c’est le coup de
maître en termes de communication réalisé par Play
StationàcetE3.
Je souhaite le meilleur aboutissement à ce projet
romantique, conduit par des gens passionnés et amou-
reux. Mais il est difficile d’être rationnel quand on
évoque un amour de jeunesse, appartenant à un passé
lointain.Shenmue,c’estcela.
« L’erreurShenmueIII »
*SourcesGFK.Àtitredecomparaison,surlamêmepériodeenFrance :
CrazyTaxi(SEGA) :77 000exemplaires
ResidentEvil3(Capcom) :110 000exemplaires
Driver(AtariInfogrames) :370 000exemplaires